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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive (1931)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Lucien Lévy-Bruhl (1931), Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive. Paris : Les Presses universitaires de France, 1963, Nouvelle édition, 526 pages. Collection: Bibliothèque de philosophie contemporaine.

Avant-propos

par Lucien Lévy-Bruhl

Les primitifs (au sens conventionnel que l'on donne à ce mot), tout en distinguant fort bien du cours ordinaire des choses ce qui leur paraît surnaturel, ne l'en séparent presque jamais dans leurs représentations. Le « sens de l'impossible » leur manque. Ce que nous appellerions miracle est banal à leurs yeux, et peut souvent les émouvoir, mais difficilement les étonner. Les événements qui les frappent ne procèdent pas réellement des « causes secondes », mais sont dus à l'action de puissances invisibles. Le succès ou l'échec des entreprises, le bien-être ou le malheur de la communauté, la vie et la mort de ses membres dépendent à chaque instant de ces puissances, des « esprits », des influences, des forces, en nombre incalculable, qui entourent le primitif de toutes parts, et sont les vraies maîtresses de son sort. Bref, à en juger par ce qu'il se représente et ce qu'il craint continuellement, il semblerait que le surnaturel même fît partie pour lui de la nature.

Plus d'une fois, dans les ouvrages qui ont précédé celui-ci, j'ai eu l'occasion de signaler cette attitude et cette orientation caractéristiques de la mentalité primitive. Cependant, pour les sujets que j'avais à traiter, il suffisait alors de parler des « forces surnaturelles », des « puissances invisibles », en termes généraux. Je voudrais aujourd'hui en faire l'objet propre de la présente étude, essayer de préciser comment les primitifs se représentent le « surnaturel », son intervention constante dans ce qui arrive à l'individu ou au groupe dont il fait partie, et comment ils se comportent à l'égard des puissances occultes et des influences de toutes sortes dont ils redoutent à chaque instant la présence et l'action.

Cet objet ne sera pas, tant s'en faut, traité dans sa totalité. La vie entière du « primitif », depuis sa naissance jusqu'à sa mort, et même au-delà, baigne, pour ainsi dire, dans le surnaturel. Comment en saisir toutes les manifestations ? Comment dresser le tableau complet des influences, bonnes ou mauvaises, qui peuvent à tout moment s'exercer sur l'individu ou sur son groupe? J'ai dû me borner à l'étude de quel-ques points importants, sur lesquels nous sommes assez bien renseignés : par exemple, quelle est la réaction habituelle, presque instinctive, du primitif en présence des influences et des puissances surnaturelles qu'il redoute ; comment il se représente celles dont il a le plus peur, en particulier la sorcellerie, et comment il tâche de se protéger et de se défendre contre elles ; ce qu'il entend par « pureté », « souillure », « purification », etc. Cette analyse, bien qu'encore rapide et sommaire, m'a permis, semble-t-il, de rendre compte d'un certain nombre de croyances et d'institutions extrêmement répandues chez les primitifs.

Des recherches comme celles-ci évoquent inévitablement devant l'esprit de grands problèmes, soulevés depuis longtemps, et aujourd'hui encore passionnément discutés: « Les primitifs ont-ils une religion ? Si oui, laquelle ? Possèdent-ils l'idée d'un Dieu suprême ? etc. » - Elles semblent en effet côtoyer ces questions. Mais elles n'y entrent jamais. A vrai dire, elles ne sauraient le faire : elles sont situées sur un autre plan.

On dira peut-être qu'en refusant de poser ces problèmes, et par conséquent d'en discuter les solutions, par là même je rejette implicitement certaines d'entre elles plutôt que les autres, et que je les élimine ainsi par prétérition. - Il n'en est rien. Comment prendrais-je parti dans un débat auquel je reste étranger ? Ce n'est pas telle ou telle réponse à la question que j'écarte : c'est la question même que je ne crois pas devoir traiter. Je ne pourrais le faire sans abandonner la conception de la mentalité primitive que je crois conforme aux faits, la méthode que je suis depuis le début de ces travaux, et enfin les résultats qu'elle m'a permis d'obtenir.

Si ceux-ci sont exacts, en effet, il apparaît tout de suite que les termes employés dans l'énoncé de ces problèmes n'ont rien qui leur corresponde, même de loin, dans l'esprit des primitifs. Dès lors, il n'y a pas lieu de se poser, au sujet de ceux-ci, des questions qui n'ont de sens que pour des esprits faits à nos habitudes, qui ne sont pas les leurs. J'ai essayé de montrer, dans
L'Âme primitive, de quelles illusions les observateurs les plus attentifs et les plus sagaces ont pu être dupes, faute d'avoir eu leur attention éveillée sur les différences qui séparent la mentalité primitive de la nôtre. Leurs idées sur les représentations des primitifs relatives à l'âme s'en sont trouvées irrémédiablement faussées. Ce que nous avons dû constater ainsi au sujet de l'âme n'est pas moins fréquent lorsqu'il s'agit du « monde mystique », des « puissances invisibles », en un mot du « surnaturel ». Sur ce point encore, les mêmes causes ont produit les mêmes effets : la plupart des témoignages demeurent de même inutili-sables, parce que l'observateur, en toute bonne foi, et sans s'en apercevoir, a introduit ses propres concepts dans les représentations des primitifs, et mélangé ses croyances personnelles avec celles qu'il pensait recueillir. Non content d'attribuer ainsi aux primitifs des notions qui leur sont étrangères, presque toujours il y établit une cohérence dont ils n'ont pas le souci, et il les interprète à la lumière de notre logique, de nos théologies et de nos métaphysiques. De tels documents, il vaut mieux ne pas faire usage, excepté dans les cas assez rares où l'on peut réussir à déterminer l'équation personnelle de l'observateur, et à dégager ce que son témoignage contient d'exact.

Déjà le langage, à lui seul, rend presque impossible que les représentations des primitifs, touchant le « surnaturel », soient fidèlement reproduites. En admettant - ce qui n'arrive guère qu'une ou deux fois sur cent - qu'un observateur, très doué au point de vue psychologique et linguistique, possède à fond la langue des indigènes avec qui il vit, il n'en sera que plus embarrassé pour trouver dans la sienne des termes qui recouvrent exactement les leurs. Le plus souvent, cette difficulté n'est même pas sentie par les auteurs. Leurs traductions des représentations des primitifs, approximations plus ou moins grossières, ne peuvent qu'induire en erreur sur ce qu'elles prétendent exprimer. Mais, même si l'on passait sur ces scrupules, que peut valoir le témoignage, si l'observateur était persuadé d'avance, à son insu ou non, que ces indigènes possèdent la même métaphysique naturelle que lui ? Pouvait-il ne pas retrouver chez eux, déformées sans doute, tronquées, confuses, mais reconnaissables cependant, les croyances religieuses dont sa propre conscience est imprégnée depuis son enfance, et qu'on lui a appris à regarder comme le patrimoine sacré de tout homme venant au monde ?

Il m'a donc fallu, dans le présent ouvrage, comme dans
L'Âme primitive, et pour les mêmes raisons, m'abstenir de traiter les problèmes dont les données ne me paraissaient pas acceptables. Je ne pouvais que m'en tenir à l'étude des représentations bien établies des primitifs touchant le monde « surnaturel », et attestées par les pratiques mêmes qui leur servent à se protéger contre les puissances et les influences qu'ils redoutent. Encore ne me suis-je guère occupé ici que de celles qui leur inspirent de la crainte. Les résultats auxquels l'analyse comparative m'a conduit sur ces points n'ont donc pas pris la forme systématique, plus satisfaisante pour l'esprit, que présenterait la solution d'un grand problème d'ensemble. Ils restent partiels et fragmentaires, sauf sur ce point qu'un grand nombre des représentations étudiées ressortissent également à ce que j'ai appelé la « catégorie affective du surnaturel ». Tels quels, ils auront peut-être l'heureuse fortune d'ouvrir la voie à de nouvelles recherches.

Un dernier mot, concernant la documentation et l'usage que j'en fais. On m'a beaucoup reproché, de plusieurs côtés, de juxtaposer des faits empruntés arbitrairement, et comme au hasard, aux sociétés les plus éloignées les unes des autres et les plus différentes entre elles. Ainsi détachées du corps social où elles ont leurs racines et leur vie, les institutions, les croyances, les coutumes perdent leur sens, dit-on ; dès lors la comparaison qu'on en peut faire n'a plus d'intérêt scientifique. - Il est vrai : rien ne servirait d'amasser, pêle-mêle et sans critique, des faits plus ou moins semblables pris un peu partout sur la surface du globe. Aussi bien, n'ai-je jamais procédé de la sorte. D'autre part, si différentes que puissent être entre elles les sociétés dites « primitives », elles présentent pourtant, en même temps que les caractères propres à chacune, des traits qui leur sont communs à toutes. C'est ceux-ci que j'avais à dégager et à analyser, comme fait la linguistique générale quand elle étudie un groupe de langues parentes entre elles, ou la parenté qui peut relier plusieurs familles de langues. J'avais donc le droit, et même l'obligation, de prendre mes termes de comparaison là où ils me paraîtraient le plus probants, pourvu qu'ils fussent scientifiquement bien établis, et interprétés conformément à leur contexte.

Toutefois, pour éviter une apparence de dispersion et d'éparpillement, je me suis astreint, dans presque tous les chapitres du présent ouvrage, à n'emprunter les faits étudiés qu'à un petit nombre de groupes de sociétés toujours les mêmes. Le choix m'en était pour ainsi dire imposé d'avance. Il devait porter de préférence sur celles dont les institutions sont le plus « primitives », et se régler en même temps sur l'abondance et surtout sur la qualité des documents qui nous les font connaître. C'est ainsi qu'à propos de la plupart des questions examinées Spencer et Gillen nous ramèneront en Australie centrale, M. G. Landtman chez les Papous de la Nouvelle-Guinée (île Kiwai), les savants hollandais et en particulier M. A. C. Kruyt en Indonésie, M. H. A. Junod, M. Edwin W. Smith, chez les Bantou de l'Afrique du Sud, M. Knud Rasmussen chez les Eskimo, pour ne citer qu'un petit nombre des meilleures sources où j'ai puisé. Mais aux données qu'elles me fournissaient, je ne me suis pas interdit, toutes les fois qu'il m'a été possible, d'en ajouter d'autres, recueillies, par exemple, à des époques plus anciennes, par de bons observateurs. Il m'a même paru nécessaire d'en rapprocher, à titre de comparaison, quelques faits semblables observés, dans des sociétés autres que les premières, par des témoins dignes de confiance ; par exemple, chez les Nagas du nord-est de l’Inde, dans le Pacifique-Sud, chez les Indiens de l'Amérique du Nord ou du Sud, en Afrique occidentale, et ailleurs encore, suivant le cas. Loin que cette extension du champ ethnologique (sous les réserves indiquées tout à l'heure) affaiblisse les conclusions où aboutît l'analyse comparative, elles se trouvent, au contraire, corroborées par la quasi-universalité des croyances et des pratiques dont cette analyse révèle le sens, et parfois l'origine.

Par Lucien Lévy-Bruhl.

Retour à l'auteur: Lucien Lévy-Bruhl Dernière mise à jour de cette page le dimanche 23 avril 2006 13:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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