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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Les argonautes du Pacifique occidental (1922)
Présentation de André Devyver, Bruxelles


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental. Traduction française: 1963. Paris : Éditions Gallimard, 1963, 606 pages, Traduit de l’Anglais et présenté par André et Simone Devyver. Préface de Sir James Frazer. Collection nrf.

Présentation 

 

I

 

« Essentiellement humble, modeste, voire effacé, il supportait avec résignation et en grognant la gloire mondaine que sa femme cultivait, à sa place, avec une redoutable énergie. » Ce portrait moral du grand savant J. G. Frazer, Malinowski le brosse avec une sympathie amusée, car il constitue l'exacte antithèse de ce que lui-même était. De fait, tous ceux qui eurent le privilège de le connaître et de le fréquenter gardent le souvenir d'une personnalité que l'on doit qualifier de fracassante. Cet homme maigre, prématurément chauve, dont le regard perçant et un peu dur fascinait et intimidait à la fois, pouvait déplaire à certains de ses interlocuteurs, ceci en dépit d'un besoin réel d'amitié et d'incontestables dons de charmeur. Sa façon de s'exprimer sans ménagement aucun, ses propos volontiers rabelaisiens qui cherchaient à surprendre et à choquer, son manque de mesure dans les jugements émis, tout ceci semble convenir assez mal à l'idée qu'on se fait d'ordinaire d'un Directeur de la London School of Economics. Très vite une légende se créa autour de lui, faite d'un peu de crainte mêlée à beaucoup de respect et d'admiration, et on peut dire sans exagérer que de 1924 à 1942, date de sa mort, cet homme si brillant exerça une véritable dictature sur l'anthropologie anglaise. Puis, brusquement, après un décès prématuré aux États-Unis à l'âge de cinquante-huit ans, la libération se produisit, qui prit la forme d'un dénigrement ou d'une hostilité systématiques. Après avoir été porté aux nues, Malinowski tombait dans ce que Gide appelle le « purgatoire » des écrivains, refuge transitoire où il leur faut attendre le jugement plus serein de la postérité. L'excès même des critiques, imputable pour une part au tempérament violent du professeur, mais aussi à des raisons plus profondes que nous essaierons de résumer par la suite, incita alors ses élèves ou amis anglais et américains à faire paraître en 1956 une série d'études qui, sans verser dans le panégyrique, remet les choses en place [1]. Voilà près de vingt ans que l'auteur des Argonautes a disparu, mais en dépit des réserves exprimées sur bien des points, le bilan de son apport, dressé par les plus grands noms de la science contemporaine, ne laisse pas de paraître impressionnant. Malinowski n'a certes pas fondé l'anthropologie, comme il le pensait et comme il était parvenu à le faire croire à beaucoup, mais il en est un des plus remarquables pionniers. 

Né à Cracovie le 7 avril 1884, après d'excellentes études au très vénérable collège du Roi Jan Sobieski et à « la plus ancienne Université d'Europe orientale », miné par une tuberculose qui allait d'ailleurs lui laisser peu de répit sa vie durant, le jeune Bronislaw dut renoncer à sa vocation d'ingénieur et se tourner vers une discipline apparemment moins astreignante. Pure illusion de sa part d'ailleurs, car il était bien incapable de faire une chose à demi, et il apporta à l'étude des peuplades dites « sauvages [2] » la passion qui le brûlait pour la physique et les mathématiques. Lui-même a souvent écrit que le choc décisif, qui décida de toute sa carrière, lui vint de la lecture du Rameau d'or de Frazer. Ce prestigieux inventaire de nos connaissances sur la religion primitive au début du XXe siècle allait l'inciter à quitter sa patrie et, après un court séjour à Leipzig et à Berlin (où il travailla sous la direction de Wundt), il s'inscrivit dans cette fameuse école londonienne où, par la suite, il allait professer si longtemps. Une thèse sur la famille chez les aborigènes australiens [3] lui valut le titre de docteur et l'estime de ses maîtres. Cet étranger sut très vite s'imposer par sa vivacité d'esprit et son activité débordante, à un point tel que le professeur Seligman, à l'époque grand spécialiste de la Nouvelle-Guinée, proposa de l'envoyer en Océanie... au besoin à ses frais. Frazer lui-même l'aida puissamment à ses débuts et, alors que le jeune chercheur se trouvait aux antipodes, il ne cessa de l'encourager par de longues lettres, pleines de suggestions, de questions précises, de conseils. Les années passées en Australie d'abord, à Port Moresby ensuite, aux Trobriands surtout, furent certainement pour Malinowski les plus exaltantes qui se puissent imaginer. L'enthousiasme, l'immense curiosité, le désir de comprendre ces individus mystérieux qu'il contacte, font un peu penser, quand il les évoque (Introduction et chap II) à la résolution d'un Rastignac parti à la conquête de Paris. En 1914, on pouvait avoir l'impression que tout un monde était encore à découvrir, qu'il convenait d'ajouter à la science de l'homme une dimension nouvelle. 

Certes, il n'était pas le premier à éviter les observations superficielles et à vouloir partager l'existence des populations qu'il entendait étudier :: en 1879 Cushing avait vécu au milieu des Zuni, en 1883 Boas commençait ses travaux sur les Esquimaux d'Amérique, et dès 1881 Codrington publiait son fameux ouvrage sur les Mélanésiens, fruit d'une longue intimité avec eux [4]. Cependant, si tous ces précurseurs s'étaient efforcés d'entretenir les rapports les plus étroits avec les autochtones, aucun d'eux n'avait professé à cet égard des opinions aussi radicales que Malinowski. Comme il le dit lui-même dans ce livre, pour ne pas se laisser influencer malgré lui par les idées fausses, parfois tendancieuses, des Blancs, il voulut couper les ponts avec le monde civilisé, vivre vraiment parmi les indigènes, comme l'un d'eux. Sur un séjour de plus de deux années, il ne passa que trois semaines avec les Européens de là-bas, ce qui lui permit de se faire accepter des naturels trobriandais et de pénétrer leur mentalité. Toutes ses publications ultérieures allaient bénéficier de cet effort héroïque de dépersonnalisation et, par rapport à elles, presque tous les travaux d'ethnographie de l'époque donnent l'impression d'être détachés du réel sans relief et sans couleur. Audrey Richards raconte qu'en parcourant Les Argonautes, elle crut pour la première fois se trouver vraiment sur le terrain avec l'auteur, avec ses problèmes, avec les êtres vivants et pensants qu'il étudiait - et il n'est pas douteux que les lecteurs de 1963 n'éprouvent le même sentiment. On notera que Malinowski part presque toujours d'un fait concret ou d'une image qui se gravent dans l'esprit, qu'il s'efforce de nous faire participer directement aux joies et aux peines, aux espoirs et aux déceptions de ses Trobriandais , L'abstrait, la théorie ne viennent qu'ensuite, tout naturellement, sans que l'on perçoive le moindre décalage entre la réalité et un compte rendu qui en constitue l'authentique projection. Tout ceci n'a rien de commun avec ces rapports techniques, utiles quoique si ardus à consulter, où tous les faits sont étiquetés, situés à leur vraie place, expliqués et contrôlés, mais où ne passe plus le moindre souffle de vie. Le principal danger qui menace l'ethnographie moderne, aux progrès si remarquables, est précisément cette sorte de pétrification de plus en plus marquée, qui a pour résultat paradoxal d'éloigner peu à peu cette science de ce qui constitue son objet même. «Un historien peut être sourd, un juriste aveugle, un philosophe peut à la rigueur être les deux, mais il faut que l'anthropologue entende ce que les gens disent et voie ce qu'ils font », écrit R. Firth [5]. Nous ajouterons qu'il est. même capital que, tel un tableau vivant, il sache faire « voir » et quasiment «entendre » à ses lecteurs les hommes qu'il a approchés. Malinowski possédait au suprême degré ces qualités d'observateur et de témoin, ce qui explique qu'à propos de son premier ouvrage, Gluckman parle d'une « mutation révolutionnaire » dans un domaine encore tout neuf de la connaissance de l'homme [6]. Et Redfield de préciser qu'il alliait en sa personne le génie donné à l'artiste de mettre en contact direct avec les êtres humains, à la faculté propre au savant de constater et de rendre l'universel dans le particulier [7]. Très rares sont les livres sur les peuples sans écriture qui égalent Les Argonautes à cet égard. 

Tout en concevant le sujet grandiose de son chef-d'oeuvre - l'expression est de Lévi-Strauss [8] - Malinowski profitait d'un de ses courts séjours en Australie pour épouser Miss Elsie Masson, fille d'un professeur de chimie à l'Université de Melbourne. Homme de petite santé, il liait son sort à celui d'une femme qui n'en avait guère. En dépit de tous les succès remportés sur le plan scientifique dès son retour en Europe, les années qui suivirent les expériences passionnantes des Trobriands furent un calvaire. Déjà les effets débilitants du climat tropical avaient contraint le couple à s'établir quelque temps aux Canaries pour recouvrer un peu de forces. Par la suite, la situation empira, car Mme Malinowska contracta une maladie incurable de la moelle épinière qui fit d'elle une infirme pendant plus de dix ans. Ceci ne pouvait manquer d'affecter profondément un être aussi sensible que son mari, dont la carrière se déroulera désormais sur ce fond de drame. « Je joue à l'ambition et à la réussite », expliquait-il à des amis, « mais tout cela se passe en surface, car en dessous il y a un vide horrible et effrayant. » Ce ne sera qu'après son remariage avec l'artiste Valetta Swann - sa première femme étant décédée en 1935 - qu'il connaîtra quelques années chichement mesurées de bonheur. 

Plus encore qu'un grand homme de science et un bon écrivain, Malinowski fut un professeur hors pair [9]. Un étudiant,Présentation           11 venu des pays orientaux, le comparait à un gourou qui traite ses élèves en disciples, voire comme des fils. De fait on se rendait chez lui comme chez un ami; il vous recevait sans façon, demandant même à l'occasion de rendre l'un ou l'autre petit service, expédier un message, faire la cuisine! Très sensible au paysage - les admirables descriptions des Argonautes en sont une preuve - il adorait les longues randonnées péripatéticiennes dans les pinèdes du Ritten Plateau ou, en vacances, aux environs de sa villa d'Oberbozen (Suprabolzano), le plus beau site d'Europe à l'en croire. Quant aux cours proprement dits, ils ressemblaient bien plus à des séminaires qu'à des exposés ex cathedra, bien qu'à l'occasion Malinowski sût se montrer brillant orateur. Une fois le sujet présenté avec une force et une précision sans pareilles, il invitait chacun à donner son avis ,à discuter en toute liberté. Rien n'échappait à son attention, de la remarque la plus subtile à la plus anodine. Si le débat s'enlisait , un mot caustique, une question faussement naïve, une flambée d'humour, permettaient de prendre un nouveau départ. Son expression favorite était celle de Socrate: « Où est le problème? » Tout ceci ne pouvait qu'éblouir des auditeurs venus de toutes les parties du monde; ils en gardaient un souvenir ineffaçable. pour finir, le maître se dressait derrière son tas de notes, opérait la synthèse des opinions émises, les situait dans la perspective de problèmes plus larges. Lui aussi donnait l'impression de chercher; il semblait solliciter l'aide de ses collaborateurs; il n'avait de cesse qu'il ne leur ait en quelque sorte arraché leur propre pensée. Notons que jamais il ne se contentait de résultats partiels : l'universel, plus que la comparaison spécifique ou le particulier, l'intéressait avant tout. À ses yeux, la justification dernière de toutes les recherches ethnographiques était qu'elles permettent une meilleure connaissance des hommes, plus de compréhension pour les problèmes qui leur sont propres. Dès lors, les théories échafaudées par les savants ne représentent pas de simples vues de l'esprit sans conséquences pratiques, mais un savoir concret susceptible d'éclairer les dirigeants politiques et d'influer sur leurs décisions. Il fut certes l'un des premiers à élever la science, qu'il contribua si puissamment à créer, au niveau qui est le sien aujourd'hui aux Etats-Unis, celui d'un nouvel humanisme. 

Comment se fait-il alors que cet homme si admirable et si dévoué à ses élèves se soit fait tant d'ennemis, dont beaucoup n'ont pas encore désarmé? Cela tient surtout 'au caractère excessif du professeur. Très sûr de 1ui, très conscient de sa valeur, il entendit être, le « Conrad de l'anthropologie ». Doté d'un esprit très mordant, fort susceptible pour tout ce qui le concernait, mais peu soucieux de ménager l'amour-propre d'autrui, il ne savait pas résister au bon mot qui ridiculisait et vexait tout à la fois. De tempérament combatif, il se lançait dans des polémiques furieuses où il chargeait avec une incroyable violence. Il écrasait alors son adversaire sous son mépris et ses injures, surtout s'il discernait en lui un soupçon de mauvaise foi. C'est ainsi qu'il liquida, dans l'opinion savante, l'évolutionnisme à la manière de Morgan - du moins en Occident, puisque le passage de la famille par les étapes de la promiscuité, du mariage de groupe, du matriarcat et du patriarcat, est encore enseigné en U.R.S.S. Comme une loi sociologique. Mais quand il lui fallut tenir tête aux partisans du diffusionnisme, la lutte se révéla infiniment plus dure, car il se heurta à des auteurs de grand mérite tels Elliot-Smith et Perry [10]. Jusque dans ses derniers écrits, pour abattre cette hydre, il revint à l'attaque avec une ardeur qui ne se lassa jamais. Citons, à titre d'exemple, cette phrase, où il prend à partie le savant allemand Graebner et où celui-ci se voit successivement traité d'enfant et d'imbécile de première classe [11]. On comprend alors que les interventions de Malinowski aux congrès auxquels il participait étaient attendues avec une certaine appréhension. Tous Ceux qui l'ont bien connu et qui nous ont livré leur témoignage, ne manquent pas non plus de relever ce côté « chef de bande » de son caractère; Fortes n'hésite pas à parler de « cabotinage», d' « exhibitionnisme [12] ; Elkin dit qu'il fut le «trouble-fête » de l'anthropologie [13] ; Leach le qualifie de « prophète », de « chef charismatique [14] ». «Mû par son sens de l'irresponsabilité » (une de ses boutades favorites), il avait créé cette école fonctionnaliste dont il se considérait comme le grand pontife, et qui, en réalité, n'existait que dans son imagination, écrit Radcliffe-Brown [15]. Toutes ces fantaisies ont certes pu indisposer les «esprits sérieux »! Pour lui rendre justice, il convient pourtant de ne pas oublier l'état de, tension permanent où il vivait, sa nature anxieuse qui faisait de lui un écorché. Surtout, il faut mettre en balance cette réelle bonté, cette serviabilité dont nous avons parlé, sa sincérité, et enfin ses scrupules scientifiques qui, dans les Coral Gardens, lui firent consacrer tout un appendice à ses échecs et à ses erreurs. Chacun subissait l'ascendant de cet être si mobile, qui lisait à travers vous, s'intéressait à vos problèmes personnels à titre de membre de la grande famille des hommes. Beaucoup de ceux qui, d'une façon ou d'une autre, l'ont fréquenté n'ont pas manqué non plus d'être conquis par cet extraordinaire pouvoir de sympathie et de compréhension qui émanait de lui. Même les « sauvages » trobriandais se rappelaient son séjour parmi eux plusieurs décennies après son retour en Europe, et Hogbin raconte qu'à titre d'ancien élève de Malinowski, il reçut en 1945 d'un chef nommé Mitakata une igname d'une taille phénoménale [16]. 

Ce savant, à la personnalité si marquée, qui concevait J'ethnographie comme un merveilleux instrument contre les préjugés de toutes sortes, comme « une évasion romantique hors de notre époque trop standardisée », qui était capable d'entrer de plain-pied dans autant de cultures (il écrivait en quatre langues), ne pouvait se montrer étroitement nationaliste. À son arrivée en Australie, au début de la Première Guerre mondiale, on s'aperçut que, sujet autrichien, il devait théoriquement être regardé comme ennemi. Faisant preuve d'un beau libéralisme, le Gouvernement favorisa au contraire ses recherches et lui permit de les mener dans les territoires relevant de son autorité. S'il s'inquiéta du sort de sa mère laissée à Cracovie, le jeune Malinowski condamnait alors indistinctement l'intransigeance et l'esprit de croisade de tous les belligérants. Plus tard, il prit la nationalité anglaise, voyagea beaucoup en Afrique et en Amérique [17], et son comportement fut toujours celui d'un « citoyen du monde ». Néanmoins, après la prise de pouvoir d'Hitler, son attitude changea du tout au tout; sentant menacées les choses auxquelles il tenait le plus, il manifesta une hostilité ouverte pour le régime national socialiste, ce qui fit interdire ses livres en Allemagne, Les malheurs qui, à partir de 1940, accablèrent son ancienne patrie, le décidèrent même à quitter provisoirement ses recherches d'anthropologie pour prendre part au combat idéologique. Il se trouvait alors en congé aux Etats-Unis, et c'est là qu'il rédigea son livre le plus « engagé », Freedom and Civilization [18], édité par sa seconde femme après sa mort. Il s'agit bien de son testament spirituel. S'il est malaisé, pense-t-il, de porter un jugement valable sur les sociétés du fait qu'elles sont aussi diverses que les hommes, il importe de trouver un critère de comparaison, car le pluralisme culturel peut conduire à justifier les pires excès. Certes, on ne saurait imposer à tous un type unique de gouvernement qui ne tienne aucun compte des moeurs et des traditions; pourtant, on peut estimer que la marge de liberté laissée aux individus permet de classer ces « institutions dérivées » indispensables en bonnes, très bonnes, mauvaises, exécrables. Cela suffit en tout cas pour rejeter sans hésitation tout ce qui écrase l'homme au lieu de le promouvoir. 

Il n'est pas question dans cet avant-propos, qui n'a d'autre ambition que de mieux faire connaître l'auteur des Argonautes, de passer en revue les nombreux problèmes qui l'ont préoccupé à l'un ou l'autre moment de sa vie de travailleur acharné. Nous devons nous borner à fournir quelques indications sur l'ouvrage même, celles qui sont susceptibles de faciliter l'intelligence du texte, de préciser la pensée de l'auteur là où il est demeuré, volontairement ou non, dans le vague. Les Argonautes représentent le modèle type d'une certaine méthode d'investigation que l'on appelle fonctionnelle; il n'y est fait allusion qu'en quelques endroits du livre, car le procédé est appliqué plutôt que théoriquement expliqué et défendu. Nous allons donc, en nous fondant sur les écrits ultérieurs du professeur et aussi sur les réfutations auxquelles ils ont donné lieu, dire sommairement, à l'intention des lecteurs non spécialistes, ce que recouvre cette notion; nous la confronterons alors avec une autre manière d'opérer, très en vogue aujourd'hui, qui est celle de l'école dite « structuraliste ». Puis, pour chacun des deux thèmes principaux du présent volume, nous apporterons quelques précisions, justifiées, pensons-nous, par l'importance qu'ils revêtent. En ce qui concerne le premier sujet - les expéditions Kula et leurs prolongements dans les domaines de l'économie, de la société, des mœurs, etc. - diverses hypothèses émises par d'autres savants viennent corroborer ou parfois compléter les conclusions très prudentes de l'auteur; quant au second - le rôle capital joué par la magie dans une société archaïque -Malinowski lui-même est revenu sur ce problème dans une importante étude qui a eu un énorme retentissement. Nous terminerons par quelques détails, peu connus, sur les lieux où se déroule l'enquête, l'archipel des Trobriand, au large de la Nouvelle-Guinée. 

 

II

 

Pour comprendre l'originalité de l'étude sur la Kula, il faut se reporter par la pensée à la situation de l'ethnographie vers 1920, alors qu'il n'existait pas de méthodologie pour l'enquête sur le terrain, le classement et l'interprétation des résultats. A moins qu'ils n'aient eu d'avance en vue un but bien précis, beaucoup d'auteurs - la plupart missionnaires ou administrateurs territoriaux - s'efforçaient alors de détacher de leur contexte vivant certains traits des cultures archaïques qui, par leur bizarrerie relative, paraissaient susceptibles de piquer la curiosité du lecteur occidental. Les travaux des premiers comparatistes, tels Crawley, Westermarck et Frazer, se fondaient sur ces données partielles, abusivement rapprochées. Beaucoup d'ouvrages de cette époque présentaient aussi le défaut contraire : c'étaient des rapports consciencieux, bourrés de renseignements utiles, très lassants à consulter. En guise de plan, on suivait à peu près l'ordre géographique; ou alors on respectait une certaine gradation, sans pour autant souligner les interférences, et on passait petit à petit de la culture « matérielle » à la culture « spirituelle » [19]. Soucieux de réagir contre cette absence de système qui interdisait toute comparaison valable, les Américains s'étaient lancés, sous l'impulsion de Boas et de Kroeber, dans l'immense tâche qui consiste à recenser le plus grand nombre possible d'éléments culturels dans les tribus indiennes, à les porter sur cartes et à les rapprocher de facteurs tels que la densité de la population, le relief et le climat, la nature du sol, etc. [20]. Pareille méthode, proche de celle préconisée par Van Gennep pour le folklore, fournit des précisions intéressantes sur « l'intensité culturelle », la diffusion de certains usages, produits, pratiques, etc., et, de façon indirecte, sur l'histoire de la population étudiée. Mais, comme le signale Herskovits, au fur et à mesure des progrès de la recherche, les exigences deviennent plus grandes, le nombre des traits répertoriés augmente (402, 1094, 2174, 4662,5263,7633 ),ce qui fait qu'en définitive, on se trouve en face d'une masse énorme de données, souvent dénuées de toute signification véritable [21]. Cette manière de faire, qui n'est pas abandonnée, rappelle celle du conservateur de musée qui classe, étiquette, compare et distingue. Tout normalement, à ses débuts, une science utilise des procédés ayant déjà fait leurs preuves. 

Pareille conception de l'ethnographie parut aberrante a Malinowski, car, pour lui, percer le mystère d'une société primitive, ce n'est pas dresser l'inventaire de son outillage matériel et spirituel, ce n'est pas non plus retracer son histoire et suivre les étapes de ses transformations - chose impossible vu l'absence de tout document écrit [22]-, c'est avant tout saisir les buts qu'elle vise et déterminer les moyens qu'elle emploie pour les réaliser. Il est absurde, en effet, d'étudier une chose vivante comme matière figée et morte, de se demander ce qu'elle a été avant de voir ce qu'elle est. Et sa théorie générale, implicite dans Les Argonautes, puis exposée à deux reprises dans un important article et dans un livre posthume [23], constitue, selon l'expression de Bateson, une approche organiciste des phénomènes culturels [24]. Sans tomber dans les fantaisies jadis dénoncées par Sorokin et qui ont déconsidéré les recherches d'un Schäffle et d'un Novicow, Malinowski n'en écrit pas moins que toutes les coutumes, objets matériels, idées ou croyances que l'on peut trouver chez une population archaïque, constituent les « éléments indispensables d'une totalité organique ». Cette idée-force, il l'a reprise maintes fois, et souvent sous une forme inacceptable. Nous n'entrerons pas dans le détail des polémiques qu'elle a déclenchées et nous nous contenterons de remarquer avec Kroeber que si pareille intégration n'est jamais parfaite, elle le devient de moins en moins à mesure que l'on s'élève dans l'échelle des civilisations [25]. Surtout, croire que chacun de ces éléments occupe une place assignée une fois pour toutes et ne la quitte jamais revient à nier la constante adaptation aux changements extérieurs. Même dans les sociétés les moins évoluées, des indices, telles les fameuses survivances étudiées dès l'époque de Tylor, suffisent à établir l'absurdité de ce fixisme nouvelle manière [26]. 

Il n'empêche que, pour l'essentiel, les savants modernes se sont rangés à l'avis de Malinowski : toute société suppose un certain degré d'intégration, et, pour rendre compte de l'un ou l'autre de ses aspects, il faut d'abord et avant tout considérer l'ensemble [27]. 

Pour Malinowski, chaque élément culturel n'a donc de raison d'être et de sens que par rapport aux éléments voisins et, en définitive, à la société tout entière. L'attention des chercheurs doit se 'concentrer sur ces rapports entre les faits, plutôt que sur les faits eux-mêmes. A priori, il s'agit là d'une position difficile, puisque, comme nous l'avons vu, ces derniers défient déjà l'inventaire et l'analyse.- Exiger en outre du chercheur qu'il dégage avec clarté les innombrables interactions, n'est-ce pas lui imposer une tâche au-dessus des forces humaines? Rappelons que, pour résoudre un problème similaire, Bergson prenait l'exemple de la limaille de fer attirée par un aimant. L'extrême complication des chocs qui se produisent alors entre morceaux infimes ne doit pas faire oublier que tout le mouvement est dû à une cause unique : c'est cette dernière qu'il s'agit de découvrir avant de s'attacher au détail. De même, sans se laisser impressionner par le mélange apparemment confus d'activités, d'usages, de croyances, l'ethnologue essaiera de les grouper autour de quelque thème majeur, d'importance vitale. Que l'on prenne l'exemple d'un simple feu de bois allumé par une poignée d'individus. En lui-même, l'événement semble insignifiant et peu digne qu'on s'y arrête; toutefois, il peut s'agir d'un foyer domestique, d'une cérémonie commémorative, d'un feu de camp lors d'une partie de pêche ou de chasse, ou d'une expédition organisée. Qui ne voit que si l'on procède par inductions prudentes, sans cesse vérifiées par divers recoupements, on pourra, à partir de ces quelques bûches embrasées, aboutir à toutes sortes de données précieuses sur les techniques, les personnes préposées à la surveillance, la coopération entre les membres d'une famille ou d'un groupe, etc. [28]. Dans n'importe quelle société, tout se tient par un fil plus ou moins ténu, toutes les parties composantes sont fonction les unes des autres. On sait que ce concept de fonction, d'abord essentiellement mathématique (Euler au XXVIIIe siècle), a été successivement employé en physiologie (Claude Bernard), en psychologie, en droit, en économie. Son introduction en ethnologie est l'oeuvre de Malinowski, qui semble avoir repris l'idée à Durkheim. Mais dans la phrase fameuse, « la fonction d'un fait social doit être recherchée dans sa relation avec quelque fin sociale [29] », il a surtout retenu le terme « relation » et préféré substituer « fin biologique » à « fin sociale », comme nous le verrons bientôt. Quoi qu'il en soit, Les Argonautes sont incontestablement la première application systématique qui ait été faite de ce principe dans l'étude des populations archaïques. Les grands voyages Kula servent de prétexte à l'auteur pour de multiples et passionnantes incursions dans les domaines de l'agriculture (culture et répartitions des récoltes), de l'économie (notion de valeur, importance de l'échange), de la société (chefferies, rapports de parenté), des croyances (rôle de la magie, etc.). Il s'agit bien d'une grande coupe transversale dans la culture trobriandaise, en partant de l'un de ses éléments principaux, et en soulignant tous les prolongements et toutes les ramifications. Outre son côté pratique, l'intérêt de la méthode est de demeurer très proche de la vie et de ses démarches. 

Pourtant, en dépit de son utilité, cette notion de fonction se révèle d'un emploi assez difficile. Robert King Merton a fait à ce sujet une mise au point fort claire, dont il existe une traduction française. Nous y renvoyons le lecteur [30]. On pourrait à la rigueur admettre la définition très souple de Kluckhohn : « un détail déterminé d'une culture est fonctionnel dans la mesure où il définit un mode d'adaptation du point de vue de la société et d'ajustement du point de vue de l'individu [31] ». Voilà qui est bien, mais chez beaucoup d'auteurs - et parfois chez Malinowski -ces adaptations et ces ajustements semblent se produire en vertu d'une sorte de force interne et revêtent un caractère de nécessité absolue. On pourrait alors penser que certaines fonctions déterminent la conduite des individus - ce qui revient à inverser les rôles. « On finira par nous faire croire », écrit malicieusement Willard Waller, «que les gens se marient parce qu'ils veulent éduquer leurs enfants, et non parce qu'ils sont amoureux! [32] » Malinowski récuse ce sociologisme à la manière de Durkheim, mais certaines de ses affirmations, fort dogmatiques, laissent supposer que l'individu n'est sur terre que pour accomplir des tâches bien définies, ce dont il n'a d'ailleurs pas toujours conscience. Pour un savant très attaché au libre arbitre, il y a là une contradiction flagrante! En fait, les rapports entre un homme et les institutions sociales qui l'encadrent sont très complexes, et on ne saurait parler à leur propos de « fonction indispensable », puisque, comme l'a si bien établi Merton, un élément culturel peut avoir plusieurs fonctions, tandis qu'une fonction peut être remplie par des éléments interchangeables et équivalents (« substituts fonctionnels »). Si ceci ne ruine pas le fonctionnalisme, il est bien évident que sa portée théorique et pratique s'en trouve singulièrement réduite. Malinowski l'a pressenti et, dans les dernières pages de s'on essai, il s'attache à nuancer sa pensée. À propos de la fonction du système clanique, par exemple, il parle d'une différenciation interne surérogatoire, car il lui faut bien reconnaître que beaucoup de populations sans écriture ne sont pas groupées en clans et qu'elles ne s'en portent pas plus mal. En pratique toutefois, c'est moins par sa rigidité que par son absence de rigueur que pèche la méthode [33]. Paru en 1935, le gros ouvrage Coral Gardens laissa, à ceux qui le lurent jusqu'au bout, une impression de désordre et d'arbitraire [34]. Malinowski se montra très affecté des reproches qu'on lui adressa à cette occasion, car il éprouvait le sentiment de ne pouvoir faire mieux. Ce demi-échec contribua puissamment à discréditer les thèses qui lui étaient chères. Peu après cette date, même dans son entourage immédiat, les critiques se firent de plus en plus vives, ses meilleurs élèves commencèrent à quitter les voies qu'il avait tracées et à en ouvrir d'autres. Ce fut pourtant moins la théorie du fonctionnalisme que celle des « besoins» qui rebuta beaucoup d'esprits. 

En effet, pour donner une base à son système, Malinowski s'est efforcé de raccorder les diverses institutions aux besoins spécifiques de l'espèce humaine. Le professeur Balandier y voit une tentative hardie d'explication globale de l'homme, très proche à certains égards de celle du marxisme [35]. Cependant, l'auteur des Argonautes ne pensait pas en marxiste, car il s'intéressait relativement trop aux individus et pas assez aux groupes sociaux. Étant donné que la théorie, parfois fort subtile, des trois sphères de besoins n'intervient en aucune façon dans le présent ouvrage, nous nous bornerons à quelques indications très succinctes [36]. Viennent d'abord les besoins ou impératifs primaires (reproduction, sécurité, mouvement, etc.) qui appellent des réponses appropriées (rapport de parenté, protection, activités, etc.); ensuite, les besoins dérivés qui découlent du fait que l'homme vit en société (production en commun, prescriptions légales, maintien des traditions, autorité établie), et auxquels correspondent l'économie, le contrôle social, l'éducation, l'organisation politique, etc.; enfin, les besoins intégrés - les précédents en quelque sorte pétrifiés - qui se trouvent satisfaits lorsque les soins donnés par les parents se muent en éducation délibérée de la génération montante, lorsque les habitudes sont devenues des coutumes, les institutions, des valeurs, etc. On a donc affaire à une construction apparemment bien structurée, qui part des nécessités les plus élémentaires de la vie pour aboutir aux formes culturelles les plus hautes. Le dynamisme et l'utilitarisme caractérisent tout le système : les institutions ne sont là que pour décupler la force, les facultés, le temps, impartis à chacun de nous, pour rendre plus efficaces les efforts de l'homme. Le gros reproche qu'on lui adresse en général est donc le rôle second dévolu à la société. Aussi Talcott Parsons a-t-il parlé de « malencontreuse incursion dans le domaine de la sociologie [37] » et Lévi-Strauss de « grand malheur dans l'histoire de l'ethnographie [38] ». Faut-il vraiment se montrer si sévère? Notons que les recherches entreprises par Malinowski dans le domaine de la psychologie individuelle et de la psychanalyse ont donné des résultats non négligeables. En établissant le caractère non universel du complexe d'Oedipe - qui varie selon le type de société, matriarcat ou patriarcat - il semble même apporter de l'eau au moulin des sociologues. Mais a-t-il vraiment prouvé ainsi que le sexuel découle du social et du culturel (comme le croit le professeur Bastide [39] ou, au contraire, que la structure sociale n'est que la projection du type d'éducation reçue au cours de la prime enfance? Le fait est que beaucoup de chercheurs - Mead, Benedict, Kardiner, Linton - ont, à sa suite, plutôt essayé de trouver dans l'individu et dans la manière dont il a été élevé, la solution au problème posé par la diversité des cultures humaines. 

De tout ce qui précède, on aura conclu que le grave malentendu qui s'est produit entre Malinowski théoricien et la plupart des savants modernes provient de son indéniable méconnaissance de la primauté du social dans la vie des peuplades sans écriture. L'auteur des Argonautes avait, dès 1932, promis de publier un ouvrage sur le système de parenté chez les Trobriandais, mais on a pu se demander si le fait que celui-ci ne vit jamais le jour n'est pas plus imputable à un refus de traiter ces problèmes de structure qu'à une mort prématurée. Les autres livres du professeur - en particulier, celui que nous présentons - contiennent bien de nombreux renseignements à cet égard, mais il faut convenir que jamais il ne les a rassemblés telle « une charpente analytiquement distincte de la vie sociale » [40]. Aussi H. Powell est-il spécialement retourné aux Trobriands, après la Seconde Guerre mondiale, pour tenter de combler cette lacune : nous dirons plus loin un mot de ses travaux. Le professeur Raymond Firth lui-même raconte comment, vers 1935, les élèves de Malinowski avaient accepté la nette distinction entre société et culture, établie par Radcliffe-Brown. Et, en 1940, ce dernier pouvait écrire « les structures sociales sont tout aussi réelles que les organismes individuels », ce qui représente un véritable retour aux sources de la sociologie [41]. Aussi les recherches entreprises à cette époque ont-elles visé à circonscrire, dans la masse des documents ethnographiques, une sorte de grille dont on retrouve partout l'analogue, susceptible de permettre la comparaison entre groupes humains, et à laquelle on a précisément réservé le nom de structure sociale. Comme l'écrit excellemment le professeur Lévi-Strauss, « le but est de distinguer un donné purement phénoménologique, sur lequel l'analyse scientifique n'a pas de prise, d'une infrastructure plus simple que lui et à laquelle il doit sa réalité [42]  ». Parmi les premiers essais tentés dans cet ordre d'idée, citons We, the Tikopia, qui représente une nette réaction contre le psychologisme de l'auteur des Argonautes et l'intérêt qu'il portait aux besoins purement individuels. Ici, l'accent est mis sur les activités réelles, c'est-à-dire sur celles qui correspondent à la place occupée par chaque membre du groupe dans le cadre de sa famille et de la société en général. « Plutôt que de ce qu'ils pensent et ressentent, je me suis efforcé de rendre compte de ce que les Tikopia font », écrit Raymond Firth [43]. Et ce que ces hommes font, même contre leur gré, permet d'isoler peu à peu leurs obligations traditionnelles, puis cette espèce de trame (« warp ») de la société, qui résiste aux tempêtes du temps [44]. On obtient, pour finir, un groupe d' « équations sociales » - c'est-à-dire de rapports immuables et plus ou moins contraignants entre les individus - qui éclairent non seulement les relations de classe et de parenté, les prestations diverses, la distribution du travail, mais aussi, dans une plus large mesure, la mentalité des populations étudiées. La méthode s'avère d'une application si rigoureuse, écrit encore le professeur Lévi-Strauss, que si une erreur apparaissait dans la solution des équations ainsi obtenues, elle aurait plus de chance d'être due à un trou dans la connaissance des institutions indigènes qu'à une faute de calcul. Pour les Tallensi d'Afrique, M. Fortes a même pu démontrer que les lois, la morale, l'étiquette, le type de gouvernement « ne sont que les éléments du mécanisme compliqué grâce auquel une structure sociale existe et dure [45] ». 

Nous n'avons résumé cette méthode, de façon d'ailleurs outrancière, que pour l'opposer ici à celle suivie dans Les Argonautes. Les grands livres écrits d'un point de vue structuraliste par Evans-Pritchard, Meyer Fortes, Bohannan, etc., les thèses si brillamment soutenues par Lévi-Strauss, n'impliquent pas pourtant que la technique « impressionniste et subjective » de Malinowski ne mérite plus de figurer dans une histoire de l'ethnographie. Dans un récent ouvrage, Ralph Piddington s'est fait l'avocat de son maître [46]. Après avoir remarqué que le petit nombre de structures sociales connues dans le monde enlève beaucoup d'intérêt à la possibilité de comparaison, il insiste surtout sur l'appauvrissement de la recherche qu'entraîne ce procédé parfois qualifié de « spartiate ». Le fait de considérer comme primordiaux les rapports des individus avec la famille et le groupe social conduit beaucoup d'auteurs à négliger fâcheusement d'autres aspects de la vie culturelle. Le haut degré d'abstraction auquel ils aspirent oblige ces savants à sacrifier une masse d'événements apparemment fortuits, mais peut-être tout aussi significatifs, et à assimiler les faits sociaux à des « choses mécaniques ». C'est toujours, depuis Durkheim, le même reproche; l'anthropologie comme la sociologie se heurtent ici à un mur. Phyllis Kaberry constate avec humour : « Les individus réels, avec leurs sentiments et leurs passions, n'apparaissent plus que dans la préface, lorsque l'auteur remercie ses collaborateurs; sinon, ils se muent en chiffres et occupent leur place dans la géométrie sociale [47]. D'autre part, ajoute Raymond Firth, l'idée de détacher, pour les décrire, des groupes d'hommes de leur environnement géographique est absurde, car « ces groupes sociaux n'existent pas dans le vide». Et quand on s'acharne à trouver des rapports entre l'écologie et les structures sociales, c'est pour admettre qu'ils n'existent que dans les groupes humains très petits - les Indiens des Plaines, par exemple, où la forme des campements varie avec le type de société - mais non dans les grands centres urbains [48]. Surtout, la notion de structure devient gênante dès qu'on s'intéresse à la transformation et à l'adaptation des peuplades sans écriture. Car il ne faudrait pas se leurrer sur l'immobilisme des primitifs : ceux-ci évoluent à un point tel qu'Elkin voudrait que l'on recommençât les enquêtes à leur sujet tous les dix ans. Aussi, R. Firth a-t-il proposé un concept nouveau, celui d'organisation sociale, dont G. Gurvitch donne une excellente définition [49], mais dont nous ne saurions parler ici. 

À dire vrai, l'opposition entre ces deux méthodes, structuraliste et fonctionnelle, apparaît à beaucoup comme le type même de la fausse querelle. A certains égards, la première peut sembler plus scientifique du fait qu'elle est moins subjective, mais la seconde, où intervient l'esprit de finesse de l'observateur, n'en perd pas pour autant droit de cité. Si, comme on l'a vu, Malinowski met l'accent sur la psychanalyse, sur la sexualité [50], la raison en est qu'il possédait à un point éminent de don très slave de sympathie qui facilite les contacts et incline aux confidences. Même si le reproche de se montrer plutôt allergique au social n'est pas sans fondement, il faut convenir que les résultats obtenus justifient a posteriori les moyens employés. En vérité, si l'on fixe pour but à l'ethnographie de comprendre l'homme, il s'agit bien de la personne humaine tout autant que de son encadrement politico-social, et, dès lors, on ne saurait faire abstraction de la psychologie individuelle. Quoi qu'il en soit, l'argument de l'impossibilité de la comparaison tombe lui aussi, car cette étude fonctionnelle de la Kula a précisément permis à Marcel Mauss de faire les rapprochements que l'on sait avec des institutions du même type et d'aboutir à ses fécondes généralisations. Enfin, il appert que les deux procédés ne sont nullement exclusifs ou contradictoires. Ils gagnent même à être utilisés simultanément, et il suffit d'adopter l'un pour ressentir la nécessité de recourir à l'autre [51]. Merton remarque que si les fonctions contribuent à déterminer la structure, celle-ci, à son tour, détermine l'efficacité avec laquelle les fonctions sont remplies [52]. Et c'est bien ce que dit Raymond Firth quand il explique que, pour décrire une structure, il faut tenir compte des effets de l'action sociale. 

Comment, par exemple, parler de l'interdiction du mariage endogame sans se référer aux sanctions éventuelles - ce qui nous ramène, qu'on le veuille ou non, à la fonction? En revanche, les buts ultimes (ou, si l'on veut, les besoins auxquels ils répondent) d'une cérémonie ou d'un acte quelconque, se révèlent souvent malaisés à définir. Prenons le cas d'un festin aux Trobriands : sa raison d'être est-elle le plaisir éprouvé par les indigènes à se réunir; convient-il d'y voir un moyen de rehausser la dignité de certains chefs; s'agit-il d'une sorte d'impulsion mystique indispensable à l'intégration sociale? Sans doute est-ce tout cela à la fois, mais s'il y a un facteur dominant, seule une analyse structurale, même schématique, permettra de le déceler [53]. Dans un autre travai1 [54] le même savant compare les deux notions, l'une à l'anatomie (structure), l'autre à la physiologie (fonction), c'est-à-dire à deux disciplines scientifiques très dissemblables dans la manière d'envisager les problèmes, mais également utiles pour poser un diagnostic. Aussi serait-il faux de croire que la leçon de Malinowski est perdue, comme certains l'assurent un peu vite. Une école « néo-fonctionnelle » vient même de se créer, qui, suivant les préceptes donnés par le Maître, s'est fixé pour tâche de «souligner à tous les niveaux les déterminants biologiques des activités culturelles » et de mettre en évidence les connexions organiques entre les divers éléments, sans pour autant se refuser par principe à toute enquête historique sur les origines et à toute recherche de structure [55]. En réalité, l'ethnologie date de trop peu de temps pour avoir pu mettre à l'épreuve les outils encore grossiers dont elle dispose (fonction, structure, société, organisation, etc.) et dont le mérite est surtout de permettre au débat de s'ouvrir, aux solutions véritables de se dégager peu à peu [56]. 

 

III

 

Après ces considérations méthodologiques sur lesquelles nous nous sommes étendu parce qu'elles situent Les Argonautes dans la jeune histoire de l'ethnographie, venons-en maintenant au sujet même du livre, les grandes expéditions Kula, si magnifiquement décrites. Dans l'anthropologie moderne, ces longs voyages d'un archipel à l'autre, sur ces mers mélanésiennes parfois dangereuses, entrepris pour obtenir des colliers ou des brassards de coquillages, sont aussi célèbres que les rites d'initiation Bambara, le totémisme des Arunta, la religion Vaudou ou la couvade des Indiens Caribes. Il serait oiseux de redonner ici l'analyse complète du système, alors que le lecteur va la trouver dans ce volume. Insistons cependant sur le fait que toutes les opérations d'échanges se déroulent, comme le dit si bien R. Firth, « entre gentlemen», conformément à un cérémonial et à un ensemble de règles immuables les objets précieux suivent un itinéraire bien déterminé, les dons s'effectuent au profit des seuls partenaires, les femmes sont exclues, etc. (cf. chap. III.) Les indigènes tiennent tant à ce que tout se passe suivant la tradition, qu'ils se répandent en récriminations dès qu'une entorse est faite à l'acheminement normal. Leo Austen raconte que le pasteur méthodiste J. W. Dixon dut, avec l'aide des Trobriandais les plus âgés, remettre de l'ordre dans le Circuit, ce qui lui valut l'estime générale [57]. Nous avons donc affaire à une institution étonnamment rigide, fortement ancrée dans les moeurs, appréciée au plus haut point par les intéressés. Et pourtant tous ces dangers affrontés, tous ces efforts dépensés pour quelques articles sans utilité et même sans valeur marchande, paraissent a priori absurdes [58]. Le génie de Malinowski a été de soupçonner au départ que la clef de cette énigme très difficile à résoudre devait fournir des précisions importantes sur l'attitude des populations archaïques en matière d'économie. L'auteur en fait un exposé magistral, mais convaincu que la mission de l'ethnographe est de remettre entre les mains du publie éclairé un dossier sans lacunes, plutôt que de lui imposer une solution de son cru, il s'est montré très discret dans son interprétation [59]. Disons même que la lecture de ces quelque 500 pages s'achève sans qu'on ait l'impression d'avoir percé le mystère. Aussi Marcel Mauss a-t-il repris tout le problème deux ans après la parution des Argonautes [60]. Grâce à sa prodigieuse érudition et à l'emploi de la méthode comparative, à propos de laquelle Malinowski s'est toujours montré fort réticent, il a pu établir que cette Kula n'est pas unique en son genre comme le croyait son collègue anglais [61] mais qu'elle représente au contraire un comportement collectif que l'on retrouve, dans ses grands traits, un peu partout dans le monde. Toutefois, on ne saurait prétendre qu'il ait définitivement épuisé la question. 

Quand on considère les choses d'un peu haut, on s'aperçoit en effet que laKula peut être mise utilement en parallèle avec nombre de systèmes analogues. Dès 1900, le père Lambert découvrait, en Nouvelle-Calédonie, des potlatch semblables à ceux des Indiens Kwakiutl [62] et, selon la définition, un peu trop concise, de Marcel Mauss, « la Kula n'est au fond qu'un potlatch intertribal ». En 1910, C. G. Seligman avait parlé du hiri des Motu, très proche lui aussi des prestations cérémonielles trobriandaises [63]. Le Dr W. E. H. Stanner étudia de même les échanges merbok entre tribus de la côte nord-ouest du territoire septentrional de l'Australie, et l'on pourrait sans peine allonger cette liste [64]. Mais avant toute explication à ce sujet, il faut noter que celle proposée par Marcel Mauss et qui se base sur la notion Maori de hau abusivement généralisée, élude plutôt qu'elle ne résout le problème. C. Lévi-Strauss, R.Firth et R.Bastide tombent d'accord pour récuser une méthode qui consiste à substituer la vision indigène des choses à l'analyse scientifique. Malinowski insiste d'ailleurs sur le fait que les intéressés eux-mêmes sont bien incapables de dominer une institution aussi vaste d'échanges (sous forme de dons et de contre-dons), et, par conséquent, d'en indiquer son sens véritable. Le dernier mot appartient toujours à l'ethnologue qui, pour l'essentiel, ne peut compter que sur lui.

 

A. - Il saute aux yeux que la Kula remplit tout d'abord une fonction d'ordre commercial. Bien que les objets qui passent de main en main n'aient qu'une valeur de prestige, un troc important d'articles de première nécessité et de vivres se pratique en marge des échanges et parallèlement à eux. On peut dès lors estimer qu'en dépit de tout le cérémonial qui l'accompagne (et qui marque beaucoup d'entreprises humaines intéressées), la Kula est avant tout l'occasion de procéder à des opérations lucratives. Labouret note que les expéditions, qui se déroulent dans des directions connues d'avance, mettent en rapport des catégories très précises des populations indigènes et favorisent le maintien des monopoles commerciaux. En tout cas, il appert que cette remise de brassards et de colliers stimule la circulation des biens, chose très utile dans ces sociétés archaïques qui ont tendance à vivre en économie fermée. Le même auteur place à l'origine de toute l'institution le simple présent reçu dans le cadre familial. Un tel cadeau exige une contrepartie, si bien que, peu à peu, les objets se transmettent dans un cadre social qui va toujours en s'élargissant [65]. C'est une idée très voisine que reprend Leach quand il écrit que, dans ce marché où la compétition est grande, « l'unité monétaire » consiste en dettes sociales de toutes sortes. Nous reviendrons sur cet aspect du problème. En tout cas, Malinowski a fort bien indiqué que certains districts, très pauvres en produits comestibles ou en articles manufacturés, ne sauraient subsister sans l'appoint fourni par les régions mieux pourvues. C'est le cas des îles où les récoltes sont insuffisantes en raison de l'exiguïté des terres cultivables ou de la configuration du sol. Les informateurs indigènes sont très conscients de cette nécessité où se trouvent, par exemple, les Amphletts, de recevoir des ignames de Kitava ou de Kiriwina [66]. Seules les îles plates coralliennes paraissent connaître l'abondance et pouvoir, éventuellement, se passer de toute aide extérieure (sauf, jadis, pour des outils tels que les haches de pierre). L'auteur des Argonautes ne tient cependant pas compte des famines qui, même dans les districts favorisés par la nature, sévissent de temps à autre. Y a-t-il une relation entre cette disette occasionnelle et le grand cas que les chefs trobriandais font du stock alimentaire (au point de laisser pourrir des tonnes de tubercules)? R.Firth et Powell reprochent aussi à Malinowski de ne donner que fort peu de renseignements quantitatifs (quelle est l'importance du commerce parallèle?) et de réduire parfois le concept d'utilité à celui d'usage immédiat -« ce qui est un langage de ménagère et non d'économiste ». Ceci nous paraît d'ailleurs assez injuste, car, s'il n'en a peut-être pas tiré toutes les conclusions souhaitables, Maliowski a bien mis en évidence l'intérêt qu'ont les dirigeants à disposer d'un stock alimentaire. Mais il a surtout montré que le prestige social dépend des distributions périodiques de nourriture effectuées par ces derniers. Peut-être a-t-il vu un « gaspillage ostentatoire » là où il est possible de déceler une raison purement économique [67].

 

B. - On voit que l'explication glisse insensiblement du domaine économique au domaine social et politique. Pas plus dans les sociétés primitives que dans les grandes nations modernes, il n'est possible de tracer une ligne de démarcation nette entre les deux et de savoir lequel joue le rôle déterminant. Est-ce la richesse qui confère l'autorité au chef, ou bien le pouvoir entraîne-t-il l'accumulation des biens? Malinowski n'a pas étudié la chefferie aux Trobriands d'un point de vue structural, et son exposé s'en ressent. Il croyait que cette institution, tout à fait exceptionnelle en Mélanésie, était un apport étranger - du moins donne-t-il cette hypothèse comme la plus plausible. Son élève et disciple, Powell, croit au contraire qu'il peut s'agir d'un développement spontané du système social originel [68]. Il faut concevoir que les habitants des TrobriandsPrésentation                                 29 s'organisent en hameaux, villages, puis groupes de villages (« clusters »), ce qui, du point de vue économique, représente des avantages certains. Powell a même pu établir jusqu'à quel point une telle coordination était matériellement utile, compte tenu de l'importance de la population, de l'aire géographique, etc. Mais, et ceci s'avère capital, ces ensembles ne sont pas constitués une fois pour toutes : ils représentent les zones d'influence de certaines fortes personnalités qui ont réussi à les créer par leur entregent et aussi, dans une moindre mesure, grâce au prestige attaché à leur rang dans la hiérarchie sociale (ce rang n'étant qu'un simple atout, mais ne donnant aucun privilège exclusif). À la mort d'un chef, son successeur repart à zéro, recommence, s'il le peut, tout le travail de construction. Nous avons donc bien affaire à une « dynamique de la chefferie agonistique ». Et on comprendra tout de suite l'importance de ce prestige social, évoqué plus haut, pour un individu qui doit, à la lettre, s'imposer et se faire reconnaître comme maître par plusieurs centaines de personnes. Sa renommée se fonde, pour une bonne part, sur les succès remportés lors de la Kula : un dirigeant vieilli, pauvre, discrédité, voit peu à peu ses partenaires lui refuser les prestations traditionnelles. Bien sûr, les Trobriandais, gens pacifiques, ne vont pas jusqu'à chasser de leur poste les malheureux ainsi déconsidérés de tous. Mais il est des vieux chefs, tel To'uluwa, qui font une triste fin de carrière... [69]. Les expéditions lointaines revêtent donc aussi une portée sociale et politique indirecte, du fait qu'elles suscitent la rencontre des hommes en place, qu'elles accroissent leurs ressources et provoquent la mutuelle reconnaissance de leurs privilèges. Entre les coéchangistes se tissent des liens fondés sur l'intérêt réciproque - des « channels of communication », écrit Powell. Cela a pour effet de maintenir des rapports entre districts très éloignés les uns des autres, d'éviter la guerre, ainsi remplacée par le commerce [70]. Il y a plus de trente ans déjà, le sociologue belge Warnotte [71] avait d'ailleurs prouvé, théoriquement, que le système Kula ne se conçoit que là où les phénomènes de subordination sociale sont encore instables ou momentanés - ce qui est manifestement le cas aux Trobriands - et seulement lorsque certaines conditions démographiques et économiques sont remplies.

 

C. - Nous venons de faire allusion à la guerre. Nul doute que jadis les combats entre populations d'îles voisines n'aient été monnaie courante; il subsiste des traces de cet ancien état de choses dans les récits mythiques et aussi dans la grande méfiance qui caractérise les contacts entre Trobriandais et Dobu, par exemple. À ce propos, Malinowski signale les manifestations simulées d'hostilité au moment de l'arrivée des visiteurs à Dobu (cf. chap. xiii). Cette mise en scène de guerre sans suites fâcheuses a cependant pour effet de survolter les nerfs des deux parties. Ici comme toujours, l'auteur des Argonautes ne se livre malheureusement pas à la moindre enquête historique et il se borne à noter ces prétendues «survivances » d'un lointain passe. Ce qu'il en dit a néanmoins suffi à éveiller l'attention de certains commentateurs tel Raymond Lenoir [72]. Dans un article paru dans L'Anthropologie, cet auteur commence par remarquer que les indigènes attribuent un sexe différent aux mwali et aux soulava (brassards et colliers), et que la manière dont ils les échangent laisse croire que ces prestations obligatoires et réglées sont venues se substituer à la pratique du rapt [73]. En outre, il constate une similitude curieuse entre les cérémonies de la Kula qui accompagnent la remise des présents et celles qui marquent encore aujourd'hui la conclusion de la paix chez certaines peuplades mélanésiennes étudiées par Seligman - les Mairava et les gens de Wagawaga (Massim du Sud). Les échanges correspondent donc à la fin d'un état de tension et à l'établissement de rapports plus pacifiques entre les tribus. Même si l'analogie n'autorise que des hypothèses, il y a tout lieu de penser que l'exogamie et la chasse aux têtes devaient sans nul doute provoquer, aux Trobriands comme ailleurs, des conflits quasi permanents, ponctués de courtes trêves. Lors de ces périodes de répit, des relations d'un autre ordre remplaçaient les tueries et les enlèvements de femmes. Très comparable au potlatch, la Ku la constituerait donc une sorte de succédané des combats, un « comportement symbolique » (Mauss), un «litige pacifique » où les parties s'affrontent, se défient, cherchent à se surpasser par l'étalage de leur richesse [74]. C'est une sorte de lutte différée, la partie donataire se reconnaissant battue, quitte à prendre sa revanche à la prochaine rencontre. Si elle ne le peut, elle sera définitivement vaincue aux yeux du donateur, elle tombera au plus bas degré de l'échelle sociale [75].

 

D. - Approfondissant peu à peu cette recherche des motifs, nous aboutissons tout normalement à quelques grands s principes psychologiques, eux-mêmes basés sur ces besoins fondamentaux de l'individu, cités plus haut. En prenant connaissance des incroyables vantardises qui accompagnent la magie, le lecteur comprendra qu'elles expriment le désir inconscient de chacun d'être le plus beau, le plus fort, le plus heureux dans la Kula. Le Trobriandais est incapable de dissimuler derrière une hypocrite modestie cette volonté de puissance qui, sous toutes les latitudes et dans toutes les civilisations, pousse les hommes à se surpasser, à s'imposer à autrui. Dans une telle perspective, aussitôt satisfaites les nécessités de la vie, la richesse elle-même devient un moyen de commander à ses semblables (Mauss). Tout comme beaucoup d'Occidentaux aspirent aux titres et aux décorations, les indigènes ont soif d'honneurs. Il n'y a rien dans tout ceci qui ne soit trop humain. Mais quand ils se « projettent » ainsi dans le monde, outre la haute idée qu'ils se font de leur importance, les Trobriandais éprouvent un très vif désir d'équité, d'équilibre entre ce qu'ils accordent et ce qui leur est dû en retour. Chaque fois qu'ils offrent un cadeau à un partenaire, ils attendent de celui-ci une juste contrepartie. Cette notion de réciprocité dans les rapports sociaux a été développée pour la première fois dès 1916 par R. Thurwald [76], et elle s'applique à la nourriture, aux présents, même différés, mais aussi, par exemple, à la sympathie manifestée lors des deuils [77]. La contribution de Malinowski apparaît comme capitale à cet égard : pour la première fois dans l'histoire de l'ethnologie, il opère un strict classement des prestations et des contre-prestations. Seule l'idée de « don pur », qui forme pour lui une catégorie à part, doit être abandonnée, car les cadeaux d'un mari à sa femme - supposés désintéressés - représentent en fait le paiement des divers services rendus dans le cadre du ménage (y compris les services sexuels) [78]. Ce qui assure la cohésion d'une société, ce n'est donc pas une sorte de « propension mystique à l'unité », mais la certitude de recevoir l'équivalent de ce qu'on donne. À ce propos, R. Firth dresse la longue liste des principes sur lesquels Malinowski a attiré l'attention des savants : régularité des transactions, importance des sanctions traditionnelles, équivalence du cadeau de retour, caractère immédiat ou non des présents rendus, etc. [79]. Cette partie des Argonautes demeure classique. 

 

IV

 

Venons-en maintenant à cette magie qui domine toute la vie trobriandaise. De gros recueils ont déjà été consacrés au recensement et à l'étude des rites magiques, qui sont quasiment universels, mais nous avons affaire ici à un cas limite, ce qui accroît l'intérêt du témoignage. Tous les auteurs qui se sont occupés du problème n'ont pas manqué de se référer et de puiser à une source aussi riche. Il y a là une masse considérable de matériaux qui a servi de base à la plupart des classifications ultérieures [80], car tous les types de magie s'y trouvent représentés. Chez ces aborigènes, la religion au sens ordinaire du terme - adoration de dieux - ne joue aucun rôle [81], mais la construction des pirogues, la navigation, la pêche hauturière, la danse, la culture des ignames, les rapports entre les deux sexes, toutes les pensées et tous les actes, sont littéralement imprégnés de croyances superstitieuses. Puisqu'il s'agit d'un des thèmes essentiels du livre, on nous permettra, pour une meilleure intelligence du texte, de rapporter ici quelques idées générales. Comme nous l'avons signalé, Malinowski a complété son ouvrage en rédigeant, quelques années plus tard, un article capital sur lequel Nadel a écrit une remarquable mise au point [82]. 

Malinowski ne traite pas de l'origine de la magie, car cette sorte de question lui paraît oiseuse. Pourtant, il est possible de dégager assez facilement une théorie des nombreux cas concrets exposés [83]. Si tous les peuples du monde, même les plus primitifs, disposent d'un ensemble de techniques adaptées aux nécessités courantes de l'existence, par contre, l'homme se sent désemparé aussitôt qu'il doit faire face à des périls, des cataclysmes, qui excèdent de beaucoup ses possibilités réelles de défense et d'action. À ces heures difficiles, précisément pour continuer d'agir, il faut à tout prix qu'il puisse escompter un retour à une situation plus favorable et plus normale. Puisque la chose est irréalisable par des moyens ordinaires, une autre technique,supranaturelle celle-là, viendra combler les lacunes du savoir pratique [84]. La constatation de son impuissance, la protestation de l'homme devant un état de fait aussi « scandaleux», expliquent l'existence des croyances et des rites magiques, psychologiquement indispensables. La magie est avant tout un moyen de nier l'absurdité du monde [85]. Pour étayer sa thèse à ce propos, Van derLeeuw s'appuie sur un passage des Argonautes o ù, llors d'un cyclone, on voit des hommes et des femmes psalmodier sans relâche les formules magiques qui doivent conjurer la force des éléments déchaînés. Mais nous sommes ici à la frontière entre la magie et la religion, là où l'incantation participe à la fois du commandement et de la prière. En fait, la plupart du temps, l'homme tâche de forcer le destin, d'aboutir coûte que coûte, et même si son comportement peut passer a nos yeux pour ridicule et parfaitement irréaliste, il n'en représente pas moins une volonté de dépassement, de transformation. Tout ceci revêt d'ailleurs le caractère d'un délire hallucinatoire. On a comparé le magicien au chef d'orchestre qui, sans toucher à un instrument, donne naissance à tout un univers sonore, ou encore à l'enfant qui, dans son jeu, quitte le réel et, par l'imagination, devient ce qu'il souhaite être. Cette attitude qui consiste à projeter le monde sur l'écran intérieur de son esprit et à croire qu'on peut s'en rendre maître, a parfois reçu le nom d'autisme. Certains ont voulu y voir une forme de l'instinct du jeu, d'autres une prédominance des facultés sensitives chez les primitifs, ou une ignorance, ou même une dégénérescence [86]. N'est-il pas plus simple et plus vrai de dire avec Bergson qu'il s'agit d'une réaction humaine bien naturelle, « l'extériorisation d'un désir dont le coeur est rempli ». En tout cas, toute magie suppose la croyance en l'existence d'une force occulte que l'homme peut utiliser à son profit, pour autant que certaines conditions soient respectées [87]. Nous verrons cependant qu'une pratique de ce genre représente une solution de facilité, qui esquive tout effort logique et constructif de l'intelligence, et qui revient à adopter sans contrôle des raisonnements où l'analogie des formes et des couleurs, la similitude de la partie et du tout, etc., jouent un rôle majeur. Les belles pages écrites à ce propos par Marcel Mauss demeurent valables après plus d'un demi-siècle, et on est même étonné d'y relever un grand nombre d'idées que l'on pourrait croire neuves et qui, en fait, ont été émises dès 1903. En bien des points, le livre de Malinowski en représente l'illustration et l'éclatante confirmation. 

Sans donc proposer une thèse inédite, Les Argonautes apportent des précisions sur certains points capitaux. S'il a pu lui aussi constater l'atmosphère passionnée dans laquelle se déroulent bon nombre de rites magiques, Malinowski ne dissimule pas que d'autres s'effectuent de manière uniforme, automatique et monotone. L'état de tension qui pousse le magicien à se surpasser pour obtenir le résultat attendu et qui crée en lui la psychose si souvent étudiée, n'est pas indispensable. Les cérémonies qui accompagnent la construction de la pirogue, par exemple, prennent une allure purement routinière. Nous verrons pourtant plus loin qu'une pression inconsciente, venant de la communauté, peut s'exercer sur l'esprit de l'officiant. Mais bien plus frappant est le fait que la magie trouve son terrain d'action idéal là où un danger menace. C'est ainsi qu'on accomplit les rites pour la pêche en haute mer, et non pour celle effectuée dans le Lagon. Songeons à l'épisode tragi-comique du naufrage (chapitre x); on pourrait penser que les marins précipités à l'eau ont pour unique souci de chercher leur salut par des moyens pratiques - sauter quand il est temps encore, agripper une planche, etc. Mais non, en cet instant de péril extrême, chacun s'attache surtout à marmotter les incantations prescrites pour la circonstance. Parvenus à terre, les rescapés se croient encore poursuivis par les sorcières volantes et s'emploient à brouiller leur piste! Les précautions prises à cet effet prêteraient à rire, si elles ne révélaient l'insondable misère humaine. Mais alors, comment expliquer toutes ces formules, ces préparatifs magiques, pour une culture qui, comme celle de l'igname, offre peu d'aléas? Il importe de se rappeler le rôle immense que ces tubercules jouent dans la vie trobriandaise : le système de distribution urigubu (redevance annuelle de nourriture au mari de la soeur) a pour raison d'être le maintien de la structure matrilinéaire [88]. Le facteur social entre donc en ligne de compte au même titre que le danger. Et le marin qui, avant de procéder aux échanges Kula, pratique la magie de beauté - il peint des motifs ornementaux rouges sur son visage et introduit de la menthe odoriférante dans ses brassards - estime capital de se présenter devant son partenaire en mettant toutes les chances de succès de son côté! Malinowski fut aussi l'un des premiers à attirer l'attention sur le lien existant entre la magie et le mythe, qui sert en quelque sorte de garant, « de charte et de précédent sacré ». Dans une société qui se réfère sans cesse au passé, ce mythe se situe à une époque lointaine, à vrai dire indéterminée. Le pouvoir que possède le magicien actuel d'influer sur les choses, les événements et les gens, lui vient de l'Ancêtre primordial et a été transmis de génération en génération par filiation magique, sous une forme immuable, car nul ne saurait jamais modifier, altérer ou améliorer les formules incantatoires. Tout cela, devenu classique en ethnologie, a été précisé et complété par l'école française - Lévy-Bruhl, Maurice Leenhardt, Griaule, Eliade - jusqu'au jour où Evans-Pritchard a démontré, preuves à l'appui, que chez les peuples sans écriture, et donc sans mémoire, le temps n'est jamais que la conceptualisation de la structure sociale. Dans l'étude citée plus haut, Malinowski aborde aussi les problèmes tant controversés des rapports de la magie avec la religion, la science et les techniques. Indiquons en quelques lignes sa position à cet égard. Entre les croyances religieuses et mythiques, il relève certains points communs : l'importance du mythe, des tabous et des observances, l'accent mis sur l'émotion au détriment de la logique et de la raison. Toutefois, la magie lui paraît être essentiellement un acte pratique dont le but est immédiat et précis, tandis que la religion recherche des avantages abstraits, éloignés, aspire au durable et à l'éternel. Il recoupe ici les remarques de ses prédécesseurs, et notamment celles de Marcel Mauss qui écrivait que la première tend au concret et la seconde à l'abstrait. Pour sa part, Bergson précise que si la magie s'exerce dans un milieu semi-physique et semi-moral, la religion doit son efficacité à un Dieu conçu comme personne [89]. Tout ceci est bien résumé dans un tableau dressé par R. O'R. Piddington, et essentiellement basé sur les théories de Malinowski [90].

 

Religion
 
- Croyance en un ou plu sieurs êtres spirituels.
- Activité collective.
-Réunion, n'ayant d'autres objets que le culte et la communion.
-Les fins poursuivies sont approuvées par la société.
 
Magie
 
-Résultats obtenus sans l'intervention d'êtres spirituels.
-En principe, individuelle et souvent secrète.
- Objectif bien précis en vue.
- Souvent malveillante, et, dès lors, condamnée par la société.

 

Bien entendu, cette classification n'a qu'un caractère approximatif : il est souvent préférable de parler de phénomènes magico- religieux. Malinowski s'est vu rétorquer que plusieurs cérémonies religieuses ont, elles aussi, un objet précis en vue. Cependant, le mariage ne vise pas à créer l'union entre l'homme et la femme, mais bien à la consacrer, ce qui est tout autre chose. De même, les rites d'initiation ne sont nullement censés produire les transformations de l'adolescence à l'état adulte, ils sont cette transformation qu'ils mettent en évidence et proclament [91] Pour reprendre la terminologie évoquée plus haut, la magie répond à des besoins immédiats, fondamentaux, la religion à des besoins dérivés : ce sont « deux formes opposées mais complémentaires de la croyance transcendantale ». Quant à la science - par définition empirique et rationnelle - l'auteur des Argonautes ne pense pas qu'elle procède, d'une manière ou d'une autre, des pratiques magiques. On se rappellera que Frazer voyait dans certaines «lois» de la magie sympathique le début d'une réflexion sur la nature des choses; de même, Marcel Mauss notait que les recherches des simples, les vertus magiques attribuées à certains objets, devaient permettre la constitution d'une sorte de catalogue des plantes et des métaux, la première distinction entre les phénomènes [92]. Mais ici encore, Malinowski semble bien plus proche de Bergson qui, dans la magie, voyait surtout son caractère conservateur, mécanique, et, par conséquent, « le grand obstacle contre lequel le savoir méthodique eut à lutter ». Pour lui aussi, ces quelques rudiments de connaissances sur l'univers matériel comptent moins que ce désir de modifier l'état présent des choses auquel nous faisions allusion plus haut. Nous n'avons donc pas affaire à une pensée soucieuse de savoir réel, mais à un vouloir soucieux d'efficacité [93]. Et tenter d'infléchir dans un sens favorable le cours normal des événements n'a rien à voir avec la compréhension du monde et de ses lois [94]. On ne peut donc qu'approuver Malinowski pour sa thèse principale : la volonté de se soumettre à l'expérience positive manquera toujours à la magie qui, de ce fait, ne pourra donner naissance à la science. « Celle-ci lui a succédé en l'assassinant, comme le prêtre de Némi. » (Essertier.) 

Trois reproches majeurs ont été adressés à ces idées, par ailleurs si pertinentes. Du point de vue méthodologique d'abord, Malinowski ne se base pratiquement que sur l'expérience unique acquise aux Trobriands. Jamais il n'a procédé à une véritable étude comparée, seule susceptible de dégager des règles générales. Ceci le conduit parfois à formuler des remarques inexactes, par exemple lorsqu'il prétend que la tradition magique ne forme jamais une ébauche d'explication du monde - c'est pourtant le cas chez d'autres peuplades. D'un autre côté, Les Argonautes montrent fort bien le rôle de ce que Merton appelle les fonctions latentes, c'est-à-dire celles dont les intéressés eux-mêmes n'ont pas conscience : renforcement de l'esprit de corps, coordination des efforts des membres du groupe; la magie a, entre autres, pour fonction de «socialiser » l'individu. Toutefois - et c'est là le deuxième grief - pour Malinowski, ce sont toujours, en dernier ressort, les besoins des hommes pris en particulier qui déterminent leurs actes. La foule qui se presse aux cérémonies funèbres a pour mission d'encadrer la ou les personnes touchées par le deuil, à un moment où le chagrin risque de les abattre de façon définitive. Il n'a pas su, ou voulu, voir qu'en pareil cas la communauté elle-même est frappée, menacée d'éclatement, et qu'elle se défend en renforçant sa cohésion [95]. On retrouve là sa propension, déjà signalée, à ne détacher en aucune manière les faits sociaux de leurs composantes humaines. Cette perspective individualiste ne pouvait satisfaire certains savants qui n'ont pas manqué d'objecter que, du fait qu'elle constitue une théorie acceptée par tous - et cela même en dehors des moments d'exaltation - la connaissance magique dépasse, en un certain sens, l'individu, et semble susceptible d'une étude distincte sur le plan social. Sans doute Marcel Mauss était-il plus proche de la vérité quand il écrivait que la généralité et l'apriorisme des jugements magiques sont la marque de leur origine collective... que derrière Moïse qui tâte le rocher, il y a Israël, derrière le sourcier qui suit son bâton, on découvre l'anxiété du village en quête de sources [96]. Malinowski se sentait bien plus en communion de pensée avec Freud pour qui les tendances sociales ne sont que la projection en acte d'éléments égoïstes et érotiques individuels [97]. 

En troisième lieu, on décèle dans Les Argonautes un désir manifeste de souligner, de façon quasi exclusive, le rôle utile joué dans la société trobriandaise par le magicien - c'est à lui qu'incombe la tâche d'organiser et de répartir la besogne, de lui imprimer un rythme, etc. Cela est tout à fait exact, et personne avant Malinowski ne l'avait vu et dit avec autant de netteté. Beaucoup ont pourtant remarqué qu'il ne considérait là que l'aspect bénéfique d'une institution qui n'est pas sans comporter de nombreux inconvénients. D'où l'accusation de rousseauisme souvent portée contre lui. Certes, le magicien dirige et contrôle; faut-il oublier pour autant qu'il ralentit le travail en imposant, pour des motifs rituels, l'accomplissement de cérémonies longues et fastidieuses [98] ? La confiance éprouvée par les populations dans les recettes magiques peut, en période d'épidémie, les empêcher de sombrer dans le désespoir, mais, ceci admis, convenons aussi que cette foi aveugle se révèle en fin de compte nuisible, puisque, à cause d'elle, la nécessité de chercher des moyens plus appropriés de guérison ne se fait pas sentir [99]. En fait, le caractère éminemment conservateur de la magie, sa force de contrainte, expliquent pour une bonne part l'incapacité où se trouvent beaucoup de peuplades archaïques de prendre leur place dans le monde moderne. Bergson a écrit à ce propos des pages admirables où il évoque l'action rassurante de la magie, mais aussi et surtout, la paralysie et l'intoxication que sa pratique entraîne à la longue [100]. 

Très rares sont ceux qui, à l'instar des aborigènes des îles Hawaï, ont le courage de faire table rase du passé, une fois que celui-ci devient un insupportable fardeau. Il ne fallait cependant pas aller bien loin pour constater les horreurs d'une institution que Malinowski propose presque à notre admiration. Les enquêtes du Dr Fortune chez les Dobu, voisins des Trobriandais, révèlent une communauté plongée dans une perpétuelle terreur des sorcières volantes et autres esprits maléfiques [101]. Vivant dans la méfiance, une telle société ne connaît que l'égoïsme le plus sordide, une morale fondée sur le droit du plus fort. En réalité, les « fonctions » sont choses plus complexes que ne le croyait l'auteur des Argonautes: même utiles, elles sont presque toujours contrebalancées par des « dysfonctions » qui exercent une contrainte, une tension au niveau des structures sociales [102]. Dans la magie et dans la religion, Malinowski n'a retenu que le « noble mensonge » indispensable au maintien de la société et a sciemment négligé, ou du moins minimisé, les cruautés, l'abrutissement, le refus de toute évolution. D'une façon générale, d'ailleurs, il escamote le fait que, pour l'individu, la société peut être une source de frustrations au moins autant que de satisfactions [103]. Les Trobriands sont sans doute, à la surface du globe, un des endroits où les hommes vivent le plus heureux; il était excessif de nous présenter cet archipel comme une nouvelle Arcadie [104]. 

IV 

 

Au même titre que les plateaux glacés des Indiens Kwakiutl ou les falaises torrides des Dogons, les atolls trobriandais sont devenus un des hauts lieux de l'ethnographie. Les descriptions des Argonautes permettent de se faire une idée exacte du paysage ainsi que du climat tropical, aux pluies assez régulières et aux saisons peu marquées. Mais l'auteur ne retrace pas l'histoire de ces terres, et il n'a pu - comme Raymond Firth, par exemple, à Tikopia - y revenir après quelques décennies pour observer les changements. Sans doute aurait-il aimé le faire, car, à la fin de sa vie, il s'intéressait principalement aux contacts de cultures [105]. Il s'agit d'un archipel - les Trobriands - où l'île centrale représente à elle seule les 9/10 de la superficie totale, avec une longueur de 35 kilomètres environ et une largeur variant de un à dix kilomètres (densité actuelle de la population . de 70 à 130 au km 2), soit un tout petit point sur la carte (puisque de l'ordre, à peu près, de Belle-Ile-en-Mer, au large du Morbihan), que beaucoup d'atlas même ne mentionnent pas, mais qu'on verra figurer parfois à l'extrémité nord-est de la Nouvelle-Guinée. Les premiers étrangers qui s'intéressèrent à ces atolls ne furent pas des savants, mais des marins levantins ou philippins, venus là pour pêcher la bêche de mer. Certains d'entre eux se firent commerçants et épousèrent des filles du pays [106]. Suivirent bientôt des missionnaires catholiques et méthodistes, en très petit nombre d'ailleurs, mais dont l'activité s'étendit à tout le territoire. Quand l'auteur des Argonautes arriva dans cette contrée perdue du Pacifique, douze Européens exactement s'y trouvaient établis. Dans le livre, leur présence ne se remarque pour ainsi dire pas, et on l'a reproché à l'auteur, car il est certain que la pêche des perles, par exemple, a créé certaines perturbations dans le mode de vie traditionnel. Mais en 1914, la situation était bien plus prospère qu'en 1930, époque où le prix des perles ayant brusquement baissé, une grave crise contraignit les autorités à fermer l'hôpital indigène. Malinowski a cru pouvoir faire abstraction de l'influence européenne, sans fausser la réalité. Néanmoins, le jeune savant fut péniblement impressionné par les ravages que commençaient à opérer notre civilisation technique et l'ingérence du Gouvernement, des Missions, etc., dans la vie indigène. Instinctivement, écrit-il, nous sommes enclins à appliquer aux populations archaïques nos propres jugements de valeur; nous estimons, par exemple, horribles les pratiques des chasseurs de têtes, l'anthropophagie, certaines formes d'infanticide. Du point de vue humain, on ne saurait nous reprocher d'y mettre fin. Si l'on prend des mesures radicales, on oublie cependant ce que nous notions plus haut, à savoir qu'une culture n'est pas une somme d'éléments disparates, mais bien un tout intégré, et qu'il est, de ce fait, dangereux de supprimer sans compensation un de ses éléments. On risque ainsi de rompre l'équilibre et de ruiner tout l'édifice. Ce sont surtout les guerres qui éveillent la vertueuse et unanime réprobation des « civilisés blancs », alors que leurs nations, en Europe, s'en sont fait une spécialité! Pourtant, lorsque mille guerriers s'affrontent aux Trobriands, le bilan de la rencontre se chiffre tout au plus à une demi-douzaine de tués et au double de blessés. En revanche, quelle occasion magnifique de développer le courage personnel, la ruse, l'esprit d'initiative! L'atmosphère de passion que provoque tout ce branle-bas de combat ne peut avoir que des effets bénéfiques sur la jeunesse à qui elle évite de s'enliser dans le train-train quotidien. Cette thèse, défendue dans un article de 1922, parut très audacieuse à une époque où, pratiquant une politique contraire, l'Administration s'attachait à détruire les canots de guerre, les huttes où se réunissaient les chasseurs de têtes [107]. Le résultat final risquait d'être celui que J. Emperaire a si bien étudié chez les Indiens Alakaluf de la Terre de Feu, une sorte de découragement se traduisant par une torpeur de toute la race, un rapide déclin démographique. 

Grâce à l'autorité que lui valut l'immense succès de son livre, les avis de Malinowski furent entendus et les principes de la colonisation modifiés en conséquence. Il conseilla de ne pas saper, sous des prétextes d'égalité, le pouvoir des chefs qui sont - on l'a vu - la clef de voûte de la société trobriandaise. Le gouvernement s'y était jusque-là si bien employé que l'ethnologue prévoyait une désintégration totale aussitôt après la mort de To'uluwa. Cette prédiction ne s'est heureusement pas réalisée, car L. Austen, un de ses élèves, fut nommé Assistant Resident Magistrate, et celui-ci fit remettre au malheureux chef une « rente » d'une livre de tabac qui lui permit de recommencer les distributions de nourriture et de redorer son blason. Après la disparition de To'uluwa en 1932, son neveu dut a sa popularité de lui succéder, et il reçut de même vingt-quatre livres mensuelles de tabac qui l'aidèrent à asseoir son autorité. Mais les bouleversements que provoqua la Seconde Guerre mondiale devaient se révéler beaucoup plus néfastes. Les Trobriands se trouvaient à quelques dizaines de kilomètres du point le plus avancé où arriva l'armée japonaise; un moment même, on crut à l'invasion imminente, et tous les ressortissants européens s'enfuirent, laissant les autochtones à leur sort. Ceux-ci manifestèrent alors peu de respect pour les biens de gens à qui ils reprochaient, non sans raison, de les avoir abandonnés. On assista alors à un retour normal aux conditions politico-sociales d'avant l'occupation blanche : les hostilités entre districts ennemis reprirent, les alliances traditionnelles se renouèrent, ce qui permet d'affirmer que les traits réprimés de la culture indigène avaient été mis en veilleuse, suspendus, plutôt qu'extirpés et détruits [108]. Les Japonais poussèrent une pointe jusqu'à Salamaua dans le golfe d'Huon, puis repartirent. Terre presque entièrement dépourvue de relief, les Trobriands furent alors convertis en transit-camp pour la reconquête des Salomons. On compta en permanence de 30 à 60 000 G. dans cet archipel resté jusqu'alors à l'écart de tous les courants mondiaux. 

On imagine le résultat de ce que les ethnologues appellent pudiquement « contacts de cultures », ainsi que les difficulté qui se présentèrent quand il fallut utiliser la main-d'oeuvre locale pour les besoins militaires. Les Trobriandais, employé sa construire les pistes d'aviation, payés en argent et en conserve à la manière occidentale, négligèrent le jardinage organisé, les obligations sociales qui en découlaient, les voyages Kula,bref, toutes leurs raisons de vivre. Les conserves les rendirent malades, la séparation d'avec leurs femmes contribua au développement des pratiques homosexuelles, quelques hommes même périrent sous les bombardements japonais. Mais en 1945,tous ces soldats disparurent comme par enchantement, et les habitants de l'archipel se retrouvèrent de nouveau seuls... et complètement dégoûtés des manières des Blancs. Ils essayèrent alors de revenir à un genre d'existence ayant un sens : tentative intéressante, car elle fut le fait non de l'Administration, mais des notables et des dirigeants eux-mêmes. Spontanément donc, chacun reprit ses occupations d'avant 1940, comme si rien ne s'était produit. Aussi, quand Powell vint aux Trobriands vers1950 pour parachever les travaux de Malinowski, il eut un moment l'impression qu'après soixante-quinze années de présence blanche presque ininterrompue, le mode de vie indigèneavait à peine changé. Le système social restait toujours celui de 1914, le chiffre de la population avait même augmenté, passant de 8 556 en 1936 à 9 134 en 1951. Pourtant, il lui fallut bien vite se rendre à l'évidence. En dépit des apparences et du «zélotisrne» des chefs, la civilisation occidentale, tout en étant violemment rejetée par certains, avait, sur un plan plus profond, gagné la partie. Pour la grosse majorité des indigènes, la guerre avait été la première occasion de voir de près et de juger le monde moderne. Nous venons de dire que le verdict fut nettement défavorable et que tout le monde avait vu partir les Américains avec soulagement - il en fut d'ailleurs de même pour les Japonais qui s'étaient fait détester dans la partie de la Nouvelle-Guinée occupée par eux. Mais les jeunes avaient pu profiter des avantages matériels de notre technique, ils avaient fait des comparaisons avec leur propre niveau de vie. D'où la naissance d'un sentiment complexe, fait de colère et de dépit, mais aussi d'envie et d'admiration refoulées. Les Trobriandais se trouveront bientôt dans la situation de tous les peuples récemment libérés : celle de devoir choisir parmi leurs coutumes et leurs usages, ceux susceptibles de résister au redoutable nivellement... qui nous menace d'ailleurs tous. Mais la mutation est inévitable; là comme partout, la « vieille société » semble condamnée sans appel [109]. 

Le voyageur qui se rend de nos jours aux Trobriands constate donc que Les Argonautes ont conservé intégralement leur valeur de témoignage. Powell a même pu s'abstenir de joindre des photos à sa thèse, celles prises par Malinowski en 1914 traduisant encore exactement le « faciès » de l'île en 1951. Le gros bourg d'Omarakana, avec ses belles huttes sur pilotis, se présente toujours structuré de la même façon, des cercles concentriques d'habitations avec, au milieu, la place publique ou baku [110]. On a pourtant construit une ou deux routes carrossables, et les divers villages sont reliés entre eux par des pistes cyclables. Si le fer a partout remplacé l'outil de pierre et accru le rendement agricole - diminuant d'autant le rôle et l'influence du magicien des jardins - l'échange des produits de la terre contre ceux de la mer se pratique toujours selon les coutumes du pays, et aucun marché, aucun centre de distribution ne s'est développé dans l'île. La répartition des vivres est essentiellement demeurée fonction de la parenté. Appliquant la méthode avisée des substituts, l'Administration est parvenue à remplacer la guerre par le jeu de cricket, ce qui permet aux populations de rivaliser d'une manière toute pacifique. Les missions catholique et méthodiste, elles, continuent de se combattre de plus belle, et comme les clans prennent parti pour l'une ou l'autre confession, cela donne lieu à de terribles disputes. Le christianisme enseigné aux Papous-Mélanésiens revêt d'ailleurs des formes bizarres que Hogbin a étudiées. Quant aux expéditions Kula, elles sont toujours à l'honneur, mais leur nombre tend à décroître. A côté de ce souci de garder ce qu'il y a de prestigieux dans leur patrimoine culturel, beaucoup de jeunes gens manifestent le désir de bénéficier d'une éducation plus poussée, d'apprendre l'anglais [111], d'avoir une formation qui ne soit plus exclusivement religieuse. Seuls, jusqu'ici, les problèmes politiques ne paraissent pas tourmenter les esprits.

 

André DEVYVER

(Bruxelles.) 



[1]   Man and Culture : An Evaluation of the work of Malinowski edited by Raymond Firth (London, 1957). Avec l'autorisation du professeur Firth, nous avons emprunté à ce recueil bon nombre de données. Cette présentation aux lecteurs français n'eût pas été possible sans son aimable appui.

[2]   L'emploi de ce terme lui a été reproché et est aujourd'hui abandonné.

[3]   The Family among the Australian Aborigines (London, 1913). Une bibliographie complète figure à la fin du recueil Man and Culture précité, p. 265 à 284.

[4]   En 1898, paraissait ce qui lut sans doute la première étude d'ethnographie scientifique écrite directement en français: les Ba Ronga de Junod (Cf- I'exposé de Phyllis Kaberry dans le recueil précité, p. 73).

[5]   R. Firth, Elements of Social Organization (London, 1951) p. 19.

[6]   M. Gluckman, The Use cl Ethnographie Data in Social Anthropological Analyses in Britain (Communication a IVe. Congrès mondial de Sociologie de Stresa, 1959).

[7]   Préface de R. Redfield (p. VII) au recueil de Malinowski, Magic, Science and Religion (Glencoe, 1948).

[8]   C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale (Paris, 1958), p. 327.

[9]   Cf. Professor Bronislaw Malinowski, : An account of the Memorial Meeting held at the Royal Institution in London on July 13th 1942 (London, 1943). Nous résumons, ici les souvenirs évoqués lors de cette réunion d'hommage qui eut lieu peu après la mort de Malinowski et en particulier le très beau discours du Professeur Firth.

[10] Cf.,les études The Life of Culture parues dans Forum (1926, vol. LXXVI ,p. 178-185), Psyche (1926, vol. VII, p. 37-44) , Psyche Miniatures (1928, gen.ser. nº 18, p. 23-42).

[11] B. Malinowski, A Scientific Theory of Culture (Chapel Hill, 1944), p. 149 : « Again, Gracbner, rigging up a false or puerile analysis of culture in order to lay the foundation of what he regarded as a fool-proof world-wide diffusionism, has created an anti-functional approach of first-rate imbecility»

[12] Man and Culture, op. rit., p. 157.

[13] Elkin : dans Oceania (vol- XXIX, nº 3, mars 1959, p. 226).

[14] Man and Culture op. cit., p. 124.

[15] A. B. Radcliffe-Brown, Structure and Function in Primitive Society (Loudon, 1952) p. 188. Cf.aussi les cartes envoyées à ses collègues par Malinowski et rédigées sur un ton humoristique ( Man and Culture, p.11).

[16] Ian Hogbin, Transformation Scene. The changing culture of a New Guinea Village (London, 1951), p. 66.

[17] Il parcourut la plupart des pays d'Europe, vécut à Tamaris dans le Sud de la France (Var) en 1931-32, étudia plusieurs peuplades en Afrique du Sud et de l'Est (les Swazi, les Bomba, les Masai, etc.), rendit visite dès 1926 aux Indiens Pueblos. C'est à cette occasion qu'il eut enfin affaire à un idiome dont il ne put se rendre maître en quelques mois!

[18] Freedom and Civilization (avec une préface de Valetta Malinowska), Londres, 1947.

[19] C'est le cas de la meilleure étude globale d'une population archaïque existant en français : Henri Junod, Mœurs et coutumes des Bantous, 2 vol. (Paris, 1936).

[20] On peut se reporter, par exemple, à l'admirable synthèse de A. L. Kroeber, Cultural and natural areas of nativ e of north America (Los Angeles, 1953).

[21] M. J. Herskovits, Les Bases de l'Anthropologie culturelle, trad. franc. (Paris, 1952), p. 96.

[22] Malinowski s'oppose ici nettement à la position qui fut celle de W. H, R. Rivers, cf. The Todas (Londres, 1906).

[23] Article Anthropology dans Encyclopedia Britanica (13 ed. 1926), et surtout, A Scientific Theory of Culture (Chapel Hill, 1944).

[24] G. Bateson, Personality and the Behaviour Disorders (New York, 1944).

[25] A. L. Kroeber. The Nature of Culture (Chicago, 1952),p. 148. Cf. aussi Mikel Dufrenne : La Personnalité de base (Paris, 1953) : «La société n'est jamais parfaitement intégrée; le moderne y alterne avec le désuet, le parasite avec l'utile, elle est le théâtre de crises et de luttes. elle met en œuvre des soupapes de sûreté comme les orgies et les fêtes qui détendent un instant la sévérité des règles... » etc.

[26] Malinowski a nié qu'il y ait des survivances - suivi ci, cela par Kluckhohn - mais ses démonstrations sont peu convaincantes.

[27] Cf. à ce propos, Lévi-Strauss, Diogène nº 2 (1953), p.115. Mais cet auteur considère que les généralisations qu'on tire de l'intégration culturelle sont des lieux communs qui n'intéressent que le biologiste et le psychologue.

[28] Exemple repris à Malinowski , A Scientific Theory of Culture, op. cit., p. 160.

[29] E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique (Paris, 1895), p. 135.

[30] B. K. Merton, Eléments de méthode sociologique (Paris, 1953), trad. franç.

[31] Clyde Kluckhohn, Navaho Witchcraft (Cambridge, Peabody Museum, 1944), cit. par Merton (op. cit., p. 73).

[32] Willard Waller, The Family (New York, 1938), p. 26 (cit. par Merton op. cit., p. 75).

[33] Roger Bastide estime pour sa part que les explications fonctionnelles sont beaucoup trop générales pour avoir valeur explicative. En effet, les institutions politiques, religieuses, familiales les plus diverses, permettent de satisfaire les mêmes désirs de prestige, sécurité, etc. (Cf. Les Religions africaines du Brésil, Paris, 1960. p. 33). La recherche des fonctions ne saurait donc venir qu'en deuxième lieu, après la recherche causale et historique : c'est ce que voulait Durkheim.

[34] B. Malinowski, Coral Gardens and their Magic (London, 1935), 2 vol.

[35] G. Balandier, Sociologie, Ethnologie et Ethnographie dans Traité de Sociologie (Paris, 1958), t. 1, p. 107.

[36] B. Malinowski, A Scientifc Th eory of Culture, op. cit., p. 91 et suiv.

[37] Talcott Parsons, Malinowski and the Theory of Social Systems dans Man and Culture (op. cil.), p. 53 et suiv.

[38] La notion de fonction, conçue par Mauss à l'exemple de l'algèbre, c'est-à-dire impliquant que les valeurs sociales sont connaissables en /onction les unes des autres, se transforme chez Malinowski dans le sens d'un empirisme naïf, pour ne plus désigner que le service pratique rendu à la société par ses coutumes et ses institutions. » (Marcel Mauss : Sociologie et Anthropologie, Paris, 1950; introduction de Lévi-Strauss, p. xxxvi.) Ce reproche est sans doute excessif, car Malinowski en était arrivé lui aussi à considérer le principe de fonction comme un simple « instrument de recherche » (A Scientific, Theory of Culture, op. cit., p. 169).

[39] Roger Bastide, Sociologie et Psychanalyse (Paris, 1948), p. 150.

[40] En tout cas, il se refusa toujours à admettre que les termes de parenté désignent des rapports et des groupements juridiques M. Fortes : Man and Culture, op. cit., p. 173), et il ne s'intéressa qu'incidemment aux relations qui lui paraissaient trop lointaines, ceci, même s'il existait une terminologie spéciale pour les désigner.

[41] A. B. Radcliffe-Brown, Structure and Function in Primitive Society (Londres, 1952), p. 190.

[42] Pour une définition plus complète, cf. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale (Paris, l958), p. 306.

[43] Raymond Firth, We, the Tikopia (Londres, 1936), p.576

[44] Citons encore a définition de Gurvitch (Traité de Sociologie (Paris, 1958), op. cit., p. 205) : « Les structures sont des intermédiaires entre le phénomène social total et ses expressions dans les réglementations sociales, ses manifestations dans ce qu'on appelle les institutions. » En revanche, nous hésitons quand le même auteur parle de « structures dynamiques », d' « équilibre précaire », etc. Ce sens donné au terme semble contredire l'étymologie (struere) et ne correspond pas à l'usage qui en est fait dans l'école anglaise d'anthropologie. La durée relative (cf. Plus loin) des structures pose d'ailleurs d'autres problèmes, car elle renvoie à ces valeurs, modèles (« pattern ») et aux symboles qui, selon Jaeger, Cassirer, Kluckhohn, constituent l'essence de la culture humaine.

[45] Meyer Fortes, The Web of Kinship among the Tallensi (London, 1949).

[46] Ralph Piddington , An Introduction Io Social Anthropology (Edinburgh and London, 1950), vol. 1, p. 14 et suiv.

[47] Phyllis Kaberry, Malinowski's' Contribution to Fieldwork Methods and the Writing of Ethnography, dans Man and Culture (op. cit., p. 88).

[48] Cf. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale (op. cit., p. 320). De même, R. Redfield se montre très réservé pour les groupes intermédiaires, la « folk society ». Cf. The Little Community (Chicago, 1955), p. 33 et suiv.

[49] « Les organisations sont des conduites collectives préétablies, qui sont aménagées, hiérarchisées, centralisées d'après certains modèles réfléchis et fixés d'avance dans des schémas plus ou moins rigides, formulés dans des statuts. - (Traité de Sociologie, op. cit., t. 1, p. 207.)

[50] Il était « obsédé par la sexualité ». R. Thurnwald, L'Esprit humain, trad. franç., Paris, 1953, p. 244. Cf. aussi les livres traduits par le docteur S. Jankélévitch : B. Malinowski, La Sexualité et sa Répression dans les sociétés primitives (Paris, 1932), et La Vie sexuelle des sauvages (Paris, 1930).

[51] Cf. aussi les judicieuses remarques de A. R. Radcliffe-Brown, op. cit., chap. IX, p. 178 et suiv., et de Balandier, op. cit., I, p. 106.

[52] B. K. Merton, op. cit., p. 167.

[53] Raymond Firtb, Elements of Social Organization (Londres, 1951), p.33 et 34.

[54] Raymond Firth, Human Types (Mentor Book, New York, 1958), p. 82.

[55] Cf. Leonhard Adam, Functionalism and Neo-Functionalism, dans Oceania (vol. XVII, sept. 1946), p. I A 25.

[56] Raymond Firth : Element (op. cit.), p. 26.

[57] Leo Austen, Cultural Changes in Kiriwina, dans Oceania Vol. XVI, no 1 (sept. 1945), p. 50.

[58] Il faut croire néanmoins que ces pratiques répondent à quelque chose de fondamental chez l'homme. N'apprend-on pas, en effet, que « dès le paléolithique supérieur, les coquillages ont été utilisés comme parures et ont donné lieu à des échanges, souvent à longue distance. Les espèces méditerranéennes étaient transportées jusqu'à la côte atlantique et réciproquement ». Cf. B. Lantier : La Vie préhistorique (Paris, 1958), p. 111. Nos ancêtres connaissaient-ils donc une sorte de Kula?

[59] Leach lui reproche même ce qu'il considère comme une contradiction : « Si, à en croire la description des Argonautes, la Kula est sans utilité aucune, pourquoi alors s'est-elle maintenue? » Cf. E. R. Leach, The Epistemological Background to Malinowski's Empiricism (dans Man and Culture, op. cit.., p.133).

[60] Marcel Mauss, Essai sur le Don, forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, dans Année Sociologique 1923-24, t. 1. Repris dans le recueil du même auteur, Sociologie et Anthropologie (op. cit., p. 145 à 279).

[61] Du moins croyait-il à la totale nouveauté de ce qu'il écrivait à propos de la Kula, mais il estimait qu'en cherchant bien, on trouverait des cas similaires. De fait, il est étonnant qu'il n'ait pas au moins fait le rapprochement avec le potlatch des Kwakiutl.

[62] Père Lambert, Mœurs des sauvages néo-calédoniens (Nouméa,1900), et Franz Boas : The social organization and the secret societies ot the Kwakiutl (Washington, 1897).

[63] C. G. Seligman, The Melanesians of British New Guinea (Cambridge, 1910).

[64] Cas similaires en Indonésie, cf. J. Ph. Duyvendak, Inleiding tot de ethnologis van de Indische Archipel (1935), p. 107.

[65] H. Labouret, L'Echange et le Commerce dans les archipels du Pacifique et en Afrique tropicale dans Lacourt-Gayet : Histoire du Commerce, t. Ill (Paris, 1953), p. 27.

[66] Ajoutons même que ce trafic semble encore géographiquement plus étendu que Malinowski ne le croyait. « J'estime que si l'on faisait une enquête plus approfondie, on s'apercevrait que l'institution s'étend jusqu'en Papouasie, et sans doute à travers la Nouvelle-Guinée, y compris les tribus des régions montagneuses. » Cf. G. Baldwin, Isituma ! Song of Heaven, dans Oceania (mars 1945, vol. XV, no 3), p. 201.

[67] « Gaspillage ostentatoire », expression de Thorstein Veblen, The Theory of the Leisure Class (Nouv. éd. Londres, 1957). Remarquons que Malinowski ne cite pas cet ouvrage dans Les Argonautes.

[68] L'anglais dispose de termes très voisins, « chief », « headman », etc., ce qui permet des distinctions fort subtiles. Dans notre traduction, nous avons employé « chef » et « dirigeant », mais d'après Powell, Malinowski se trompe parfois ou demeure dans le vague. Cf. sur tout ce qui suit, H. Powell, Competitive leadership in Trobriand Political Orgnization, dans The Journal of the Royal Anthropological Institute ot Great Britain and Ireland (vol. 90, part. 1, 1960), p. 118 et suiv.

[69] Cf. Plus loin, ce que nous disons des mesures de sauvegarde » prises par le Gouvernement.

[70] Pour Evans-Pritchard, le trait le plus distinctif de la Kula est précisément ce rapprochement, par l'acceptation de valeurs rituelles communes, de collectivités pratiquement autonomes. Cf. E. E. Evans-Pritchard, Social Anthropology (London, 1951), p. 95. Commentaire par R. Firth (Man and Culture, op. cit., p. 222).

[71] D. Warnotte, Les Origines sociologiques de l'obligation contractuelle (Bruxelles, 1927), p. 47.

[72] R. Lenoir, Les Expéditions maritimes, Institution sociale en Mélanésie occidentale, dans l'Anthropologie ( t. XXXIV, nº 5, 1924) p. 394. Cette étude est malheureusement gâtée par des théories sur le pouvoir mystique que les vaygu'a (objets pré cieux conféreraient à ceux qui les détiennent.

[73] Malinowski a lui-même émis cette hypothèse d'un substitut du rapt et de la chasse aux têtes. mais elle ne lui a jamais paru assez certaine pour qu'il l'adopte de façon définitive (Cf. Coral Gardens, t, 1, p. 455-456).

[74] Cf. le développement donné à cette idée par J. Huizinga, Homo Ludens (essai sur la fonction sociale du jeu), Paris, 1951, p. 109.

[75] D. Warnotte, op. cit., p. 47.

[76] R. Thurnwald, Banaro Society, dans Memoirs American Anthropological Association, vol. III, p. 251 A 391 (1916).

[77] Raymond Firth, Human Types, op. cit., p. 65.

[78] Une controverse s'est élevée à ce propos entre M. Mauss et Malinowski. Celui-ci a reconnu qu'il avait tort.

[79] B. Firth, Man and Culture, p. 218 et suiv. Le même auteur étudie aussi les nombreux points, dans le domaine économique, où Malinowski a apporté du neuf. Il a détruit la légende du primitif upiquement utilitaire, celle du communisme primitif ( tous les objets ont un propriétaire, mais, comme au Moyen Âge, .pourrait distinguer souvent un « jus eminens », d'un « jus utile »), celle de l'indolence de l'indigène, etc.

[80] Par exemple, Baymond Firth, Human Types (New York, 1958), p. 134.

[81] Tel n'est pas l'avis de Baldwin qui reproche à Malinowski de ne pas avoir tenu compte de la religion.

[82] S. F. Nadel, Malinoswki on Magic and Religion dans Man and Culture, op. cit., P. 1 89 et suiv.

[83] Pour une définition assez complète de la magie, ci. Fi. Webster, La Magie dans les Sociétés primitives (Paris, l952), p. 61.

[84] Cf. Magic, Science and Religion, op. cit., p. 70 : « La fonction de la magie est de ritualiser l'optimisme de l'homme, de raffermir sa foi dans la victoire de l'espérance sur la peur. » Il y a entre les idées de Malinowski et celles de Bergson une similitude frappante, qui va jusqu'à l'emploi d' expressions identiques, et qui a été étudiée par François Bourricaud : Note sur la théorie de la magie et de la religion chez Bergson et Malinowski, dans Journal de la Société des Océanistes (t. VIII, déc. 1952), p. 283 et suiv.

[85] G. Van der Leeuw, L'Homme primitif et la Religion (Paris, 1940), p. 89 : « La magie est une tentative de transformation de la nature en culture..., c'est un effort visant à faire du monde donné, un monde à soi. »

[86] Cf. Van der Leeuw, La Religion dans son essence et ses manifestations (Paris, 1948), p. 530.

[87] L'explication par une notion indigène - en l'occurrence le mana ou l'orenda - se heurte aux mêmes critiques que celles énoncées plus haut. Bergson note d'ailleurs que la conceptualisation ne vient qu'ensuite et qu'elle n'éclaire en rien la nature d'un phénomène instinctif. Malinowski partage cette opinion. Magic, Science and Religion (op. cit., p. 57) : « la magie n'est pas née d'une conception abstraite de la puissance universelle, appliquée par la suite à des cas concrets », etc.

[88] Raymond Firth, Man and Culture- (op. cit., p. 215).

[89] On sait que le Père W. Schmidt soutenait l'antériorité du Dieu Unique primitif et l'éviction progressive de cette croyance par le pullulement des superstitions. La magie dériverait dans ce cas de la religion. Personne n'a suivi le savant jésuite dans cette voie : «La grandeur de ces dieux les éloigne de toute relation pratique avec l'homme, et c'est aux esprits inférieurs que s'adressent charmes et prières » Cf. J. A. Rony, La Magie, (Paris, 1950).

[90] Piddington, op. cit., t. 1, p. 361. On trouvera une mise au point magistrale a ce sujet dans le petit livre précité de R. Firth, Human Types, p. 134 et suiv.

[91] Sur tout ceci, voir les remarques pertinentes de S. F. Nadel, Malinowski on Magic and Religion dans Mau and Culture, op. cit., p. 200.

[92] On sait que Cassirer voyait dans la technique « une magie sécularisée ». Cf. The Philosophy of Symbolic Forms (vol. Il. Mythical Thought), passim.

[93] Cf. Vau der Leeuw, op. cit., p. 531.

[94] Cette idée est contestable, car le savant a lui aussi le désir de « violer les secrets de la, nature, d'assimiler les connaissances ». Sartre a insisté sur ces métaphores alimentaires de la science (absorber, digérer, etc.).

[95] Cf. S. F. Nadel, op. cit., p. 190.

[96] On sait que Marcel Mauss se sépare ici de E. Durkheim pour qui la religion est essentiellement sociale ,tandis que la magie est individuelle et même antisociale. Cf. E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (Paris, 1912, livre 1, chap. 1er, section IV). Quant à Malinowski il a réfuté les théories de Durkheim dans le livre précité, Magie Science and Religion (op. cit., p. 39): Citons sa conclusion ; « Le collectif et le religieux ne sont en aucune manière coextensifs. »

[97] La théorie de Freud sur la magie est contenue dans Totem et Tabou, trad. franç. (Paris, 1947) 3e partie.

[98] Malinowski se contente de noter l'objection, sans plus.

[99] Ceux qui concluent que l'exercice de la magie est fonctionnelle négligent le fait que cet exercice peut, dans certains cas, prendre la place d'équivalents plus efficaces, R. Merton, op. cit., p. 94.

[100]     Cf. aussi John J. Honigmann, The World of Man (New York, 1959), p. 687 : « La pensée magique limite les perspectives. Elle empêche les gens de prendre contact avec le nouveau et d'entretenir des relations suivies avec des personnes ayant un genre de vie différent. »

[101]     R. P. Fortune, Sorcerers ol Dobu (London, 1932). Cf. aussi Ruth Benedict, Echantillons de Civilisations (Paris, 1950), p. 149 et suiv., et ce que Nadel ( op. cit.), p. 194, écrit de la magie noire.

[102]     « Si une société admet la présence de forces destructives en son sein, c'està-dire d'agents menaçant ses règles et sa stabilité pourtant bénéfique pour tous ses membres, cela semble indiquer que la structure de la société elle-même invite ou même requiert la présence de ces agents. » (Nadel, op. cit.)

[103]     Cf. Mikel Dufrenne, La Personnalité de base (Paris, 1953), p. 293, note 1.

[104]     E. Silas, A primitive Arcadia (London, 1926).

[105]     Cf. son livre posthume, The Dynamics of Culture Change (New Haven and London, 1945).

[106]     Leo Austen, Cultural Changes in Kiriwina, dans Oceania, vol. XVI, no 1 (sept. 1945), passim.

[107]     B. Malinowski, Ethnology and, the Sludy of Society dans Economica, vol. 11, p. 208-219 (London, 1922.

[108]     Tout ceci est repris au livre déjà cité de lan Hogbin et à la thèse de Powell, An Analysis of Present-Day Social Structure in the Trobriand Islands (1957). L'Université de Londres a bien voulu nous communiquer ce remarquable travail non publié.

[109]     Ne serait-il pas utile, avant qu'il ne soit trop tard, de cinématographier, mieux que ne l'a fait Powell, les expéditions Kula? Il y a là un magnifique document ethnographique possible.

[110]     H. A. Powell, thèse citée, p. 39.

[111]     La langue trobriandaise est un instrument très imparfait. « Le Trobriandais compare rarement; il n'exprime pas les rapports de causalité et de finalité, n'éprouve pas le besoin d'aller au-delà du fait jusqu' à ses implications ou ses relations. » Tel est le diagnostic de D. Lee A primitive system of values dans Freedom and Culture (Spectrum Book, 1959), p. 89 et suiv. Mais si nos idiomes européens se révèlent, à l'expérience, bien supérieurs, il faut avouer que nos Trobriandais pratiquent avec une virtuosité sans égale « l'art d'utiliser les loisirs » - la culture des ignames ne leur prenant que la moitié environ de leur temps. Les expéditions Kula sont une solution bien plus exaltante à cet égard que les dîners en ville, les réunions dansantes, les parties de chasse de nos contemporains occidentaux! Voir a ce propos les amusantes remarques d'Arnold Toynbee, A Study ot History (London, 1954), tome IX, p. 614 et suiv.



Retour à l'auteur: Bronislaw Malinowski Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 septembre 2008 20:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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