RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

La morale et la science des moeurs (1903)
Préface de la 3e édition (1927)


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Lucien Lévy-Bruhl, La morale et la science des mœurs, publié en 1903. Paris : Les Presses universitaires de France, 1971, Nouvelle édition, 300 pages. Collection : Bibliothèque de philosophie contemporaine.

Préface de la troisième édition (1927)
I
Il est généralement admis qu'en matière de morale les changements se font avec une extrême lenteur. C'est une observation qui ne vaut pas seulement pour les règles morales elles-mêmes, mais aussi polir la spéculation philosophique sur la morale. Cette spéculation n'entre pas volontiers dans de nouvelles voies. Elle s'en tient de préférence à ses problèmes traditionnels. Elle ne les croit bien posés que sous leur forme habituelle. Essaye-t-on de montrer que cette forme est surannée et que ces problèmes, ou du moins certains d'entre eux, ne doivent plus être posés, aussitôt des malentendus et des conflits se produisent.

La morale et la science des mœurs devait en faire l'expérience. A peine ce livre avait-il paru, que l'on pouvait lire dans un compte rendu sommaire : « L'auteur... nous apporte un traité de morale... » Avoir mis tous ses soins à faire voir qu'aux traités de morale construits par les philosophes, il faut substituer désormais une science des mœurs, qui ne prétendra nullement être normative, et un art moral rationnel, fondé sur cette science ; - et s'entendre répondre aussitôt, sans ironie, que l'on apporte un traité de morale ! Je n'en croyais pas mes yeux, je l'avoue. Depuis lors, je suis revenu de ce grand étonnement. Le mot qui m'avait d'abord si vivement surpris est devenu pour moi une indication précieuse. Il m'a éclairé sur les dispositions d'esprit de la plupart de mes critiques. Il m'a donné par avance la clef d'un grand nombre d'objections qui me furent faites. Celles-ci aussi supposent, implicitement, que La morale et la science des mœurs est, ou doit être, un traité de morale. Mon dessein avait été tout autre, et je l'avais expliqué de mon mieux. Pourquoi, malgré les précautions prises, le malentendu s'est-il produit cependant ? Peut-être, en cherchant les raisons de ce fait, pourrons-nous à la fois répondre à quelques-uns de nos critiques, et mettre mieux en lumière ce que nous nous sommes proposé d'établir.

La science des mœurs se substituera-t-elle à la morale ? demande M. Fouillée. - Non, répond-il. On ne détruit que ce qu'on remplace. La science des mœurs, qui prétend détruire la morale, ne saurait la remplacer. Par conséquent la morale subsistera.

En quel sens, demanderons-nous à notre tour, le mot « morale » est-il pris ici ? S'agit-il de la morale en tant qu'elle essaie de se constituer comme science, ou de la morale en tant qu'elle formule les devoirs de l'homme, et qu'elle donne une expression abstraite aux injonctions de la conscience ? La science des mœurs, recherche de caractère théorique comme la physique ou toute autre science, ne saurait évidemment viser à détruire la morale prise au second sens. Elle ne peut avoir affaire qu'à la morale dite théorique. La question soulevée est d'ordre purement spéculatif, et elle ne porte que sur l'objet et la méthode d'une science. Quel que soit le parti qui triomphera, la moralité n'est pas intéressée dans ce débat. L'emploi du mot « morale » ne doit pas laisser subsister d'équivoque sur ce point.

Nous ne croyons pas non plus que la science des MŒURS ait à « détruire » la morale théorique. Elle n'y prétend pas, et elle n'en a pas besoin. A quoi bon s'engager dans une lutte qui prendrait nécessairement la forme d'une réfutation dialectique des systèmes de morale, et qui impliquerait l'acceptation de principes communs avec eux ? Il suffit à la science des mœurs de faire voir ce que sont historiquement ces systèmes, comment ils expriment un effort, qui a dû nécessairement se produire, pour rationaliser la pratique morale existante, et de reconnaître le rôle parfois considérable que ces systèmes ont joué dans l'évolution morale des sociétés civilisées. Mais, si elle ne les détruit pas, on peut dire à bon droit qu'elle les remplace. Car elle est vraiment ce que ces systèmes n'étaient qu'en apparence : une science objective et désintéressée de la réalité morale.

Pourquoi donc M. Fouillée, et plusieurs autres critiques comme lui, soutiennent-ils que la science des mœurs détruit la morale et ne la remplace pas, alors que nous croyions avoir montré qu'elle la remplace, au contraire, sans avoir à la détruire ? - C'est que l'on a peine à accepter l'idée d'une science touchant la réalité morale, qui ne soit pas « une morale » analogue à celles qui ont été proposées jusqu'à présent, c'est-à-dire à la fois théorique et normative. Vous voulez que la science des mœurs se substitue à la morale théorique ? Il faudra donc qu'elle procure le même genre de satisfaction rationnelle, et qu'elle résolve les problèmes essentiels posés par cette morale. - Et comme la science des mœurs ne contente nullement ces exigences, les critiques trouvent là ample matière à objections. Il est certain que, comme « traité de morale », la science des mœurs laisse fort à désirer. Mais si elle était ce que l'on réclame d'elle, c'est alors qu'elle ne remplacerait pas la morale théorique : elle ne ferait que la prolonger, sous une forme nouvelle. Elle la remplacera, au contraire, parce qu'elle refuse de continuer à poser en termes abstraits les problèmes traditionnels sur le devoir, l'utile, le bien, etc., parce qu'elle ne spécule plus sur des concepts, comme faisaient Socrate, Platon et Aristote, parce qu'elle abandonne les discussions dialectiques pour s'attacher à des problèmes particuliers et précis, qui admettent des solutions vérifiables.

Ce déplacement de l'effort spéculatif provoque naturellement des résistances. Déconcertés, et parfois même inquiets de ne pas retrouver dans la science des mœurs ce qu'ils sont habitués à voir dans les traités de morale, les critiques protestent. Il n'y a rien là que de conforme aux précédents. L'histoire des sciences de la nature nous enseigne qu'elles aussi ont dû lutter longtemps pour se rendre maîtresses de leur objet et de leur méthode. Il leur fallut de longs efforts pour s'affranchir d'une spéculation dialectique et verbale, qui leur déniait la qualité de sciences parce qu'elles ne tenaient compte que des expériences, et ne se proposaient que des questions particulières bien définies.

La résistance nous paraît - sans doute à tort - plus vive encore dans le cas présent, où il s'agit de la morale, et peut-être pourrions-nous, sans trop de peine, démêler les principales causes qui tendent à la prolonger. Sans reprendre ici cette étude, signalons du moins un préjugé qui se retrouve sous beaucoup d'objections qui nous sont faites, et dont presque aucun critique n'est tout à fait exempt. On veut que la spéculation sur la morale soit morale elle-même, et, comme la science des mœurs est aussi dépourvue de ce caractère que peut l'être la physique ou la mécanique, on lui en fait grief. Cependant, quelle raison y a-t-il, a priori, pour qu'une science participe aux aspects moraux ou esthétiques de son objet ? Attend-on d'un traité de physiologie qu'il soit « vivant », d'un ouvrage d'acoustique qu'il soit « harmonieux » ? Considérez les figures d'un livre de biologie : quelle distance n'y a-t-il pas de ces dessins aux fonctions vitales dont ils représentent l'analyse ! Pareillement, on s'habituera peu à peu à trouver, dans les ouvrages qui traitent de la science des mœurs, non pas des déductions abstraites ou des réflexions de moralistes, mais des observations ethnographiques, des réponses à des questionnaires, des courbes statistiques, des colonnes de chiffres, toutes choses qui sont en effet, pour l'appréhension immédiate, extrêmement loin de ce que nous appelons « morale ». Le seul intérêt dont la science, en tant que science, ait à se préoccuper, n'est-il pas d'objectiver le plus parfaitement possible la réalité qu'elle étudie ? Ensuite, mais ensuite seulement, on pourra se placer au point de vue de la pratique, et les applications seront en général d'autant plus fécondes que la recherche scientifique aura été plus désintéressée.

Cette conception pouvait difficilement trouver grâce aux yeux de critiques qui, loin de distinguer ainsi le point de vue de la spéculation de celui de la pratique, se représentent au contraire la morale comme à la fois théorique et normative, et plus normative encore que théorique. Certains d'entre eux vont même jusqu'à lui demander uniquement de systématiser ce que la conscience commune ordonne. Toute autre recherche leur paraît superflue, pour ne pas dire nuisible. « Comme les savants, écrit M. Cantecor, ne se croient pas obligés de tenir compte, pour décider du vrai, des opinions des Patagons ou des Esquimaux, il serait peut-être temps d'en finir aussi, en morale, avec les histoires de sauvages ». L'intérêt théorique disparaît ici entièrement devant l'intérêt pratique. La morale a pour unique objet de « décider du bien », de ramener à leur principe les devoirs que notre conscience nous dicte. Dès lors, puisque nous ne voulons pas pratiquer la même morale que les Patagons et les Esquimaux, à quoi l'étude de leurs mœurs nous servirait-elle ? Nous n'avons que faire d'une science des mœurs, tandis que nous ne pouvons nous passer d'une morale théorique normative : comment consentirions-nous à la substitution qu'on nous propose ?

Le dissentiment entre notre critique et nous est donc tel qu'il ne s'agit plus ici, à proprement parler, d'une objection, mais plutôt d'une divergence totale de principes. Et cette divergence devient encore plus éclatante quand M. CANTECOR demande si la science des MŒURS « répond bien à nos besoins pratiques ». Évidemment non, elle n'y répond pas. Mais, selon nous, elle n'a pas à y répondre. Une science, quelle qu'elle soit, si c'est vraiment une science, répond à notre besoin de connaître, ce qui est tout différent. La science des mœurs a précisément pour objet d'étudier la réalité morale, qui, malgré le préjugé contraire, ne nous est pas plus connue, avant l'analyse scientifique, que ne l'est la réalité physique. Pour y parvenir, elle n'a pas de meilleur instrument que la méthode comparative, et les « histoires de sauvages » sont aussi indispensables pour la constitution des divers types sociaux que l'étude des organismes inférieurs pour la physiologie humaine. Quant à nos « besoins pratiques », il est juste sans doute qu'ils trouvent satisfaction. Mais ce n'est pas de la science qu'ils peuvent immédiatement l'obtenir.
*
**

Une autre difficulté, non moins grave que la précédente, a été soulevée. La science des mœurs ne pourrait prétendre à remplacer la morale théorique, non plus parce qu'elle ne nous donnerait pas l'équivalent de cette morale - raison qui, nous l'avons vu, revient simplement à une fin de non-recevoir -, mais parce que l'idée même de cette science serait irréalisable. L'analogie établie entre la « nature physique » et la « nature morale » serait fausse. Objection décisive, si elle est juste.

M. Fouillée l'exprime ainsi : « La nature physique est fondée indépendamment des individus humains, tandis que c'est nous qui, individuellement ou collectivement, admettons et établissons un ordre moral quelconque, lequel n'existerait pas sans nos consciences et nos volontés ». Cette dernière formule est ambiguë. Selon le sens qu'elle prendra en se précisant, nous l'accepterons ou nous la rejetterons. M. Fouillée veut-il dire que les faits sociaux se manifestent par le moyen de consciences individuelles, et ne se manifestent que dans ces consciences ? Nous en tomberons d'accord. Une représentation collective est une représentation qui occupe simultanément les esprits d'un même groupe. Une langue n'existe que dans la pensée des individus plus ou moins nombreux qui la parlent. Une croyance religieuse n'a pas d'autre « lieu » que la conscience de chacun de ceux qui la professent. Jamais la sociologie scientifique n'a songé à nier ces vérités plus qu'évidentes. Il lui suffit que les représentations collectives, les langues, les croyances religieuses, et, en général, les faits sociaux soient régis par un ordre de lois spécifiques, distinctes des autres ordres de lois. - M. Fouillée entend-il que l'ordre moral, dont il parle, c'est-à-dire ce que nous appelons la « nature morale » par analogie avec la nature physique, dépend, pour exister, du consentement exprès des individus, soit isolés, soit réunis ? Il nierait alors l'évidence. Personne aujourd'hui ne conteste plus guère que les institutions sociales, telles que la religion et le droit, par exemple, constituent pour les individus d'une société donnée une réalité véritablement objective. Sans doute, elle n'existerait pas sans eux, mais elle ne dépend pas de leur bon vouloir pour exister. Elle s'impose à eux, elle existait avant eux, et elle leur survivra. C'est là un « ordre » qui, pour n'être pas physique, mais « moral », c'est-à-dire pour avoir lieu dans des consciences, n'en présente pas moins les caractères essentiels d'une « nature » dont les faits peuvent être analysés et ramenés à leurs lois. La sociologie est possible, puisqu'elle existe : quel intérêt y aurait-il à revenir, à propos de la science des mœurs, sur ce débat qui paraît épuisé ?

Mais, cela dit, nous n'avons garde de méconnaître les différences très marquées qui distinguent la nature morale de la nature physique. Nous ne cherchons pas à confondre et encore moins à identifier ces deux natures. Nous avons voulu seulement, en les désignant du même nom de « nature », appeler l'attention sur un caractère très général qui leur appartient à toutes deux : à savoir que les faits, ici et là, sont régis par des lois que nous ignorons d'abord, et que la recherche scientifique peut seule découvrir. Mais il est trop clair que ce caractère, à lui seul, ne suffirait à les définir ni l'une ni l'autre : il n'exprime que ce qu'elles ont de commun. De même, rien n'est plus loin de notre pensée que de réduire tous les faits de la « nature morale », quels qu'ils soient, à un même type, qui serait nécessairement vague. L'analogie que nous nous sommes efforcé d'établir, loin d'impliquer cet excès de simplification abstraite, nous met au contraire en garde contre lui. Dire que tous les phénomènes de la « nature physique » sont régis par des lois, est-ce méconnaître ce qu'a de spécifique chaque catégorie de phénomènes, est-ce confondre, par exemple, les faits physiques avec les biologiques ? Pareillement, on peut affirmer que tous les phénomènes de la « nature morale » sont, eux aussi, soumis à des lois constantes, sans effacer les différences qui caractérisent les diverses catégories de ces phénomènes, et qui correspondent aux grandes divisions de la sociologie. Nous ne nierons donc point que les faits proprement moraux aient leurs caractères spécifiques, qui les distinguent des faits sociaux les plus voisins (faits juridiques, faits religieux), et davantage encore des faits économiques, linguistiques et autres.

Ces caractères sont si marqués, si importants aux yeux de la conscience individuelle, qu'elle se sent invinciblement portée à y voir l'essence même du fait moral. Elle répugne d'abord à admettre qu'il puisse se « désubjectiver », et prendre place dans l'ensemble des faits sociaux. Il lui paraît qu'en l'assimilant à eux on le dénature. On ne la tranquillise pas en spécifiant que, lorsque la science traite le fait moral comme un fait social, elle n'a pas la prétention d'en saisir ni d'en exprimer l'essence tout entière, et qu'elle se contente de l'appréhender par ceux de ses caractères qui permettent l'emploi de la méthode comparative. Elle maintient au contraire que le fait moral cesse d'exister aussitôt que l'on cesse de considérer la relation intime de l'agent responsable aux actes qu'il a librement voulus : un fait social, observable du dehors, peut-il avoir rien de commun avec cette relation ?

Cette protestation est assez vive, et assez spontanée, pour qu'on soit tenté de lui donner gain de cause. Et, en effet, tant que nous observons les faits moraux dans notre propre conscience, ou chez ceux qui nous entourent, nous en sentons si profondément le caractère original et irréductible, que nous ne pouvons presque pas croire qu'objectivés, ce soient encore les mêmes faits. Il nous semble qu'à être considérés du dehors, ils perdent ce qui en fait la réalité et l'essence. Mais transportons-nous par la pensée dans une société autre que la nôtre, bien que déjà très complexe, telle que la société grecque ancienne, par exemple, ou les sociétés actuelles de l’Extrême-Orient. Nous ne sentons plus aussi vivement les faits qui, pour ces consciences exotiques, sont des faits moraux, et nous concevons sans peine que ce soient des faits sociaux, dont les conditions peuvent être déterminées par une recherche scientifique. Nous admettons qu'un Japonais ou un Annamite ait comme nous une vie morale intérieure, et que néanmoins les faits de cette vie morale puissent être considérés d'un point de vue objectif. Il faut donc l'admettre aussi quand il s'agit de nous, et ne pas être dupe d'une illusion d'optique mentale. Les mêmes considérations qui valent pour une société, valent aussi pour les autres. S'il est vrai, ce qu'on ne peut guère contester, que les différentes séries de faits qui composent la vie d'une société sont solidaires les unes des autres, comment les faits moraux feraient-ils seuls exception ? Ne voyons-nous pas, dans l'histoire, qu'ils varient toujours en fonction des faits religieux, juridiques, économiques, etc., qui sont évidemment régis par des lois ? Nous avouerons donc, tout en respectant le caractère propre des faits moraux, que la science a le droit de les « désubjectiver » en tant que faits sociaux, et de les incorporer comme tels à la « nature morale » dont elle a pour objet de rechercher les lois.

Il subsiste cependant, selon certains critiques, entre la nature physique et la nature morale une différence telle qu'on ne peut pas conclure de ce qui a été possible pour l'une à ce qui sera possible pour l'autre. La nature physique est fixe. Que nous la connaissions ou que nous l'ignorions, les phénomènes y ont lieu de la même manière, conformément à des lois immuables. Les marées montent et descendent, sur les côtes de l'Océan, qu'un astronome les ait calculées ou non, exactement à la même hauteur. Notre science demeure, à l'égard des faits de cet ordre, une dénomination extrinsèque. Nous pouvons mesurer d'avance, au moins dans certains cas, avec toute la précision désirable, l'effet que notre intervention produira dans les phénomènes. Cette sûreté fait notre sécurité, et nous permet nombre d'applications heureuses. « Une science et une technique physiques sont possibles, écrit M. Belot, parce que la nature nous est étrangère. C'est parce qu'elle nous ignore que nous pouvons la connaître ».

En est-il de même de la nature morale ? - Non, répond M. Belot, et, semble-t-il, aussi M. Fouillée. Selon eux, la connaissance que nous acquérons de la réalité morale fait varier cette réalité même. La réflexion ne peut se porter sur elle sans la modifier. En connaissant ce que nous sommes, nous devenons autres. Nous ne sommes plus ce que nous étions tout à l'heure, quand nous nous ignorions encore. C'est comme si un astronome, en déterminant l'attraction solaire et lunaire, en modifiait la force ; comme si un ingénieur, en calculant l'intensité de la pesanteur en un point donné, l'augmentait ou la diminuait. S'il en est ainsi, on ne peut plus, évidemment, parler de « nature morale ». L'analogie sur laquelle nous nous fondions s'évanouit.

Mais cette objection prouve trop. Pour montrer l'impossibilité de la science des mœurs, et dans l'intérêt de la morale traditionnelle, elle irait jusqu'à soutenir qu'une partie importante des phénomènes de la nature échappe au principe des lois. Cependant, M. Fouillée lui-même, et nos critiques en général, se contentent d'ordinaire d'affirmer qu'il n'est pas impossible de concilier ce principe, considéré comme s'appliquant à l'universalité des phénomènes, avec les exigences de la morale, ou, en d'autres termes, que les lois de la nature n'excluent pas la contingence. Nous n'avons pas à discuter cette thèse métaphysique : il nous suffit de remarquer que, si ses partisans ne l'abandonnent pas, l'objection précédente perd presque toute sa portée. Elle ne prouvera plus que la science des MŒURS ou de la nature morale est impossible. Elle fera seulement ressortir une difficulté spéciale, et très grave, particulière à cette science et aux applications qu'on en voudrait tirer. Si vraiment la connaissance ici modifie l'objet même sur lequel elle porte, c'est une complication de plus dont il faut tenir compte, dans une recherche déjà très malaisée : ce n'est pas une raison de renoncer à cette recherche. Une difficulté analogue semblait s'opposer à l'emploi de l'expérimentation en physiologie. Vous voulez, disait-on, obtenir une observation plus rigoureuse des phénomènes biologiques, et votre intervention, si limitée qu'elle soit, a pour effet immédiat de faire varier ces phénomènes et leurs rapports : ce que vous vouliez observer a disparu. En vertu du consensus vital, dès le moment où l'expérimentateur opère, une infinité de modifications se produisent dans l'organisme. L'état chimique du sang, des humeurs, les sécrétions, etc., tout a changé. - Les physiologistes ne se sont pas laissé décourager par ces objections préjudicielles. Ils ont expérimenté, et bien leur en a pris. Pareillement, les sciences de la « nature morale » travaillent à la recherche des lois des faits sociaux, et elles parviennent déjà à des résultats satisfaisants, sans se laisser arrêter par les difficultés inhérentes à la nature de leur objet, en particulier par l'extrême variabilité que signalent M. Belot et M. Fouillée, et que d'ailleurs les faits sociaux ne manifestent pas tous au même degré.

La forme que leur objection a prise vérifie une fois de plus une réflexion profonde d'Auguste Comte au sujet du principe des lois. Ce principe, disait-il, n'est solidement établi que pour les ordres de phénomènes naturels où des lois invariables ont été en effet découvertes. On l'étend, par analogie, aux ordres de phénomènes plus complexes, dont on ne connaît pas encore de lois proprement dites, et on lui donne une valeur universelle. Mais cette « vague anticipation logique » demeure sans valeur comme sans fécondité. Rien ne sert de concevoir, abstraitement, qu'un certain ordre de phénomènes doit être soumis à des lois. Cette conception vide ne peut contrebalancer les croyances théologiques et métaphysiques relatives à ces phénomènes, qui ont pour elle la force de la tradition. Celles-ci ne cèdent la place que lorsque quelques lois ont été en effet trouvées et démontrées. Il ne faut donc pas s'étonner si ceux mêmes qui admettent, en principe, la possibilité d'une science naissante, contestent en fait cette possibilité quelques pages plus loin.

Enfin, il est téméraire d'affirmer que les faits d'un certain ordre ne peuvent pas, qu'ils ne pourront jamais être pris d'un biais tel qu'ils deviennent objets d'une science positive et qu'ils prêtent à des applications fondées sur cette science. On risque d'être démenti par des découvertes imprévues. Comme celles-ci dépendent, en général, de progrès de méthode, de procédés nouveaux d'analyse et de classification, tant que ces procédés n'ont point paru, on a beau jeu pour proclamer qu'ils ne se produiront pas. Mais cette position n'est pas sûre. On peut en être délogé demain, par l'extension inattendue d'un artifice de méthode, dont souvent celui même qui l'a inventé, tout entier à son travail de recherche positive, n'avait pas pressenti la portée. Ou bien une découverte se trouve avoir des conséquences inattendues pour des sciences qui n'y paraissaient pas du tout intéressées. Comment les inventeurs de la photographie, par exemple, auraient-ils deviné que leur découverte serait d'un grand prix pour l'astronomie, et qu'elle permettrait la connaissance de corps célestes jusque-là invisibles ?

De nos adversaires et de nous, c'est donc nous qui sommes le plus réservés dans nos affirmations. Selon eux, une science des mœurs et une technique fondée sur cette science sont impossibles, à cause des caractères des faits moraux. - Impossibles sans doute, si l'on considère ces faits du point de vue où la conscience individuelle les aperçoit et les sent, mais non pas si on les soumet à un clivage qui les rende propres à une élaboration scientifique. Nos critiques affirment de la sociologie ce qui est vrai des sciences morales auxquelles justement la sociologie se substitue. C'est le propre du progrès scientifique de faire apparaître la réalité donnée sous un aspect qui ne pouvait être prévu. Une grande découverte, comme celles de Newton ou de Pasteur, par exemple, oblige leurs contemporains soit à abandonner, soit à réadapter, tout un ensemble d'idées et de croyances : ce ne sont pas des changements sur lesquels on puisse anticiper. - Mais, dira-t-on, vous préjugez bien vous-même des résultats qu'obtiendra la science des mœurs! - Non pas ; je préjuge seulement qu'elle en obtiendra, et de quelle sorte, en me fondant sur les analogies que permet l'histoire des sciences. Mais je ne préjuge pas quels ils seront, précisément parce que je sais qu'ils sont imprévisibles quant à leur contenu. Nos adversaires soutiennent que cette science n'existera pas, ou, s'ils en admettent l'existence, ils raisonnent comme si elle ne devait rien apporter de vraiment nouveau, rien qui oblige à quitter, ou du moins à modifier, leur attitude mentale actuelle. C'est par là qu'ils sont imprudents, et sourds à la leçon que proclame le passé de l'esprit humain.
*
**
Soit, disent les critiques. Supposons cette science faite, ou du moins suffisamment avancée. Même dans cette hypothèse (que rien n'oblige à accepter dès à présent), elle ne permet pas de constituer une morale. « Il est sophistique, écrit l'un d'eux , de constituer une morale sans finalité... L'auteur de La morale et la science des mœurs n'a pas réussi à éviter les jugements de valeur et les préférences sentimentales... La connaissance des lois est la condition nécessaire et non suffisante de notre intervention raisonnée dans les phénomènes moraux. »

En premier lieu, l'objection implique que la science des mœurs devra remplir le double office auquel la morale théorique a suffi jusqu'à présent, c'est-à-dire qu'elle devra être à la fois théorique et normative. Mais faut-il répéter qu'elle n'a rien de commun avec un « traité de morale » ? Nous avons essayé de montrer, au contraire, qu'ici comme ailleurs le point de vue théorique, ou l'étude scientifique de la réalité donnée, devait être soigneusement séparé du point de vue pratique, c'est-à-dire de la détermination des fins et des moyens dans l'action ; que, jusqu'à présent, cette distinction, pour des raisons fortes et nombreuses, d'ailleurs faciles à expliquer, n'avait pas été réellement faite en morale ; mais que le temps paraissait venu de l'établir, dans l'intérêt commun de notre savoir et de notre pouvoir. Accordons que l'auteur de l'objection ait raison, et qu'il soit impossible de constituer une morale sans faire appel à des jugements de valeur. Cela ne touche que celui qui veut constituer une morale. Nous n'ambitionnons rien de tel. Le but où nous tendons est autre. Nous cherchons à fonder une science qui ait la « nature morale » pour objet, et, s'il se peut, un art moral rationnel, qui tire des applications de cette science.

Mais, insiste-t-on, c'est ici précisément que des considérations de finalité, que des jugements de valeur devront intervenir. Comment chercher des applications, sans avoir réfléchi sur les fins et choisi celles que l'on voudra poursuivre ? Pour les sciences de la nature physique, le problème est aussitôt résolu que posé. Aucune hésitation n'est possible. Les sciences médicales servent à combattre la maladie et à protéger la santé. Les sciences physiques et mécaniques servent à domestiquer les forces naturelles et à économiser le travail humain. Mais les sciences de la réalité morale, à quoi les appliquerons-nous ? Une spéculation d'un autre ordre sera évidemment nécessaire pour démontrer que telle fin est préférable à telle autre, au point de vue de l'individu ou au point de vue de la société. Il faudra établir une échelle de valeurs. La science des mœurs, par définition, est hors d'état de le faire. Sa fonction unique est d'analyser la réalité donnée. En sorte que, en l'absence de la morale théorique qu'elle prétendait remplacer, cette science des mœurs restera inutilisable. La morale théorique actuelle essaie au moins de déterminer le fondement de l'obligation morale, l'objet suprême de notre activité, les rapports des tendances égoïstes et des sentiments altruistes. La science des mœurs n'en fait rien. Supposons-la achevée : elle ne nous est d'aucun secours en présence de ces problèmes. Mais si elle ne nous sert pas à les résoudre, nous ne pouvons pas non plus nous servir d'elle : car, pour l'employer, nous devrions d'abord savoir à quoi.

L'objection est spécieuse. Elle exprime, sous un aspect nouveau et saisissant, le trouble que produit la substitution de la science des mœurs à la morale théorique, et les difficultés d'une transition qui n'est pourtant pas aussi brusque qu'elle peut le paraître.

Ici encore, l'histoire de la philosophie et des sciences nous fournira une analogie précieuse. Quand les sciences Positives de la nature physique se sont définitivement substituées à la spéculation dialectique qui les avait précédées, en ont-elles accepté l'héritage entier ? Ont-elles repris à leur compte, sous une forme nouvelle, tous les problèmes auparavant agités ? Certes non. De ces problèmes, elles ont retenu seulement ceux qui relevaient de la méthode expérimentale et du calcul. Quant aux autres, aux problèmes transcendants, elles les ont considérés comme hors de portée, et elles se sont abstenues d'y toucher. Mais elles n'ont pas nié pour cela qu'ils existassent, ni interdit à une autre sorte de spéculation de les aborder. De quel droit, au nom de quels principes l'auraient-elles fait ? Le physicien ne spécule pas sur l'essence de la matière ou de la force, ni le biologiste sur l'essence de la vie : mais tous deux reconnaissent qu'il est loisible au métaphysicien de s'y risquer. Un processus semblable de différenciation se produit lorsque les sciences de la nature morale remplacent la spéculation dialectique. Ces sciences, positives par la conception de leur objet et par la pratique de leur méthode, ne retiennent pas non plus tous les problèmes traités par cette spéculation. Mais elles ne prononcent pas une sorte d'interdit sur ceux qu'elles abandonnent. Pourquoi se donneraient-elles l'air de mériter le reproche que fait J. S. Mill à Auguste Comte, de ne pas vouloir laisser de questions ouvertes ? Libre à la métaphysique, ou, si l'on nous permet le mot, à la métamorale, de s'attacher aux problèmes de la destinée de l'homme, du souverain bien, etc., et de continuer à y appliquer sa méthode traditionnelle.

Quant à prétendre qu'ils doivent être résolus d'abord, pour que la science positive puisse recevoir des applications, c'est ne tenir aucun compte de la différenciation que nous venons de rappeler. C'est admettre implicitement que, si la science des mœurs était faite, nous nous poserions encore, et dans les mêmes termes, les problèmes bâtards, à la fois théoriques et pratiques, sur lesquels spéculent les traités de morale. Je m'y refuse pour ma part. Le concept de cette science, qui est vide pour vous, est plein pour moi. La réalité morale qui en fait l'objet, je la considère vraiment comme une « nature », qui m'est familière sans doute, mais qui ne m'en est pas moins inconnue, et dont j'ignore les lois. Par suite, les questions que la spéculation morale a posées jusqu'à présent au sujet de cette réalité portent nécessairement la marque de notre ignorance : j'ai les plus fortes raisons de douter qu'elles se posent encore de la même façon, quand celle-ci aura disparu, ou sensiblement diminué. A l'heure actuelle, la morale traite surtout des questions relatives aux fins les plus hautes, et rien n'est plus naturel. La tradition, les exigences du sentiment, les besoins logiques de l'entendement, tout conspire à mettre au premier plan ce genre de questions. Faut-il poursuivre le bonheur, individuel ou social ? Quel idéal moral faut-il se proposer ? Quel est le but suprême de l'activité humaine, etc. ? Tout serait gagné, pense-t-on, si l'on trouvait une réponse définitive à ces problèmes, et aujourd'hui encore des philosophes se flattent d'y apporter de véritables démonstrations.

Mais cette confiance en la méthode dialectique, peu justifiée d'ailleurs jusqu'à présent par le succès, prouve seulement combien certaines habitudes d'esprit sont difficiles à déraciner. Elle méconnaît qu'il existe une réalité morale extrêmement complexe, dont nous ne pouvons pas espérer découvrir les lois par une analyse abstraite, et par une simple manipulation de concepts. Si elle fait une place à la science positive de cette réalité, c'est une place subordonnée. Elle lui assigne pour rôle d'indiquer les moyens les plus propres à atteindre les fins qui auront été déterminées par la spéculation morale. Mais cette conception, pour employer une expression anglaise, est tout à fait preposterous. C'est la science, au contraire, qui, en nous apprenant peu à peu à discerner ce qui est possible pour nous de ce qui ne l'est pas, fera apparaître en même temps quelles fins il est raisonnable de poursuivre.

Réserve est faite, bien entendu, des fins qui sont tellement universelles et instinctives, que sans elles il ne pourrait être question ni d'une réalité morale, ni d'une science de cette réalité, ni d'applications de cette science. On prend pour accordé que les individus et les sociétés veulent vivre, et vivre le mieux possible, au sens le plus général du mot. Il n'est pas absurde, sans doute, de soutenir que les sociétés et les individus feraient mieux de ne pas le vouloir, et Schopenhauer a employé un admirable talent à défendre cette thèse ; mais c'est là une question métaphysique au premier chef. La science a le droit de postuler ce genre de fins universelles, et c'est de son progrès que dépendra ensuite la détermination de fins plus précises.

Faut-il montrer que ces fins varient nécessairement avec l'état de nos connaissances ? Tant que celles-ci consistent en un mélange d'observations plus ou moins rigoureuses et de conceptions d'origine subjective, les fins gardent un caractère abstrait et chimérique. Avant que les sciences de la nature fussent définitivement constituées, et en état de porter des fruits, pouvait-on avoir seulement l'idée des fins positives qu'elles permettent aujourd'hui de poursuivre et d'atteindre ? Une de ces fins qui nous paraissent aujourd'hui le plus naturelles, tellement nous y sommes habitués par le spectacle de ce qui nous entoure, c'est la substitution de la machine à l'homme. La pesanteur, la vapeur, l'électricité, doivent travailler pour nous. Pourtant, c'est une fin dont les sociétés antiques se sont peu préoccupées. Elles se contentaient, pour presque tous les travaux, de la main-d’œuvre fournie par les esclaves et par les petits artisans. Qui a suggéré aux sociétés modernes de l'Occident la poursuite de cette fin nouvelle, dont les conséquences sociales porteront si loin ? Elle provient d'un ensemble de causes complexes, mais avant tout du développement des sciences mathématiques et physiques, qui a permis la construction de machines dont l'Antiquité ne pouvait avoir ni l'idée ni le désir. Est-il téméraire d'augurer qu'un processus analogue se produira au sujet de la nature morale ? Aujourd'hui, la morale théorique spécule encore en vue d'établir une échelle des fins qui nous apparaissent comme désirables, belles ou rationnelles, indépendamment de toute connaissance positive autre que l'analyse de la nature humaine en général. Mais que la science de la réalité morale se développe comme ont fait les sciences physiques depuis le XVIe siècle : elle fournira sur cette réalité des prises dont nous n'avons pas, dont nous ne pouvons pas avoir actuellement l'idée, et ces prises à leur tour suggéreront des fins à poursuivre qu'aujourd'hui nous ne pouvons pas non plus concevoir. Comparées à celles dont traitent les morales théoriques, ces fins seront sans doute plus spéciales et plus modestes ; mais ce qu'elles perdront en généralité elles le gagneront en efficacité. Au lieu de s'imposer à « tout être libre et raisonnable », elles présenteront probablement la même variété que les types sociaux. Disons seulement, sans nous hasarder à des prévisions trop aventureuses, que les fins qui seront alors conçues et poursuivies ne dépendront plus, pour être déterminées, de la spéculation métaphysique.

L'objection principale écartée, les difficultés secondaires du même ordre s'effacent en même temps. Nous avons fait voir que nous n'essayons point de « constituer une morale sans finalité ». Peu importe, après cela, que nous n'ayons pas réussi à éviter les « jugements de valeur » et les « préférences sentimentales ». Pourquoi d'ailleurs nous interdirions-nous les considérations de finalité, si l'objet de notre science les comporte ? Elles peuvent être un auxiliaire très utile de la recherche. Les sciences biologiques ne se font pas faute de l'employer. Les sociétés diffèrent sans doute des organismes vivants, mais elles présentent du moins ce caractère commun avec eux qu'en vertu d'un consensus intime, les parties et le tout s'y commandent réciproquement. Rien n'empêche donc que les sciences de la réalité morale ne se servent aussi des considérations de finalité comme d'un procédé heuristique. Quant aux jugements de valeur, il faut distinguer s'ils sont relatifs ou absolus. La science positive doit s'abstenir de ceux qui prétendraient être absolus et assigner des valeurs d'ordre transcendant. Mais peut-on lui dénier le droit de formuler des jugements de valeur relatifs ? Quand la science biologique remarque que dans le corps humain actuel il y a un grand nombre d'organes inutiles, dont quelques-uns deviennent souvent dangereux, elle prononce un jugement de valeur, qui est parfaitement légitime. De même, la science des MŒURS pourra observer que telle règle actuellement en vigueur, et obligatoire, dans une société donnée, y est nuisible : elle formulera ainsi un jugement de valeur, sans excéder ce qui lui est permis. Il n'est que trop vrai que toutes les sociétés existantes ont besoin d'être « améliorées ». La science a le droit d'en constater les imperfections : trop heureuse si elle permettait aussi de prescrire un moyen sûr d'y remédier.
II
L'idée d'une science des MŒURS substituée à la morale théorique ne heurte pas seulement d'antiques habitudes d'esprit. Elle éveille aussi des inquiétudes au point de vue social. A entendre dire que les faits moraux sont des faits sociaux, que toutes les morales sont naturelles, que chacune d'elles est fonction des autres séries de faits dans la société où on l'observe, plus d'un critique se demande si la doctrine nouvelle, déjà peu rassurante au point de vue théorique, ne met pas en péril la moralité elle-même. Elle ne serait pas seulement aventureuse et inexacte, elle serait en outre dangereuse et subversive. Tous, il est vrai, n'expriment pas ces craintes : on les rencontre néanmoins souvent. M. Fouillée les a développées longuement, en s'appuyant sur la loi énoncée par Guyau : « La réflexion dissout l'instinct. » Il estime que cette doctrine conduit au « scepticisme moral ». Il proclame que l'humanité ne se contentera jamais d'une « morale par provision » . Selon M. Cantecor, « nous voilà démunis de toute règle » . M. Belot n'est pas moins affirmatif. « Il est contradictoire de vouloir instruire une société du caractère provisoire de sa morale, et d'espérer en même temps qu'elle ne s'en apercevra pas... C'est la pioche du démolisseur... C'est pour la société une euthanasie morale » .

Ce genre d'argument fait beaucoup d'impression. On peut considérer comme de bonne guerre d'y avoir recours. Mais il est moins sûr qu'il ne paraît d'abord, et il relève plutôt de la polémique que de la discussion scientifique. Il a le défaut d'être indirect. Pour réfuter une doctrine qui prétend démontrer qu'elle est vraie, il faudrait prouver qu'elle est fausse. On lui objecte que, si elle était vraie, les conséquences en seraient fâcheuses, et qu'il vaut donc mieux qu'elle ne le soit pas. Mais cette préférence sentimentale ne change rien à la réalité des choses. Si la doctrine est vraie, il sera bien difficile, à la longue, de l'empêcher d'évincer les autres. Le meilleur parti à prendre, dans ce cas, serait de l'accepter, et de parer de son mieux aux conséquences que l'on redoute. Au reste, l'expérience a montré qu'une réfutation par les conséquences peut tout au plus arrêter la diffusion d'une doctrine vraie, et jeter la défaveur sur les premiers qui la soutiennent. Elle ne fait que retarder ainsi une victoire qu'elle n'empêche pas.

Mais laissons ce point préliminaire. A ces appréhensions, dans la mesure où elles sont sincères, on répondra qu'elles proviennent d'une illusion où les philosophes se sont complu, sans grand dommage d'ailleurs, excepté pour leurs systèmes. Ils croient fonder la morale, au sens plein du mot, ils croient aussi que si ce fondement vient à manquer, la moralité va disparaître. En vain nous avons essayé de montrer que la morale, en ce sens, n'a pas plus besoin d'être fondée que la nature, et que si les philosophes ne font pas la morale, ils ne la défont pas non plus. Les critiques répliquent que des règles morales dont les hommes connaîtraient la nature relative et provisoire perdraient nécessairement leur autorité et ne sauraient plus imposer le respect. La science des mœurs serait mortelle à la conscience morale.

Appelons-en aux faits, et prenons pour exemple des obligations auxquelles nous nous conformons tous ou presque tous avec une grande régularité : les obligations de politesse et les égards pour autrui qui sont de règle dans le groupe social où nous vivons. Nous les observons parce que nous y avons été pliés dès l'enfance, parce que nous sentons qu'à les violer nous éprouverions une sorte de disgrâce, et que nous nous exposerions à des ennuis fort désagréables. Supposons maintenant que la science nous révèle l'origine de ces obligations, leur rapport avec les conditions générales de notre société, et même le caractère fortuit de la plupart d'entre elles, qui auraient pu ne pas exister, ou être différentes, et qui sont autres en effet chez d'autres peuples. Quel effet cette connaissance aura-t-elle sur notre conduite ? Cesserons-nous d'observer ces règles ? En perdrons-nous le respect ? Évidemment non. Et là où le respect des règles mondaines prend la forme du snobisme, cette connaissance pourra-t-elle rien contre lui ? Il est donc certain que les forces qui assurent l'obéissance volontaire à ces prescriptions ne dépendent point de l'ignorance où nous sommes de leur origine, et ne sont pas paralysées, ni même affaiblies, quand cette ignorance se dissipe.

Mais, dira-t-on, ce ne sont là que des convenances et des usages, c'est-à-dire quelque chose d'extérieur, où la conscience morale n'est pas intéressée, et où notre avantage personnel pousse presque toujours à l'observation des règles. Il en va autrement des vrais devoirs. - Se pourrait-il donc que les simples formalités de la vie sociale eussent une assiette plus solide que les obligations morales qui en assurent la durée ? Il n'en est rien, et l'expérience témoigne pour celles-ci exactement comme pour les autres. Soit, par exemple, le devoir de sacrifier à la justice l'intérêt personnel, de rendre à la vérité un témoignage qui déplaira à ceux dont on dépend. Un homme honnête et courageux parlera. Un homme faible ou malhonnête se taira. Qu'il prenne l'un ou l'autre parti, c'est une question d'espèce : il aura toujours senti l'obligation. Croit-on que la connaissance scientifique des lois qui régissent les faits moraux, et du caractère relatif de toute morale, fasse qu'il ne la sente Plus, ou qu'il la considère comme négligeable ? On imagine aisément des influences qui, dans des circonstances données, étouffent la voix de la conscience : la contagion du. mauvais exemple, l'esprit de corps, la pression de l'opinion publique, la crainte de se compromettre, d'autres encore. Mais on ne voit pas comment une connaissance purement théorique pourrait contrebalancer la force du sentiment moral. Il faudrait, pour cela, que cette force fût simplement apparente et à la merci d'un changement d'opinion. Et c'est bien ce qu'implique l'objection qui nous est faite. Comme la moralité s'exprime dans les consciences par des impératifs, on soutient qu'elle appartient à la catégorie du devoir-être, et non à celle de l'être. On en méconnaît la réalité sociale, en même temps que l'on accuse ceux qui veulent la faire considérer comme existante en fait, de la dénaturer ou même de la détruire.

Ainsi la moralité, et par conséquent la persistance d'une société composée d'êtres moraux, seraient suspendues à l'ignorance où chacun d'eux doit rester des conditions d'existence objectives de cette moralité! L'homme peut connaître la nature inorganique, il peut connaître la nature vivante, il peut même connaître la nature sociale tant qu'il n'y considère que des faits comme les faits économiques, juridiques, linguistiques, etc. Ces sciences lui sont profitables. Indépendamment des applications qu'il en peut tirer, elles constituent le développement même de sa raison. Il n'y a que la réalité morale proprement dite qu'il ne doit pas connaître scientifiquement, sous peine de la faire évanouir! Pourquoi cette exception, si ce n'est parce que justement elle n'est pas conçue comme une réalité ?

Comme la représentation des faits moraux que suppose cette conception est incomplète et tronquée! Elle ne veut considérer que le caractère d'obligation sous lequel ils se présentent à la conscience individuelle. Mais ce caractère, qui les fait admirablement discerner du point de vue de l'action, ne suffit pas à les définir d'un point de vue objectif, et ne nous révèle pas leurs conditions réelles d'existence. Pour prendre une comparaison, d'ailleurs fort grossière, quand nous éprouvons une douleur physique, nous savons, à n'en pas douter, que nous l'éprouvons, et que quelque chose n'est pas en ordre dans notre corps. Mais, pour le médecin qui nous examine, cette douleur, si vive qu'elle soit, n'est qu'un symptôme. Elle est moins importante que tel ou tel signe objectif, qui le renseigne sur la nature du mal, dont le symptôme douleur ne donne aucune idée. De même, le symptôme conscience est le signe infaillible, pour chacun de nous, qu'une question de nature morale s'est présentée à lui. Mais c'est une illusion de croire que ce symptôme exprime le fait moral dans son entier, et qu'il en constitue l'essence. C'est oublier tout ce que ce fait implique nécessairement de social, comme le praticien qui ne s'arrêterait qu'au symptôme douleur, méconnaîtrait les causes de ce symptôme même, et se mettrait hors d'état de diagnostiquer et de traiter le mal.

Ceux qui prétendent que nous tendons à détruire la moralité sont donc justement ceux qui n'admettent point qu'elle soit une réalité. Ils nous reprochent d'en faire quelque chose qui ne se définisse pas uniquement par l'acte volontaire de l'individu obéissant à sa conscience. Ils ne voient pas que cette conscience, que l'idéal moral d'un homme, si haut qu'il soit, ne sont pas son oeuvre à lui seul, ne sont pour ainsi dire jamais son oeuvre que pour une part infinitésimale. Comme la langue qu'il parle, comme la religion qu'il professe, comme la science qu'il possède, ils sont le résultat d'une participation constante à une réalité sociale qui le dépasse infiniment, qui existait avant lui, et qui lui survivra. Nous serions donc en droit de soutenir que, c'est nous, et non pas nos adversaires, qui considérons la moralité comme indestructible, puisque selon nous elle repose sur une base sociale qui ne peut jamais lui manquer, bien qu'elle varie, très lentement d'ailleurs, en fonction des autres séries de faits sociaux. Selon eux, elle n'a qu'une existence précaire, et les plus grands dangers la menacent, si les hommes se persuadent jamais qu'elle a une origine sociale. Selon nous, elle fait partie d'une « nature » comparable, sous certaines réserves, à la nature physique, et, comme telle, elle n'a rien à redouter de la connaissance scientifique que nous pouvons en acquérir. Nous ne contestons pas « l'action récurrente » de cette connaissance sur la réalité qu'elle étudie, mais nous savons que cette réalité est assez solide pour subir cette action sans y succomber.
*
**
Peut-être cependant y a-t-il des raisons plus profondes au malaise que traduisent les critiques, quand ils assurent que, définir les faits moraux comme des faits sociaux, concevoir une « nature morale » analogue à la « nature physique », étudier l'une comme l'autre d'un point de vue objectif, tout cela dissimule mal « la pioche du démolisseur ». Il ne suffit pas de montrer que ces craintes sont vaines, et que les conséquences redoutées ne se produiront pas. Il faut, en outre, faire voir pourquoi ces craintes sont si vives et si persistantes. Une première explication se présente tout de suite à l'esprit : l'extrême sensibilité de la conscience commune dès que la morale est en jeu. La conception traditionnelle de la morale participe du caractère sacré de son objet. Qu'une doctrine nouvelle heurte cette conception, la conscience commune réagit aussitôt avec force. Tant que les sentiments ainsi provoqués demeurent intenses, les arguments les plus décisifs parviennent difficilement à se faire écouter.

En second lieu, la morale, dans notre société, est étroitement liée à la religion. Elles semblent se prêter à un mutuel appui, et lutter parfois toutes deux contre les mêmes ennemis. Nous voyons la morale enseignée souvent au nom du dogme religieux, et le dogme défendu contre les impies dans l'intérêt de la morale. L'évolution des doctrines religieuses touche donc de très près la morale. Or rien n'est plus intolérable, pour une religion révélée, que d'être replacée par l'histoire, par l'exégèse, par la sociologie, dans le cours des événements humains. Il semble qu'en perdant son caractère surnaturel, elle perde tout, et jusqu'à sa raison d'être : c'est du moins ce que croient la plupart de ses adversaires, et beaucoup de ses défenseurs. Que maintenant la morale soit conçue comme une sorte de religion laïque, où le Devoir, mystère auguste et incompréhensible, tient la place de Dieu, combien l'expérience douloureuse faite depuis deux siècles par la religion positive ne devra-t-elle pas exciter les craintes et exaspérer les résistances des théoriciens de la morale ainsi comprise ? Quand ils entendent parler de « science des MŒURS », de méthode comparative appliquée à la réalité morale, ils pressentent que le même procès va se dérouler, et qu'ici encore la théologie pâtira du développement du savoir rationnel. C'est pourquoi ils ne veulent pas être rassurés. Rien ne leur ôtera de l'esprit que, constituer une science objective des mœurs, c'est agir en ennemi, déclaré ou masqué, de la morale. Mais il n'y a de menacé, en fait, que la conception mystique et théologique de la morale, non la morale elle-même. Nous avons vu tout à l'heure que la science ne pouvait avoir pour effet de faire évanouir la réalité ni les caractères propres des faits moraux. Elle s'efforce, au contraire, d'en dégager les conditions d'existence sans les dénaturer. Pour en chercher les lois, et pour en déterminer les rapports avec les autres séries de faits de la « nature morale », il faut bien sans doute qu'elle les « désubjective ». Mais cette objectivation serait sans valeur, si elle mutilait la réalité qu'il s'agit de connaître, et si, pour nous procurer la science des faits moraux, elle commençait par les dépouiller de ce qu'il y a en eux de proprement moral.

Il est vrai que certaines doctrines philosophiques ont tenté de rendre compte de ce caractère spécifique au moyen de l'association des idées, de l'éducation, de la tradition, de l'habitude acquise, comme elles essayaient, par une sorte de chimie mentale, d'engendrer l'espace en partant d'éléments inétendus. C'était, en un sens, faire disparaître la moralité en l'expliquant. Ces tentatives n'ont pas réussi, et elles paraissent assez abandonnées aujourd'hui. Elles auraient pu, à la rigueur, justifier en quelque mesure les craintes exprimées par leurs adversaires. C'est à elles surtout que s'adressait la critique de Guyau. Pourtant, même au moment où elles trouvaient faveur, aucune conséquence fâcheuse pour la morale existante était-elle vraiment à redouter ? Il n'y a guère eu d'hommes plus scrupuleux, plus respectueux du devoir tel qu'ils le comprenaient, ou plutôt, tel que leur conscience le leur dictait, que les deux représentants les plus convaincus de cette doctrine, James et John Stuart Mill ; et l'on ne saurait dire que le cercle de ceux qui ont subi leur influence y ait perdu de sa valeur morale. Le contraire serait plutôt vrai. - Inconséquence, dira-t-on, et qui ne prouve rien : les hommes valaient mieux que leur doctrine. - Mais il n'est pas besoin d'invoquer ici une inconséquence. Leur effort, d'ailleurs malheureux, pour « expliquer » le sentiment de l'obligation morale par une théorie associationniste, provenait lui-même du sentiment très vif de leur devoir social. Ils se considéraient comme obligés de promouvoir la vérité philosophique de toutes leurs forces, et de substituer des jugements rationnels aux croyances mystiques qui ne se justifient pas logiquement. Et pour expliquer à son tour cette obligation, il suffirait d'analyser, outre le caractère individuel des deux Mill - élément qu'on ne peut négliger dans l'examen de cas particuliers -, la « réalité morale » de leur temps, et surtout l'idéal social qui leur était commun avec l'école de Bentham.

Ces doctrines n'ont donc pas, en fait, des conséquences aussi fâcheuses que leurs adversaires l'ont dit. A plus forte raison ne devrait-on rien craindre de la recherche scientifique qui, procédant par une tout autre méthode, ne risque pas de méconnaître ce qui est spécifiquement moral en l'expliquant. - Mais, dit M. Fouillée, avec Guyau, il n'en reste pas moins que la réflexion dissout l'instinct. - Il n'est pas sûr que ce soit vrai de tous les instincts. Et le sentiment du devoir ne saurait être assimilé à l'instinct. Il en a sans doute l'impérativité et la spontanéité apparente. Mais, par ailleurs, il implique souvent une réflexion, une possession de soi, un effort conscient, qui en font l'expression la plus parfaite, la plus sublime parfois de la personnalité, c'est-à-dire juste l'opposé d'un instinct.

Sous cette idée, que la conscience morale participe de la nature de l'instinct, et qu'elle peut être dissoute comme lui par la réflexion, ne reconnaît-on pas une conception assez analogue à la célèbre théorie de l'amour chez Schopenhauer ? L'amour serait, comme on sait, une duperie savamment organisée par le génie de l'espèce, qui parvient à ses fins aux dépens de l'individu, au moment même où celui-ci croit toucher à son propre bonheur. De même, la moralité dissimulerait une ruse providentiellement aménagée pour maintenir l'ordre social. Cette ruse dévoilée, tout serait perdu. L'individu ne préférerait plus la sublimité du sacrifice moral à la satisfaction de ses penchants égoïstes. Détrompé, il se refuserait à être « dupe » plus longtemps : c'est le mot de Renan. Mais cette métaphysique schopenhauerienne est moins convaincante qu'ingénieuse. Le fondement de la moralité est heureusement plus solide. Il est inséparable de la structure même de chaque société. La morale d'un groupe social, comme sa langue et ses institutions, naît avec lui, se développe et évolue avec lui, et ne disparaît qu'avec lui.
*
**
Cependant, si la morale est « fonction » de la société où elle apparaît, elle varie nécessairement avec cette société. Elle est autre dans une société d'un autre type. Elle est différente même dans une société donnée à des époques différentes, ou, à une même époque, pour des classes différentes. Comment, dans une conception de ce genre, le devoir peut-il conserver son autorité ? Comment lui sacrifier sa vie, en se disant que quelques siècles plus tôt ou plus tard, ce sacrifice n'aurait pas été exigé, n'aurait peut-être pas eu de sens ? On respectera encore l'ordre de la conscience, par la force de l'habitude acquise, quand il n'en coûtera pas beaucoup. Mais si l'effort demandé est trop pénible, le devoir aura le dessous. Et ainsi, malgré les explications que nous avons données, la tentative d'une science naturelle des faits moraux reste un danger mortel pour la moralité.

À quoi l'on peut répondre :

1º La variabilité des devoirs dans le temps, la diversité des morales dans les diverses sociétés humaines est un fait, dont il faut bien s'accommoder. Personne aujourd'hui ne le conteste plus. Ceux mêmes qui admettent une morale naturelle, identique pour tous les hommes, avouent qu'elle n'est universelle qu'en puissance, et qu'en fait, les civilisations étant différentes, leurs morales le sont aussi. Cette constatation nous suffit. Nous n'avons même aucune raison de mettre en doute que, si toutes les sociétés étaient semblables, elles pratiqueraient la même morale. Rien ne s'accorde mieux avec notre conception qui voit dans la morale une « fonction » de l'ensemble des autres institutions sociales. Seulement, nos critiques s'attachent presque exclusivement à cette morale universelle hypothétique, accoutumés qu'ils sont à spéculer sur l'homme en général, tandis qu'à nos yeux l'important est d'étudier d'abord la réalité morale dans sa diversité donnée, c'est-à-dire les divers types sociaux qui existent ou ont existé. Toujours est-il que, d'un commun accord, il est reconnu que les règles morales sont relatives et provisoires, si l'on prend un champ de comparaison assez étendu. Pourquoi soutenir alors que la relativité de ces règles est incompatible avec le respect qu'elles exigent ?

Sans revenir aux arguments déjà produits, l'expérience prouve, au contraire, que le caractère local et temporaire d'un devoir peut être connu, sans que ce devoir cesse d'être senti comme obligatoire. Par exemple, il y a seulement quelques Siècles, quand une épidémie éclatait dans une ville, les médecins s'enfuyaient comme les autres, s'ils craignaient d'y succomber. Tout le monde le trouvait naturel, personne n'aurait songé à leur en faire un crime, et leur conscience ne leur reprochait rien. Aujourd'hui, un médecin qui se sauverait quand la peste ou le choléra se déclare, manquerait à un de ses devoirs les plus impérieux. Il serait sévèrement condamné par l'opinion publique, par la conscience de ses confrères et par la sienne propre. Supposez qu'il sache qu'à l'époque de la grande peste de Londres les médecins ont pu s'enfuir en toute conscience, et qu'il prévoie un temps où ce devoir ne s'imposera plus : en quoi cette connaissance affaiblira-t-elle l'obligation professionnelle qui s'impose à lui ? Il se dira, certainement, que s'il avait vécu au temps de la peste de Londres, sa conscience n'aurait pas été plus exigeante que celle de ses confrères ; mais que, vivant au XXe siècle, il ne peut se dérober aux devoirs qui lui sont dictés par sa conscience actuelle. Voilà ce que nous entendons par la « réalité » objective de la morale, réalité qui n'a rien à craindre des recherches des savants non plus que des théories des philosophes, précisément parce que sa nature sociale en fonde l'objectivité.

Il semblerait, à entendre nos critiques, qu'une règle morale dût perdre toute chance d'être observée, du jour où ceux qui s'y conforment s'apercevraient qu'elle n'est pas une injonction formulée de toute éternité par un pouvoir qui exige d'eux une obéissance passive. Mais il n'en est rien. On pourrait, sans paradoxe, soutenir la thèse contraire. Dans toute société humaine, dans la nôtre en particulier, si avancée qu'elle se croie, il subsiste nombre de règles dont on a beau savoir qu'elles sont aujourd'hui sans raison et sans utilité : elles n'en continuent pas moins d'être observées, et par ceux qui en souffrent autant que par ceux qui en profitent. Qui sait si l'une des formes du progrès qu'on peut espérer de la science ne sera pas la disparition de ces impératifs périmés et néanmoins respectés ?

2º On oppose l'un à l'autre le devoir senti comme absolu, catégorique, et, comme tel, imposant le respect à la conscience individuelle - et le devoir connu comme relatif, provisoire, et perdant comme tel son droit à ce respect, même si en fait il l'obtient pendant quelque temps encore. Mais l'antithèse est factice. Elle ne répond pas à la réalité des faits. Non seulement le devoir, même connu comme relatif, peut continuer à être respecté et obéi ; mais, entre les termes extrêmes, un très grand nombre de termes moyens peuvent s'insérer. Entre les prescriptions de la mode, qui durent une année ou changent avec les saisons, et les devoirs relatifs à la famille, qui mettent des siècles à varier, il y a place pour des obligations qui présentent tous les degrés possibles de stabilité. La qualification de « provisoire » ne convient pas à toutes exactement dans le même sens. Sans doute, la morale d'une société est relative à sa structure, au type auquel elle appartient, au stade actuel de son développement, etc. Elle est donc destinée à varier, et, en ce sens, elle est provisoire : mais provisoire comme son droit, comme sa religion, comme la langue qu'elle parle. Un provisoire qui s'étend ainsi sur une longue suite de générations équivaut, pour la courte vie d'un individu, à du définitif. Il s'impose à lui, comme l'expérience le prouve, sous la forme d'obligations nettement impératives. Et si l'on ne voit pas bien comment il dépendrait de l'individu de changer tout d'un coup la langue qu'il a apprise sur les lèvres de sa mère, on ne conçoit pas davantage qu'il puisse vivre moralement d'après des règles tout autres que celles qui sont obligatoires dans la société où il est devenu homme. Les consciences les plus promptes à s'alarmer peuvent donc se tranquilliser. Le caractère relatif et provisoire de toute morale, ainsi entendu - et c'est en ce sens seulement que la science des mœurs l'implique -, ne compromet pas la stabilité de la moralité existante.
III

Après s'être défendue d'être subversive au point de vue social, et de porter sur la morale « la pioche du démolisseur », il est assez étrange que la conception d'une science des mœurs et d'un art moral rationnel doive répondre à une objection contraire. On lui reproche cependant de conduire à « l'impossibilité de procurer ou même de concevoir un progrès social », à « une attitude purement passive et expectante qui laisserait tout au plus subsister la vis medicatrix nalurae », bref, à « un Conservatisme absolu » . L'une de ces objections, semble-t-il, devrait exclure l'autre. Si la doctrine tend au maintien indéfini de l'état actuel de la société, comment peut-elle en même temps agir à la façon d'un ferment énergique ou d'un dissolvant ?

Toutefois, en un sens, les deux objections ne sont pas inconciliables. L'affaiblissement de la moralité est une conséquence de la doctrine, qui, selon les critiques, en résultera en fait; le conservatisme absolu est une attitude que le partisan de la doctrine devrait observer, s'il était fidèle à ses principes. La première objection considère la conscience morale individuelle ; la seconde se rapporte à l'action sociale. Et pourquoi la science des mœurs aboutit-elle ici à une « attitude purement passive et expectante » ? C'est qu'elle subordonne notre intervention dans les faits sociaux à la science de ces faits. Or nous sommes loin d'avoir porté cette science au point qu'il faudrait pour que des applications fussent possibles. Donc, dans l'ignorance où nous sommes encore, et qui peut durer des siècles, la prudence conseille de s'abstenir. Notre intervention courrait risque de produire des effets tout autres que ceux que nous attendons. Puisque l'état de chaque société est, à chaque moment, « aussi bon et aussi mauvais qu'il peut être », le plus sage est de ne rien faire. La doctrine serait ainsi, de ce point de vue, ultra-conservatrice, et, pourrait-on dire, quiétiste.

Les auteurs de l'objection oublient, ici encore, que nous nous sommes efforcé, avant tout, de distinguer le plus parfaitement possible le point de vue de la connaissance et le point de vue de la pratique. A leurs yeux, l'urgence de certains problèmes sociaux exige que la science, si elle existe, en fournisse dès aujourd'hui une solution satisfaisante. Si la science s'en avoue incapable, à quoi sert-elle ? On ne lui fait pas crédit. Il faut, comme dit M. Cantecor, qu'elle réponde à nos besoins pratiques. Aussi bien n'y a-t-il guère eu, jusqu'à présent, de spéculation en cette matière qui n'ait été - je ne dis pas animée par des motifs pratiques, ce qui est très légitime -, mais dirigée par eux, ce qui ne l'est point. Mais si l'on concevait vraiment la « nature morale », de même que la « nature physique », comme une réalité objective à étudier, si l'on comprenait qu'elle ne nous est pas plus connue d'emblée que le monde de la matière ou de la vie, on n'exigerait plus de la science des mœurs une réponse immédiate à des questions d'ordre pratique. Comme elle n'est pas un traité de morale, ni, à plus forte raison, de politique, ses recherches ne portent jamais que sur des problèmes théoriques. Par suite, elle n'est pas moins indifférente que les autres sciences aux questions politiques du jour. Lui demander s'il faut être conservateur, libéral, ou révolutionnaire, c'est lui poser une question à laquelle, en tant que science, elle n'a pas plus de réponse que la mécanique céleste ou la botanique. Sa fonction se limite à connaître des faits avec le plus de précision possible, et à en chercher les lois. Des travailleurs réunis dans un laboratoire de physique ou de physiologie peuvent professer des opinions politiques très différentes : de même, on conçoit que dans une équipe de savants s'occupant ensemble de la science des mœurs, les tendances sociales les plus opposées se rencontrent.

Il est vrai que si la science des mœurs, comme telle, est indifférente à la politique, la politique ne se désintéresse peut-être pas de la science des mœurs. Les partis sont toujours à l'affût de ce qui peut leur servir dans l'opinion publique. Ils n'hésitent pas à s'approprier, sans grande cérémonie, telle ou telle doctrine scientifique, s'ils pensent y trouver un avantage, quitte à n'en plus parler ou même à la combattre quelques années plus tard, quand les circonstances auront changé. Qui ne se rappelle comme les théories transformistes ont servi à ce jeu, dans la seconde moitié du XIXe siècle ? A peine L'origine des espèces avait-elle paru, qu'on en tira les conséquences touchant l'origine de l'homme, et, par suite, touchant les dogmes religieux qui sont intéressés à ce problème. Inquiétante pour les dogmes, l'hypothèse darwiniste eut aussitôt une foule de partisans qui ne s'étaient jamais occupés d'histoire naturelle. L'origine des espèces et La descendance de l'homme, suspectes à l'orthodoxie religieuse, devinrent les livres de chevet des révolutionnaires. Mais voici qu'un peu plus tard, la lutte pour la vie, la sélection naturelle, l'hérédité des caractères acquis, ont l'air de s'accorder bien mieux avec les tendances aristocratiques qu'avec les idées égalitaires, tandis que des évêques anglicans ne voient plus rien dans le transformisme qui soit inconciliable avec la foi chrétienne. Qu'à cela ne tienne : ce sont les conservateurs, maintenant, qui « utilisent » le darwinisme, et leurs adversaires qui le regardent de mauvais oeil. Enfin le moment vient où les partis portent ailleurs leur humeur batailleuse, et abandonnent aux naturalistes un problème qui leur appartient. La science des mœurs ne peut empêcher que de semblables controverses ne se produisent à son sujet. Révolutionnaires et conservateurs tour à tour, sinon en même temps, prétendront peut-être y trouver la justification de leur attitude, ou se donneront devant l'opinion le mérite de la combattre. C'est là un inconvénient auquel, par la nature de son objet, elle est plus exposée que toute autre science. Mais il ne serait pas juste de l'en rendre responsable.

L'objection, qui ne porte point contre la science des mœurs a-t-elle plus de force contre l'art rationnel que nous concevons comme fondé sur cette science ? Il le semble d'abord : car, si cet art ne peut se constituer que dans un avenir lointain, ne sommes-nous pas engagés à demeurer immobiles dans l'intervalle ? Ne devons-nous pas éviter de prendre parti, puisque nous n'avons pas le moyen de le faire rationnellement, même dans les questions qui exigeraient une solution immédiate ? Ne sommes-nous pas condamnés à l'abstention pour un temps indéfini ? - Nullement. Là où la science ne peut pas encore diriger notre action, et où cependant la nécessité d'agir s'impose, il faut s'arrêter à la décision qui paraît aujourd'hui la plus raisonnable, d'après l'expérience passée et l'ensemble de ce que nous savons. Le bon sens nous le conseille, et la force des choses nous y contraint. Ne devons-nous pas déjà nous y résoudre en mille circonstances ? La médecine, par exemple, intervient encore souvent sur de simples présomptions, ou sur la foi d'expériences antérieures, qui ont donné de bons résultats dans des cas à peu près pareils à celui qu'il faut traiter. De même, une société qui prend conscience d'un mal dont elle souffre, essaiera d'y porter remède de son mieux, avec les moyens dont elle dispose, même si la science, et l'art rationnel par conséquent, lui font encore défaut. Elle pourra se tromper, et, faute d'avoir aperçu les conséquences un peu éloignées de ses résolutions, de ce mal tomber dans un pire. Mais il se peut aussi qu'elle réussisse, et la possibilité d'un échec n'est pas une raison de ne rien tenter. Pourquoi telle intervention sera-t-elle heureuse, telle autre non ? Les conditions du succès sont si complexes que nous ne saurions, dans l'état actuel de nos connaissances, en donner une analyse satisfaisante. Nous savons du moins que l'habileté, la décision, le tact politique, le génie de l'homme d'État, quand ils se rencontrent, peuvent exercer là une influence décisive. Vérités presque trop évidentes, que notre doctrine ne songe pas à nier. Elle ne dit pas et n'a pas à dire : « Abstenez-vous, tant que la science ne sera pas faite. » Elle dit, au contraire : « Le mieux serait, ici comme ailleurs, de posséder la science de la nature, pour intervenir dans les phénomènes à coup sûr, quand il le faut, et dans la mesure où il faut. » Mais, jusqu'à ce que cet idéal soit atteint, - si jamais il doit l'être -, que chacun agisse selon des règles provisoires, « les plus raisonnables possible », ce qui ne veut pas toujours dire des règles conservatrices.

Ainsi, lorsqu'un critique estime que nous aboutissons à des « conséquences extrêmement conservatrices... à préserver la société, telle qu'elle est constituée, des accidents qui peuvent l'ébranler » , il tire de la doctrine des conséquences qui n'en découlent point naturellement. Sans doute, l'art moral rationnel ne peut exister encore, puisqu'il suppose une connaissance scientifique des institutions sociales, et que, cette connaissance, nous commençons à peine à l'acquérir. Mais notre ignorance confère-t-elle à ces institutions, quelles qu'elles soient, un caractère intangible et sacré, jusqu'à ce que la science soit faite ? C'est bien une affirmation de ce genre qu'on nous prête : nous nous refusons à l'accepter. Nous dirions bien plutôt, au contraire : tant que la science n'est pas faite, nulle institution n'a de caractère intangible et sacré. Comment l'attitude scientifique ne serait-elle pas en même temps une attitude critique ? Sans doute, de notre point de vue, toutes les institutions, comme toutes les morales, sont « naturelles ». Mais « naturel » ne veut pas dire, comme certains semblent l'avoir cru, « légitime », et qui doit a priori être conservé. Pour le savant, la maladie est aussi naturelle que la santé. Il ne s'ensuit pas qu'un membre gangrené doive être traité comme un membre sain. De ce que la science constate tout, étudie tout avec une impartiale sérénité, il ne faut pas conclure qu'elle conseille de tout conserver avec une égale indifférence.

Après cela, est-il nécessaire de montrer que notre doctrine n'a pas pour conséquence « un esclavage, où nul ne peut être admis, à titre individuel, à juger la volonté sociale » ? Conséquence effroyable en effet, si elle était nécessaire. Mais la science des mœurs n'implique rien de tel. Elle reconnaît, au contraire, qu'à un moment donné l'harmonie des forces dans une société n'est jamais parfaite. C'est toujours une concordia discors. On y constate la lutte de tendances diverses, des efforts pour conserver l'équilibre actuel, contrebalancés par d'autres efforts pour en établir un différent, l'apparition d'idées et de sentiments nouveaux en correspondance avec les changements qui se produisent dans les phénomènes économiques, religieux, juridiques, dans les rapports avec les sociétés voisines, dans la densité croissante ou décroissante de la population, etc. Et quant à refuser à l'individu le droit de juger la volonté sociale, comment la science y songerait-elle, puisque n'étant pas normative, elle n'est pas non plus prohibitive, et qu'elle ne défend rien à personne ? Est-ce de l'art moral rationnel que l'on redoute cette tyrannie ? Mais, par définition, il ne servira qu'à « améliorer » les institutions sociales. Il n'est pas vraisemblable que cette amélioration consiste jamais à briser ce qui a été jusqu'à présent un des ressorts les plus énergiques du progrès social. Il faut attendre de lui, au contraire, qu'il procure une indépendance toujours plus grande des individus en même temps qu'il assurera une solidarité sociale toujours plus étroite. Si ces deux termes semblent aujourd'hui s'exclure, la faute en est sans doute à notre ignorance, et à la dureté des charges qu'elle fait peser sur les individus dans la société présente.

Pour conclure, les quelques objections que nous avons examinées, comme les craintes plus ou moins vives que l'on exprime, soit au nom de la conscience morale, soit du point de vue de l'action politique et sociale, se ramènent sans trop de peine à une origine commune. Elles procèdent d'une répugnance, dont les raisons sont multiples et fortes, à accepter jusqu'au bout l'idée d'une « nature morale » et d'une science appliquée à connaître cette nature. Nous en trouvons l'aveu pour ainsi dire ingénu chez un critique. Après une longue discussion qui aboutit à un exposé de ses propres idées, il écrit cette phrase significative : « Nous ne connaîtrons jamais bien la société que dans la mesure où nous l'aurons faite » . Tant qu'une croyance de ce genre persiste, tant que l'on s'imagine que des actes de volonté, même collectifs, suffiront pour déterminer dans la réalité objective les transformations que l'on souhaite, à quoi bon en effet se contraindre au long et pénible détour qui passe par la science ? Il est beaucoup plus simple et plus économique de s'en dispenser, et d'aller droit au résultat, qui seul importe. Le malheur est qu'on a peu de chances de « transformer systématiquement » une nature qu'on ne connaît pas.

En fait, si l'on affirme avec tant de confiance « que la volonté humaine superpose un monde nouveau à la nature brute », c'est qu'on n'est pas persuadé que ce soit là une « nature » au sens plein du mot, une réalité objective, qui ne dépend pas de nous pour exister, régie par des lois que nous ignorons et qui ne seront mises au jour que par une recherche méthodique et persévérante. On pense plutôt que cette nature sociale, qui ne se manifeste après tout que dans des consciences humaines, ne peut pas leur être obscure. Pour la pénétrer, il doit suffire de savoir ce que c'est que « l'homme », et de continuer le travail entrepris, de temps immémorial, par les philosophes et par les moralistes. Et l'on rejette enfin une analogie trop étroite entre la nature physique et la nature morale, comme un paradoxe à la fois invraisemblable et dangereux. Mais on oublie que pendant de longs siècles, qui se comptent par centaines et peut-être par milliers, nos ancêtres ont senti, ont vécu la nature physique comme nous sentons, comme nous vivons aujourd'hui la nature morale, et peut-être plus intimement encore : je veux dire qu'elle leur était à la fois plus familière et plus inconnue que la nature morale ne l'est pour nous. Les croyances et les pratiques des primitifs en fournissent des preuves sans nombre. Ce n'est donc pas la nature physique, telle que nous la concevons aujourd'hui, objectivée dans ses lois, qu'il faut comparer à la nature morale, qui ne nous est connue encore que par des représentations presque exclusivement subjectives et sentimentales. Il faut rapprocher de cette nature morale la nature physique des primitifs, ou de la nature physique objectivée d'aujourd'hui, la nature morale telle que la science commence à la dégager avec ses lois. Alors l'analogie se justifie, et elle apparaît profonde.

On voit aussi ce qu'elle nous permet d'attendre de l'avenir. Non pas sans doute la « transformation systématique » qu'on nous promettait tout à l'heure, sans avoir à prendre la peine de connaître la nature sociale, par la seule vertu des volontés convergentes ; - mais une libération progressive qui nous tirera peu à peu de quelques-unes des servitudes auxquelles cette nature nous a assujettis, et dont nous ne nous affranchirions jamais sans la science. La bonne volonté n'y suffit pas. Si la prédication morale avait pu « transformer » la nature morale, les leçons les plus sublimes, les exemples les plus beaux et les plus touchants ont-ils fait défaut depuis de longs siècles ? Que d'efforts se sont perdus, que de sacrifices se sont accomplis pour des causes que l'ignorance seule pouvait croire saintes ou utiles! De même que le progrès de l'intelligence a peu à peu conduit à dominer et à utiliser, dans une certaine mesure, les forces de la nature physique, dont les hommes furent longtemps les esclaves et les victimes, de même la science de la nature morale permettra sans doute d'alléger le poids des nécessités de la vie sociale, si cruellement lourdes pour ceux qui ne sont pas privilégiés. Cette analogie n'a rien de téméraire : mais elle reste, jusqu'à présent, presque purement idéale. Il dépend des progrès de la science qu'elle devienne une réalité.

Retour à l'auteur: Lucien Lévy-Bruhl Dernière mise à jour de cette page le dimanche 23 avril 2006 13:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref