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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Maurice Merleau-Ponty, SENS ET NON-SENS. (1966)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Maurice Merleau-Ponty, SENS ET NON-SENS. Paris: Les Éditions Nagel, 1966, 5e édition, 333 pages. Collection: Pensées. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac Saint-Jean, Québec.

[7]

SENS ET NON-SENS

Préface

Depuis le début du siècle, beaucoup de grands livres ont exprimé la révolte de la vie immédiate contre la raison. Ils ont dit, chacun à sa manière, que jamais les arrangements rationnels d'une morale, d'une politique, ou même de l'art ne vaudront contre la ferveur de l'instant, l'éclatement d'une vie individuelle, la « préméditation de l'inconnu ».

Il faut croire que le tête-à-tête de l'homme avec sa volonté singulière n'est pas longtemps tolérable : entre ces révoltés, les uns ont accepté sans conditions la discipline du communiste, d'autres celle d'une religion révélée, les plus fidèles à leur jeunesse ont fait deux parts dans leur vie ; comme citoyens, maris, amants ou pères, ils se conduisent selon les règles d'une raison assez conservatrice. Leur révolte s'est localisée dans la littérature ou dans la poésie, devenues du coup religion.

Il est bien vrai que la révolte nue est insincère. Dès que nous voulons quelque chose ou que nous prenons à [8] témoin les autres, c'est-à-dire dès que nous vivons, nous impliquons que le monde, en principe, est d'accord avec lui-même, et les autres avec nous. Nous naissons dans la raison comme dans le langage. Mais il faudrait que la raison à laquelle on arrive ne fût pas celle qu'on avait quittée avec tant d'éclat. Il faudrait que l'expérience de la déraison ne fût pas simplement oubliée. Il faudrait former une nouvelle idée de la raison.

En présence d'un roman, d'un poème, d'une peinture, d'un film valables, nous savons qu'il y a eu contact avec quelque chose, quelque chose est acquis pour les hommes et l'œuvre commence d'émettre un message ininterrompu... Mais ni pour l'artiste, ni pour le public le sens de l'œuvre n'est formulable autrement que par l'œuvre elle-même ; ni la pensée qui l'a faite, ni celle qui la reçoit n'est tout à fait maîtresse de soi. On verra par l'exemple de Cézanne dans quel risque s'accomplit l'expression et la communication. C'est comme un pas dans la brume, dont personne ne peut dire s'il conduit quelque part. Même nos mathématiques ont cessé d'être de longues chaînes de raison. Les êtres mathématiques ne se laissent atteindre que par procédés obliques, méthodes improvisées, aussi opaques qu'un minéral inconnu. Il y a, plutôt qu'un monde intelligible, des noyaux rayonnants séparés par des pans de nuits. Le monde de la culture est discontinu comme l'autre, il connaît lui aussi de sourdes mutations. Il y a un temps de la culture, où les œuvres d'art et de science s'usent, quoiqu'il soit plus lent que le temps de l'histoire et du monde physique. Dans l'œuvre d'art ou dans la théorie comme dans la chose sensible, le sens est inséparable du [9] signe. L'expression, donc, n'est jamais achevée. La plus haute raison voisine avec la déraison.

De même, si nous devons retrouver une morale, il faut que ce soit au contact des conflits dont l'immoralisme a fait l'expérience. Comme le montre L'Invitée de Simone de Beauvoir, c'est une question de savoir s'il y a pour chaque homme une formule de conduite qui le justifie aux yeux des autres, ou si, au contraire, ils ne sont pas, par position, impardonnables l'un pour l'autre et si, dans cette situation, les principes moraux ne sont pas une manière de se rassurer et de se défaire des questions plutôt que de se sauver et de les résoudre. En morale comme en art, il n'y aurait pas de solution pour celui qui veut d'abord assurer sa marche, rester à tout instant juste et maître absolu de soi-même. Nous n'aurions d'autre recours que le mouvement spontané qui nous lie aux autres pour le malheur et pour le bonheur, dans l'égoïsme et dans la générosité.

En politique, enfin, l'expérience de ces trente années nous oblige aussi à évoquer le fond de non-sens sur lequel se profile toute entreprise universelle, et qui la menace d'échec. Pour des générations d'intellectuels, la politique marxiste a été l'espoir, parce qu'en elle les prolétaires et par eux les hommes de tous les pays devaient trouver le moyen de se reconnaître et de se rejoindre. La préhistoire allait finir. Une parole était dite qui attendait réponse de cette immense humanité virtuelle depuis toujours silencieuse. On allait assister à cette nouveauté absolue d'un monde où tous les hommes comptent. Mais, n'ayant abouti qu'en un pays, la politique marxiste a perdu confiance en sa propre audace, elle a délaissé ses propres moyens prolétariens [10] et repris ceux de l'histoire classique : hiérarchie, obéissance, mythes, inégalité, diplomatie, police. Au lendemain de cette guerre, on pouvait espérer que l'esprit du marxisme allait reparaître, que le mouvement des masses américaines allait relayer la révolution russe. Cette attente est exprimée ici dans plusieurs études [1]. On sait qu'elle a été déçue et que nous voyons à présent face à face une Amérique presque unanime dans la chasse aux « rouges », avec les hypocrisies que la critique marxiste a dévoilées dans la conscience libérale, et une Union soviétique qui tient pour fait accompli la division du monde en deux camps, pour inévitable la solution militaire, ne compte sur aucun réveil de la liberté prolétarienne, même et surtout quand elle aventure les prolétariats nationaux dans des missions de sacrifice.

Comme Cézanne se demande si ce qui est sorti de ses mains offre un sens et sera compris, comme un homme de bonne volonté, considérant les conflits de sa vie, en vient à douter que les vies soient compatibles entre elles, le citoyen d'aujourd'hui n'est pas sûr que le monde humain soit possible.

Mais l'échec n'est pas fatal. Cézanne a gagné contre le hasard. Les hommes peuvent gagner aussi, pourvu qu'ils mesurent le risque et la tâche.

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[12]



[1] Autour du Marxisme. - Pour la Vérité.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 9 décembre 2014 8:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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