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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La paix calomniée ou les conséquences économique de M. Keynes (1946)
Préface de Raymond Aron


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Étienne Mantoux (1913-1945), La paix calomniée ou les conséquences économiques de M. Keynes. Préface de Raymond Aron. Paris: Éditions Gallimard, 1946, 329 pp. Collection: Problèmes et documents. Une édition numérique réalisée par Serge D'Agostino, bénévole, professeur de sciences économiques et sociales en France.

PRÉFACE

Raymond Aron

Un livre tel que celui d'Étienne Mantoux n'a nul besoin d'être présenté au public. Et si, hélas ! L’auteur, tombé en Allemagne quelques jours avant la victoire, n'est plus là pour répondre aux critiques, sa pensée s'offre à nous, rigoureuse, lucide, animée par la passion de la vérité et l'inquiétude du lendemain.

Étienne Mantoux a écrit La Paix Calomniée (The Carthagenian Peace) en anglais, qu'il parlait et écrivait avec autant d'élégance et de pureté que le français. S'il a préféré, en ce cas, se servir de l'anglais, c'est que Keynes a eu une telle influence en Grande-Bretagne et aux États-Unis que ses jugements y ont été acceptés comme paroles d'Evangile. Or, Mantoux tenait pour essentiel, dans l'intérêt de la paix future, de mettre fin, une fois pour toutes, à une influence d'autant plus tenace désormais qu'elle est plus diffuse et que, trop souvent, les conceptions exposées dans les Economic Consequences of the peace sont passées dans l'opinion commune et acceptées sans discussion. Soucieux de convaincre, Mantoux a posé les problèmes dans des termes familiers au public anglo-saxon, il a suivi pas à pas la polémique de Keynes. Quand il retourne les arguments de celui-ci, il continue de parler le même langage, il invoque les mêmes valeurs, que lui. En termes militaires, on serait tenté de dire que Mantoux vise tour à tour le fort et le faible de l'adversaire : il s'attaque aux pseudo-certitudes sur lesquelles se fondait la condamnation du traité de Versailles, il fait honte aux disciples de Keynes d'avoir méconnu le souci d'équité, les efforts sincères des négociateurs de Versailles, comme Keynes prétendait faire honte à ces mêmes négociateurs d'avoir violé leurs principes. Etienne Mantoux se trouve ainsi avoir écrit, au service de son pays, un grand livre qui, par le style autant que par la langue, appartient à la littérature politique anglaise.

Le lecteur français trouvera dans La Paix Calomniée peut-être moins de motifs d'indignation ou de remords que le lecteur anglais ou américain, mais il y trouvera autant d'occasions de s'instruire. Le traité de Versailles fut une oeuvre de bonne volonté. Il n'était pas sans fautes, mais les plus graves ne furent pas celles qu'on a le plus violemment dénoncées, les manquements à la justice ou aux règles proclamées. Il redressait des torts séculaires, il rendait la liberté aux petites nations de l'Europe de l'Est et du Sud-Est, il réduisait le nombre des hommes contraints d'obéir à des maîtres étrangers. Peut-être cette multiplication des souverainetés nationales était-elle déjà anachronique, peut-être l'idée de nationalité aboutissait-elle à un statut politique mal adapté à l'âge de la production en grande série et de vastes marchés. Mais, en tout état de cause, ce ne sont pas ces arguments, plus classiques probablement que décisifs, qui ont ruiné le crédit du traité de Versailles. On ne reprocha pas à Wilson, en Angleterre et aux Etats-Unis, d'avoir sacrifié le monde pour sauver ses principes, on lui reprocha d'avoir sacrifié ses principes par faiblesse, par naïveté, sous la pression de politiciens retors, Lloyd George et Clemenceau. Que, vingt ans après, Mantoux s'efforce de situer les hommes et les événements dans une exacte perspective, c'est certainement le début de la relève normale de la politique par l’histoire, mais c'est aussi le signe d'une conversion intellectuelle. Comparée à l'Europe asservie par le IIIe Reich ou déchirée par la rivalité des grands empires, l'Europe de Versailles apparaît rayonnante de vertu et de sagesse. Nul ne songe a en nier les mérites au regard de la loi morale : on en déplore la fragilité. De Bainville et de Keynes, c'est Bainville qui vit clair. On écarte Les Conséquences économiques de la paix, on relit Les Conséquences politiques de la paix.

Sur le terrain économique, Mantoux tente un renversement de la polémique courante dont la portée n'est pas moins grande. Il ne s'agit plus de démontrer qu'un statut politique, condamné comme inique, était digne d'être défendu parce qu'il était juste (ou du moins proche de la justice) mais fragile, il s'agit de démontrer que les clauses économiques, celles en particulier qui concernent les réparations, étaient peut-être inopportunes politiquement mais possibles techniquement. À en croire l'opinion courante, dont Keynes était largement responsable, les clauses relatives aux réparations auraient été absurdes, inapplicables. Les diplomates réunis à Paris se seraient souciés presque exclusivement de frontières, ils auraient oublié l'essentiel, « nourriture, charbon et moyens de transport » ou, comme on dirait volontiers aujourd'hui, la reconstruction économique. Là encore, Mantoux dissipe des légendes. La Conférence de la Paix n'avait nullement oublié ces problèmes matériels, elle en avait confié l'étude à des commissions d'experts et avait tenu compte de leur avis. Cependant elle avait donné le premier rang aux questions politiques, questions de nationalités et de frontières : n'avait-elle pas raison puisqu’au bout du compte l'enjeu de la guerre avait été non le charbon, la nourriture et les moyens de transport, mais l'indépendance des peuples ?

Parmi les thèses les plus populaires de Keynes que Mantoux : réfute de toute sa passion lucide, deux retiennent particulièrement l'attention. Dans leur mémorandum à la Conférence, les négociateurs allemands affirmaient que le traité imposait au Reich un fardeau trop lourd et proprement insupportable. Keynes approuvait leurs arguments et annonçait que la population du pays vaincu serait condamnée à une existence misérable. Les chiffres réunis par Mantoux font justice de ce pessimisme, intéressé chez les uns, sincère mais erroné chez d'autres. Keynes s'est trompé sur les possibilités de production du Reich à l'intérieur de ses nouvelles frontières. Le niveau d'avant-guerre, pour le revenu national, pour l'épargne, a été rapidement retrouvé. Même si l’Allemagne avait payé des réparations (elle a bien ensuite financé son réarmement), elle n'eût pas sombré dans le dénuement et l'anarchie. Et ce fut la génération qu'on nous dépeignait victime de la cruauté des vainqueurs qui finalement devint, en 1940, celle de la Grande Revanche.

La seconde thèse concerne les réparations et surtout le problème fameux du transfert. Mantoux reprend une argumentation proche de celle de M. Rueff. Si le gouvernement prélève par l'impôt la part du revenu national qu'exigent les paiements extérieurs, s'il laisse s'opérer les mouvements de capitaux, les échanges de marchandises nécessaires pour équilibrer la balance des comptes interviendront d'eux-mêmes. Ainsi, en 1871, la France paya les cinq milliards d'indemnité : pendant les années où elle paya ce tribut, la balance commerciale française, d'ordinaire négative, devint largement positive. Il en fut de même de la balance commerciale allemande en 1930, quand les créanciers étrangers réclamèrent le remboursement des prêts qu'ils avaient consentis.

Il est incontestable qu'en prêtant à l'Allemagne plus qu'elle ne versait selon les accords Dawes et Young, on a, sous prétexte d'organiser le transfert, empêché de jouer les mécanismes qui l'auraient rendu possible. Il n'y a donc jamais eu, sauf en 1929-30, d'expérience des réparations. D'autre part, nier la possibilité économique des réparations équivaudrait à nier la possibilité, pour un pays, de s'enrichir en recevant gratuitement des marchandises d'un autre pays. L'Allemagne a démontré la possibilité de cet enrichissement pendant la guerre, la Russie continue à la démontrer aujourd'hui. Mais le transfert s'effectue, dans ces deux cas, à l'intérieur d'une économie dirigée. La discussion se trouve limitée au cas des économies soumises au régime des prix et du marché.

Quel aurait été le résultat de l'absorption par les pays créanciers de milliards de marchandises ? Si l'on se reporte aux théories classiques, si l'on suppose l'emploi total, comme a fait Mantoux, on dira que des intérêts privés auraient été atteints ; mais que l'intérêt général y aurait gagné. En fait, les conséquences auraient été probablement complexes. Les déplacements des moyens de production qu'aurait rendus nécessaires, chez les créanciers, l'afflux des produits allemands se seraient-ils opérés rapidement, sans friction ? Quelle aurait été l'influence sur l'économie allemande des bas prix indispensables à l'exportation ? Il ne me paraît donc pas entièrement démontré qu'il eût suffi de laisser libre jeu aux mécanismes du marché. Peut-être les créanciers auraient-ils dû organiser, selon des modalités diverses, l'importation des produits allemands. En tout cas, nous sommes loin des affirmations vulgaires, d'une prétendue impossibilité technique. Nous en revenons, une fois de plus, à une question d'opportunité, c'est-à-dire à une décision politique.

Le livre d'Etienne Mantoux est consacré à une critique du passé, mais il est inspiré par le souci de l'avenir. En le lisant, à chaque instant, on ne peut s'interdire de s'interroger sur ce que l'auteur aurait pensé aujourd'hui.

La situation actuelle diffère si fondamentalement de la situation de 1919 qu'il serait vain de reprendre purement et simplement, à la lettre, les leçons que suggèrent les fautes d'hier. Il n'est pas de méthode plus infaillible pour se tromper que d'avoir raison avec vingt-cinq ans de retard. De plus, Etienne Mantoux ne haïssait pas l'Allemagne en tant que telle, il dénonçait l'Allemagne en tant que puissance impérialiste, menace pour l'indépendance des peuples et les valeurs de liberté. Il aurait dénoncé toute autre puissance qu'il aurait soupçonnée de tendre à l'empire de l'Europe par la force des armes.

Étienne Mantoux « a fait la guerre sans l'aimer ». Il a donné sa vie sans jamais sacrifier au romantisme de la violence, sans être dupe des idéologies frénétiques dont les conflits mènent l'humanité de catastrophe en catastrophe. Au lendemain de la défaite française, en 1940-42, il a voulu éclairer l'opinion de nos alliés sur les erreurs qui avaient précipité une deuxième guerre mondiale, vingt ans après la dernière des guerres. Au lendemain de la victoire, qui prendra sa place et saura, avec la même foi humaine, la même clairvoyance impitoyable, rappeler les règles d'équité et de sagesse dont le mépris livre les hommes au règne de la force et de la ruse, c'est-à-dire à la fatalité de la guerre ? 

Raymond Aron 


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 16 novembre 2007 11:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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