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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La mythologie primitive. (1935)
Le monde mythique des Australiens et des Papous
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Lucien Lévy-Bruhl (1935), La mythologie primitive. Le monde mythique des Australiens et des Papous. Paris : Les Presses universitaires de France, 1963, Nouvelle édition, 335 pages. Collection : Bibliothèque de philosophie contemporaine.
Introduction

par Lucien Lévy-Bruhl

I - Caractères propres aux mythes primitifs
II - Leur nature fragmentaire, incoordonnée, parfois contradictoire.
III - Raisons de leur manque de cohésion logique.
IV - Fonctions vitales des mythes sacrés et secrets.
V Le mythe et le rêve : sens de altjira, ungud, bugari, etc. ; les deux sens de dema.
VI - Sens de kugi, uaropo, soimi (Nouvelle-Guinée hollandaise).
VII - Les peintures rupestres du N.-O. de l'Australie.
VIII - Interprétation des mythes selon M. Wirz. Discussion.

I - Caractères propres aux mythes primitifs

Afin d'éviter le reproche de n'avoir pas fait ce que je n'ai pas prétendu faire, afin de prévenir, s'il se peut, des malentendus presque impossibles à dissiper, une fois produits, j'essaierai de définir sans ambiguïté l'objet du présent ouvrage. Il se propose d'étudier, sur un certain nombre de spécimens choisis, les mythes de sociétés dites primitives (surtout d’Australie et de Nouvelle-Guinée), non pas du point de vue de l'histoire des religions ni de la sociologie prise stricto sensu, mais seulement dans leur relation avec la nature et l'orientation constante de la mentalité propre aux « primitifs ». Peut-être cette recherche aidera-t-elle à mieux comprendre les caractères essentiels de ces mythes, et leurs fonctions dans la vie sociale de ces tribus.

Ainsi conçu, le travail ne pouvait être abordé de plain-pied. Ne fallait-il pas, au préalable, s'assurer si notre notion du mythe, avec ce qu'elle implique, vaut aussi pour ceux des sociétés primitives ? Déjà, dans les ouvrages précédents, une précaution semblable s'était imposée. J'avais dû commencer par rechercher ce qui, dans ces esprits, correspond plus ou moins exactement à ce que nous appelons « cause », « âme », «surnaturel », etc. Questions préjudicielles qu'il était nécessaire d'élucider d'abord, dès que je n'admettais plus implicitement, comme on le fait d'ordinaire, que les « primitifs » conçoivent ces notions comme nous, et les expriment par des termes qui recouvrent les nôtres. De même, je ne saurais prendre ici pour accordé, et comme allant de soi, que notre idée du mythe est aussi celle qu'en ont les Australiens et les Papous. Faute d'une enquête préliminaire sur ce point, des confusions seraient inévitables, et les conclusions d'une étude sur les mythes des primitifs resteraient pour le moins aventurées.

Non que je ferme les yeux aux raisons évidentes qui ont fait désigner par le même nom les mythes primitifs et ceux que nous ont rendus familiers les littératures et les arts de l'antiquité. J'admire, comme Andrew Lang, la perspicacité de Fontenelle, qui a su en démêler les traits communs, et en faire ressortir les ressemblances, frappantes sur tant de points. Ses remarques pénétrantes et ses suggestions à ce sujet méritaient d'être retenues.

Suffit-il cependant d'avoir reconnu cette parenté, et peut-on s'en autoriser pour admettre, sans autre examen, que ce qui est vrai des mythes classiques vaut aussi pour ceux des primitifs ? Est-il possible, quand on les rapproche les uns des autres, de ne pas tenir compte de la distance qui sépare les peuples de l'antiquité classique de sociétés telles que les tribus d'Australie et de Nouvelle-Guinée ? Dans les civilisations méditerranéennes, à l'époque dont nous possédons les mythes, des religions s'étaient depuis longtemps établies et développées, avec leurs hiérarchies de dieux et de demi-dieux, leurs cultes organisés, leurs temples et leurs prêtres. D'autre part, les mythes avaient fini par y appartenir presque autant à la poésie et aux arts plastiques qu'à la religion. - Rien de semblable dans les sociétés australiennes et papoues, dont il va être question. Nous n'y trouvons ni divinités hiérarchisées, ni corps de croyances proprement religieuses, ni castes sacerdotales, ni temples, ni autels. En présence de différences si considérables, serait-il prudent de prendre pour accordé que ce que nous appelons du même nom de mythes y est senti et compris de la même façon ?

Ce que nous savons de la mythologie classique et de son rôle dans les civilisations antiques nous est donc de peu d'utilité, et risque même de nous induire en erreur, quand il s'agit des mythes et de leurs fonctions dans les sociétés dites primitives. Jusqu'à quel point les idées courantes au sujet des mythes s'appliquent-elles légitimement à ces derniers ? Nous n'en savons rien. Il sera donc sage, au moment d'en entreprendre l'étude, de faire abstraction, délibérément, de toute notion préconçue. Nous procéderons, à l'égard des mythes primitifs, comme si nous nous trouvions en présence de données encore non classées, ni analysées, et à regarder, s'il se peut, avec des « yeux neufs ». Nous les considérerons dans leur milieu, et seulement du point de vue de leur milieu. Plus tard, ce travail une fois fait, il sera utile de les rapprocher de mythes moins primitifs. L'emploi de la méthode comparative n'en sera alors que plus fécond.

Enfin, si nous prenons pour types de mythes « primitifs » des mythes d'Australie et de Nouvelle-Guinée, c'est parce que l'étude en est facilitée par l'abondance et la bonne qualité des documents. Nous ne nous interdisons nullement, comme on le verra, de faire une place à des mythes d'autres sociétés « inférieures ». Notre choix n'implique pas non plus que, dans notre pensée, les sociétés australiennes et papoues soient les plus « primitives » ou les plus « archaïques » qui existent à présent.

II - Leur nature fragmentaire, incoordonnée, parfois contradictoire.

Les mythes « primitifs » dont nous disposons sont, en général, incomplets et fragmentaires. Un petit nombre seulement de personnes, dans une tribu, en possède une connaissance étendue. Ce savoir est le privilège des hommes d'âge, qui, après avoir passé par les stades successifs de l'initiation, se sont mariés et ont des enfants. Chacun d'eux en connaît un plus ou moins grand nombre. Mais souvent il n'en sait ni le commencement ni la fin. Ou bien des parties importantes lui en manquent. Il est rare que d'un seul informateur on puisse obtenir un mythe en entier.

De plus, les mythes d'une tribu donnée, sauf exception, ne forment guère un ensemble. On a souvent remarqué qu'ils restent extérieurs, et pour ainsi dire indifférents, les uns aux autres. La mythologie d'une tribu peut être d'une richesse inépuisable sans que rien paraisse la coordonner. M. Landtman a trouvé ce caractère très marqué dans celle des Papous de l'île Kiwai . Ce n'est pas ce que nous aurions attendu. Toutefois, notre surprise provient sans doute de ce qui subsiste dans notre esprit, à notre insu, des spéculations de jadis sur la mythologie. Aux XVIIIe et XIXe siècles, on y cherchait, et naturellement on y trouvait, un effort concerté pour rendre compte de l'origine des choses, analogue, sous une forme plus ancienne, à celui des théologies et des métaphysiques. En fait, cette philosophie du mythe ne portait guère que sur des mythologies contemporaines de religions déjà développées, ou de doctrines métaphysiques dont elles trahissaient l'influence. Mis en présence de mythes tels que ceux d'Australie et de Nouvelle-Guinée, ces théoriciens n'auraient pu en méconnaître le manque de coordination.

Ce trait n'est pas particulier aux mythologies australiennes et papoues. On l'a signalé aussi dans celles d'autres sociétés dont la civilisation se place à peu près au même degré de l'échelle. Pour ne citer qu'un exemple, aux îles Andaman, « un caractère des légendes qu'il faut relever est leur nature non systématique. Le même informateur peut donner, en diverses occasions, deux versions entièrement différentes d'un fait tel que l'origine du feu, ou les débuts de l'espèce humaine. Selon toute apparence, les Andamènes regardent chaque petite histoire comme indépendante, et ne comparent pas consciemment l'une avec l'autre. De la sorte, ils semblent n'avoir absolument aucune conscience de ce qui est une flagrante contradiction aux yeux de qui étudie ces légendes ».

En effet, comme chaque mythe ne tient pas plus compte des autres que s'ils n'existaient pas, il est inévitable qu'il se produise entre eux des contradictions. Si choquantes qu'elles nous paraissent, les indigènes n'en sont nullement gênés. Ils n'y prêtent aucune attention. Cette indifférence, constatée par M. Radcliffe-Brown aux îles Andaman, se retrouve constamment ailleurs. Par exemple, en Nouvelle-Guinée hollandaise, « il est extrêmement difficile de se transporter dans la façon de penser de l'indigène, et d'ailleurs le Marind se contredit beaucoup dans ses mythes ». A l'île Dobu (Nouvelle-Guinée anglaise), « si l'on rapproche les unes des autres les légendes de toutes les descendances totémiques de Dobu, on obtient un système extrêmement illogique. Toutefois, jamais un Dobuen n'a pris la peine de les comparer entre elles . Personne ne s'aperçoit donc jamais que le système considéré dans son ensemble est contradictoire ». Un peu plus loin, le Dr Fortune ajoute : « A vrai dire, le Dobuen, quand il explique la création, ne se préoccupe guère de la logique. Il ne remarque pas qu'une légende en contredit une autre. Jamais un Dobuen n'a essayé de faire un ensemble des diverses légendes qui contiennent l'explication des origines... Dans l'une d'elles A est antérieur à B, bien que dans une autre B soit antérieur à A. »

Des contradictions du même genre apparaissent dans la mythologie des Eskimo. Ce qui est beaucoup plus rare, il se rencontre parmi eux des personnes capables d'en prendre conscience, quand on les leur fait remarquer. Il arrive même que l'une d'elles essaie de justifier cette attitude mentale qui nous choque. Rasmussen, qui a vécu quelque temps dans la tribu des Iglulik, et qui jouissait de leur confiance, rapporte une conversation qu'il a eue à ce sujet avec Orulo, femme du shaman Aua, son ami. « Nous autres Eskimo, lui dit-elle, nous ne nous occupons pas à résoudre toutes les énigmes. Nous répétons les histoires de jadis comme on nous les a racontées, avec les mêmes expressions dont nous avons le souvenir. Et, s'il semble y avoir un défaut de consistance dans l'ensemble de l'histoire, il y a encore bien d'autres événements incompréhensibles que notre pensée ne peut saisir... »

Et alors, après un moment de réflexion, elle ajouta ce qui suit, qui montre, d'une façon frappante, le peu de cas que les Eskimo font de la cohérence logique, dans leur mythologie. « Vous parlez du pétrel des tempêtes qui capture des phoques avant qu'il en existât. Mais, à supposer que nous arrivions à résoudre cette difficulté, il en resterait encore beaucoup d'autres que nous ne pouvons expliquer. Pouvez-vous me dire où la mère des caribous a pris ses culottes faites de peau de caribou, avant qu'elle eût mis des caribous au monde ? Vous voulez toujours que ces choses surnaturelles soient intelligibles. Mais nous, nous ne nous faisons pas de souci à ce sujet. Nous ne comprenons pas, et nous n'en sommes pas moins satisfaits. » Cette sorte de credo quia absurdum eskimo témoigne tout ensemble de la foi robuste qu'ils ont en leurs mythes, et du peu d'exigences logiques qui s'imposent à leur esprit en ce domaine.

III - Raisons de leur manque de cohésion logique.

Ce n'est pas seulement dans leurs mythologies que les primitifs se montrent insensibles à des contradictions que nous jugerions flagrantes. Comme j'ai eu l'occasion de le faire voir ailleurs, en particulier à propos de la « participation », cette indifférence est un des traits par où leurs habitudes mentales contrastent le plus visiblement avec les nôtres. Sans doute, la structure fondamentale de l'esprit humain est partout la même. Quand les primitifs ont le sentiment net et vif d'une contradiction, elle ne les heurte pas moins que nous. Ils la rejettent avec la même énergie. Mais un des caractères distinctifs de leur mentalité consiste précisément en ceci : souvent ce qui, selon nous, est contradictoire, ne leur paraît pas tel, et les laisse indifférents. Ils semblent alors s'accommoder de la contradiction, et, en ce sens, être « prélogiques ». Cette attitude est étroitement liée, d'une part, à l'orientation mystique de leur esprit, qui n'attache pas grande importance aux conditions soit physiques, soit logiques, de la possibilité des choses, et de l'autre, à ses tendances peu conceptuelles. Il forme sans doute des concepts : comment s'en passerait-il tout à fait ? Mais ces concepts, moins nombreux que les nôtres, ne sont pas systématisés comme eux. Par suite, leur langage ne permet pas de passer sans peine d'un concept donné à d'autres de généralité moindre qui y sont compris, ou de généralité supérieure qui le comprennent. Ces primitifs ne disposent donc pas de l'admirable matériel logique et linguistique qui rend aisées et rapides pour nous un grand nombre d'opérations mentales. « L'intelligence du Canaque, écrit M. Leenhardt, n'a guère classé les données de l'expérience sensible ; elle n'a pas constitué des généralisations ; (arbre, animal, mer, morsure n'existent pas selon le concept que nous en avons ). »

Une étude spéciale sur ce sujet a été récemment faite chez les Cherokee. Son auteur avait remarqué, chez les enfants de cette grande tribu du Sud-Est de l'Amérique du Nord, une extrême vivacité d'intelligence, et chez ses medicine-men, c'est-à-dire dans ce qu'on peut appeler son élite intellectuelle, un savoir étendu et riche. Mais la médaille a son revers. « Toutes ces connaissances sont loin d'être codifiées. Je me suis souvent donné pour tâche d'essayer de trouver jusqu'à quel point ce savoir était systématisé, ou, comme nous dirions, rationnellement organisé. Cette enquête a toujours abouti à des résultats très défavorables, quoique intéressants.

« Un medicine-man comme Og., universellement reconnu pour être celui qui « savait le plus », quand on lui demanda de faire la liste de toutes les différentes maladies qu'il connaissait, en lui donnant cinq jours pour y réfléchir, fut incapable d'en trouver plus de trente-huit plus ou moins différentes.

« Un autre, à qui l'on demanda d'énumérer, sans préparation, celles qu'il connaissait, ne put pas dépasser la douzaine, en dépit du fait que tous deux devaient certainement en connaître plus de cent, puisqu'une compilation faite par moi oralement... révéla que deux cent trente maladies environ leur étaient connues.

« Les mêmes remarques valent pour leurs connaissances en botanique, et s'appliqueraient aussi à leur savoir en religion et en mythologie.

« Poursuivant une expérience semblable avec un autre medicine-man, concernant cette fois la religion, la vie future, les esprits qu'il invoquait dans ses formules, je ne parvins pas, par cette méthode, à lui faire dire cinq pour cent de ce qu'il savait sur ces sujets. A la fin, par des questions indirectes et détournées, je tirai de lui tout ce qu'il connaissait - et la masse en était considérable.

« Malgré la somme importante de leur érudition, et la supériorité, dans certains cas, de leur intelligence, ces vieux messieurs ne semblent guère plus méthodiques que leurs compatriotes laïques... En fait, des nombreux medicine-men que j'ai connus, Og. était le seul, dont on puisse dire qu'il eût une certaine perspective de son savoir, et qu'il ne fût pas irrémédiablement incapable de lier entre eux deux éléments provenant de deux branches différentes de son « érudition ». »

Le même auteur a encore remarqué que « les Cherokee possèdent des mots pour rendre des concepts tels que « herbes » en général, ou se rapportant à certaines familles définies de plantes (« familles » entendues ici du point de vue cherokee) : par exemple, « celles qui poussent dans la montagne », « celles qui sont toujours vertes », « celles qui poussent près du fleuve », etc., mais qu'ils en font rarement usage, et que d'ordinaire ils emploient les noms particuliers de chaque espèce de plantes ».

Ces quelques observations jettent un peu de lumière sur les procédés habituels de cette pensée beaucoup moins conceptuelle que la nôtre. La somme du savoir, ou, selon l'expression très juste de M. OLBRECHTS, de l'érudition, peut s'y élever assez haut. Mais, faute d'être digérée, elle reste à l'état inorganique, et, pour ainsi dire, en vrac. L'intelligence ne répartit pas ce qu'elle acquiert dans des cadres logiquement ordonnés. Par suite, elle n'en dispose pas librement. A chaque nouvelle occasion, elle se réfère à ce qu'elle a appris en d'autres circonstances particulières ; les rapports tant soit peu généraux entre des cas plus ou moins différents lui échappent. Les connaissances ne se hiérarchisent pas en concepts subordonnés les uns aux autres. Elles demeurent simplement juxtaposées, sans ordre. Elles forment une sorte d'amas ou de tas. A son tour, cette accumulation de données, isolées quoique voisines, ne favorise pas la formation de concepts. L'habitude s'enracine donc de les utiliser telles quelles. Par suite, quelles que soient la vigueur et la vivacité natives de leur esprit, le progrès logique de la pensée, chez ces Indiens, se trouve vite arrêté, l'instrument indispensable faisant défaut. Le champ reste ainsi d'autant plus libre aux préliaisons mystiques. Les contradictions ont d'autant moins de chances d'être senties, décelées et rejetées.

Si ces habitudes mentales s'observent encore aujourd'hui chez les Cherokee, qui, depuis plusieurs générations, vivent en relations constantes avec les blancs, et qui ont reçu d'eux, avec l'écriture, bien d'autres acquisitions, à plus forte raison dominent-elles chez des primitifs tels que les Australiens et les Papous. Cependant, comme j'ai eu l'occasion de l'expliquer, des représentations qui n'ont pas pris la forme de concepts réguliers ne sont pas nécessairement dépourvues de généralité. Un élément émotionnel commun peut suppléer en quelque manière à la généralisation logique. Ce qui arrive en effet pour les représentations mythiques, qui en général intéressent la catégorie affective du surnaturel. Ainsi s'établit et se fait sentir entre elles une sorte de parenté qui masque le manque de coordination, et empêche du même coup que les contradictions ne soient aperçues.

IV - Fonctions vitales des mythes sacrés et secrets.

Les tribus d'Australie et de Nouvelle-Guinée dont nous allons étudier quelques mythes ne connaissent ni dieux, ni déesses, ni divinités d'ordre inférieur, bref, rien qui ressemble à un panthéon. Leurs mythes n'ont donc pas à raconter la généalogie, les aventures, les attributs de personnages divins. Ils n'en remplissent pas moins des fonctions vitales et essentielles, comme le Dr Malinowski l'a montré, avec tant de clarté et de force, en prenant pour exemple ceux des Mélanésiens des îles Trobriand, dont, il a si bien décrit et analysé la mentalité. On va voir qu'ils constituent, à proprement parler, le trésor le plus précieux de la tribu. Ils sont au cœur de ce qu'elle révère comme sacré.

Les plus importants ne sont connus que des « anciens » qui en gardent jalousement le secret. Ils ne les communiquent qu'à bon escient, et seulement à ceux, en petit nombre, qui sont dûment qualifiés pour les recevoir. « Si grand est leur respect pour ces secrets, qu'ils ne laissent jamais paraître à l' « autorité » blanche le moindre soupçon de ce grand monde de la pensée des indigènes et de ce qui en fait la puissance, toutes choses dont le, blanc est parfaitement ignorant. Les vieux gardiens de ces connaissances secrètes siègent dans le village, muets comme des sphinx, et décident dans quelle mesure ils peuvent sans danger confier le savoir de leurs pères à la jeune génération, et à quel moment précis la communication des secrets pourrait se faire le plus efficacement. Si les circonstances ne se montrent jamais propices, les secrets disparaissent alors avec les vieillards. Bien que ceux-ci ne meurent pas sans douleur, car ils savent que les anciens mythes et les anciennes cérémonies vont tomber dans l'oubli, ce qui condamne la tribu à s'éteindre, ils n'en exultent pas moins en mourant, parce qu'ils ont fidèlement gardé le dépôt à eux confié. »

A vrai dire, l'idée d'en user autrement ne leur viendrait pas à l'esprit. Divulgués, ces mythes seraient profanés. Ils perdraient leur caractère sacré, et du même coup leur vertu mystique. Or, si celle-ci cesse d'agir, la tribu ne peut continuer de vivre. M. Elkin en a clairement exposé la raison. « La vie même de la nature, et par conséquent aussi celle de l'espèce humaine, dépend des cérémonies et des emplacements sacrés. La philosophie totémique des indigènes unit l'homme et la nature en un tout vivant, qui est symbolisé et maintenu par le complexe des mythes, des cérémonies et des emplacements sacrés. Si les mythes ne sont pas conservés avec ce qui en fait l'autorité, si les cérémonies ne sont pas célébrées, si les emplacements ne sont pas entretenus comme sanctuaires des esprits, alors le lien vital est rompu, l'homme et la nature sont séparés, et ni lui ni elle n'ont plus aucune garantie qui assure la continuation de leur existence. »

Nous verrons plus loin l'importance des emplacements sacrés aux yeux de ces Australiens et de ces Papous, et que mythes et cérémonies ne sont en fait que des aspects différents d'une même réalité mystique. De même donc que la tribu ne peut subsister sans que les cérémonies soient célébrées, elle n'est pas moins sûrement condamnée à disparaître si ses mythes, profanés, perdent leur force. Les vieillards, s'il le faut, les emporteront donc avec eux dans la tombe.

Chez les Marind-anim (Nouvelle-Guinée hollandaise), « le mythe est, à proprement parler, le fondement aussi bien de toutes les grandes fêtes, où paraissent des acteurs masqués, représentant des Dema, que des cultes secrets ». Dans un autre passage, M. Wirz, qui a fait des mythes l'axe central de son étude sur les Marind-anim, dit formellement que sans eux il n'aurait jamais compris la mentalité ni les institutions de cette tribu. « On peut se trouver dans la plus grande intimité avec les Marind, posséder leur langue, avoir vécu parmi eux ; le Dema-wiel et pareillement le culte Majo n'en resteront pas moins inintelligibles, si l'on n'en a pas la clef. Cette clef, c'est la mythologie qui la donne. A tout moment, même dans la vie quotidienne du Marind, on se heurte à chaque pas aux mythes des Dema, des ancêtres de qui tout est issu, de qui tout dépend, et qui ont tout produit : la magie, les formules magiques, les vieilles coutumes, les fêtes, les danses, les chants, les cérémonies de fécondité et les cultes secrets. Tout repose sur la mythologie et sur les Dema. »

Telle étant la place occupée par les mythes dans la vie, tant profane que mystique, des Marind-anim, ils ne peuvent pas être tenus jalousement secrets, comme ceux dont M. Elkin parlait tout à l'heure. Il se peut cependant qu'une partie d'entre eux, les plus sacrés, restent cachés aux non-initiés. Ou peut-être les femmes et les non-initiés n'en connaissent-ils que la lettre, tandis que le sens profond et la vertu mystique qui en font l'efficacité ne sont révélés qu'aux hommes qualifiés pour en être instruits, pour les conserver et les transmettre, et enfin pour célébrer les cérémonies secrètes qui s'y rapportent. De même, chez les Karadjeri, tribu du Nord-Ouest de l'Australie, « les mythes sont de deux sortes : ceux qui sont connus des deux sexes, et ceux qui ne sont connus que des hommes. Ces derniers... ont surtout rapport à la cosmologie et aux cérémonies d'initiation ».

Comme on pouvait s'y attendre, les usages, sur ce point, diffèrent de tribu à tribu. Néanmoins, il en est d'assez constants, ce dont M. T. G. H. Strehlow vient tout récemment d'expliquer les raisons. « Les mythes d'une tribu sont, pour ainsi dire, la propriété personnelle d'un petit groupe. Les traits généraux d'un mythe peuvent être, et souvent sont en effet, connus d'un bout à l'autre d'une vaste région. Mais les menus détails intimes de l'histoire, et les dessins traditionnels des décorations propres à chaque cérémonie, ne sont connus que d'un petit nombre de vieillards. Ainsi, le mythe raconté plus haut est la propriété du petit groupe (aujourd'hui éteint) d'hommes appartenant aux sous-sections Ngala-Mbitjana qui habitaient autrefois dans le voisinage d’Ankota. Lorsque l'ancêtre se réincarna dans la personne de l'homme qui est mort dernièrement à Alice Springs, la légende, les dessins de décoration, et tous les churinga devinrent sa propriété exclusive. Tant qu'il vécut, personne autre, excepté son père, son grand-père et le frère de son père, ne pouvait raconter cette histoire à un « outsider »... Personne absolument n'est autorisé à célébrer aucune des cérémonies qui appartiennent à cet homme, à moins qu'il ne soit présent et ne surveille toutes les opérations. Après sa mort, les hommes Ngala-Mbitjana d'Ankota (ou les groupes voisins, si celui d'Ankota a cessé d'exister) redeviennent les « propriétaires » du mythe, et les churinga sont de nouveau confiés à leur garde.

« Cela rend très difficile de recueillir les mythes étendus, où sont racontées les pérégrinations des ancêtres à travers de vastes régions. Par exemple, tous les Aranda, dont les centres totémiques sont situés tout près du chemin suivi par le groupe d'ancêtres tjilpa (chat sauvage) qui a franchi le mont Conway, connaissent les divers emplacements tjilpa sur cette route, du moins ceux qui sont importants. Mais les détails de ce qui est arrivé là - et c'est eux seuls qui nous permettent d'entrevoir le sens réel de cette tradition - sont tous tenus secrets par les petits groupes (sous-sections) qui habitent le long de cette route. Par conséquent, pour obtenir un récit fidèle de cette tradition, il faut interroger les vieux chefs de ces groupes les uns après les autres. Procédure qui exige beaucoup de temps et de peine. »

En Nouvelle-Guinée, selon M. Landtman, « les indigènes de Kiwai possèdent un trésor à peu près inépuisable de mythes et de légendes, où se montre la merveilleuse imagination dont ils sont doués... Du point de vue de l'Européen, la plupart de ces contes contiennent le récit d'événements qui sont arrivés, ou supposés tels, et que les auditeurs, par conséquent, devront prendre pour vrais, tandis que d'autres se présentent comme de purs contes d'imagination, sans autre but que d'amuser ceux qui les entendent. Du point de vue de l'indigène, cette distinction n'existe pas. A leurs yeux, toutes les sortes d'êtres légendaires sont réelles, et les récits de leurs exploits tous également vrais. Presque tous les contes sont des traditions de ce qui a réellement eu lieu. C'est le cas même de ceux où l'on voit des animaux se conduire en hommes, car, jadis, les animaux parlaient. Dans un petit nombre de cas seulement, mes informateurs me signalaient certains récits comme inventés exprès pour amuser les gens ». - Keysser dit de même que « les Kai ne connaissent que des légendes : pas de contes, pas de fables. Les récits que nous considérons comme fabuleux sont pour eux des légendes comme les autres ». Au contraire, chez les Aranda (Arunta), au rapport de Strehlow, « les légendes ne sont communiquées qu'à ceux des membres de la communauté qui ont été admis au nombre des hommes, et ceux-ci y croient ; tandis que les contes sont récités aussi aux femmes et aux enfants, soit pour les détourner d'empiéter sur les secrets des hommes, soit pour leur faire peur avec les mauvais esprits qui les guettent ; d'autres contes enfin servent à les amuser ».

Laissons de coté ces contes, relativement peu nombreux, qui de l'avis unanime des observateurs sont destinés à faire rire. En ce qui concerne les autres, il est visible que M. Landtman et Keysser, d'une part, Strehlow de l'autre, ne les regardent pas sous le même angle. M. Landtman ne s'est occupé que du folklore, dont il a publié un très abondant recueil. Il veut simplement faire entendre que les Papous de Kiwai ne paraissent pas avoir le sens de l'impossible, et que rien ne les empêche de prendre pour réels les événements les plus invraisemblables. Mais il ne songe pas à attribuer à ces contes folkloriques la fonction vitale que les mythes, selon M. Wirz et M. Elkin, remplissent dans la vie des tribus étudiées par eux. La même remarque vaut pour Keysser, qui ne distingue pas non plus d'avec les contes les mythes dont la récitation a une efficacité magique. Quant à Strehlow, il ne s'est pas proposé de faire connaître quelle créance les Aranda et les Loritja accordent aux contes folkloriques. Il a surtout en vue la distinction entre eux et les mythes qui, dans ces tribus comme dans celles que M. Elkin a étudiées, sont souvent secrets et sacrés, et d'une importance vitale pour la société. A Dobu, les légendes dont se compose le rituel indispensable à la culture des yams sont la propriété exclusive des familles. Chacune a les siennes, et elle les tient rigoureusement secrètes.

Aux îles Trobriand, le Dr Malinowski a clairement précisé les distinctions nécessaires. « Le folklore des indigènes, c'est-à-dire la tradition orale, le fonds de contes, de légendes et de textes transmis par les générations précédentes, se compose des catégories suivantes :

« En premier lieu, ce que les indigènes appellent libogwo « dires d'autrefois », mais que nous appellerions traditions ; 2º kukwanabu, contes de fées destinés à amuser à certains moments de l'année, et qui rapportent des événements considérés comme imaginaires ; 3º wosi, les divers chants, et vinavina les refrains populaires, que l'on chante en même temps qu'on joue, ou en certaines circonstances spéciales ; et enfin, last but not least, megwa ou yopa, les formules magiques. Toutes ces catégories sont strictement distinguées l'une de l'autre par leur nom, leur fonction, leur rôle social, et par certains caractères formels.

« Les libogwo, que l'on croit véridiques, consistent d'une part en récits historiques, tels que les actions des anciens chefs, les exploits dans le Koya, des histoires de naufrages, etc. ; de l'autre, cette catégorie comprend aussi ce que les indigènes appellent lili'u - les mythes, récits qui sont les objets d'une foi profonde, d'un grand respect, et qui exercent une influence active sur leur conduite, et sur la vie de la tribu. Les indigènes distinguent nettement entre le mythe et la relation historique, mais cette distinction est difficile à formuler, et ne peut être exprimée que d'une façon un peu voulue. En fait, elle ne se réalise pas abstraitement pour l'indigène... Quand on raconte une histoire, n'importe quel indigène, même un jeune garçon, pourra dire si c'est un des lili'u de sa tribu, ou non. Pour les autres contes, c'est-à-dire les récits historiques, ils n'ont pas de nom spécial, mais ils diront que cela se passe chez « des humains comme nous ». Ainsi la tradition qui transmet le fond de ces contes les apporte avec l'étiquette de lili'u, et la définition d'un lili'u est, que c'est une histoire transmise avec cette étiquette. Et même cette définition est contenue dans les faits eux-mêmes, sans être explicitement spécifiée par les indigènes . » Bref, aux îles Trobriand, les mythes se séparent nettement des contes et des légendes. Ils ne sont pas secrets, on les respecte et on se guide sur eux. Enfin, les êtres et les événements dont ils parlent appartiennent à un passé qui n'est pas une période historique.

V Le mythe et le rêve :
sens de altjira, ungud, bugari, etc. ; les deux sens de dema.


Une remarque de M. Elkin permet de pénétrer un peu plus avant dans l'idée que les Australiens se font de leurs mythes sacrés et secrets, fondement assigné par la tradition à tout ce qui est vital pour eux, dans la nature qui les entoure, comme dans leurs institutions. « On les désigne, dit-il, par un terme : altjira (chez les Aranda), dzugur (chez les Aluridja), bugari (chez les Karadjeri), lalau (chez les Ungarinyin), qui a un grand nombre de sens, lesquels cependant se réfèrent tous à l'époque, passée depuis longtemps, où les héros civilisateurs et les ancêtres ont établi la civilisation de la tribu, institué ses cérémonies et ses lois...

« Ce même terme signifie aussi « rêve » ou « rêver ». Mais, pour les indigènes, cela ne veut pas dire qu'il s'agisse de quelque chose de purement imaginaire au contraire, ce mot désigne une réalité spirituelle. Ce qu'un homme rêve ainsi est sa part des mythes secrets, des cérémonies secrètes, des traditions historiques relatives à l'ancienne ou éternelle époque du rêve. »

M. et R. Piddington disent de même : « Les Karadjeri ont une mythologie très développée, c'est-à-dire des récits rapportant ce qu'on fait, dans un passé lointain, des personnages apparentés pour la plupart à des animaux, à des oiseaux, à des poissons, etc. Cette période porte le nom de bugari, qui veut aussi dire « rêve ».

De ces termes, énumérés par M. Elkin, qui signifient à la fois « période mythique, ou ce qui appartient à cette période », et « rêve », on peut encore rapprocher ungud. Ce mot, d'après M. Elkin lui-même, a au moins autant de sens, en apparence divers, que les précédents. Comme eux, il se rapporte essentiellement à la période mythique, et il n'est pas sans relation avec « rêve».

Si un même terme, chez diverses tribus du Centre et du Nord-Ouest de l’Australie, désigne à la fois la période mythique (et tout de qui en relève), et le rêve - plus précisément sans doute une certaine sorte de rêve - ce ne peut être là une coïncidence fortuite. Il faut que, dans l'esprit de ces Australiens, un même caractère important appartienne à la fois à la période mythique et au rêve. Et en effet, l'une et l'autre sont transcendants au regard du monde de l'expérience ordinaire. Tous deux donnent accès, au même titre, à ce que, faute d'un meilleur terme, nous appelons le surnaturel.

Aux yeux des « primitifs », en certains cas, ce qui est vu en songe est aussi réel que ce qui est perçu à l'état de veille, plus réel même, car ce qui se révèle ainsi est d'un ordre supérieur, et peut exercer sur le cours des choses une influence irrésistible. Or, c'est aussi d'êtres et d'événements d'ordre surnaturel que parle cette sorte de mythes. La connaissance qu'ils en apportent équivaut, comme le rêve, à une révélation. Ils seront donc, comme lui, l'objet d'un grand respect. Les indigènes sentent en eux quelque chose de sacré. Ils éprouvent souvent, à les entendre, l'émotion caractéristique qui se produit quand la catégorie affective du surnaturel entre en action. Ainsi le monde où le rêve introduit ne se distingue guère du monde de la période mythique: monde des forces invisibles, des puissances surnaturelles, de qui dépendent à chaque instant le bien-être et l'existence même de la nature et du groupe humain. C'est là ce que signifie la présence, dans nombre de langues australiennes et papoues, de termes tels que altjira, dzugur, bugari, lalau, ungud, etc., qui veulent dire à la fois « rêve », et « période mythique avec ce qui s'y rapporte ».

Il est encore, comme on sait, une autre voie par où les forces invisibles et les puissances surnaturelles révèlent leur présence et font sentir leur action. Tout ce qui se produit d'insolite ou d'étrange, tout ce qui frappe le primitif, tout ce qui l'émeut et arrête son attention, décèle ipso facto qu'une ou plusieurs de ces forces sont en action près de lui. Ce qui est régulier et habituel - conforme, dirions-nous, aux lois de la nature - ne l'inquiète guère. Il s'en prévaut, plus ou moins habilement, dans la pratique ; il ne sent pas le besoin d'y réfléchir. Mais l'insolite a la valeur d'un signe qu'il serait au moins imprudent de négliger. Il faut l'interpréter tout de suite, si l'on peut, car il révèle une intervention du monde invisible dans le cours ordinaire des choses.

Ce monde des puissances surnaturelles est toujours prêt, à la moindre sollicitation, à surgir dans la conscience de ces primitifs. De là, leur tendance à assimiler les unes aux autres les révélations par où il manifeste sa présence et son action. Pour des esprits ainsi disposés, le rêve, qui constitue une de ces révélations, devait donc être proche parent du mythe, qui en est une autre. On ira jusqu'à dire, comme les Yuma, que la source la plus sûre des mythes est le rêve. Pareillement, une liaison non moins étroite aura dû s'établir entre le mythe et cette autre révélation touchant le monde des puissances invisibles et surnaturelles qu'est l'apparition de quelque chose d'étrange ou d'insolite.

Ce n'est pas là une simple hypothèse, c'est un fait nous pouvons le constater. Nous trouvons, en effet, l'identité foncière de ces deux sortes de révélation pleinement sentie, et exprimée d'une façon qui ne laisse aucune place au doute, chez les Marind-anim, et chez d'autres tribus encore de la Nouvelle-Guinée hollandaise. Le témoignage de M. Wirz, formel sur ce point, est d'autant plus décisif que son auteur ne pouvait prévoir l'usage que nous en faisons ici.

La mythologie des Marind-anim, très développée, très touffue, fait l'objet d'un volume entier dans l'ouvrage de M. P. Wirz. Elle tourne toute, autour des Dema, c'est-à-dire des « ancêtres » des temps fabuleux, doués de pouvoirs surnaturels, à qui elle attribue la « création » des espèces vivantes, animales et végétales, des îles et des mers, de la terre ferme, des groupes humains et de leurs institutions : bref, de tout ce qui existe aujourd'hui. Mais le mot dema ne désigne pas seulement ces êtres mythiques, ces ancêtres mi-humains, mi-animaux. Il est employé aussi comme adjectif, et signifie alors « insolite » (surnaturel). « Dans le concept de dema - tels sont les premiers mots de M. Wirz quand il commence à exposer cette mythologie - le Marind réunit une série d'idées dont le caractère commun est « quelque chose d'étrange, d'extraordinaire et d'inexplicable. »

« En premier lieu, dema correspond exactement au mana mélanésien. Tout corps est animé, c'est-à-dire pourvu de certaines forces psychiques. Mais tout corps n'est pas un Dema. Ne le sont, au contraire, que ceux où cette force ou énergie psychique se trouve sous une forme concentrée et intense : par exemple, une pierre singulière, qui a la forme d'une noix de bétel ou d'un petit poisson, L'indigène croit que les forces incluses dans cette pierre doivent être d'une intensité extraordinaire. »

En effet, son aspect insolite a la valeur d'une révélation. Est donc dema tout ce par quoi se manifestent la présence et l'action d'une force invisible, et qui peut, par conséquent, devenir l'objet d'un mythe.

M. Wirz n'insiste pas sur le fait que les puissances invisibles qui se révèlent par les êtres et les objets étranges, insolites, inexplicables deviennent, une fois personnifiées, les héros des mythes. Mais il esquisse, en quelques phrases, le processus psychologique par lequel cette révélation détermine la production de mythes. « Tout ce qui est ancien et provient du lointain passé, est déjà, en tant que tel, et par soi-même, assez étrange pour être qualifié dema, et particulièrement propre à être enveloppé dans un tissu de mythes. C'est ainsi que les vrais Dema, ceux qui sont universellement admis, remontent aux temps les plus reculés, et avec eux, nous nous trouvons sur le plan de la mythologie.

« Un événement, par exemple, peut avoir été, en soi, assez impressionnant pour qu'on ne cesse pas de le raconter. Il s'éloignera donc de plus en plus, dans ces récits, de ce qu'il était à l'origine ; il sera de plus en plus exagéré (ce dont les Marind-anim sont particulièrement friands). De la sorte, en peu de temps, un événement sans grande importance peut être l'origine du conte le plus incroyable : par exemple, après une génération, un idiot ne subsistera dans la mémoire des gens que comme un Dema, et personne ne mettra en doute sa nature de Dema. On peut se représenter toute la mythologie des Dema comme bâtie sur des traditions ainsi exagérées, et causalement reliées les unes aux autres. »

Sans nous arrêter en ce moment à cette explication un peu rapide de la genèse des mythes, ou du moins de certains d'entre eux, nous pouvons considérer comme établi le point suivant : aux yeux des Marind-anim, l'apparition de l'insolite est, au même titre que le songe, une révélation touchant le monde des forces invisibles et surnaturelles, et c'est aussi en ce même monde que nous transportent les mythes. Cette conclusion ressort avec d'autant plus d'évidence des divers sens du mot dema que c'est nous qui les distinguons. Le Marind passe de l'un à l'autre sans y penser . Cette dualité ou multiplicité des sens de dema, précisément parce que les Marind-anim ne semblent pas s'en apercevoir, ouvre une vue précieuse sur la nature et l'origine de certains de leurs mythes.

VI - Sens de kugi, uaropo, soimi (Nouvelle-Guinée hollandaise).

Chez d'autres tribus papoues de la Nouvelle-Guinée hollandaise, qu'il a été l'un des premiers à visiter, M. Wirz a trouvé, sous le nom de kugi, l'équivalent à peu près exact du dema des Marind-anim. « Les idées religieuses des indigènes du centre de la Nouvelle-Guinée, écrit-il, se groupent autour d'un concept que je caractériserais volontiers comme le concept fondamental qui sert à la représentation primitive des choses et des événements surnaturels, car il embrasse tout ce qui appartient au monde imaginaire, suprasensible, du primitif... Si riche de sens divers que soit le concept de kugi, il semble, à ce stade primitif des idées religieuses, ne s'être pas encore différencié, et il comprend toute une série d'idées qui ne sont pas nettement distinctes les unes des autres, mais qui forment un concept unique et complexe. Est kugi tout ce qui, d'une façon quelconque, est en liaison (je dirais : participe) avec le monde du suprasensible. Nous autres Européens, nous chercherions tout de suite à déterminer par une analyse de quels éléments se compose cette croyance à un monde suprasensible ; nous séparerions la croyance aux esprits des morts de la croyance à des forces démoniaques dans la nature, ou nous en chercherions la racine commune.

« L'indigène n'en fait rien. Pour lui, tout cela est simplement kugi, et ses idées sur l'existence de forces et de phénomènes surnaturels sont confuses, obscures, et interfèrent les unes avec les autres . » Et un peu plus loin : « Pour lui, il n'y a qu'un unique sentiment de crainte et de dépendance, indécomposable, réfractaire à l'analyse. » Ainsi présenté, le complexe de représentations et de sentiments réunis sous le terme de kugi se rapproche évidemment de celui que détermine la catégorie affective du surnaturel. Il en a la généralité de nature émotionnelle. Il comprend les mêmes éléments de crainte et de soumission en présence de ce qui est senti comme surnaturel.

M. Wirz revient avec insistance sur le caractère « indifférencié » de ce « concept kugi ». Ce qu'il désigne n'est ni personnel, ni non plus impersonnel formellement, mais souvent à la fois l'un et l'autre (comme dema et les autres expressions semblables). « Il embrasse dans sa totalité tout ce qui est surnaturel, inexplicable, inconcevable (encore comme dema), et constamment hostile à l'homme. »

Tandis que chez les Marind-anim, Dema pris substantivement désigne les « ancêtres » dont les hauts faits et les aventures remplissent tant de mythes, M. Wirz n'a pas constaté que dans les tribus du centre de la Nouvelle-Guinée hollandaise kugi servit au même usage. « A ce stade extrêmement primitif, dit-il, les idées religieuses sont encore tout à fait indifférenciées : pas de croyance expresse à des démons, pas de personnification des forces ou des événements naturels, c'est-à-dire pas de croyance à des êtres pensants et sentants, ni à plus forte raison à un principe divin créateur comme croient en trouver chez tous les primitifs les partisans d'un monothéisme originel, pas de culte formel des ancêtres, mais au contraire un sentiment confus de l'existence de forces et de puissances suprasensibles, hostiles et capricieuses. C'est là, semble-t-il, tout le contenu des idées religieuses de ces indigènes. »

Il n'est donc pas surprenant que M. Wirz ne dise rien de leurs mythes. Il n'en a pas recueilli. Peut-être pense-t-il qu'au stade où ils en sont les mythes proprement dits n'ont pas encore apparu. Cependant, il parle des kugi (le mot étant pris substantivement), tout en observant que ces kugi ne sont à aucun degré des personnes. « Les kugi ne semblent avoir rien à faire avec les forces de la nature ni avec les constellations, qu'on ne songe aucunement à personnifier. J'ai interrogé je ne sais combien de fois les indigènes sur la cause de l'éclair et du tonnerre, et je n'ai jamais obtenu que la même réponse : ce qui occasionne l'orage, c'est le craquement de la surface du ciel, que l'on se représente comme une voûte solide.

« Toutefois, on voit dans les tremblements de terre, très fréquents ici, une manifestation des kugi, qui en cette circonstance sont, sans doute possible, les morts qui se tiennent dans les montagnes. Ils se battent entre eux, ou font la guerre aux hommes vivants ; c'est là ce qui fait trembler la terre. »

Si cette explication des tremblements de terre n'est pas, à proprement parler, un mythe, du moins elle en approche fort. Elle permet de supposer que ces indigènes en ont d'autres, d'autant plus que M. Wirz, à sa grande surprise, a trouvé chez eux des churinga de pierre, qui remplissent les mêmes fonctions que ceux des Arunta et d'autres Australiens. Or, comme le dit un observateur tout récent, « ces objets sacrés sont mis en relation étroite avec la « période du rêve » (altjira) par la mythologie ». Il en est sans doute de même en Nouvelle-Guinée. Puisqu'on y rencontre des churinga, la présomption est forte que, comme en Australie, ils y sont enveloppés de mythes.

Sur les bords du lac Sentani (toujours en Nouvelle-Guinée hollandaise), M. Wirz a trouvé un terme général, uaropo, qui, à de nombreux points de vue, coïncide avec le dema des Marind-anim... « Cependant, une différence essentielle distingue uaropo de dema : on se représente les Dema comme les ancêtres des différents groupes de la tribu, comme les progéniteurs des clans, ce qui n'a pas lieu pour uaropo. Mais, par ailleurs, ce qui est désigné par l'un de ces termes l'est aussi par l'autre. Il s'agit encore ici d'un sentiment plus ou moins confus de dépendance à l'égard de certaines puissances supérieures, qui, joint à des traditions mythologiques liées elles-mêmes à divers événements ou observations, se condense en des représentations déterminées. Par suite, les uaropo sont conçus, en fait, comme des êtres personnels, agissant avec intention, et non pas seulement comme des forces impersonnelles (mana) dont est rempli l'objet qualifié uaropo. » Il y a donc des Uaropo comme il y a des Dema, et les mythes racontent leurs hauts faits, mais les Uaropo ne sont pas en même temps des ancêtres totémiques. Uaropo, comme dema, se dit indifféremment d'un être personnel ou de quelque chose d'impersonnel. L'indigène ne se sent pas obligé, comme nous, de se prononcer entre les deux représentations. - « Est uaropo tout ce qui appartient au domaine des choses imaginaires (ce dernier mot est pris constamment par M. Wirz pour synonyme de « suprasensible, surnaturel, invisible »). A celles-ci s'opposent les choses ordinaires, profanes et concrètes, pour lesquelles l'indigène possède aussi un mot spécial (pujakara). pujakara est à tous les points de vue la contrepartie de uaropo. »

Pris substantivement, uaropo désigne un esprit qui peut, par exemple, occuper une certaine pierre ou la quitter. « Si l'on demande à l'indigène de préciser ce qu'est cet esprit, jamais on n'obtient de réponse sans équivoque. Quand il a dit uaropo, il a tout dit. Réfléchir là-dessus davantage n'est pas son affaire. En tout cas, il est absurde de vouloir instituer des recherches sur ce point chez les Papous du lac Sentani ou de la baie de Humboldt. » Il est vrai, et M. Wirz en donne lui-même la raison : ils sont incapables d'analyser les termes dont ils se servent, et, à plus forte raison, les complexes de sentiments et d'idées qui y sont impliqués. Mais cette analyse, il nous est peut-être permis de la tenter, ou du moins de rechercher quels éléments entrent dans ces complexes, en restituant de notre mieux l'atmosphère où ils se sont formés, et l'impression que les mythes produisent sur l'âme de l'indigène.

Ce n'est pas ici le lieu d'exposer comment les esprits uaropo peuvent posséder des hommes âgés, sur qui ils exercent une action de plus en plus profonde. Avec les années, ils les inclinent vers une vie mystique toujours plus intense Ils se les identifient peu à peu. Ils leur procurent ainsi des facultés surhumaines, en même temps qu'ils deviennent l'objet d'un culte de leur part. J'indiquerai seulement que beaucoup de pierres ou de rochers sont des uaropo. On les reconnaît précisément aux mêmes signes que les pierres dema des Marind-anim. « C'est la forme extérieure de certaines pierres qui éveille chez l'indigène le soupçon qu'il ne s'agit pas là d'une simple pierre, mais bien d'un être supérieur, doué de forces magiques. De la sorte, ces pierres, qu'elles soient situées dans l'eau ou sur le sol, dans la brousse ou sur les collines revêtues de gazon, occupent une place tout à fait particulière dans la grande armée des uaropo - à condition, cela va sans dire, qu'elles soient remarquables pour une raison quelconque: leurs dimensions, leur forme, leur couleur, leur ressemblance avec un animal ou un fruit, etc. »

A l'idée d'uaropo se joint, dans certains cas, celle de soimi, mais M. Wirz n'est pas parvenu à établir avec précision jusqu'où il convient d'étendre celle-ci. « Souvent, par ce terme soimi, on désigne tous les objets (et non pas seulement les pierres), qui se distinguent des autres choses, de celles qui sont ordinaires et profanes. L'idée de soimi semble ainsi, d'un certain point de vue, identique à celle d'uaropo, mais elle se rapporte à l'objet matériel, tandis que par uaropo il faut entendre l'être spirituel. Ainsi, par exemple, les poteaux ornés de figures sculptées d'hommes et d'animaux qui décoraient jadis les maisons communes et les maisons de culte me furent donnés pour soimi.

« Des pierres soimi en particulier dépendent le bien-être du groupe, sa nourriture, le succès, la santé, etc. Faute d'être conservées avec soin, et constamment surveillées, elles s'enfuiraient dans la brousse, ou du moins leur action bienfaisante serait interrompue. À lfãr, on m'informa que si une pierre soimi était battue, une pluie diluvienne surviendrait, et tout serait anéanti.

Cependant on ne fait pas d'offrandes proprement dites aux soimi... Chaque pierre a son gardien, qui veille sur elle et accomplit les rites. Ordinairement c'est le chef du village, qui remplit aussi la fonction d'un véritable prêtre du village. »

« Chaque pierre soimi laisse émaner d'elle certaines forces correspondant à son essence la plus intime (uaropo) que l'on cherche à utiliser pour le bien de l'individu ou de la communauté... Mais rien ne ressemble là à l'action du medicine-man ou du shaman. Le centre de gravité de ces pratiques se trouve dans une tout autre direction. Jamais on ne manque d'enfumer ces pierres et de les conjurer. C'est sur ces deux rites que reposent à peu près toutes les idées religieuses de ces Papous.

« Nous avons affaire ici à des pratiques très primitives, datant d'une époque très reculée, qui se sont maintenues jusqu'aujourd'hui, sans se développer davantage, en dépit des influences de toutes sortes qui ont agi sur ces tribus. »

Dans cette étude sur les Papous du lac Sentani, M. Wirz ne parle pas d'ancêtres mythiques. Mais il fait allusion aux « traditions mythologiques dont l'imagination des indigènes est extraordinairement riche ». En tout cas, ce qu'il a vu suffit à établir que pour eux, comme pour les Marind-anim, comme pour les tribus du centre de la Nouvelle-Guinée hollandaise, du monde de l'expérience ordinaire se distingue un monde suprasensible, peuplé de forces surnaturelles et invisibles qui ne sont nettement ni personnelles ni impersonnelles. Uaropo et soimi paraissent correspondre à dema ou à kugi.

VII - Les peintures rupestres du N.-O. de l'Australie.

Au nord-ouest de l'Australie, chez les Ungarinyin, M. Elkin vient de découvrir d'intéressantes peintures rupestres, du genre de celles que Grey avait vues, il y a près d'un siècle, non loin de là, dans les environs du fleuve Glenelg. De plus, il y a recueilli des notions très proches de celles de la Nouvelle-Guinée hollandaise dont il vient d'être question : l'idée de wondjina, par exemple. Les indigènes appellent de ce nom les galeries rocheuses où se trouvent ces peintures, et aussi les figures (sans bouche, comme les têtes que Grey a reproduites dans son Journal), qui ont l'air de regarder les plantes et les animaux peints sur la même roche, dont elles doivent, semble-t-il, favoriser la reproduction . En même temps, wondjina « signifie pluie, ou le pouvoir de produire la pluie ». « Le premier sens, et peut-être le sens originel de wondjina, est : puissance qui produit la pluie, ou qui est en elle. Si on retouche une tête wondjina, si l'on en rafraîchit la peinture, la pluie tombera, même en saison sèche . » « Peut-être est-il permis de regarder wondjina comme la force de reproduction dans la nature et dans l'homme, force particulièrement associée avec la pluie. »

Wondjina n'exprime donc pas une notion strictement définie, mais bien plutôt un complexe de représentations et de sentiments qui se rapportent à une réalité mystique, et dont le noyau, si l'on peut dire, est constitué par les idées, liées entre elles, de pluie et de génération. Il convient d'en rapprocher un autre terme, que les indigènes eux-mêmes n'en séparent pas, et qui paraît encore plus complexe : celui de ungud. « Ungud a un grand nombre de sens, dit M. Elkin, et l'un d'eux, en usage surtout dans les « hordes » (subdivisions) du Nord-Ouest de la tribu, en fait l'équivalent de wondjina . » D'autre part, « ce nom de ungud est parfois employé pour désigner une personne, parfois signifie une période très ancienne, parfois encore s'applique à l'esprit aquatique qui est en même temps le serpent arc-en-ciel ». On donne aussi ungud comme l'explication définitive des choses particulièrement remarquables (par exemple des ensembles de pierres qui sont visiblement un produit de l'art). A la question : « Qu'est cela ? », on répond simplement : « C'est ungud » (c'est-à-dire, cela appartient à la période très ancienne, à la période mythique que l'on appelle de ce nom). « Parfois encore on emploie ungud au lieu de wondjina, et alors ce terme signifie « pluie » et « arc-en-ciel », c'est-à-dire le serpent arc-en-ciel (qui procure la pluie et les enfants)... L'emploi de ce terme ungud rattache aussi les peintures à l'époque lointaine de l'origine de la civilisation (époque mythique). Ungud implique quelque chose d'ultime et de définitif. Si une chose est ungud, ou produite par ungud, il n'y a rien de plus à en dire, ou du moins on n'en dira pas davantage, même s'il était possible à l'informateur de le faire. Les peintures wondjina sont donc douées d'efficacité parce qu'elles sont l'œuvre de ungud, ou qu'elles datent de la période ungud. »

« Pour conclure, écrit M. Elkin, nous pouvons dire que les peintures wondjina ont pour fonction d'assurer le retour régulier de la saison des pluies, la reproduction normale des animaux et des plantes comestibles, et peut-être aussi de choses utiles, comme l'ocre, l'influence du soleil, et la disponibilité d'un nombre suffisant d'enfants-esprits (qui entreront dans le ventre de femmes et naîtront à la fin de leur grossesse). Le rôle de l'homme est de retoucher, et peut-être, à l'occasion, de repeindre les têtes et les ornements, et de peindre, sur les roches de ces galeries, les objets et les animaux ou les plantes qu'il désire. La vertu de ces peintures wondjina provient du fait qu'elles sont ungud, c'est-à-dire qu'elles appartiennent à la période de ce lointain passé (mythique), qui était « créateur ». Pour la prospérité du présent, il est indispensable de garder le contact avec cette période, et que la continuité demeure ininterrompue. Ainsi, la forme de la tête ne doit pas changer, et la figure, du moins en principe, ne doit être que retouchée, et non pas entièrement repeinte. »

Ces dernières phrases peuvent donner l'illusion que nous comprenons la signification de wondjina et de ungud. Mais la clarté reste ici superficielle. Nous ne discernons nettement que la fin poursuivie par le moyen des peintures rupestres : les indigènes en attendent une influence bienfaisante sur les espèces animales et végétales dont ils se nourrissent. Quant aux notions mêmes de wondjina et de ungud, le sentiment subsiste d'une obscurité qui ne se dissipe pas, comme si elles contenaient quelque chose de réfractaire à notre entendement.

A vrai dire, chaque fois que, me conformant à l'exemple de M. Elkin, je parle de la notion, de l'idée, du concept de wondjina ou de ungud, j'ai conscience de dénaturer ce que je prétends exprimer. Wondjina et ungud ne sont en réalité ni des « notions », ni des « concepts », ni des « idées ». C'est quelque chose de différent, de propre à la mentalité primitive, qui ne fait pas entrer ses pensées dans les cadres où les nôtres se disposent. Nos concepts généraux peuvent se résoudre par analyse en d'autres qui leur sont subordonnés. Nous les savons ainsi liés les uns aux autres d'une façon intelligible. Mais les représentations telles que wondjina et ungud ne sont pas proprement des concepts. Ces termes désignent aussi bien des êtres individuels qu'une réalité diffuse. Ils suggèrent à l'esprit des complexes qui ne se laissent pas décomposer par les procédés dont nous avons l'habitude. Nous avons affaire ici à des représentations sans généralité logique, quoique très compréhensives. Par suite, quand nous traitons wondjina et ungud comme des concepts généraux, nous faisons fausse route. Loin que nous en serrions de plus près la signification, elle nous échappe encore davantage.

Faut-il donc renoncer à les comprendre ? Oui, si « les comprendre » doit consister à les faire entrer de force dans des cadres logiques qui les mutilent. Mais peut-être n'est-il pas impossible de les rendre intelligibles jusqu'à un certain point. Pour avoir quelque chance d'y réussir, il faut d'abord s'astreindre à un effort indispensable : tâcher d'épouser l'attitude constante des primitifs en présence des réalités surnaturelles et mythiques, de saisir ces complexes comme tels sans s'obstiner à les analyser, et de « sentir » comment ils se rapportent à la catégorie affective du surnaturel.

Chez les Karadjeri, autre tribu du Nord-Ouest de l'Australie, M. et R. Piddington ont observé récemment une représentation semblable aux précédentes. « Le mot bugari, disent-ils, comme le mot alchera, a plusieurs sens. 1º Il désigne ce qui exerce une action contraignante sur la société. Dire d'une institution qu'elle est bugari, signifie qu'elle a une autorité spéciale qui la rend inviolable. Cela provient de ce fait, que tout ce qui est bugari a été fondé par des êtres mythiques dans la période bugari, c'est-à-dire au temps lointain de la création du monde. Ainsi, le sens le plus général de ce terme, quand on l'applique à une institution sociale, est que cette institution a une sorte d'impératif catégorique lié à elle.

« 2º Outre qu'il se rapporte à la période où le monde a commencé, et à l'autorité que les institutions présentes puisent dans cette origine, le mot bugari s'emploie aussi pour désigner le totem d'un individu : la liaison est suffisamment claire, si nous réfléchissons que chaque groupe totémique est issu d'un ou de plusieurs ancêtres qui l'ont institué dans la période bugari. Ainsi, dans le totémisme des Karadjeri, l'individu, en tant que membre du groupe totémique, est lié, non seulement à ses autres membres, et à l'espèce naturelle qui y est associée, mais aussi à la période bugari.

« 3º Associé à ce dernier sens, un autre emploi du mot signifie « rêves ». Ceci encore est très clair, si l'on se souvient que l'aspect le plus important des rêves, aux yeux des indigènes, est que c'est par le moyen d'un rêve que le père établit l'héritage patrilinéaire du totem pour ses enfants. »

La ressemblance, on pourrait presque dire l'identité, de ces sens de bugari avec certains sens de dema, de kugi, de uaropo, de ungud, est si évidente qu'il n'est pas besoin d'y insister. Un élément, le plus important peut-être et le plus essentiel, leur est commun à tous : la représentation émotionnelle d'une période et d'un monde distincts de la réalité d'aujourd'hui. Ce monde d'êtres et de forces surnaturels a été l'origine et le fondement de tout ce qui existe actuellement. Comme M. Wirz, M. Piddington dit en termes exprès que cette période fut celle des ancêtres qui ont tout « créé » ou produit, et que ces ancêtres sont connus par les mythes. Le fait paraît très général. Du langage d'autres observateurs qui ne mentionnent pas les mythes, mais qui ont relevé des termes analogues à dema, kugi, ungud, bugari, etc., on peut sans témérité induire que, pour les tribus aussi qu'ils ont étudiées, le monde surnaturel et suprasensible, le monde de la période créatrice, était peuplé d'êtres mythiques.

VIII - Interprétation des mythes selon M. Wirz. Discussion.

M. Wirz a bien montré que pour les Marind-anim, et de même pour les autres tribus de la Nouvelle-Guinée hollandaise qu'il a étudiées, il existe deux mondes, distincts quoique non séparés : le monde de l'expérience quotidienne et sensible, et celui des forces, des êtres et des événements surnaturels, qui intervient continuellement dans l'autre, dont il est l'origine . C'est le mythe, dit-il encore avec raison, qui, dans la pensée de ces indigènes, fait le passage d'un de ces mondes à l'autre. Il est ainsi le principe général, et à vrai dire unique, des explications dont la curiosité de leur esprit se satisfait.

En même temps, M. Wirz propose une interprétation psychologique de ce processus d'explication. Comme Tylor, comme la plupart de ses successeurs de l'école anthropologique anglaise, il pense que le Papou a sa « philosophie », qu'il s'interroge sur la raison des choses, et que les réponses qu'il se donne sont exprimées dans les mythes. Si elles nous paraissent le plus souvent enfantines ou absurdes, c'est que les Papous ne savent pas, selon le mot de Descartes, « conduire par ordre leurs pensées. » « L'indigène (du centre de la Nouvelle-Guinée hollandaise), dit M. Wirz, ne fait que percevoir les divers phénomènes, il sent et il combine comment ils peuvent dépendre les uns des autres ; il philosophe, il spécule, il s'interroge sur la survie des morts, sur ce qu'ils sont et ce qu'ils font, sur la cause des événements, des phénomènes de la nature, de la maladie et de la mort. Mais sa faculté de juger et son pouvoir de combinaison ne portent pas loin. A un certain point, ils s'arrêtent ; et à partir de là toutes les questions touchant la cause ou les rapports restent sans réponse. Les plus flagrantes contradictions, la confusion, l'obscurité dominent. »

M. Wirz ne se demande pas si ces indigènes, surtout quand il s'agit du monde surnaturel et de son intervention dans le cours ordinaire des choses, n'ont pas d'autres habitudes mentales que nous, ni si leur esprit ne serait pas orienté en un sens différent. Il prend simplement pour accordé que leur réflexion soulève les questions mêmes auxquelles la nôtre s'attacherait, si nous étions à leur place, avec notre langue, nos traditions, et nos formes logiques, héritage de l'aristotélisme. Quant aux contradictions et à la confusion qu'ils tolèrent si facilement, il les met sur le compte de la faiblesse de certaines de leurs facultés, comme faisaient déjà Tylor et, après lui, ceux qui ont adopté sa conception de la mentalité des primitifs. Ceux-ci, en présence de tel ou tel phénomène qui les surprend, spéculent et « philosophent » ; il vient bientôt un moment où ils s'embrouillent, et ils tombent alors dans un gâchis inextricable.

Cette « philosophie » ajoute M. Wirz, les amène à « conclure » qu'outre le monde de l'expérience actuellement donné, il en existe un autre, qu'il appelle « imaginaire », où ils trouvent l'explication des êtres et des événements du premier. Leur croyance à ce monde « imaginaire » proviendrait ainsi d'un raisonnement, né lui-même du besoin de trouver la cause de telle ou telle particularité, de tel ou tel événement du monde de l'expérience ordinaire.

Est-il légitime, demanderai-je, de transporter ainsi nos habitudes mentales et l'orientation de notre esprit, telles quelles, chez les Papous et les Australiens ? Si l'on renonce, comme j'ai proposé de le faire, à cette hypothèse admise d'emblée, sans examen, par Tylor et par ceux qui l'ont suivi, les « contradictions » et la « confusion de pensée » des primitifs prennent un nouvel aspect. Leur croyance à un monde « imaginaire » n'apparaît plus comme la conclusion d'un raisonnement. Aussi bien, ce monde n'est-il « imaginaire » que pour nous. A leurs yeux, il est réel, et même plus profondément réel que celui de l'expérience quotidienne et commune. Il est, lui aussi, objet d'expérience. Mais cette expérience est supranaturelle, et donc d'une valeur supérieure.

D'un mot, selon M. Wirz comme selon Tylor, l'existence de cette réalité supra-sensible est « conclue ». Il me paraît, au contraire, qu'elle est immédiatement donnée. Là où il croit voir une opération de l'entendement, je constate ce que lui-même appelle, à plusieurs reprises, un sentiment (Gefühl, Furcht-und Abhângigkeitsgefühl), en d'autres termes, une expérience très nettement caractérisée par l'action de la catégorie affective du surnaturel. Par suite, ces primitifs ne cherchent pas la « cause » de ce qui les surprend ou les frappe, en contraste avec l'expérience courante, du moins au sens où Tylor et M. Wirz entendent cette recherche. Cette cause leur étant donnée d'avance, il n'ont pas à se demander quelle elle peut être, ni à spéculer là-dessus, ni à « philosopher ». Ils sont métaphysiciens sans doute, mais non pas par appétit de savoir. Ils le sont d'un mouvement spontané, par l'expérience fréquente, on pourrait dire continuelle, qu'ils ont d'une réalité qui dépasse et domine le cours ordinaire de la nature, et y intervient à tout instant.

« Toute la croyance aux Dema, dit M. Wirz, a sa racine, d'un côté dans la mythologie, de l'autre dans les faits et les forces insolites, étranges, que l'on aperçoit encore aujourd'hui. » - Il est vrai ; mais on peut aller un peu plus loin, et ajouter que la mythologie elle-même a sa racine dans cette perception, dans le complexe de représentations et d'émotions que traditionnellement l'insolite, l'étrange, quand ils apparaissent à ces primitifs, suscitent dans leur conscience. De cette origine, M. Wirz nous a apporté lui-même la preuve décisive : le mot dema, le mot kugi, comme la plupart des termes correspondants dans les langues des tribus considérées, servent à la fois à désigner ce qui est extraordinaire ou étrange, et d'autre part ce qui appartient au monde du rêve, au monde surnaturel. Chez les Marind-anim, en particulier, on appelle dema tout ce qui est insolite ou frappant, et Dema les ancêtres mythiques à qui remonte tout ce qui existe actuellement. Ces Dema, le plus souvent animaux-hommes ou hommes-animaux, sont comme des concrétions, des cristallisations, sous la forme d'individus ou de personnes, de ce qui par ailleurs est senti comme la présence impersonnelle d'une force suprasensible.

M. Wirz dit quelque part qu'il n'est rien que les Marind-anim n'expliquent par la parenté, c'est-à-dire qui n'ait en dernière analyse son origine dans l'essence ou dans l'action des ancêtres mythiques. Les preuves qu'il en donne paraissent convaincantes. J'ajouterai seulement la remarque suivante. C'est parce que ce monde mythique leur est immédiatement présent, révélé par les rêves, par les êtres et les événements étranges et insolites, etc. - qu'ils y cherchent de quoi rendre compte de ce qui est donné dans l'expérience ordinaire ; ce n'est pas pour satisfaire à un besoin d'explication que ce monde même est conçu ou imaginé.

Je ne songe donc nullement à contester que le Papou ou l'Australien se pose souvent des questions comme celles-ci : « Pourquoi tel fait plus ou moins singulier se produit-il ? Quelle est la cause de telle particularité, par exemple de la couleur du plumage de cet oiseau, ou de la forme de son bec ? », et que la réponse qu'il donne consiste en un mythe. Mais, s'il cherche d'habitude la cause, non pas dans les faits antécédents, comme il nous semblerait naturel, mais clans le monde des forces invisibles et des êtres mythiques, c'est que ce monde lui est déjà donné, dans une expérience immédiate dont l'autorité est à ses yeux décisive. Par là se manifeste l'orientation mystique de son esprit. Les êtres surnaturels et les forces invisibles dont il se sent constamment entouré fournissent la matière toujours prête d'une réponse aux questions particulières qu'il se pose - de même qu'ils lui inspirent un mélange de crainte, de soumission et de respect dont son activité, pour peu que l'objet s'y prête, se trouve toujours imbue.

Retour à l'auteur: Lucien Lévy-Bruhl Dernière mise à jour de cette page le dimanche 23 avril 2006 13:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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