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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Essai sur le principe de population (1798):
1. Exposition du sujet.
Rapports entre l'accroissement de la population et celui de la nourriture


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Thomas Robert Malthus (1798), Essai sur le principe de population. Paris : Éditions Gonthier, 1963, 236 pages. Collection : Bibliothèque Médiations. (Préface et traduction par le docteur Pierre Theil).
1. Exposition du sujet.
Rapports entre l'accroissement
de la population et celui de la nourritu
re

(Texte intégral du chapitre I: pp. 17 à 23, de l'édition publiée chez Gonthier)


Celui qui chercherait à prévoir les progrès futurs de la société verrait deux questions se poser immédiatement à son esprit :

1. - Quelles sont les causes qui ont gêné jusqu'à présent le progrès de l'humanité vers le bonheur ?
2. - Est-il possible d'écarter ces causes, en totalité ou en partie, dans l'avenir?

L'étude de ces causes étant beaucoup trop complexe pour qu'un seul homme puisse s'y livrer avec succès, cet Essai a pour objet d'étudier uniquement les effets d'une seule d'entre elles. Cette cause, intimement liée à la nature humaine, a exercé une influence constante et puissante dès l'origine des sociétés : et cependant, elle a médiocrement retenu l'attention de ceux qui se sont préoccupés du sujet. A la vérité, on a souvent reconnu les faits qui démontrent l'action de cette cause; mais on n'a pas saisi la liaison naturelle qui existe entre elle et quelques-uns de ses effets les plus remarquables. Effets au nombre desquels il faut compter bien des vices et des malheurs -sans oublier la distribution trop inégale des bienfaits de la nature - que des hommes éclairés et bienveillants se sont de tous temps efforcés de corriger.

La cause à laquelle je viens de faire allusion est la tendance constante de tous les êtres vivants à accroître leur espèce au-delà des ressources de nourriture dont ils peuvent disposer.

Le Dr Franklin a déjà fait observer -qu'il n'y a aucune limite à la faculté de reproduction des plantes et des animaux, si ce n'est qu'en augmentant leur nombre ils se volent mutuellement leur subsistance. Si la surface de la Terre, dit-il, était dépouillée de toutes ses plantes, une seule espèce (par exemple le fenouil) suffirait pour la couvrir de végétation. De même, s'il n'y avait pas d'autres habitants, une seule nation (par exemple la nation anglaise) peuplerait naturellement la Terre en peu de siècles.

Voilà une affirmation incontestable! La nature a répandu d'une main libérale les germes de vie dans les deux règnes: mais elle a été avare de place et d'aliments. S'ils pouvaient se développer librement, les embryons d'existences contenus dans le sol pourraient couvrir des millions de Terres dans l'espace de quelques millions d'années. Mais une nécessité impérieuse réprime cette population luxuriante: et l'homme est soumis à sa loi, comme tous les autres êtres vivants.

Les plantes et les animaux suivent leur instinct sans s'occuper de prévoir les besoins futurs de leur progéniture. Le manque de place et de nourriture détruit, dans les deux règnes, ce qui naît au-delà des limites assignées à chaque espèce: en outre, les animaux se mangent les uns les autres.

Chez l'homme, ces obstacles sont encore plus complexes. L'homme est sollicité par le même instinct que les autres êtres vivants; mais il se sent arrêté par la voix de la raison, qui lui inspire la crainte d'avoir des enfants aux besoins desquels il devra subvenir. Ainsi, de deux choses l'une: ou il cède à cette juste crainte, et c'est souvent aux dépens de la vertu; ou au contraire l'instinct l'emporte et la population s'accroît au-delà des moyens de subsistance... Mais dès qu'elle a atteint un tel niveau, il faut bien qu'elle diminue! Ainsi, la difficulté de se nourrir est un obstacle constant à l'accroissement de la population humaine: cet obstacle se fait sentir partout où les hommes sont rassemblés, et s'y présente sans cesse sous la forme de la misère et du juste effroi qu'elle inspire.

Pour se convaincre que la population tend constamment à s'accroître au-delà des moyens de subsistance et qu'elle est arrêtée par cet obstacle, il suffit de considérer - en ayant ce phénomène présent à l'esprit - les différentes périodes de l'existence sociale. Mais avant d'entreprendre ce travail, essayons de déterminer clairement, d'une part quel serait l'accroissement naturel de la population si elle était abandonnée à, elle-même sans aucune gêne, et d'autre part quelle pourrait être l'augmentation des produits de la terre dans les circonstances les plus favorables à la production.

On admettra sans peine qu'il n'existe aucun pays où les moyens de subsistance soient si abondants et les mœurs si simples et si pures, que la nécessité de nourrir une famille n'y ait jamais fait obstacle aux mariages, ou que les vices des grandes villes, les métiers insalubres et l'excès du travail n'y aient jamais porté atteinte à la vie.

On peut dire également qu'en outre des lois régissant le mariage, la nature et la vertu s'accordent à inciter l'homme à s'attacher de bonne heure à une seule femme. Et que, si rien ne mettait obstacle à l'union permanente qui est la suite naturelle d'un tel attachement, ou si des causes de dépeuplement n'intervenaient pas par la suite, on devrait s'attendre à voir la population s'élever bien au-dessus des limites qu'elle atteint en réalité.

Dans les États du nord de l'Amérique (1), où les moyens de subsistance ne manquent pas, où les mœurs sont pures et où les mariages précoces sont plus fréquents qu'en Europe, pendant plus d'un siècle et demi la population a doublé en moins de vingt-cinq ans. Mais comme à la même époque le nombre des morts a excédé celui des naissances dans plusieurs villes, il a fallu que le reste du pays fournisse constamment à ces États de quoi remplacer leur population: aussi, en beaucoup d'endroits, l'accroissement a été encore plus rapide que ne le voulait la moyenne générale.

Dans les territoires de l'intérieur, où l'agriculture était l'unique occupation des colons et où l'on ne connaissait ni les vices, ni les travaux malsains des villes, la population a doublé tous les quinze ans. Et cet accroissement particulièrement rapide l'aurait sans doute été plus encore si la population ne s'était heurtée à aucun obstacle. Pour défricher un pays neuf, l'homme doit produire un travail excessif, dans des conditions souvent insalubres; il faut ajouter que les indigènes troublaient parfois les pionniers par des incursions quelquefois sanglantes.

Selon la table d'Euler, si l'on se base sur une mortalité de 1 sur 36 et si naissances et morts sont dans le rapport de 3 à 1, le chiffre de la population doublera en 12 années et 4/5. Ce n'est point là une simple supposition: c'est une réalité qui s'est produite plusieurs fois, et à de courts intervalles. Cependant, pour ne pas être taxé d'exagération, nous nous baserons sur l'accroissement le moins rapide, qui est garanti par la concordance de tous les témoignages. Nous pouvons être certains que lorsque la population n'est arrêtée par aucun obstacle, elle double tous les vingt-cinq ans, et croît ainsi de période en période selon une progression géométrique.

Il est moins facile de mesurer l'accroissement des produits de la terre. Cependant, nous sommes sûrs que leur accroissement se fait à un rythme tout à fait différent de celui qui gouverne l'accroissement de la population. Ainsi, mille millions d'hommes doubleront en vingt ans en vertu du seul principe de population, tout comme mille hommes. Mais on n'obtiendra pas avec la même facilité la nourriture nécessaire pour faire face au doublement de mille millions d'hommes! Une place limitée est accordée à l'être humain. Lorsque tous les arpents ont été ajoutés les uns aux autres jusqu'à ce que toute la terre fertile soit utilisée, l'accroissement de nourriture ne dépendra plus que de l'amélioration des terres déjà mises en valeur. Or cette amélioration ne peut faire des progrès toujours croissants, bien au contraire. A l'opposé, partout où elle trouve de quoi subsister, la population ne connaît pas de limites, et ses accroissements sont eux-mêmes les causes de nouveaux accroissements !

Ce qu'on nous dit de la Chine et du Japon permet de penser que tous les efforts de l'industrie humaine ne réussiront jamais à y doubler le produit du sol, quel que soit le temps qu'on accorde. Il est vrai que notre globe offre encore des terres non cultivées et presque sans habitants. Mais pour les occuper, il faudrait d'abord exterminer ces races éparses, ou les contraindre à s'entasser dans quelques parties retirées de leurs terres, insuffisantes pour leurs besoins. Avons-nous le droit moral de faire cela? Même si l'on entreprend de les civiliser et de diriger leur travail, il faudra y consacrer beaucoup de temps. Et comme, en attendant, l'accroissement de la population se réglera sur celui de la nourriture, on arrivera rarement à ce résultat qu'une grande étendue de terrains abandonnés et fertiles soit cultivée par des nations éclairées et industrieuses. Mais même si cela arrivait (par exemple lors de l'établissement de nouvelles colonies), cette population qui s'accroît rapidement selon une progression géométrique s'imposera bientôt des bornes à elle-même. Si la population d’Amérique continue à s'accroître, même si cela se fait moins vite que dans la première période de la colonisation, les indigènes seront repoussés sans cesse davantage vers l'intérieur, jusqu'à ce que leur race s'éteigne.

Dans l'ensemble, ces observations sont applicables à toutes les parties de la terre où le sol est imparfaitement cultivé. Or il n'est pas pensable de détruire ou d'exterminer la plus grande partie des habitants de l’Asie ou de l'Afrique. Quant à civiliser les tribus Tartares ou Nègres et diriger leur industrie, ce serait là une entreprise longue, difficile et d'un résultat hasardeux.

L'Europe n'est pas aussi peuplée qu'elle pourrait l'être. C'est d'autre part en Europe que l'on peut espérer mieux diriger la production. Ainsi, en Angleterre et en Écosse l'on s'est beaucoup livré à la pratique de l'agriculture: et cependant, dans ces pays même, il y a beaucoup de terres incultes.

Examinons dans quelle mesure la production de notre île (l'Angleterre) pourrait être accrue, dans des circonstances idéales. Supposons que grâce à une excellente administration, sachant donner de puissants encouragements aux cultivateurs, la production des terres double dans les vingt-cinq premières années (il est d'ailleurs probable que cette supposition excède la vraisemblance!) Dans les vingt-cinq années suivantes, il est impossible d'espérer que la production puisse continuer à s'accroître au même rythme, et qu'au bout de cette seconde période la production de départ aura quadruplé: ce serait heurter toutes les notions acquises sur la fécondité du sol. L'amélioration des terres stériles ne peut résulter que du travail et du temps; à mesure que la culture s'étend, les accroissements annuels diminuent régulièrement.

Comparons maintenant l'accroissement de la population à celui de la nourriture. Supposons d'abord (ce qui est inexact) que le coefficient d'accroissement annuel ne diminue pas, mais reste constant. Que se passe-t-il ? Chaque période de vingt-cinq ans ajoute à la production annuelle de la Grande-Bretagne une quantité égale à sa production actuelle. Appliquons cette supposition à toute la terre: ainsi, à la fin de chaque période de vingt-cinq ans, une quantité de nourriture égale à celle que fournit actuellement à l'homme la surface du globe viendra s'ajouter à celle qu'elle fournissait au commencement de la même période.

Nous sommes donc en état d'affirmer, en partant de l'état actuel de la terre habitable, que les moyens de subsistance, dans les circonstances les plus favorables à la production, ne peuvent jamais augmenter à un rythme plus rapide que celui qui résulte d'une progression arithmétique.

Comparons ces deux lois d'accroissement: le résultat est frappant. Comptons pour onze millions la population de la Grande-Bretagne, et supposons que le produit actuel de son soi suffit pour la maintenir. Au bout de vingt-cinq ans, la population sera de vingt-deux millions; et la nourriture ayant également doublé, elle suffira encore à l'entretenir. Après une seconde période de vingt-cinq ans, la population sera portée à quarante-quatre millions: mais les moyens de subsistance ne pourront plus nourrir que trente-trois millions d'habitants. Dans la période suivante, la population -arrivée à quatre-vingt-huit millions - ne trouvera des moyens de subsistance que pour la moitié de ce nombre. A la fin du premier siècle, la population sera de cent soixante-seize millions, tandis que les moyens de subsistance ne pourront suffire qu'à cinquante-cinq millions seulement. Cent vingt et un millions d'hommes seront ainsi condamnés à mourir de faim!

Considérons maintenant la surface de la terre, en posant comme condition qu'il ne sera plus possible d'avoir recours à l'émigration pour éviter la famine. Comptons pour mille millions le nombre des habitants actuels de la Terre. La race humaine croîtra selon la progression 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128,256... tandis que les moyens de subsistance croîtront selon la progression 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. Au bout de deux siècles, population et moyens de subsistance seront dans le rapport de 256 à 9 ; au bout de trois siècles, 4 096 à 13 ; après deux mille ans, la différence sera immense et incalculable.

Le rythme d'accroissement de la population, de période en période, l'emporte donc tellement sur celui de l'augmentation des subsistances, que pour maintenir le niveau et pour que la population existante trouve toujours des aliments en quantité suffisante, il faut qu'à chaque instant une loi supérieure fasse obstacle à son extension. Il faut que la dure nécessité la soumette à son empire, et que celui de ces deux principes opposés dont l'action est tellement prépondérante soit contenu dans d'étroites limites.

Notes:

1. Rappelons que si l'Union de Treize premiers États d'Amérique du Nord fut seulement créée en 1776, la création de ces treize territoires (alors Colonies) s'est déroulée sur cent vingt-cinq années: de 1607 à 1733. N.D.T.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le Mardi 07 janvier 2003 07:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
 



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