RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Cesare Lombroso (1835-1909), L’homme criminel. Étude anthropologique et psychiatrique. (1887)
Préface de l'auteur à la 4e édition
Turin, 10 novembre 1886


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Cesare Lombroso (1835-1909), L’homme criminel. Étude anthropologique et psychiatrique. Traduit sur la quatrième édition italienne par MM. Régnier et Bournet et précédé d'une préface du Dr Ch. Létourneau. Paris: Ancienne Librairie Germer Baillière  et  Cie, Félix  Alcan, Éditeur, 1887, 682 pp. [Merci à Mme Maristela Bleggi Tomasini, avocate, Porto Alegre - Rio Grande do Sul - Brasil de nous avoir prêté cet ouvrage précieux.] Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi, Ville de Saguenay.

Préface de l'auteur à la 4e édition
Turin, 10 novembre 1886

C. LOMBROSO.

Ce livre, pareil à l'humble insecte qui transporte, à son insu, le pollen fécondant, a vivifié un germe qui n'aurait, peut-être, porté ses fruits qu'après de longues années. Il a donné naissance à une nouvelle école qui, grâce aux travaux de MM. Liszt, Kraepelin, Biliakow, Troiski, Körnfeld, Knecht, Holtzendorf, Sommer, Kirchenheim, Mendel Pulido, Echeverria, Zanches, Drill, Kowalewski, Likaceff, Minzloff, Kolokoloff, Espinas, Letourneau, Tonnini, Reinach, Soury, Corre, Motet, Orchanski, Manouvrier, Fioretti, Le Bon, Bordier, Bonnet, Roussel, Ribot, Heger, Albrecht, Warnott, Lenhossek, Tamburini, Frigerio, Laschi, Mayor, Majno, Benelli, Fulci, Pavia, Aguglia, Sergi, Tanzi, Campili, Barzilai, Pugliese, Morello, Lessona C., Cosenza, Lestingi, Colucci, Turati, Marro, Venezian, et surtout grâce à MM. Lacassagne, Flesch, Benedikt, Beltrani-Scalia, Virgilio Morselli, Garofalo, Puglia et Ferri, a comblé les trop nombreuses lacunes des premières éditions de ce livre, en même temps qu'elle en déterminait les applications pratiques au point de vue juridique.

Je ne saurais trop reconnaître ce que je dois à ces illustres savants.

Grâce à eux, pour la première fois, j'ai pu distinguer avec exactitude le criminel-né, non seulement du criminel d'occasion, mais encore du fou et de l'alcoolique, à qui je consacrerai des monographies spéciales. Grâce à eux, encore, j'ai pu étendre mes recherches sur les formes primordiales du crime, dans le sauvage, l'enfant et l'animal, en compléter l'étude anatomique, en commencer l'étude physiologique, surtout pour ce qui touche aux anomalies de la sensibilité, de la réaction vasculaire et réflexe, phénomènes qui nous expliquent cette surabondance paradoxale de santé, que nous rencontrons, aussi souvent, chez des individus pourtant infirmes dès leur naissance, comme le sont les criminels.

C'est ainsi que j'ai pu démontrer comment la maladie se compliquait en eux de l'atavisme ; et que j'ai pu opérer la fusion entre les deux concepts du criminel-né et du fou moral, fusion déjà entrevue et affirmée par MM. Mendel, Bonvecchiato, Sergi, Virgilio, mais que l'on ne pouvait admettre avec certitude, aussi longtemps que les contours en restaient mal précisés ; et manquaient d'une vraie description scientifique.

Si je n'ai eu qu’à, me louer de mes critiques et de mes collaborateurs, je n'ai pas été moins heureux avec mes adversaires, parmi lesquels il me suffira de nommer MM. Tarde, Baer, Messedaglia. Œttingen, Brusa, Ungern-Sternberg. Il est beau d'être combattu, et même d'être vaincu par de tels hommes ; aussi je croirais manquer à toutes les convenances si je n'essayais de leur répondre :

« Vous abusez trop, dans vos déductions, des faits isolés », m'objectent ces savants éminents ; « si vous rencontrez, p. ex., un crâne asymétrique, des oreilles écartées, etc., chez un sujet, vous vous hâtez d'en conclure à la folie ou au crime ; or, ceux-ci n'ont aucun rapport direct ni certain avec pareilles anomalies ». — Je ne répondrai pas, qu'on ne rencontre jamais dans le cristal humain une formation anormale, qui n'ait sa raison d'être, surtout dans l'arrêt de développement ; je ne dirai pas, non plus, qu'il existe une école de savants aliénistes, qui ne craint pas de se fonder, bien des fois, sur une seule de ces anomalies, pour diagnostiquer les folies dégénératives ; je me contenterai de rappeler que je ne fais pas de telles déductions a priori, mais après les avoir vues en proportion plus grande chez les criminels que chez les gens honnêtes ; je dirai que, pour moi, les anomalies isolées ne sont qu'un indice, une note musicale, dont je ne prétends, dont je ne puis tirer un accord qu'après l'avoir trouvée jointe à d'autres notes physiques ou morales. Et n'est-ce rien, à leur avis, que d'avoir commis un crime ou d'en être soupçonné ?

II est vrai qu'on m'objectera : « Comment pouvez-vous parler d'un type chez les criminels, quand, de vos propres travaux, il résulte que 60 % en manquent complètement ? ». — Mais, outre que le chiffre de 40 % n'est pas à dédaigner, le passage insensible d'un caractère à un autre se manifeste dans tous les êtres organiques ; il se manifeste même d'une espèce à l'autre ; à plus forte raison en est-il ainsi dans le champ anthropologique, où la variabilité individuelle, croissant en raison directe du perfectionnement et de la civilisation, semble effacer le type complet. Il est difficile, par exemple, sur 100 italiens, d'en trouver 5 qui présentent le type de la race ; les autres n'en ont que des fractions, qui se manifestent seulement quand on les compare à des étrangers ; et, pourtant, il n'y a personne qui songe à nier le type italien.

À mon avis on doit accueillir le type avec la même réserve qu'on met à apprécier les moyennes dans la statistique. Quand on dit que la vie moyenne est de 32 ans, et que le mois le plus fatal est celui de décembre, personne n'entend par là que tous les hommes doivent mourir à 32 ans et au mois de décembre.

Loin de porter atteinte à l'application pratique de nos conclusions, cette façon restreinte d'envisager le type lui est favorable ; en effet, la détention perpétuelle, la peine capitale, qui sont les derniers mots de nos recherches, seraient impraticables à l'égard d'un grand nombre d'hommes, mais on peut les appliquer fort bien à un nombre restreint. Et, à propos de quelques-uns, on pourra, sans avoir l'air de soutenir un paradoxe, conseiller de regarder comme un indice de criminalité la présence de ce type chez des individus suspects.

Autre accusation grave qu'on nous impute à propos de ce type, c'est que nous le déduisons de l'examen de quelques milliers de criminels, tandis que les malfaiteurs existent par millions, et qu'une loi ne peut être considérée comme bien fondée si elle ne s'appuie pas sur les grands nombres (ŒTTINGEN).

Il ne sera pas inutile de rappeler, ici, une loi biologique, qui doit précisément, selon M. Ferri, se combiner avec celle des grands nombres : « En général, les données biologiques de haute importance sont celles qui éprouvent les variations les moins considérables. Un exemple fera mieux comprendre notre pensée : tandis que la longueur des bras peut varier, d'homme à homme, de plusieurs centimètres, la largeur du front ne peut varier que de quelques millimètres. D'où il résulte avec évidence que, dans les questions d'anthropologie, la nécessité de gros chiffres est en raison directe de la variabilité des caractères étudiés, et, par conséquent, en raison inverse de leur importance biologique » (nuovi orizzonti, 1883).

Les gros chiffres sont utiles quand on s'occupe des phénomènes que chacun peut enregistrer. Mais quand il s'agit de connaître non pas le sexe, ni l'âge, ni la profession, mais le caractère psychique ou la conformation crânienne d'un groupe de criminels, il est impossible de jouer avec des chiffres élevés.

Dans ces questions délicates qui exigent une culture spéciale les grands nombres recueillis par la statistique officielle, œuvre, pour la plupart du temps, d'employés ignorants, ont bien moins de valeur que les observations clairsemées, à la vérité, mais dues à des hommes compétents. Ici la sûreté des recherches vaut bien mieux que leur quantité.

Voyez ce qui a lieu, par exemple, pour un fait cependant bien simple à relever : la récidive. Si l'on s'en tient à une statistique de plus de 80 000 condamnés, dressée par l'homme le plus compétent d'Italie en ce genre, M. Beltrani-Scalia, elle se limiterait à 18°Io dans les bagnes, à 27 % dans les prisons, chiffres prodigieusement inférieurs à ceux que fournissent la France (42 %) et la Hollande (80 %). Ce n'est pas tout : la récidive, toujours d'après ce tableau, semblerait perdre du terrain dans les parties de l'Italie où se commettent le plus de crimes ; tandis que l'on trouverait dans l'ancien royaume Lombardo-Vénitien la proportion de 59 à 51 %, on s'arrêterait dans le Sud à 10, à 14 %. Heureusement que des cas peu nombreux, il est vrai, mais absolument sûrs, en faisant connaître à fond le malfaiteur, en éclairant d'un grand jour les associations criminelles, ont permis de corriger, ici, comme Œttingen l'a déjà fait en Russie, l'erreur que l'on commettrait en se basant uniquement sur les grands nombres [1]. 

« Vous niez, m'objecte M. Tarde, qu'il y ait la moindre analogie entre le criminel-né et l'aliéné ; et puis vous finissez par confondre le premier avec le fou moral. Mais, ainsi, vous perdez de vue l'atavisme, qui n'a rien à faire avec la maladie » [2]. — Il n'y a pas là de contradiction. Le fou moral n'a rien de commun avec l'aliéné ; il n'est pas un malade, il est un crétin du sens moral. Du reste, dans cette édition, j'ai démontré qu'outre les caractères vraiment atavistiques, il y en avait d'acquis, et (le tout-à-fait pathologiques : l'asymétrie faciale, par exemple, qui n'existe pas chez le sauvage, le strabisme, l'inégalité des oreilles, la dyschromatopsie, la parésie unilatérale, les impulsions irrésistibles, le besoin de faire le mal pour lui-même, etc., et cette gaité sinistre qui se fait remarquer dans leur argot, et qui, alternant avec une certaine religiosité, se trouve si souvent chez les épileptiques. Ajoutez-y les méningites, les ramollissements du cerveau, qui ne proviennent certainement, pas de l'atavisme. Et je suis venu de là à renouer le fou moral et le criminel-né dans la branche des épileptoïdes.

Certes, une théorie qui s'arrêterait à l'atavisme pour expliquer l'origine du criminel serait bien plus séduisante ; mais que de fois le vrai est moins beau que « le faux !

À l’objection, très-juste, de M. Tarde, que les sauvages ne sont pas toujours bruns, ni d'une taille élevée, et que la fossette occipitale moyenne peut se rencontrer chez des peuples peu portés au crime, comme les Arabes, et faire défaut chez d'autres plus barbares, j'ai déjà répondu en citant cette loi, que les anthropologues devraient mieux observer :

À savoir : que les anomalies atavistiques ne se rencontrent pas toutes avec la même abondance dans les races les plus sauvages ; mais que, plus fréquentes néanmoins chez elles que chez les peuples plus civilisés, elles varient dans la proportion, et sans que l'absence de l'une ou de l'autre puisse être regardée comme une marque d'une plus grande infériorité dans la race. Ainsi, deux anomalies atavistiques, celle de l'os de l'Inca et de la fossette occipitale, se rencontrent ensemble chez des races à demi civilisées, comme la race américaine, et sont rares chez les nègres, pourtant plus barbares (ANUTCHINE, Bull. soc., Moscou, 1881).

Du reste, sans répéter que la maladie bien souvent obscurcit toute trace d'atavisme, il faut se souvenir que, quand on veut retrouver les lois de l'atavisme dans les phénomènes humains, même là où elles sont le mieux établies, dans l'embryologie, par exemple, on risque souvent de s'égarer. Il en est comme de certains contours figurés des nuages qui disparaissent quand on les regarde de trop près ; ou comme de ces tableaux modernes, que j'appellerai Hollandais au rebours : vus de près, ils vous ont l'air de croûtes surchargées de couleurs : à distance, ils présentent d'admirables portraits. Dans les deux cas, toutefois, la ligne existe ; seulement, pour la saisir, il faut reculer le point de vue. En voulez-vous la preuve ? Adoptez cette opinion, et vous verrez aussitôt s'ouvrir devant vous mille voies nouvelles qui, s'éclairant l'une l'autre, éclaireront, en même temps, le sujet, tandis que le contraire devrait se produire si tout cela n'était qu'illusion pure.

Je répondrai, maintenant, à une autre accusation que je me permets, avec M. Turati (Archivio, III), de trouver bien singulière : « Cette école, disent quelques adversaires, a été fondée par des hommes étrangers à la science du droit, par de véritables intrus ». — Mais ces contradicteurs, qui reprochent à des médecins-légistes d'avoir appliqué de la médecine légale, à des anthropologues d'avoir appliqué l'anthropologie aux questions sociales ou juridiques, oublient que de même les chimistes font de l'industrie, les mécaniciens de l'hydraulique et de la technologie : ils oublient que pour la première fois Buckle et Taine ont fait de l'histoire sérieuse quand ils ont fondu avec la chronologie historique l'économie politique, l'ethnologie comparée, et la psychologie ; ils oublient, enfin, que la physiologie moderne n'est pas autre chose qu'une série d'applications de l'optique, de l'hydraulique, etc. Mais, voyez la bizarrerie ! Pendant que ces mêmes critiques protestent contre toute tentative faite pour supprimer le danger de légiférer sans avoir étudié l'homme et sans le connaître, et cela uniquement par horreur d'une alliance étrangère, on voit la plupart d'entre eux subir, rechercher même, non pas seulement l'alliance, mais la dictature d'une science étrangère au droit, et peut-être à toutes les sciences : je veux parler de la métaphysique. Et ils ont eu le courage d'établir sur elle, même dans ses hypothèses les plus combattues, dans celle du libre arbitre, par exemple, les lois dont dépend la sécurité sociale !

Ici, je me vois arrêté par d'autres juristes, qui me reprochent de réduire le droit criminel à un chapitre de psychiatrie, et de bouleverser en entier la pénalité, le régime des prisons ! Cela n'est vrai qu'en partie. Pour les criminels d'occasion, je me renferme, tout à fait, dans la sphère des lois communes, et me contente de demander qu'on étende, davantage, les méthodes préventives. Quant aux criminels-nés et aux fous criminels, les changements proposés par moi ne feraient qu'ajouter à la sécurité sociale, puisque je demande pour eux une détention perpétuelle, c'est-à-dire la prison à vie, moins le nom.

La nouveauté de nos conclusions les plus combattues est-elle donc si grande ? Pas du tout. Et vous trouverez des conclusions analogues dans l'antiquité, chez Homère quand il fait le portrait de Thersite, chez Salomon quand il proclame (Eccles., XIII 31) que le coeur change les traits, du méchant. Aristote et Avicenne, G. B. Porta et Polémon, ont décrit la physionomie de l'homme criminel ; les deux derniers sont même allés plus loin que nous. Citerai-je encore les proverbes qui, nous le verrons plus loin, aboutissent à des conclusions bien plus radicales que les miennes, et nous viennent évidemment des anciens ?

Il y a bien des siècles déjà que le peuple a signalé l'incorrigibilité des coupables, surtout des voleurs, et l'inutilité des prisons [3].

Celles de nos théories qui paraissent les plus hardies ont même été mises en pratique dans des temps qui sont bien loin de nous : MM. Valesio et Loyseau citent un édit du moyen-âge prescrivant, dans le cas où deux individus seraient soupçonnés, d'appliquer la torture au plus laid des deux. — La Bible distingue déjà le criminel-né et ordonne de le mettre à mort dès sa jeunesse. — Solon a trouvé dans le Dictérion un préventif social contre le viol et la pédérastie.

Je suis, dit-on, un révolutionnaire. Cela ne m'importe guère ; car, à cette accusation, j'en puis opposer une autre également portée contre moi, celle d'avoir, dans mes conclusions dernières (nécessité du crime, théorie de la défense sociale), ressuscité une théorie démodée, ou qui, du moins, n'est plus en vogue auprès de ceux que j'appellerais volontiers les petits-maîtres de la science, qui d'ordinaire attendent, pour se faire une opinion scientifique, la dernière mode de la Sorbonne ou de la foire de Leipzig. Cette accusation, d'ailleurs, tombe à faux, car des savants illustres — Breton, Ortolan, Tarde, Ribot, Despine en France, — Holtzendorf, Grollmann, Hoffmann, Hommel, Ruf, Fuerbach en Allemagne, — Wilson, Thompson, Bentham, Hobbes en Angleterre, — Ellero, Poletti, Serafini en Italie, — soutiennent, tous, avec des armes nouvelles, l'antique tradition, due à l'initiative vigoureuse de Beccaria, de Carmignani et de Romagnosi.

Mais, admettons que cette accusation soit fondée ; serait-ce un motif pour rejeter une vérité ? Le vrai n'a-t-il pas pour principal caractère de subsister éternellement ? de reparaître plus fort et plus vivace justement alors qu'on le croit étouffé sous les oripeaux de la mode, et sous les obstacles accumulés par les rhéteurs ou par les stériles efforts de quelques grands esprits fourvoyés ? Est-ce que la théorie du mouvement moléculaire, de l'éternité de la matière, n'est pas encore aujourd'hui fraîche et vivante, bien qu'elle remonte au temps de Pythagore ?

Ces objections, pourtant, sont sérieuses ; elles ont pour auteurs des savants respectables ; mais il en est une autre, lancée par des hommes bien inférieurs en savoir et en bonne foi, et qui, pour être anonyme, vague, impalpable et peu digne de réponse, n'en est pas, cependant, la moins dangereuse : c'est celle que j'appellerai l'objection de la légende.

La légende veut : que ces travaux tendent à détruire le code pénal, à laisser toute liberté aux brigands, à saper la liberté humaine.

Ne voit-on pas, cependant, que si nous diminuons la responsabilité de l'individu, nous y substituons celle de la société, qui est bien plus exigeante et plus sévère ? Que, si nous réduisons la responsabilité d'un groupe de criminels, loin de prétendre adoucir leur condition, nous réclamons pour eux une détention perpétuelle ? Cette détention perpétuelle, la société moderne la repousse, pour rendre hommage à des principes théoriques ; mais ce n'est point sans s'exposer à de grands périls. Et d'ailleurs, ne la voit-on pas adopter, avec infiniment plus d'incertitude, d'irrégularité et d'injustice, une demi-continuité de la peine, sous forme de colonie pénale, de surveillance, de résidence forcée, etc., mesures incomplètes, d'une efficacité douteuse, mais au moyen desquelles elle se flatte d'obtenir la sécurité que les lois ne peuvent lui fournir ?

Les nouvelles mesures pénales que nous proposons excluent la note infamante, j'en conviens ; mais celle-ci, nos juristes même ne la croient plus nécessaire ; ils la considèrent comme une transformation atavistique, un reste de l'antique vengeance, qui va disparaissant tous les jours. — Et qui donc oserait repousser de tels avantages dans l'unique but de justifier un sentiment si odieux ? Qui ne voit que notre temps a pour évangile la maxime de Mme de Staël : Tout connaître est tout pardonner !

Reste l'argument tiré de l'exemple. Mais l'exemple subsisterait, puisque la détention perpétuelle signifie quelque chose de bien pénible ; d'ailleurs, l'exemple n'est plus le but principal que poursuit le législateur, tout le monde en convient.

On craint de porter atteinte à la morale, en réduisant, d'un, côté, l'estime, de l'autre le mépris qui s'attacheraient à des actes soustraits au libre arbitre. Mauvaise raison ! D'abord, il paraît peu sérieux d'établir un frein de cette importance sur un fait controversé ; ensuite, nul ne songe à entamer le monde du sentiment, et le voudrait-on, on n'y réussirait pas.

Le critérium du mérite ne changera point, lorsque la plupart des vertus et des vices seront reconnus pour des effets d'un changement moléculaire. Refuse-t-on d'admirer la beauté, quoiqu’on voie en elle un phénomène tout-à-fait matériel et indépendant de la volonté humaine ? Le diamant n'a aucun mérite à briller plus que le charbon ; quelle femme, toutefois, jetterait ses diamants, sous prétexte qu'ils ne sont, au fond, que du charbon ?

Prenez tous les anthropologues-criminalistes ; aucun d'eux ne voudrait serrer la main d'un scélérat ; aucun ne mettrait, sur le même pied, le crétin et l'homme de génie, bien qu'il sache que la stupidité de l'un et l'intelligence de l'autre ne sont qu'un résultat de l'organisme. Au revoir, donc, le peuple, qui ne comprend rien à ces idées.

Nous couronnerons de fleurs les tombes des grands hommes, et nous jetterons au vent les cendres des malfaiteurs.

Prétendre qu'on ruine la liberté humaine, en niant certains principes de morale, c'est renouveler l'exemple de ceux qui reprochaient à Galilée et à Copernik de troubler et de détruire le système solaire, quand ils enseignaient que la terre tourne et que le soleil reste immobile. Le système solaire dure toujours ; il en sera de même du monde moral, quel que soit le critérium employé pour l'examiner. Les doctrines restent dans les livres, les faits poursuivent leur cours. La chose n'est, hélas : que trop prouvée.

J'ajouterai même que le mépris ne s'attache pas toujours au crime, ni à la peine. On méprise la femme adultère ; on admire, presque, l'homme qui se trouve dans le même cas. Les escroqueries des banquiers puissants s'appellent de beaux coups. Les crimes et délits politiques ne méritent aucun mépris, et pourtant ils sont visés par le code pénal ; et la peine qui les frappe est justifiée par la nécessité de la défense sociale [4].

D'un autre côté, le mépris peut bien contribuer à détourner du crime un homme non encore corrompu, mais les criminels-nés, les criminels d'habitude, n'y attachent aucune importance ; ils se sentent plutôt excités par la rumeur, même d'opposition, qui se fait autour d'eux.

Il est, d'ailleurs, bien vrai que, si l'on admet l'identité du fou moral et du criminel-né, si l'on reconnait l'existence des demi-fous, des gens possédés de folies systématisées (V. vol. II), l'avocat habile, plaidant devant un juge qui fait du libre arbitre le fondement de la pénalité, pourra paralyser l'œuvre de la justice, en montrant un malade là où d'autres voyaient un coupable.

Mais quoi ? Devrons-nous falsifier, rejeter le vrai, par ce que la loi, au lieu de l'admettre, se sera engagée dans une fausse voie, par ce qu'elle aura étudié le crime sans étudier le coupable ? N'est-il pas plus juste, dans cette alternative, de modifier les lois conformément aux faits, que de falsifier les faits pour les accommoder aux lois, et cela dans l'unique but de ne pas troubler la tranquillité sereine de quelques hommes, à qui il déplait d'accorder leur attention à ce nouvel élément dont s'est enrichi le champ de nos études ?

On patienterait encore, si les mesures prises en dehors de nos conclusions et en opposition avec elles, aboutissaient du moins à la sécurité sociale, but suprême de tout législateur. Mais qui ne sait que les pénalistes les plus honnêtes et les plus intelligents, dans la pratique conviennent que l'œuvre de la justice est en quelque sorte un travail de Sisyphe, une immense fatigue qui n'aboutit à aucun résultat, que les moyens suggérés par les écoles les plus modernes, la liberté provisoire, le jury, la libération conditionnelle, au lieu de diminuer le crime, l'augmentent bien des fois, ou, tout au moins, se bornent à le transformer ?

Que penser, également, de ces autres mesures que l'on donne pour le dernier mot de la science, et qui sont au contraire la plus claire démonstration du manque absolu de sens pratique ? Je veux parler, ici, de l'adoucissement des peines appliquées aux récidivistes [5], de l'impunité acquise aux simples tentatives délictueuses, de l'extension du jury aux affaires correctionnelles.

En peut-on dire autant des conclusions pratiques soutenues par notre école ? Dira-t-on qu'elle ne conjure en rien le péril, qu'elle est absurde, quand elle propose de créer des asiles criminels, des prisons pour les êtres incorrigibles, de remplacer la première condamnation à la prison par une amende ou un châtiment corporel ? Traitera-t-on de même ses projets de loi sur le divorce, sur le travail des enfants, sur l'abus de l'alcool, qui ont pour but de prévenir le viol, l'adultère et le meurtre ? Dira-t-on que nous avons tort de demander que le coupable soit astreint à réparer le dommage causé, en raison de sa force et de sa richesse ?

Eh ! nierez-vous, aussi, que, dans les procès de pédérastie, d'empoisonnement, de meurtre, où les preuves font souvent défaut, l'introduction du critérium anthropologique puisse être d'une utilité bien plus grande qu'un simple trait anatomique, ou qu'une de ces réactions chimiques dont chaque année voit la chute et la résurrection ?

Qui peut nier, par exemple, que, dans certains cas, le tatouage, par l'obscénité des dessins, par la partie du corps où il a été pratiqué, révèle le crime de pédérastie bien mieux que toutes les lésions anatomiques, comme nous le démontrera ici Lacassagne.

Même dans les questions de droit pur, ces études trouvent une large application. Ainsi, la théorie qui substitue le droit de la défense sociale à la doctrine religieuse du péché, qui remplace le libre arbitre par la crainte des dangers que peut faire courir le coupable, fournit une base solide à la philosophie pénale qui jusque-là oscillait, sans cesse, d'un côté à l'autre, sans produire aucun résultat. Prenez, une bonne fois, pour critérium, la crainte du coupable, pour indices, les caractères physiques et moraux du criminel-né, et vous aurez la solution du problème relatif à la tentative, aux faits d'inertie coupable suivie de mort, qu'il faut punir quand il s'agit d'un de ces êtres misérables (GAROFALO, Criminologia, 1885).

Vous apprendrez, aussi, par ce moyen, que les facteurs du crime variant selon les climats, la nature des châtiments doit subir une variation analogue, faute de quoi, la loi, placée en contradiction avec l'opinion publique, restera lettre morte. Et c'est bien de là que résultent ces acquittements qui, au fond, constituent un nouveau code régional en opposition avec le code écrit ; c'est bien là une démonstration pratique, malheureusement trop répétée et fort dangereuse, de l'influence du climat sur la morale. De là vient que les jurés des régions méridionales regardent certains groupes de crimes avec un œil bien différent de ceux du Nord. « Dans la province d'Aoste, écrivait Morano, le jury fait plus de cas de la vie que de la bourse ; dans la vallée de Mazzara, il est plus indulgent pour les attentats à main armée ; de là vient que les jurés prononcent les verdicts les plus divers dans les deux régions ».

On pourrait en dire autant du viol, de la camorra et de la mafia, qui sont, jugés avec beaucoup plus d'indulgence au Sud que dans le Nord d'Italie.

En voilà assez pour répondre à ceux de mes adversaires qui, sans nier le résultat de mes recherches, prétendent qu'elles ne peuvent être appliquées ni aux sciences juridiques, ni aux sciences sociales.

Quant à ceux qui nous accusent, tout doucement, de rechercher par cette nouveauté, les applaudissements populaires, ils feignent d'ignorer que les foules, qu'elles viennent des académies ou des places publiques, ont été et restent toujours les ennemies les plus acharnées de toute nouveauté, et que le progrès ne s'effectue guère qu'aux dépens de son auteur ; ils feignent d'ignorer que nous avons été signalés aux ressentiments des réactionnaires, aux moqueries faciles de petits maîtres aux yeux desquels une chose nouvelle n'est bonne que si, toute superficielle, comme la mode, elle n'exige ni fatigue, ni travail sérieux.

Il est, encore, plus étonnant de voir de tels adversaires se donner pour défenseurs de la liberté, sous prétexte qu'ils soutiennent le libre arbitre. Je n'ai qu’un mot à leur répondre : Qu'ils jettent les yeux autour d'eux, et qu'ils nient ensuite que la théorie du libre arbitre ne soit la doctrine préférée des ennemis de la libre pensée, et de toute église orthodoxe ! Oh ! qu'ils nient, s'ils le peuvent, que leurs disciples se trouvent moins souvent parmi les victimes que parmi les complices du despotisme !

Mais, quelque peine que je me sois donnée, je ne puis me flatter d'avoir atteint, même de loin, la solution idéale du problème. Plus j'avance dans la voie que je me suis tracée, plus je ressemble à l'homme qui, debout sur un sommet, voit l'horizon s'élargir devant lui, mais s'effacer, en même temps, les contours de la plaine.

Ainsi, entre le criminel de génie et la foule des malfaiteurs, il y a un intervalle qu'il serait bien difficile de combler. La même distance sépare le monde des escrocs de celui des assassins.

En outre, étranger à la science du droit, je ne puis me flatter d'avoir entrevu toutes les applications que l'on peut faire de mes recherches ; et je n'ignore pas que la pratique seule consacre les théories.

Mais ces lacunes sont amplement comblées par un certain nombre de revues : les Archives d'anthropologie criminelle, de Lacassagne ; la Zeitsch. f. gesammte Strafsrecht, de Liszt ; la Rivista sperimentale di freniatria, de Reggio ; la Rivista di filosofia scientifica, de Morselli ; l'Archivio di psichiatria, scienze penali e antropologia criminale, de Turin ; les Archives psychiatriques et loyales, de Kowalewski ; le Messager de psychiatrie, de Mierzejewski ; le Bulletin de la Société d'anthropologie, de Bruxelles ; la Revue philosophique, de Paris ; la Revue scientifique, de Richet. Toutes ces publications signalent au public les découvertes faites au jour le jour par ces hommes de talent qui ont bien voulu me venir en aide.

Pour compléter et consolider encore l'édifice, j'ai à ma disposition une bibliothèque entière : la Criminologia, de Garofalo ; l'Omicidio, de Ferri, et ses Nuovi orizzonti di diritto pénale ; l'étude anthropologique et juridique, Sull' aborto ed infanticidio, de Balestrini ; l'étude de Marro, Sur les caractères des criminels ; Le tatouage, de Lacassagne ; la Criminalité comparée de Tarde ; les Maladies de la volonté, de Ribot ; les Sociétés animales, d'Espinas ; les travaux anatomiques de Flesch, de Benedikt, de Sommer et de Knecht ; les ouvrages puissantes de Drill et de Roussel sur les jeunes criminels, de Guyau, de Fouillée, de Letourneau sur la morale, etc.

La compagnie de tous ces savants me soutient et m'assure plus que les fatigues que m'a coûtées mon œuvre.

Peut-être ne restera-t-il, bientôt, de celle-ci pierre sur pierre : mais l'idée qui lui a donné naissance, transmise de main en main et réconfortée par ces penseurs vigoureux,

…..Cursores, qui vitæ lampada tradunt,
(Lucrèce)
cette idée ne périra point.

Turin, 10 novembre 1886.
C. LOMBROSO.


[1] GAROFALO, Archivio di psichiatria e scienze penali, VII, 4, 1886.

[2] TARDE, dans son beau livre : Criminalité comparée, 1886. Alcan, éd.

[3] V. Archivio di psichiatria, ecc., III p. 451.

[4] Lombroso e LASSHI, Del delitto politico. Fratelli Bocca, 1887.

[5] Lucchini et Buccellati.


Retour au livre de l'auteur: Enrico Ferri Dernière mise à jour de cette page le mercredi 15 février 2006 20:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref