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Collection « Les auteur(e)s classiques »

L'âme primitive (1927)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Lucien Lévy-Bruhl, L’âme primitive, publié en 1927. Paris : Les Presses universitaires de France, 1963, Nouvelle édition, 451 pages. Collection : Bibliothèque de philosophie contemporaine. Notre stagiaire, Mme Sarah Pagé, a réalisé en mars 2001 l'édition électronique de ce texte à partir des documents numérisés et exportés en format Word réalisés par le directeur de la collection.

Introduction

I
II
III
IV
V
VI
I

Il n'est guère probable que des primitifs aient jamais donné une forme tant soit peu définie à la représentation, plus ou moins implicite, qu'ils peuvent avoir de leur propre individualité. Les interroger là-dessus serait pour le moins inutile. On n'aboutirait qu'à des équivoques et des malentendus. Leurs réponses ne montreraient clairement qu'une chose : que le sens de la question leur a échappé. Il faut donc procéder autrement. C'est l'étude de certaines de leurs institutions et de leurs mœurs, c'est l'analyse de certaines de leurs représentations collectives qui permettra de déterminer, avec la précision assez médiocre que le sujet comporte, comment les primitifs se représentent l'individu humain, soit dans ses rapports avec son groupe, soit en lui-même.

Si l'on prend cette voie indirecte - la seule qui permette d'approcher du but - on est obligé de remonter haut et loin. Il faudra partir des représentations collectives où se rangent, dans l'esprit du primitif, les êtres, vivants ou non, et les objets qui l'entourent. Car sa propre personne n'est à ses yeux qu'un de ces êtres ou objets parmi les autres. Sans doute, il a un « sentiment vif interne » de son existence personnelle. Les sensations, les plaisirs et les douleurs qu'il éprouve, comme les actes dont il se sait l'auteur volontaire, il se les rapporte à lui-même. Mais il ne suit pas de là qu'il s'appréhende lui-même comme un « sujet », ni surtout qu'il ait conscience de cette appréhension comme s'opposant à la représentation des « objets » qui ne sont pas lui. Lui prêter ces distinctions et ces oppositions qu'il ignore, ce serait tomber dans ce que William James appelait « l'illusion du psychologue ». Ce serait en même temps méconnaître le caractère collectif de ces représentations. Dans l'idée vague que le primitif a de lui-même, les éléments qui proviennent de la réflexion de l'individu sur soi n'entrent, comme on sait, que pour une part fort petite.

Les analogies apparentes, souvent signalées, entre le primitif et l'enfant, peuvent être trompeuses. Il ne faut s'en prévaloir qu'avec précaution, et sous bénéfice d'inventaire. Mais, sur le point qui nous occupe, elles sont singulièrement frappantes. N'est-il pas significatif que, de l'aveu unanime des observateurs, la représentation de soi-même comme sujet n'apparaisse qu'assez tard chez l'enfant ? Pourtant sa petite personnalité s'affirme de bonne heure, et réclame énergiquement des satisfactions. Le sentiment que le petit individu a de lui-même se révèle par des réactions vives, par des exigences impérieuses, de la jalousie, etc. Et néanmoins l'enfant ne s'appréhende encore que comme un être ou objet semblable à ceux dont il est entouré. Il ne parle encore de lui-même qu'à la troisième personne. Il a adopté tout naturellement, avec le langage des personnes qu'il entend, la représentation qu'elles ont de lui. Des années passent avant qu'il dise « je ». Il est déjà observateur, mais il est encore fort loin de l'analyse psychologique.

On peut en dire autant du primitif. Lui aussi — nous en aurons maintes fois la preuve — il s'apparaît à lui-même comme il apparaît aux autres et comme les autres lui apparaissent, sans s'opposer aux êtres ou aux objets de la nature ambiante. Pour déterminer, le mieux qu'il nous sera possible, l'idée qu'il a de sa propre individualité, nous commencerons donc par examiner comment il se représente celle des autres êtres, vivants ou non, et en particulier celle des membres de son groupe social.

Sans entrer ici dans la querelle, d'ailleurs bien apaisée, de l'animisme et du préanimisme, il suffira de rappeler la représentation fondamentale, inhérente pour ainsi dire à la mentalité primitive, et dont personne ne conteste plus guère la présence ni l'importance. Pour cette mentalité, sous la diversité des formes que revêtent les êtres et les objets, sur la terre, dans l'air et dans l'eau, existe et circule une même réalité essentielle, une et multiple, matérielle et spirituelle à la fois. Elle passe constamment des uns aux autres. C'est par elle que s'explique, dans la mesure où ces esprits s'inquiètent d'une explication, l'existence et l'activité des êtres, leur permanence et leurs métamorphoses, leur vie et leur mort. Cette réalité mystique répandue partout, moins représentée à vrai dire que sentie, ne peut pas, comme la substance universelle de nos métaphysiciens, entrer dans la forme d'un concept. Codrington, le premier, l'a fait connaître, sous le nom de mana, que M. Speiser, aux Nouvelles-Hébrides, traduit par Lebenskraft. Neuhauss et les missionnaires allemands de la Nouvelle-Guinée disent Seelenstoff ; c'est le zielstof de M. Kruyt et de beaucoup d'autres savants hollandais, la Potenz du Dr Pechuël-Loesche au Loango, etc. Aucun terme de nos langues ne correspond exacte-ment aux mots dont les primitifs se servent pour désigner cette essence réfractaire à la définition. Il sera plus sage de s'en tenir à des descriptions qui se complètent et se corrobo-rent mutuellement.

Celle de Codrington est bien connue. Les suivantes proviennent de la Nouvelle-Guinée anglaise.

M. Holmes, exposant ce que les indigènes du delta du Purari entendent par imunu, souligne que ce principe est à la fois présent partout comme une force impersonnelle, et cependant individuel chez les individus. « Il était uni à toutes choses, rien n'arrivait en dehors de lui ; aucun être, animé ou inanimé, ne pouvait exister sans lui. C'était l'âme des choses... Il avait une personnalité, mais seulement selon les caractères spécifiques de l'être où il résidait... Il pouvait être bon ou malfaisant ; il pouvait causer de la douleur ou en ressentir, il pouvait posséder et être dépossédé. Intangible, il pouvait cependant, comme l'air, comme le vent, manifester sa présence. Il pénétrait tout ce qui constituait la vie aux yeux des gens du delta de Purari ; toutefois, ce n'était pas le rokoa, c'est-à-dire la vie, l'énergie, c'était l'imunu, que je me hasarde à traduire par « âme » (soul, living principle), c'est-à-dire ce qui fait que chaque chose existe telle que nous la connaissons, et distincte des autres qui, elles aussi, lui doivent leur existence. »

Un autre observateur des mêmes indigènes a bien mis en lumière, si j'ose dire, l'obscurité essentielle de cette représentation. « Imunu, écrit-il, est une de ces catégories vastes et indistinctes dont le contenu émotionnel est plus clair que l'intellectuel. Les masques, les bull-roarers sont imunu. Beaucoup d'autres choses, les charmes de chasse, les vieilles reliques, les sculptures grotesques, les « jeux de la nature » etc., sont aussi en général dits imunu. De même, un arbre exceptionnellement haut, les grands fleuves, etc. Imunu n'est ni matériel, ni spirituel. On ne peut pas dire non plus que le vrai imunu est quelque chose d'immatériel, et l'objet concret son logement terrestre.

« La seule façon juste et satisfaisante de traiter l'idée d'imunu serait d'énumérer tous les emplois de ce mot... Il paraît préférable de regarder ce terme, dans son acception la plus large, comme un adjectif plutôt que comme un substantif : il désigne une qualité ou un ensemble de qualités, plutôt qu'une chose. Demandez à un indigène : « Qu'est-ce que c'est qu'un imunu ? » il sera, naturellement, tout à fait déconcerté. Il montrera tel ou tel objet — et la variété peut en être bien embarrassante — et il dira : « Voilà qui est imunu. » Ce sont des objets bizarres, ou mystérieux, ou secrets. Ils sont sacrés en ce sens qu'il ne faut ni en approcher ni les toucher. Ils ont une sorte de puissance pour le bien et le mal : on les conserve avec le plus grand soin ; le temps semble augmenter leur mana. J'ai indiqué que l'aspect émotionnel de l'attitude de l'indigène en présence de l'imunu est encore ce qui peut guider le plus sûrement dans l'interprétation. Tout ce dont l'indigène a peur à cause du mal que cela peut lui faire, tout ce qu'il craint à cause de son étrangeté, tout ce qu'il flatte pour en obtenir des faveurs, tout ce qu'il conserve avec amour... il vous dira que c'est imunu. »

Ces deux descriptions ne sont pas moins instructives par leur différence que par leur accord. M. Holmes met plutôt l'accent sur l'aspect d'imunu où il apparaît comme la substance des êtres, et par suite il fait du mot, de préférence, un substantif. M. Williams, qui insiste sur le côté émotionnel de la représentation, voit plutôt en imunu une qualité qu'une substance, et prendrait plus volontiers le mot pour un adjectif. Tous deux reconnaissent que ce genre de représentations n'a pas de correspondant exact dans notre pensée. La notion d'imunu, à la fois abstraite et concrète, et pénétrée d'éléments émotionnels, reste nécessairement indistincte à nos yeux, bien que parfaitement satisfaisante pour la mentalité primitive.

De même, Sir Everard Im Thurn remarque, au sujet des indigènes de la Guyane anglaise : « Pour l'Indien, tous les objets, animés ou inanimés, paraissent être exactement de la même nature : ils ne diffèrent que par la forme de leur corps, qui est un pur accident... Il est très difficile pour nous de bien comprendre cette idée indienne de l'identité foncière et complète de l'homme et des autres animaux sauf en ce qui concerne la forme du corps; et il est encore plus difficile de comprendre que l'idée des Indiens est même encore plus large que cela, en ce qu'elle ne fait aucune différence — toujours la forme du corps exceptée — entre les objets animés et inanimés. »

Ainsi, la mentalité primitive pense et sent à la fois tous les êtres et les objets comme homogènes, c'est-à-dire, participant soit à une même essence, soit à un même ensemble de qualités. Ce qui lui importe le plus, ce n'est pas de les disposer en séries de classes, de genres, et d'espèces nettement distinctes les unes des autres, correspondant à une échelle de concepts, d'extension et de compréhension logiquement définies. Elle cherche avant tout à déceler, dans les objets qui attirent ou retiennent son attention, la présence, le degré d'inten-sité, et si étrange que cela nous paraisse, les dispositions bienveillantes ou hostiles de cette essence, ou force, ou mana, ou imunu, ou de quelque nom qu'on veuille l'appeler. Il lui faut se prémunir contre les dangers dont elle se sent à chaque instant menacée, et cette crainte règle son attitude à l'égard des êtres et des objets.

Ce n'est donc pas vers la poursuite du savoir que cette représentation, dominante dans les esprits, les oriente. Sans doute le « primitif », et surtout le medecine-man, ou le sorcier, en général l'homme le plus intelligent du groupe, et le plus instruit de ses traditions, n'est presque jamais aussi ignorant qu'on serait tenté de l'imaginer. Même dans les sociétés que nous plaçons très bas, il sait distinguer les races et les variétés des plantes qui l'intéressent. Il connaît les caractères et la façon de vivre des animaux, insectes, oiseaux, poissons, etc. Pour ne citer qu'un exemple, chez les Papous de l'île Mailu (Nouvelle-Guinée anglaise), « les indigènes, sans aucune peine, me donnent les noms de cent dix-sept arbres, comprenant trente-sept arbres différents produisant des fruits comestibles. Ils me disent en très peu de temps les noms de cent quatre-vingt-onze poissons, et de soixante-neuf crustacés comestibles que l'on ramasse sur les récifs, ou que l'on déterre dans le sable des plages. » Et le reste à l'avenant, dans le même ordre d'idées.

Mais ce savoir assez exact que le primitif possède et utilise, il ne se préoccupe guère de l'étendre ni de l'approfondir. Il se contente de le transmettre tel qu'il l'a reçu. Sans en mécon-naître la valeur pratique, il ne l'apprécie pas comme nous. Pour lui, les caractères objectifs qui permettent de distinguer les êtres, même très voisins les uns des autres, sont sans grande importance, excepté quand il ont une signification mystique. Il se sert de la connaissance, souvent précise, qu'il en a. Sauf exception, il ne s'y intéresse pas. Car le rôle qu'elle joue dans son activité est tout à fait subalterne. C'est avant tout de la force, ou des forces, mystérieuses, invisibles, partout répandues, que dépend la réussite ou l'insuccès à la chasse, à la pêche, dans la culture des plantes, et, en général, dans toutes les entreprises où l'indigène s'engage. C'est elles qu'il s'agit de fléchir, d'apaiser et de se rendre favorables.

Quand des intelligences et des sensibilités ont pris ce pli, de temps immémorial, peu leur importe que des êtres paraissent plus ou moins éloignés ou rapprochés les uns des autres par leur forme visible et leurs propriétés objectives. Le primitif voit bien, comme nous, la distance qui sépare, en gros, une pierre d'un arbre, et cet arbre d'un poisson ou d'un oiseau. Mais il ne s'y arrête pas, parce qu'il ne la sent pas comme nous. La forme des êtres ne l'intéresse qu'en tant qu'elle permet de deviner ce qu'ils possèdent de mana ou d'imunu, etc. Il ne voit donc aucune difficulté aux métamorphoses les plus incroyables pour nous : les êtres peuvent, en un clin d'œil, changer de dimensions et de forme. Tous sont des réceptacles, virtuels ou actuels, de ces forces mystiques, et parfois un être insignifiant en apparence en contient une quantité redoutable. Sous leur extrême diversité apparente, ils présentent donc une homogénéité essentielle : le primitif n'a pas besoin de les étudier ni de les connaître davantage pour en être certain. Mais, en revanche, dans son désir d'arriver aux fins qu'il se propose, il ne croira jamais avoir assez fait pour se concilier les forces mystiques dont tous ces êtres, animés ou inanimés, si différents à nos yeux, sont les réceptacles et les véhicules.

II

Peut-être le meilleur moyen de faire comprendre cette attitude, et les représentations collectives d'où elle provient, sera-t-il de la rendre sensible par un exemple. Je l'emprunterai à un remarquable opuscule du missionnaire Br. Gutmann, intitulé L'Apiculture chez les Dschagga. M. Gutmann est l'auteur d'une série d'excellents travaux sur ces Bantou du Kilimandjaro.

M. Gutmann rappelle d'abord leur proverbe : « Sous tous les rapports, les abeilles sont des êtres humains », qui exprime leur admiration et leur respect pour ces merveilleux insectes. Ils n'ont cependant pas pénétré le mystère de la vie et de l'activité des abeilles. Ils n'ont qu'une idée très imparfaite de leur organisation sociale et de leur travail. À ces connaissances et au pouvoir qu'elles leur auraient procuré, ils suppléent en multipliant les pratiques mystiques. Celles-ci sont « d'une abondance inépuisable ». Je ne puis en donner ici une énumération, même très réduite. Je ne citerai que les principales, les « têtes de chapitre ».

La première adjuration (Beschwörung) s'adresse à la hache destinée à abattre l'arbre dont le tronc servira à fabriquer les tubes des ruches. Le fer de cette hache future est porté chez le forgeron avec une offrande de bière. L'homme s'y rend accompagné de ses femmes et de ses enfants, et arrivé là, il prononce des paroles de bon augure. Tous font comme lui. « Fer, procure-nous du gros et du petit bétail ! (qui sera acheté avec le produit du miel). Hache, procure-nous une ruche qui fasse prospérer nos enfants ! »

Pour porter chez le forgeron le fer ainsi bénit, l'homme se lève avant l'aube, afin de ne rencontrer personne qui puisse exercer une influence maligne sur le fer. Le forgeron se met tout de suite à l'ouvrage. Pendant que le soufflet marche, nouvelles adjurations, où l'homme récapitule tous les éleveurs d'abeilles qu'il connaît, afin d'attirer leurs abeilles dans sa ruche. « Allons, abeilles, venez dans ma ruche, que je vais me tailler avec cette hache ! » Celle-ci ne doit pas servir à fendre du bois : aucune main ne doit y toucher, que celle de l'éleveur, et surtout jamais une main de femme. Un soin particulier est apporté à la fabrication du couteau à couper le miel qui se termine en serpette, et qui est emmanché sur un morceau de bois long de 40 à 50 centimètres. Tandis qu'il y travaille, le forgeron exprime ses souhaits en battant le fer : « Que ce couteau serve fidèlement son maître ! ... Qu'il entre doucement dans la ruche, sans la mettre en révolution !... Que ses abeilles ne l'abandonnent pas ! ... Que la ruche ne se rompe pas, que les abeilles n'émigrent pas ! Quand l'éleveur sera en route avec ce couteau, qu'il ne fasse pas de mauvaise rencontre, etc. »

Lorsque l'équipe habituelle de quatre hommes va dans la forêt abattre l'arbre dont le tronc fournira la ruche, les adjurations adressées à l'arbre, avant de le jeter bas et avant de le dépecer, varient selon l'espèce. On choisit de préférence le msedi, géant de la forêt, dont le bois est des plus durables. Le chef de l'équipe applique la hache sur le tronc, et dit en la soulevant quatre fois : « Msedi, toi qui es si grand... c'est la misère qui m'amène à toi, j'ai besoin d'enfants, j'ai besoin de chèvres et de bœufs... Toi, Msedi, si tu as la chance, fais venir les abeilles ! (il énumère les endroits d'où il faut les attirer). »

Un autre arbre, le mringa, qui ne se trouve que dans la zone cultivée par les Dschagga, demande, quand on va l'abattre, des adjurations spéciales. On l'appelle la sœur de celui qui en est propriétaire. Celui-ci ne peut pas prendre part à l'opération. Tout ce que l'on fait pour mettre l'arbre en valeur est présenté à celui-ci comme des préparatifs pour son mariage. Le jour qui précède l'abattage, le propriétaire se rend sous l'arbre avec des offrandes: lait, bière, miel, etc. « Mon enfant, qui vas me quitter, je te donne à un homme, qui va t'épouser, ma fille !... Ne crois pas que je te pousse par la violence à ce mariage, mais tu es adulte mainte-nant... Mon enfant, qui me quitte, que tout aille bien pour toi ! ... » Le lendemain, il s'absente, pour ne pas être obligé d'assister à l'abattage de l'arbre, lorsque celui qui s'en est rendu acquéreur arrivera. À sa place, un maître de cérémonies a la charge de remettre l'arbre, sa sœur, à ceux qui viennent le chercher, exactement comme une fiancée est remise aux amis de son mari. Les rites accomplis, on commence à frapper l'arbre avec la hache. À ce moment, le chef de l'équipe dit : « O enfant d'un homme que tu vas quitter, nous ne t'abattons pas, nous t'épousons! Et non pas de force, mais avec douceur et bonté... » Il termine par l'adju-ration aux abeilles, comme dans le cas du msedi. Enfin, l'arbre est par terre. Pendant que les hommes sont occupés autour du géant abattu, son propriétaire arrive comme par hasard. Il s'effondre à ce spectacle ; il se lamente comme sur un forfait; il est venu trop tard pour l'empêcher : « Vous m'avez volé ma sœur !... » Ces paroles, et beaucoup d'autres semblables, doivent persuader l'arbre de son ressentiment. Les autres font l'impossible pour le calmer. Ils lui représentent avec vivacité que tout finira pour le plus grand bien de sa sœur et de lui-même. À la fin, la paix se rétablit.

Tandis que l'on évide le tronc pour fabriquer les ruches, de nouvelles adjurations sont adressées — sur le rythme des coups — à la hache elle-même, aux abeilles qui demeureront dans la ruche, et aux abeilles des autres éleveurs. Elles s'accompagnent de malédictions con-tre tous ceux qui voudraient, par des enchantements et des sorcelleries, nuire à ces abeilles et à leur demeure.

La ruche terminée, on y adapte une anse, avec un crochet pour la suspendre. Celui-ci est fait du bois de certains arbres : mêmes cérémonies et mêmes adjurations pour s'assurer le succès quand on jette bas ces arbres. On s'excuse auprès d'eux sur l'exemple des ancêtres qui en ont fait autant, parce qu'ils étaient pauvres et qu'ils avaient besoin d'enfants et de bétail.

Il s'agit maintenant de mettre les ruches en place. Dans la forêt, on les pose assez bas, parfois à portée de la main. Elles ne courent pas de danger ; personne ne passe la. Mais dans la steppe, on les suspend à de hautes branches, parfois à vingt mètres au-dessus du sol, à l'extrémité de puissants rameaux. Pour aller loger les ruches là-haut et pour les décrocher, il a fallu établir une technique spéciale, et fabriquer, au moyen d'écorces d'arbres et de lianes, de grosses cordes et de la ficelle. Une « inépuisable » série d'adjurations est de nouveau nécessaire ici pour assurer le succès final de l'éleveur. Adjurations adressées (je ne cite que les principales) au baobab dont on va prendre l'écorce, et au câble que l'on tresse. Quand il est achevé, on lui fait une offrande d'aliments, et il est ainsi introduit dans la vie commune du village et de la parenté. Tout en formulant des vœux de bonheur, on le frotte avec tous les fruits comestibles, à l'exclusion de ceux que les abeilles ne visitent pas. On procède de même pour la ficelle qui servira à lancer le câble par-dessus la branche où l'éleveur ira poser la ruche, pour la pierre qui sera attachée à cette ficelle, etc. À la fin de cette journée, les cordages sont suspendus dans la maison des hommes. Une malédiction est prononcée contre quiconque les toucherait sans en avoir le droit, et exercerait sur eux une influence maligne. L'éleveur passe la nuit près d'eux. À ce moment, le « vieux des rites » lui apprend de quels aliments, et en particulier de quelles plantes il doit s'abstenir tout le temps qu'il sera occupé par l'élevage des abeilles. Les plantes qui ont une influence funeste et celles qui sont détestées des abeilles lui sont spécialement interdites.

L'arbre où l'éleveur suspend ses ruches a pour lui la plus grande importance. Par des adjurations et des sacrifices, il s'en fait un protecteur, et un lien s'établit ainsi entre la race de l'arbre et celle de l'homme . On apprécie comme portant particulièrement bonheur le mrie, roi des arbres. L'adjuration a pour objet de rechercher sa faveur. On invoque l'exemple de ses frères, qui ont dispensé leurs bienfaits aux hommes, et la pauvreté qui enhardit l'équipe à s'approcher de lui. On le supplie de ne pas faire tomber l'homme qui l'escalade, de ne pas précipiter la ruche par terre, de protéger l'éleveur contre ses ennemis : qu'il ne rencontre pas de léopard, de rhinocéros, etc., sur son chemin ! Ce jour-là, on se contente de marquer l'arbre.

On choisit toujours pour y monter un jour faste. Avant de commencer, on mange des bananes de toutes les espèces (excepté une), et on jette sur le tronc de l'arbre de la salive mêlée au jus de ces fruits, avec du miel, en répétant une prière. Ensuite a lieu, accompagnée d'un grand nombre de rites et d'adjurations, la mise en place des ruches.

Je laisse de côté une extraordinaire multitude de cérémonies et de prières, et j'arrive tout de suite à la récolte du miel. L'éleveur Dschagga n'est pas surtout préoccupé, comme le nôtre, d'éviter les piqûres. Il sait qu'il s'en garantira en opérant la nuit, et grâce à la fumée de certaines torches. Ce qu'il redoute, ce sont les guerriers errants, les bêtes féroces, et les câbles ou les branches qui se rompent. Il se procure donc un bon charme de route, où entrent les ingrédients les plus divers, calcinés et réduits à l'état de suie. S'il aperçoit des animaux ou des hommes, il soufflera de cette suie dans leur direction, et ainsi il se rendra invisible. Ce talisman magique est aussi un oracle. Avant de partir, l'éleveur en met sur le plat de sa main, et souffle du côté où il va marcher. Si le vent refoule la suie vers lui, c'est signe qu'un malheur le frappera en route ou une fois arrivé : il reste chez lui. Un autre jour, il interrogera de nouveau l'oracle. Une fois près de l'arbre, avant d'y grimper, nouvelles prières, nouvelles adjurations, etc.

Quand toutes les ruches ont été descendues et que tout est bien fini, le plus âgé de l'équipe saisit la hache à deux mains. Les autres étreignent son bras droit. Il frotte quatre fois la hache contre l'arbre, en disant : « Repose en paix, mrie, roi des arbres ! Nous t'avons rendu ta reine abeille, garde-la bien, comme tu as fait jusqu'à présent ! Sois-nous favorable, la prochaine fois comme celle-ci, etc. »

Enfin, il va sans dire qu'au cours des opérations, dont nous avons négligé le détail, des prières et des adjurations ont été adressées un grand nombre de fois aux abeilles elles-mêmes et à leur reine.

Tout cela, explique M. Gutmann, est étroitement lié au culte des ancêtres. Non pas par des associations d'idées que nous puissions facilement saisir et exprimer, mais par un sentiment constant et profond, bien que malaisé à définir. Le Dschagga qui, dans la suite de ses opéra-tions, adjure le fer, la hache, l'arbre, le câble, la ficelle, la ruche, l'abeille, etc., de lui être favorables, a la conviction qu'il réussira parce que ses ancêtres ont procédé de même, et qu'ils ont obtenu ainsi le miel des abeilles. Il a aussi le sentiment plus vague, mais non moins certain, que les ancêtres des arbres et des abeilles ont fait ce qu'il supplie leurs descendants actuels de faire, et que ceux-ci sont aussi étroitement solidaires de leurs ancêtres qu'il l'est lui-même des siens.

État émotionnel étrange pour nous, qui ne pouvons guère y entrer, mais naturel pour le « primitif », à cause de l'essence commune qu'il se représente, ou plutôt qu'il sent dans tous les êtres avec qui il se trouve en relation. « Pensez-vous sérieusement, pourrait-on demander, que le Dschagga adresse une prière au fer, à la hache, à son manche, à l'arbre qu'il va abattre, à la liane, au câble, à la ficelle, à la ruche, au couteau à miel, etc., comme si ces objets pouvaient lui accorder ou lui refuser leur faveur et leur concours, assurer ou empêcher son succès ? qu'il leur attribue des sentiments et une volonté comme à des êtres conscients ? » À quoi il est permis de répondre : Le Dschagga ne le ferait sûrement pas plus que nous, s'il avait de ces êtres et de ces objets si divers l'idée que nous en avons nous-mêmes ; s'il savait à quel point la structure d'un morceau de fer diffère de celle d'un arbre ou d'une liane, et la nature de ces végétaux de celle d'insectes comme les abeilles, et enfin la nature des abeilles de celle des hommes. Mais il l'ignore, et il ne s'en soucie pas. Il n'a aucune idée des « règnes de la nature », ni des propriétés fondamentales des êtres qui y sont rangés. Pour lui, les êtres se définissent (si tant est qu'il songe à les définir), par ce qu'ils possèdent de force mystique, soit d'une façon constante, soit à un moment donné. De ce point de vue, un morceau de fer peut avoir une influence bienfaisante ou néfaste sur la destinée de l'homme qui l'emploie, de même que l'arbre sur lequel il grimpe. L'homme adjurera donc également le fer et l'arbre, il leur fera à tous deux des offrandes, et il aura recours à tous les moyens en son pouvoir pour que leur influence s'exerce dans le sens qu'il désire. Quant aux classifications, il n'en connaît que de mystiques (M. Gutmann dit, dans plusieurs cas : totémiques).

N'imaginons donc pas que le Dschagga conçoit d'abord le fer, la hache, l'arbre, etc., à peu près comme nous, et qu'ensuite il leur prête une conscience et une volonté capables d'accorder ou de refuser ce qu'il leur demande. S'il leur parle, s'il les flatte, s'il les trompe, s'il les supplie, s'il les adjure, s'il leur apporte des offrandes, ce n'est pas que d'objets inanimés il fasse des personnes. C'est qu'il sent en eux la présence d'une force qui précisément n'est ni personnelle ni impersonnelle, et qu'il ne distingue pas d'eux.

III

Cela étant, nous ne serons pas surpris de voir les minéraux (surtout les pierres et les rochers) être tout autre chose pour les primitifs que pour nous. Selon les indigènes des Indes néerlandaises, dit M. Kruyt, les animaux et les plantes meurent, mais non pas les pierres. Celles-ci sont pour la terre ce que les os sont pour le corps. Elles participent donc de sa nature, et elles ont droit au même respect qu'elle. De là, le malaise et l'inquiétude des indigènes, quand ils voient les Européens attaquer les pierres et les rochers à coup de marteau ou autrement : sentiments dont les prospecteurs et les mineurs ont à tenir compte. Par exemple, en Nouvelle-Guinée hollandaise, en vue de la construction d'une route, on avait fait sauter quelques rochers. Les Papous pensèrent qu'en conséquence une épizootie se déclarerait sur les pores du pays.

Près d'un rocher ou d'une pierre quelconque, le primitif passera sans y faire attention. Mais pour peu que quelque chose en eux arrête son regard et frappe son imagination, que leur forme soit bizarre, leur position étrange, leur dimension anormale, aussitôt ils revêtent le caractère qui les fait appeler imunu par les Papous du delta du Purari, wakan par les Indiens des plaines de l'Amérique du Nord, et un peu partout d'un nom analogue. Chargés de force mystique, ils peuvent exercer sur le sort de l'indigène et des siens une influence heureuse ou néfaste. Il essayera donc, selon les cas, de détourner, de se concilier, ou même de capter cette force. S'il arrive à se l'approprier, il augmente d'autant son propre mana ou imunu.

Telles sont, par exemple, les « pierres sacrées », qu'en Nouvelle-Calédonie et en beaucoup d'autres endroits, on croit indispensables au succès des cultures. Leur forme rappelle de plus ou moins près celle du tubercule de taro, de la patate douce, etc., dont on désire une récolte abondante. Au moment des semailles, on les plante dans les champs en grande cérémonie. La moisson faite, on les enlève et on les met soigneusement en réserve jusqu'à la saison suivante. Leur force mystique se communique à la terre des champs, aux plantes qui y poussent, et elle les fait fructifier.

M. Elsdon Best a observé cet usage en Nouvelle-Zélande. Il voit dans ces pierres des sortes de talisman ou de mauri (nous aurons plus tard à étudier les sens de ce terme). « Ce sont, dit-il, des images grossièrement taillées, d'assez petites dimensions, disons de douze à dix-huit pouces de haut : quelques-unes sont plus grandes... En temps ordinaire, une image en pierre de ce genre était gardée à l'endroit sacré (tapu) du village. Quand on faisait les semailles, on la portait dans le champ et on la plaçait à son extrémité. Une fois la récolte enlevée, on rapportait la pierre à l'endroit tapu.

« On attribuait à ces images de pierre l'effet le plus bienfaisant sur les plantes en train de croître, à cause de la puissance et de l'influence des dieux qu'elles représentaient. Une partie du produit du premier tubercule planté servait d'offrande pour la pierre-talisman. » Chez les Maori une véritable religion et même une théologie s'étaient développées : c'est pourquoi M. Elsdon Best parle de dieux. En Nouvelle-Calédonie, et dans d'autres sociétés du même rang, le mana réside dans la pierre elle-même, révélé par sa forme.

M. W. E. Armstrong, dans ses remarquables travaux sur les indigènes de l'île Rossel (à l'extrémité orientale de la Nouvelle-Guinée), a ouvert des vues sur les représentations difficiles à définir qui sont au fond des croyances de ce genre. Il insiste sur une notion très particulière, spéciale à ces indigènes, qui la désignent sous le nom de yaba. « En général, le yaba consiste en une portion de terre, de récif, ou même de mer, en une pierre, ou un arbre ou quelque autre objet visible, et en un défenseur, généralement un serpent. S'il se trouve justement un serpent de l'espèce voulue dans le voisinage, l'indigène peut interpréter sa présence en le prenant pour ce défenseur. La pierre — ou l'objet quel qu'il soit — est natu-rellement tout autre chose encore que ce qu'elle fait paraître aux yeux. Il semblerait que, dans presque tous les cas, elle a une sorte de double existence, comme les dieux, car elle a une existence à Temewe (séjour souterrain, ou sous-marin, que M. Armstrong compare à l'Alcheringa mythi-que des Arunta de MM. Spencer et Gillen), où elle a la forme humaine. En fait, il semble qu'il y a dans l'esprit des indigènes l'idée vague que la vraie pierre peut être en même temps une pierre à l'île Rossel, et d'autre part un homme, ou peut-être vaudrait-il mieux dire un esprit ou un dieu, à Temewe. » Si étrange que cette représentation puisse paraître, nous ne la rejetterons pas comme incroyable ou incompréhensible. Elle nous révèle des complexités insoupçonnées dans la mentalité primitive. Pour des raisons faciles à deviner, celle-ci les tient secrètes le plus qu'elle peut, et à l'abri de l'indiscrétion profane des blancs. Nous en rencontrerons beaucoup d'autres semblables.

À l'île Kiwai, en Nouvelle-Guinée encore, des pierres sacrées jouent un rôle important dans une des cérémonies de l'initiation, appelée mimia abere. « En entrant dans la salle de réunion, les initiés sont conduits, très solennellement, au pilier principal de la maison, pour voir les mimia abere, pierres sacrées (ou figures en bois, selon le cas). On enlève avec précaution le voile qui les recouvre, et les initiés contemplent pour la première fois un des trésors les plus sacrés de la tribu : deux vieilles pierres apportées de la mer, avec de grossières esquisses de visages humains peintes sur elles... On donne aux initiés l'avertissement habituel : s'ils révèlent ce qu'ils viennent de voir, ou s'ils donnent un renseignement quelconque à ce sujet, ils seront mis à mort. Puis les pierres sont de nouveau respectueusement couvertes avec des plantes mimia... Après la fête, un des anciens adresse aux pierres le discours suivant — « Nous avons donné cette fête pour vous. Nous avons décoré pour vous toutes les maisons. Nous désirons que vous veilliez à ce que nous ne tombions pas malades. Nous désirons que vous preniez soin de notre bien-être. Vous allez maintenant demeurer sous la maison. » On les y descend en effet. L'orateur continue : « Dormez mainte-nant au-dessous de la maison. Nous avons dansé pour vous, et la prochaine fois que nous célébrerons la cérémonie mimia, nous vous remonterons dans la maison. » Ces pierres sacrées sont évidemment des « incarnations » des ancêtres, peut-être des premiers parents de la tribu. »

Dans une des îles orientales du détroit de Torrès, il y a des pierres qui ont été des hommes, et qui marchent. « Il y avait deux pierres appelées Kol, l'une à Zaub, l'autre à Er. Une fois par an, croyait-on, ces pierres roulaient toutes seules à travers l'île et elles prenaient la place l'une de l'autre. » — Aux Nouvelles-Hébrides, « Sommerville écrit, dit M. Speiser, qu'à Malekula de gros blocs de pierre sont regardés comme la forme corporelle d'ancêtres : c'est le cas presque partout où des monolithes sont érigés sur les tombes... De même pour les parois rocheuses du sombre promotoire Tuki-Tuki à Fate. C'est là que l'on place l'entrée des enfers, et quelques grosses pierres représentent les âmes des ancêtres. On redoutait particulièrement un haut rocher de forme conique qui se dresse à pie au-dessus de la mer au nord-ouest de Fate. C'était l'« incarnation » d'un chef légendaire appelé Namote, et quand le bateau passait près d'elle « les indigènes effrayés baissaient la tête et priaient ». — À Timor, il est très fréquent de voir des pierres être objets de culte. La plupart d'entre elles n'ont cependant aucun pouvoir par elles-mêmes. Celles qui figurent aux obsèques représen-tent simplement le mort, tandis que d'autres sont des autels... Mais les indigènes de Timor croient aussi à des pierres qui possèdent un certain pouvoir de rendre les gens malades, ou de faire manquer la récolte... C'est le devin qui diagnostique ces pierres. Quand il en découvre une dans le voisinage d'une maison, il n'y a souvent d'autre remède que de quitter celle-ci et d'aller s'établir ailleurs... de même, on attribue une vertu spéciale aux pierres qui sont des talismans de guerre. »

De semblables représentations se rencontrent souvent dans d'autres régions. Deux exemples suffiront sans doute. Chez les Nagas du nord-est de l'Inde, « nous trouvons, dit M. Hutton, beaucoup d'« animatisme », particulièrement au sujet des pierres. Le village Sema de Lazemi est fier de posséder un couple de pierres — mâle et femelle — qui se multi-plient et font des petits chaque année. Les mêmes croyances se retrouvent dans toutes les tribus Naga ». — « Il y a des pierres magiques que l'on met dans les greniers pour assurer la prospérité de leur maître, et pour les défendre contre les ravages des souris. D'autres pierres appelées aghucho (noires avec une couche blanche vers le milieu), se reproduisent et engendrent des petits : la preuve en est qu'on peut toujours voir un grand nombre de petites pier-res autour de l'endroit où sont les aghucho. Avec le temps celles-ci grandiront, devien-dront des aghucho, et se reproduiront à leur tour. Dans la plupart des villages Sema, on n'apprécie les aghucho que parce qu'ils procurent le succès à la guerre. » — « D'autres pierres magiques (anagha ashega), se reproduisent et croissent comme les aghucho. Les anagha sont placés dans le paddy et contribuent à l'abondance de la moisson, en assurent la conservation, et, entre autres fonctions ont celle de combattre les souris qui viennent manger et gâter le riz. Cela est prouvé par les marques laissées par les dents des souris sur tout véritable anagha. Les pierres irrégulières sont comparées aux pattes de derrière du porc, à la tête du cerf, etc. Elles contribuent à procurer des animaux soit domestiques soit sauvages. Celles-ci, les ashega, sont gardées dans la maison, pour assurer le succès à la chasse, et la prospérité et la fécondité du bétail. » — Et enfin, dernier fait qui rappelle un peu celui qu'a rapporté M. Armstrong. « Une pierre noire, longue d'à peu près dix-huit pouces, ramassée dans les champs aux environs de 1906, était devenue en 1912 l'objet d'un culte régulier. Elle a un interprète qui communique avec elle en rêve ; elle lui apparaît sous forme d'être humain. On dit aussi qu'elle se promène la nuit sous cette forme. Elle a été placée dans une niche au creux d'une falaise, où une ou deux personnes seulement peuvent en approcher à la fois. On dit qu'elle prédit le succès ou l'échec des entreprises commerciales... Elle grandit, et on raconte qu'elle a augmenté de plusieurs pouces de longueur depuis qu'elle est apparue... On lui offre des sacrifices. »

Pour conclure sur ce sujet des représentations relatives aux pierres, chez les Bantou du Ruanda, « la difficulté de faire entendre aux nègres que le règne végétal l'emporte sur le minéral vient de ce qu'ils se sont persuadés que les pierres poussent « par intussusception », et qu'elles sont douées d'un développement réel quoique lent ». Cette conviction, qui est presque universelle, rend moins étranges qu'il ne semble d'abord les croyances qui viennent d'être rapportées.
IV

Comme les rochers et les pierres, les arbres peuvent avoir un caractère sacré. Souvent on croit à une parenté étroite des hommes avec les plantes et les arbres. Je n'en rapporterai ici que quelques témoignages significatifs. « Le Maori d'autrefois, dit M. Elsdon Best, regardait les arbres avec de tout autres yeux que nous. Quand le Maori entrait dans une forêt, il se sentait au milieu de ses proches : car l'homme et les arbres n'avaient-ils pas une origine commune, étant l'un et les autres les descendants de Tane ? Donc il se trouvait, pour ainsi dire, parmi ses parents, et cette forêt avait un principe de vie tapu (sacré), exactement comme l'homme en a un. Ainsi, quand le Maori voulait abattre un arbre pour construire un canot ou une maison, il était obligé, pour deux raisons, d'accomplir un rite d'apaisement avant de pouvoir tuer un des descendants de Tane. Il voyait dans ces arbres majestueux des personnes vivantes appartenant à la branche aînée de cette grande famille ; il ressentait les vieilles influences étranges qui proviennent de la croyance à l' « animatisme » ; il entendait des voix d'êtres invisibles dans le bruissement des branches, dans le murmure du vent, dans le bruit des eaux qui se précipitent. »

Abattre un arbre est donc une affaire sérieuse. On a vu tout à l'heure ce qu'elle exige de cérémonies, de prières, d'adjurations et d'offrandes chez les Dschagga. On n'y procède le plus souvent qu'avec beaucoup de précautions, surtout quand, à la parenté pour ainsi dire générale entre le végétal et l'homme, se joint un lien plus direct et plus personnel avec l'arbre dont il s'agit. À l'île Kiwai, « quand les indigènes défrichent pour faire un nouveau jardin, ils ont peur d'abattre un grand arbre, qui peut être la demeure d'un étengena (sorte d'esprit). Un grand arbre qui a poussé près d'un jardin que les parents de l'indigène ont planté, ne sera jamais touché par lui. « Si vous l'abattez, me dit un de mes informateurs, c'est votre propre corps que vous coupez. Quand cet arbre sera desséché, vous aussi vous serez mort. » Parfois un homme, qui veut abattre un arbre, commence par demander à l'étengena de le quitter, et d'aller se loger ailleurs... L'arbre est particulièrement mal disposé pour les étrangers, et, pour cette raison, les gens n'aiment pas à aller seuls dans les jardins des autres. Un père amènera son fils avec lui de temps en temps dans son jardin, et il le conduira près de l'arbre de l'étengena, afin que l'esprit puisse apprendre à connaître ce jeune garçon et lui devenir favorable. L'esprit comprendra ». Cette observation a été recueillie en pidgin-english, langage bien pauvre, et peu propre à rendre les nuances. L'arbre est ici un peu trop nettement distingué de l'esprit qui l'habite. Sans doute, à bien entendre les représentations de l'indigène, c'est l'arbre lui-même (dans son essence mystique), non moins que l'esprit qui l'habite, dont il craint pour son fils l'influence néfaste.

« Visiblement morts et même desséchés, dit M. Skeat, des arbres peuvent encore garder l'âme qui les animait pendant leur vie. Ainsi, les instructions relatives à l'accomplissement des rites nécessaires lors du lancement d'un bateau comprennent une invocation aux arbres qui ont fourni le bois. Ceux-ci seraient donc représentés comme capables, en quelque manière, de recevoir des impressions et des communications faites selon les formes et avec les cérémonies convenables. » C'est là traduire en langage expressément animiste, comme M. Skeat le fait d'habitude, des représentations qui n'ont peut-être pas un caractère si tranché dans l'esprit des indigènes. Le fait rapporté par Skeat se place, pour ainsi dire de lui-même, à côté de ceux tout semblables que M. Gutmann a décrits. Il doit sans doute se comprendre à peu près de la même façon, tout compte tenu des différences qui existent entre les représentations de ces Malais et celles des Dschagga.

Dans un autre travail, M. Gutmann a longuement insisté sur le « sentiment d'unité de vie avec l'animal et la plante » que l'homme éprouve dans ces sociétés, et sur le désir qu'il a de se sentir en communion avec eux. Le primitif, dit-il, se sent dépendant des plantes et des animaux à un point que nous pouvons difficilement imaginer. « Par l'effet de cette dépendance, il se représente aussi tout autrement que nous l'assurance tranquille et la certitude de moyens d'existence dont jouissent les bêtes et les plantes, en comparaison avec lui-même. Et ainsi lui était tracée la route qui le conduirait à partager leur certitude et leur assurance, à s'élever à une vie mieux garantie : non pas par la violence, mais par le respect, par l'effort pour s'adapter à leurs habitudes de vie. »

M. Gutmann justifie cette vue originale par un grand nombre de faits qu'il a observés lui-même. Il rappelle ceux qu'il a rapportés au sujet de l'apiculture. « Aujourd'hui encore le Dschagga, lors des mariages et des naissances, attache de l'importance à ses liens avec certains arbres, au premier rang desquels est le figuier banian. Celui-ci apparaît sous deux aspects comme le protecteur des jeunes vies : d'une part, à cause de la force de rajeunissement que lui donnent ses racines aériennes ; de l'autre, à cause de sa sève douce et laiteuse qui coule si abondamment qu'elle guérit toutes les blessures de l'écorce. C'est dans une étoffe faite de cette écorce qu'on enveloppe la mère avec son nourrisson. C'est encore à un arbre de cette espèce, tenu pour sacré sur le sol du groupe familial Msiwu, que l'on emprunte, avec des cérémonies solennelles et des prières qui lui sont adressées à lui-même, l'étoffe qui servira aux nouveaux circoncis : ceux-ci, d'après l'ensemble des rites, étant considérés comme des nouveau-nés. »

Il est un arbre avec qui les Dschagga, sans doute à cause de son importance pour eux, ont conservé leurs relations telles qu'elles étaient dans les temps les plus reculés : le bananier. Il exige des soins assidus. C'est lui quia rendu la tribu définitivement sédentaire. Le Dschagga le vénère encore aujourd'hui comme son protecteur, et comme le lien qui enchaîne les générations les unes aux autres. On peut voir dans l'article de M. Gutmann le rôle qui lui est attribué dans les cérémonies d'initiation et de mariage. Les tout jeunes enfants et les vieillards sont sous la protection spéciale du bananier. « Les Dschagga ont aussi le sentiment que le bétail sert d'intermédiaire entre la plante et l'homme. La bananeraie a particulièrement besoin du fumier du bétail. C'est à condition d'être abondamment fumée qu'elle se renouvelle. »

Bref, le groupe humain se sent dans un rapport étroit sinon de filiation, du moins de communauté d'essence, avec l'arbre bienfaisant qui lui a permis de mener une vie beaucoup moins dure que celle des tribus restées nomades. Sa reconnaissance s'est incorporée dans un ensemble de représentations que leur caractère émotionnel et mystique rend difficiles à bien décrire. « Le primitif, écrit M. Gutmann... vénérait l'arbre comme le compagnon supérieur à qui il devait sa nourriture, son vêtement, son abri, qui lui fournissait armes et instruments... sa flexibilité pour l'arc, sa dureté pour la massue... qui, une fois mort, lui procurait par son corps (le bois), la plus vivante défense contre les bêtes féroces et les fantômes : la fleur rouge du feu... Il a recherché l'alliance la plus intime surtout avec les arbres qui lui semblaient posséder une vertu surprenante de se renouveler et de se guérir eux-mêmes (comme le banian et le bananier). »

Son ambition est donc avant tout de se concilier ces plantes dont les bienfaits si précieux lui sont devenus indispensables, et, tout en les vénérant, de se hausser jusqu'à elles. Ce qu'il poursuit, par le moyen de rites, de cérémonies, d'abjurations et de prières, c'est une commu-nion intime avec elles, qui le fasse participer à leur puissance mystique et à leurs privilèges si enviables.

Ces vues de M. Gutmann portent loin. Elles contribuent à éclaircir un aspect de la mentalité primitive. Car les représentations qu'il décrit chez les Dschagga ne sont pas exceptionnelles. On en trouve de semblables, qui ont des animaux pour objets, chez maints peuples qui vivent de l'élevage, comme les Cafres, les Herero, et beaucoup d'autres Bantou. On sait la ferveur incroyable des sentiments que le bétail leur inspire, et comme ils le soignent, l'aiment et le vénèrent. Rien n'est aussi précieux à leurs yeux. Il est presque l'objet d'un culte et d'une adoration.

Même quand on considère des sociétés situées beaucoup plus bas sur l'échelle que ces Bantou, une analogie subsiste, indéniable bien que naturellement assez lointaine. Quand M. von den Steinen, par exemple, explique les représentations et les sentiments des Indiens du Brésil central relatifs aux animaux dont ils vivent, et à qui ils doivent non seulement leur nourriture, mais leurs armes, leurs ornements et leurs instruments, il tient un langage qui rappelle singulièrement les termes de M. Gutmann.

Un dernier fait mettra bien en lumière l'homogénéité de l'essence vitale chez l'homme et dans les arbres. « Non seulement, disent MM. Smith et Dale, un homme peut vivre aux dépens d'autrui, mais il peut aussi, par le moyen du musamo, extraire de certains arbres de la vie. Un jour que Sezongo II était très malade, le docteur fit monter des hommes sur un arbre appelé butaba, et leur commanda de couper une grosse branche, de la porter à la hutte du chef en prenant bien garde de ne pas la laisser toucher terre, et de la planter là. Au pied de cette branche le docteur fit quelques incantations. Le butaba est un arbre plein de vitalité; ses rameaux prennent facilement racine et poussent aussitôt. Grâce à la magie du docteur, une partie de sa vitalité passa en Sezongo, et il guérit. On montre encore l'arbre qui fut ainsi planté. »

V

Les représentations collectives des primitifs relatives aux animaux nous paraissent moins singulières que les précédentes, sans doute parce que sur ce terrain notre folklore se rapproche beaucoup du leur. Dès l'enfance, des contes nous ont accoutumés à voir des animaux se comporter comme des hommes, et inversement. À y regarder de plus près, cependant, notre attitude diffère de celle des primitifs plus qu'il ne semble d'abord. Nous nous amusons, par manière de jeu, à prêter à certains animaux nos passions et nos façons d'agir ; nous faisons de tel ou tel d'entre eux, renard, ours, lion, etc., le symbole vivant d'un caractère ou d'un vice. Mais, en même temps, le sentiment du fossé qui sépare la nature propre du quadrupède de celle de l'homme, bien que plus ou moins net, nous reste toujours présent. Pour le primitif qui s'amuse aussi de ces contes, ce fossé n'existe pas. À ses yeux, le passage de l'animal à l'homme ou de l'homme à l'animal se fait de la façon la plus naturelle, sans que personne en soit choqué ou étonné. Il est admis aussi, comme une chose qui va de soi, que les facultés des animaux ne le cèdent en rien à celles des humains. « Leur esprit enfantin, écrit Callaway, n'a pas de théorie à défendre ; il ne fait pas de distinction arbitraire entre l'intelligence en tant que manifestée par l'homme et l'intelligence en tant que manifestée par les animaux. Quand il voit des actes qui impliquent l'intelligence, il croit à sa présence. » — Pour les Caraïbes de la Guyane anglaise, « les animaux (de même que les plantes et les objets inanimés) vivent et agissent comme les hommes. Le matin, les animaux vont « à leur travail », comme font les Indiens. Le tigre, le serpent et tous les autres animaux partent à la chasse : ils doivent, comme les Indiens « avoir soin de leur famille »... Le poisson qui nage ne fait pas autre chose que pagayer. Les oiseaux (et peut-être les autres animaux) sont propriétaires et possèdent des biens. Chaque oiseau a « sa » plante. Kuano, le roi des vautours, se comporte comme un vrai roi. Apakaui, le plus petit des vautours, doit lui allumer son cigare, exactement comme dans la famille caraïbe les femmes et les enfants ont à allumer les cigares de leurs maris et de leurs pères ».

M. von den Steinen cite des faits analogues, et il en donne la raison. « L'Indien ne se savait pas séparer du monde animal par un abîme. Il voyait simplement que toutes les créatures se conduisaient en substance comme lui-même : elles avaient leur vie de famille, elles se comprenaient les unes les autres par le moyen d'un langage, elles avaient des habitations, se faisaient la guerre, vivaient de leur chasse ou de fruits; bref il se sentait primus inter pares, mais non pas au-dessus d'elles. » — Chez des Bantou, beaucoup plus avancés, M. Junod trouve à cette façon d'assimiler les animaux et les hommes, au moins dans certains cas, un sens plus profond, à la fois symbolique et réaliste. « Les êtres humains sont représentés par des animaux qui leur ressemblent par un certain côté : l'antilope des marécages, qui erre la nuit, représente les sorciers, qui en font autant. La hyène, qui mange les restes des repas du lion, est le parasite qui suit le chef, etc. Il y a ainsi des êtres représentés et d'autres représentants : le sort des représentants sera le sort des représentés. Cette conclusion, qu'un esprit éclairé refuserait certainement, s'impose à celui du primitif par une sorte d'évidence immédiate. Il a une intuition bien plus profonde que nous de l'unité du monde animal et humain. Spoon me dit un jour mystérieusement : « L'astragale de la chèvre représente réellement les gens du village, parce que ces animaux y vivent. Ils nous connaissent, ils savent ce qu'il y a « en nous. » C'est là probablement la raison profonde, secrète, qui fait que les devins croient en leur art. »

Que ces représentations qui ne peuvent pas être distinctes aient à se traduire dans notre langage conceptuel, on dira, par exemple, que « les animaux sont représentés comme des hommes ». On donnera à ces mots le sens plein et bien défini qu'ils ont pour nous, alors que pour la mentalité primitive, qui sent instinctivement l'homogénéité d'essence de tous les êtres, et qui n'attache guère d'importance à leur forme extérieure, ce sens est assez différent. On méconnaît donc, on fausse la pensée primitive, par le seul fait qu'on l'exprime, si l'on n'y prend garde. Remarque dont il faut toujours se souvenir sous peine de dénaturer les faits, même ceux qui paraissent simples et facilement intelligibles.

J'en rapporterai seulement ici un petit nombre, recueillis surtout en Malaisie, où les témoignages sont particulièrement abondants et détaillés, mais un peu trop teintés cependant d'animisme systématique. « Aux yeux des Malais, dit M. Skeat, les tigres sont des êtres humains, qui, pour atteindre leurs fins, prennent la forme du tigre, et qui, en outre, ont, en diverses parties de la péninsule, (au mont Ophir, par exemple), des établissements à eux. Les maisons y ont leur charpente faite d'ossements humains recouverte de peau humaine, et le toit est couvert avec des chevelures de femmes. Ils ont même un chef, qui, tout au contraire des autres, n'adopte jamais ce qu'on peut appeler le « costume tigre », mais ne se montre jamais que sous sa forme d'homme. On croit aussi qu'ils ont établi une forme régulière de gouvernement, et qu'ils sont soumis à un ordre ou à une malédiction, qui leur défend de tuer aucun de leurs voisins humains, excepté quand il leur a été « livré »... Ces croyances relatives au tigre ne sont nullement exceptionnelles. Il y a une ville des éléphants, comme il y a une ville des tigres... de même pour le rhinocéros, le crocodile, le cerf, le sanglier, etc. » — Ailleurs, M. Skeat dit encore : « Dans le folklore malais tous les animaux sauvages, mais surtout les plus forts et les plus dangereux, sont doués de facultés humaines, ou même, à l'occasion, surhumaines. On parle constamment aux chiens de chasse comme s'ils étaient des êtres humains. »

Chez les Sakai de la péninsule malaise, « pour autant que je puis savoir, dit M. Evans, tous les tigres peuvent être considérés comme des êtres humains qui ont pris la forme animale ». — « Les Mantra de Johor, même ceux qui sont christianisés, croient qu'un tigre sur leur chemin ne peut être qu'un être humain qui, s'étant vendu à l'esprit malin, prend par sorcellerie la forme de cette bête, pour assouvir sa vengeance ou sa méchanceté. Ils affirment que régulièrement, juste avant que l'on rencontre un tigre, on a vu ou l'on aurait pu voir un homme disparaître dans la direction d'où l'animal bondit. »

Ici apparaît déjà la croyance, universellement répandue, au sorcier qui prend la forme d'un animal (loup-garou). Mais souvent il s'agit d'animaux qui ne sont pas des sorciers. « Bien loin, au fond de la jungle, à ce qu'on m'a dit bien des fois à Selangor, la race des tigres, tout comme celle des éléphants, a une ville à elle, où ils vivent dans des maisons et agissent en tout comme des êtres humains. » Ils vivent là tranquillement, « jusqu'à ce que survienne un de leurs accès périodiques de férocité, qui les envoie errer dans la forêt en quête de leur proie ». — « À Labu, dans l'état de Selangor, j'ai entendu plus d'une fois raconter que la gent éléphant possédait, sur la frontière du Siam, une cité à elle, où ils vivent dans des maisons comme des êtres humains, et sous leur forme naturelle d'hommes. Ici se place l'histoire d'un éléphant blessé au pied, qui est la fille d'un prince, laquelle épouse un homme et en a des enfants, pour redevenir éléphant à la fin... Les revenants éléphants ne sont pas rares. On croit en général qu'ils sont inoffensifs, mais invulnérables. On admet d'habitude qu'ils portent quelque signe extérieur apparent de leur nature, par exemple qu'ils ont une défense rabougrie ou un pied trop court. Ils sont les génies tutélaires de certaines localités, et lorsqu'ils sont tués, l'heureuse fortune du pays environnant disparaît du même coup. »

On prête de même aux crocodiles des façons d'agir tout humaines. « Chaque fois qu'il fait une prise, le crocodile emporte aussitôt sa victime au-dessous de la surface de l'eau. Ou bien il essaye de l'étouffer dans la boue épaisse et molle du marécage des palétuviers, ou bien il l'enfonce sous un arbre submergé ou sous une racine, afin de produire l'asphyxie, tout en se retirant à quelque distance pour l'épier. Quand il juge qu'un temps suffisant s'est écoulé, il saisit le corps du noyé et remonte à la surface. Là il invoque le Soleil, la Lune et les Étoiles, et il les prend à témoin qu'il n'est pas coupable de cet homicide :


Ce n'est pas moi qui vous ai tué,
C'est l'eau qui vous a tué.


« Après avoir répété trois fois cette étrange cérémonie, le crocodile plonge de nouveau, et commence à préparer le cadavre pour son repas. » Ce désaveu de l'homicide est une imitation fidèle de ce que dit le chasseur, quand il explique à son gibier que ce n'est pas lui qui l'a mis à mort, qu'il ne faut donc pas lui en vouloir, ni se dérober à lui dans l'avenir.

« D'autre part — et la même croyance se retrouve souvent en Afrique, — le crocodile ne s'attaque qu'à des victimes qui lui ont été « livrées ». Comment les reconnaît-il ? Il a recours à un procédé de divination qui lui fait « voir » comme dans un miroir la personne destinée à devenir sa proie. Quand l'image apparaît sans tête, le crocodile sait qu'il peut attaquer hardiment. » On dit la même chose du tigre.

M. Kruijt a recueilli chez les Toradja's des histoires non moins instructives : par exemple celle d'un crocodile extraordinairement grand, très bien disposé pour les hommes, et toujours prêt à faire passer la rivière à qui le lui demandait. Il y avait une formule à réciter pour cela. Alors il apparaissait à la surface de l'eau. S'il ouvrait la gueule, on pouvait en toute sécurité passer sur son dos vers l'autre rive. En cas contraire, il valait mieux s'abstenir : c'était signe que l'homme avait commis quelque faute, dont il devait être puni par la mort... Ne sont tués par les crocodiles que les gens qui ont quelque chose sur la conscience. Néanmoins, s'ils tuent quelqu'un, on doit tirer vengeance du meurtre.


« On raconte qu'il y eut jadis une guerre en règle entre les crocodiles et les hommes. Un jeune homme avait tué un jeune crocodile, l'avait coupé en morceaux, etc. Là-dessus, fureur des crocodiles qui arrivent en foule de partout et assiègent la capitale des hommes. À la fin, on fait la paix. Un chef leur offre une chèvre, qu'ils acceptent... Certains Toradja's se représentent les crocodiles comme des hommes qui, lorsqu'ils viennent à terre, ôtent leur « habit » de crocodile et prennent la forme humaine. Un d'eux avait accroché sa peau dans les roseaux. Quelqu'un y met le feu, et cette peau brûle. Le crocodile reste à terre, se marie, et il a une postérité qui possède le pouvoir de faire sortir de l'eau des crocodiles. »

D'après ce que l'on a raconté à MM. Hose et Mac Dougall, les crocodiles, comme les autres animaux, parlent entre eux : ils causaient autrefois avec les hommes. « L'Orang-kaya Tummonggong nous dit que jadis les crocodiles avaient l'habitude de parler à son peuple, et de l'avertir des dangers. Mais maintenant ils ne parlent plus jamais. Il suppose que leur silence est dû au fait que son peuple a accepté le mariage avec d'autres tribus. » — « Comme toutes les autres races de Sarawak, les Kenyah croient que les crocodiles sont plus ou moins leurs amis. Ils les craignent, et n'aiment pas à prononcer leur nom, surtout s'il y en a un en vue, et ils le désignent alors par le mot « vieux grand-père »... Ils regardent ceux de leur voisinage comme plus particulièrement bien disposés, bien que de temps en temps quelqu'un des leurs soit enlevé par eux... Quand cela arrive, on croit, ou bien que la victime avait offensé en quelque manière ou maltraité un crocodile, ou l'espèce entière ; ou qu'elle a été enlevée par un crocodile étranger au pays, venu d'une région lointaine du fleuve, et qui par conséquent ne participait pas à l'entente ordinairement existante entre les gens et les crocodiles de l'endroit. » — Un jeune chef kayan raconte aux mêmes auteurs qu'un crocodile peut devenir un homme tout pareil aux autres. Parfois, un homme songe qu'un crocodile l'appelle pour devenir son frère de sang (blood-brother). Après qu'ils ont passé par la cérémonie habituelle, et fait l'échange de leurs noms (en rêve), l'homme n'a plus rien à craindre des crocodiles. L'oncle de ce jeune chef est ainsi devenu frère de sang d'un crocodile, et s'appelle maintenant Baiya (c'est le nom générique du crocodile), tandis qu'un crocodile, d'ailleurs inconnu, s'appelle Jok. Usong, le jeune chef, se considère comme le neveu de ce crocodile Jok. Le père d'Usong est également devenu le frère de sang d'un crocodile, et Usong se regarde comme le fils de ce crocodile inconnu. Parfois, quand il est à la chasse, il prie son oncle et son père crocodiles de lui livrer un sanglier, et une fois ils l'ont fait. Après ce récit, Usong ajouta « Mais qui sait si cela est vrai ? » Réflexion remarquable peut-être le jeune chef ne l'avait-il exprimée que pour complaire au scepticisme qu'il devinait chez son interlocuteur blanc, sans le partager lui-même. — « Les Kenyah ne tueront pas un faucon ; mais ils ne nous empêchaient pas d'en tirer un s'il volait leurs poulets. Car ils disent qu'un faucon qui fait cela est un individu de bas étage : il y a des classes sociales chez les faucons comme chez les Kenyah. »

Les faits qui précèdent, dont il serait facile de multiplier le nombre, prouvent assez que, pour la mentalité primitive, il n'est ni inouï, ni absurde qu'un animal apparaisse sous forme humaine, de même qu'on voit sans surprise, sinon sans frayeur, un homme revêtir l'apparence extérieure d'un animal. En tout pays les sorciers sont experts en cette matière. Il arrive même que le primitif décrive cette métamorphose qu'il a vue s'accomplir sous ses yeux. Ainsi : « Un groupe de Kalamantans, les Long Patas, revendique sa parenté avec les crocodiles. On raconte qu'un certain homme du nom de Silau devint crocodile. Il commença par être couvert de gale : il se grattait au point de se faire saigner, et toute sa peau devint rude. Puis ses pieds commencèrent à ressembler à une queue de crocodile, et comme la transformation montait des pieds au reste du corps, il cria à ses parents qu'il était en train de devenir crocodile, et il leur fit jurer de ne jamais tuer aucun de ces animaux. Beaucoup de personnes autrefois étaient au courant de cette métamorphose, parce qu'elles voyaient Silau de temps en temps et causaient avec lui ; ses dents et sa langue étaient demeurées celles d'un homme... Silau convint avec les autres crocodiles qu'il donnerait à ses parents humains un signe qui permettrait aux crocodiles de les reconnaître toujours quand ils voyageraient sur les fleuves... Quand un homme est enlevé par un crocodile, les Long Patas attribuent cela au fait qu'ils se sont unis dans une certaine mesure aux Kayans par des mariages. »

Nous aurons à nous souvenir de cette facilité de transformation, quand nous étudierons les morts qui apparaissent sous forme d'animaux. Mais dès à présent, pour ne parler que des vivants, elle pose aux primitifs, en mainte occasion, un problème qui les jette dans une cruelle anxiété. Toutes les fois que les mouvements, l'apparence, les cris, l'allure, etc., d'un animal leur sembleront sortir de l'ordinaire, ils se demanderont avec terreur s'ils n'ont pas affaire à un homme, — et ils se répondront par l'affirmative. Un tigre, un léopard plus audacieux qu'un autre est sûrement un homme, c'est-à-dire un sorcier. « Les crocodiles, dit Hardeland, sont des êtres semblables à l'homme, serviteurs des Djata (divinités des eaux). Ils ne prennent la forme de crocodiles que lorsqu'ils font visite dans notre monde. C'est pourquoi jamais un Dayak n'osera déranger — et encore bien moins tuer — un crocodile, hormis le cas où la vengeance du sang l'exige, quand un des siens a été tué par l'un d'eux. »

Les croyances de ce genre, si fréquentes en Malaisie, se retrouvent ailleurs, aussi bien en Afrique qu'en Amérique du Sud ou chez les Eskimo.

Chez les Ba-ila, par exemple, « il y a des animaux et des oiseaux qui sont appelés bantu, c'est-à-dire des personnes, et baloghi, c'est-à-dire des sorciers. Il y a en eux une qualité quasi personnelle. On dit qu'ils ont des shingvule (des âmes-ombres) exactement comme celles des hommes ; mais ils ne se réincarnent pas comme les hommes après leur mort ». — Voici qui n'est pas moins significatif. « Un Mukongo me dit un jour : « Il y a quatre « espèces d'hommes : les blancs, les noirs, les ba-nganda « (crocodiles) et les Portugais. » Le père Van Wing explique dans une note que « les crocodiles sont rangés ici parmi les hommes, parce que, selon une croyance commune, de méchants sorciers se métamorphosent en ces monstres pour dévorer des hommes ». C'est pourquoi, pour les désigner, l'indigène a le choix entre « homme » et « crocodile », puisqu'ils peuvent prendre à volonté l'une ou l'autre forme. En les appelant ba-nganda (crocodiles), il ne les met pas moins, en même temps, au nombre des êtres humains, dont ils constituent une classe, comme les Portugais. Rien ne saurait mieux faire ressortir que, dans son esprit, la forme sous laquelle apparaît le sorcier-crocodile, ou le crocodile-sorcier, est indifférente. Celui-ci est ad libitum homme ou animal. Peut-être même serait-il plus exact de dire qu'il est homme et animal.


« Ces gens, dit le voyageur L. Magyar au sujet des noirs du Benguela (et cela est vrai de presque tous les Bantou et de beaucoup d'autres primitifs), croient que celui qui est initié à l'art secret de la sorcellerie peut à volonté prendre la forme et les qualités de n'importe quelle bête . » Il rapporte lui-même plusieurs faits caractéristiques. En voici un qui montre à quel point cette croyance est enracinée et vivante. « Deux voisins, Schakipera et Kimbiri, vont chercher du miel dans la forêt. Schakipera était peut-être plus habile, ou bien ce fut l'effet du hasard ; bref, il trouva quatre grands arbres pleins de miel, tandis que Kimbiri ne put en découvrir qu'un seul. Rentré chez lui, Kimbiri se plaignit devant ses proches d'avoir eu si peu de chance, tandis que son voisin avait été si heureux. Cependant Schakipera était retourné aussitôt à la forêt avec ses gens, pour emporter le miel qu'il avait trouvé. Le soir, il fut attaqué et mis en pièces par un lion. Ses compagnons grimpèrent à toute vitesse sur des arbres et se sauvèrent ainsi.

« Consternés par ce malheur, les parents de Schakipera s'en vont chez le kimbanda (devin), pour savoir qui était le véritable auteur de cette mort. Le kimbanda jette à plusieurs reprises ses osselets, et finit pas déclarer : c'est Kimbiri qui, jaloux de la riche récolte de miel faite par son voisin, a pris pour se venger la forme d'un lion... Cette sentence du devin fut alors portée au prince de Kiakka, et celui-ci ordonna, puisque l'accusé niait formellement son crime, que l'affaire fût tranchée par l'épreuve du poison. » Les choses suivent alors le cours ordinaire de ces sortes d'affaires. L'ordalie tourne contre le malheureux, il avoue, et il meurt dans les tortures. L'histoire est banale. Mais précisément ce qui est significatif, c'est que l'accusation paraît toute naturelle au devin qui la formule, au prince qui ordonne l'ordalie, à la foule qui y assiste, à Kimbiri lui-même qui s'est transformé en lion, à tout le monde enfin, excepté à l'Européen qui se trouve présent par hasard. Elle équivaut en effet à une accusation de sorcellerie. Qui ne sait qu'un sorcier prend quand il lui plaît la forme d'un animal ?

Le major von Wissmann rapporte une histoire du même genre, et il ajoute : « La croyance que des êtres humains peuvent prendre la forme de bêtes fauves est universelle en Afrique. Chaque fois que quelqu'un est déchiré par une bête féroce, on a une méthode pour découvrir quel est le sorcier qui s'est ainsi métamorphosé. Dans une occasion précédente, causant avec Tippoo-Tibb qui en somme est plutôt éclairé, je fus surpris de voir qu'il restait attaché à cette superstition. »


En Nigeria du Nord, « quand un enfant arrive à l'âge de trois ou quatre ans et qu'il reste maigre, tout en mangeant très bien, le cas est considéré comme tout à fait sérieux. Les parents conduisent leur enfant chez le prêtre, qu'ils consultent. Il examine l'enfant, et il arrive qu'il leur déclare que l'enfant n'est pas « humain », qu'il est le « fils de quelque chose de la brousse ou de l'eau ». Dans le premier cas, les parents donnent l'enfant à un ami pour le porter dans la brousse.. L'enfant laissé seul commencera par pleurer, puis après avoir regardé tout autour de lui, voyant que personne n'est là, il se transformera en singe et disparaîtra dans les arbres. Dans le second cas, on procède d'une manière analogue. L'enfant est abandonné près de l'eau. Se voyant seul, il devient serpent d'eau et disparaît dans la rivière ». Ainsi une révélation, fort étrange pour nous, détermine des parents à exposer un enfant à qui ils ont eu le temps de s'attacher. Elle leur paraît toute naturelle. L'apparence extérieure de cet enfant, normale à ce qu'il semble, n'empêche pas qu'il ne soit en même temps un animal, et même plutôt un animal qu'un homme. Du fait de cette double nature, il est ou il sera sorcier, il portera malheur aux siens et à leur groupe social. Il faut donc qu'on s'en défasse.

L'idée qu'un enfant normalement conformé peut pourtant ne pas être « humain » est familière aux primitifs. Dans un grand nombre de sociétés, quand une femme accouche de jumeaux, on en sacrifie un, et souvent pour la raison que c'est un rejeton, non pas du mari de la mère, mais d'un « esprit », ou du moins qu'il n'est pas l'enfant d'un être humain vivant. D'autre part, Spencer et Gillen rapportent la croyance suivante : « Dans les cas très rares où l'enfant naît très prématurément par suite d'un accident, rien ne pourra persuader aux indigènes que le fœtus est un être humain incomplètement développé. Ils sont absolument convaincus que c'est le jeune de quelque animal, d'un kangourou, par exemple, qui est entré dans cette femme par méprise. » M. Junod fait incidemment allusion à une croyance analogue. « Pendant la grossesse... les relations conjugales... sont plutôt recommandées. » J'ai entendu un jour les doléances d'un jeune marié qui se plaignait amèrement d'avoir été ensorcelé par sa tante maternelle (il croyait qu'elle l'avait rendu impuissant). « C'est, disait-il, parce que ma femme était enceinte et que mes ennemis voulaient compromettre sa grossesse, et mettre à la place de l'enfant qui n'aurait pu grandir un serpent, un lapin, une caille, une antilope, que sait-on ? »

Ces idées éclairent les innombrables contes et légendes où une femme donne naissance à un serpent, à un crocodile, à un oiseau, à un animal quelconque. Pour la mentalité primitive, le fait n'a en soi rien que de croyable. Insolite, il appelle et il reçoit une interprétation mystique Mais il n'est pas contre nature. Personne n'a l'idée de le mettre en doute.

Ainsi, pour des raisons très fortes à ses yeux, le primitif sera toujours prêt à penser qu'un animal est en réalité un homme qui a changé de forme. « Souvent j'ai essayé de gronder les gens de Garenganze, dit Arnot, pour leur manque de courage à chasser les nombreuses bêtes féroces qui rôdent autour de leurs villages, enlèvent les malades, et souvent attaquent et ravissent les étrangers isolés. Pour s'excuser, ils m'expliquaient que ces bêtes fauves étaient en réalité « des hommes d'autres tribus, qui, en vertu de leur puissance magique, prenaient la forme de lions, de panthères ou de tigres, et rôdaient dans le pays pour se venger de ceux contre qui ils ont du ressentiment ». En soutenant cette absurde théorie, un homme ajouta qu'il était rare qu'un Luba et un Lamba sortissent ensemble dans la campagne, sans que l'un d'eux gagne de vitesse son compagnon, et disparaisse à ses yeux, pour revenir ensuite sur ses pas sous la forme d'un lion ou d'un léopard, et le dévorer. Ce sont là, disent-ils, choses qui arrivent tous les jours. Cette stupide superstition les amène non seulement à tolérer les animaux féroces dans leur voisinage, mais presque à les regarder comme sacrés ». — De même, chez les Ba-rotse, « pendant notre absence à la capitale, le léopard avait fait des siennes... Enfin un soir, pendant le souper, il alla au piège, tendu déjà plusieurs fois par Andréas, et il s'échappa sain et sauf en emportant l'appât. Aussi nos Zambésiens nous décla-rè-rent aussitôt : « Ce léopard n'est pas une bête : c'est « une personne. »

Ces hommes-animaux ou animaux-hommes ont des pouvoirs redoutables, qui surpassent ceux des hommes et des animaux ordinaires. Les sentiments qu'ils inspirent sont très mêlés ; la crainte et le respect dominent, avec le souci d'éviter le plus possible leur contact, et de ne pas attirer leur attention, ni surtout leur colère. Au dire des Eskimo, « les oiseaux et les animaux ont des facultés et des puissances extraordinaires. Il y a des shamans qui savent leur langue et qui peuvent converser avec eux. Beaucoup d'animaux, sous les yeux mêmes des chasseurs, se sont transformés en êtres humains, et ils ont repris leur première forme non moins instantanément. Ils peuvent être offensés par des paroles méprisantes. Le chasseur qui se moque du caribou, par exemple, ou du phoque, sera tout à coup frappé par la maladie, ou victime d'une mauvaise chance continuelle ».

Rasmussen rapporte le fait suivant dans les termes mêmes où un Eskimo le lui a conté. « Une, femme qui faisait une longue marche arriva un jour à une maison qu'elle n'avait jamais vue auparavant. Elle y entra. Il n'y avait personne là, mais, vers le soir, les gens de la maison revinrent, et il apparut que c'étaient des ours à forme humaine. Vite, elle se cacha derrière les peaux qui servaient de tentures. Les ours entrèrent chez eux, et elle vit que l'un deux portait une courroie de chasse et un harpon exactement comme font les hommes. Après avoir mangé, les ours se mirent au lit, et celui qui avait porté les mêmes engins de chasse qu'un homme se coucha juste devant l'endroit où la femme s'était cachée.

« C'est drôle comme les tentures sont écartées du mur », dit une fois cet ours. Alors la femme, qui eut peur d'être découverte, étrangla son enfant qui allait se mettre à pleurer.

« L'ours aux engins de chasse était « l'âme » d'un ours qui venait d'être tué par un homme, et les engins qu'il portait étaient précisément ceux que le chasseur avait suspendus sur sa peau.

« La femme pouvait entendre les ours parler des hommes. Ils disaient : « Non, nous ne pouvons pas leur résister, car ils nous barrent la route avec leurs chiens, et ils nous tuent avec leurs flèches. »

« Le lendemain, quand les ours furent partis à la chasse, la femme se sauva chez elle, et dit aux autres ce qu'elle avait vu et entendu.

« Cela est arrivé il y a longtemps, au temps de nos premiers ancêtres, et c'est ainsi que nous savons ce que sont les âmes des ours. »

Nous aurons à rechercher plus tard le véritable sens de ce mot « âme ». En ce moment, nous saisissons ici comment une représentation non conceptuelle, difficile à reproduire pour nous, comprend à la fois les caractères essentiels de l'homme et ceux de l'animal. Ces gens qui rentrent le soir dans leur maison, qui causent, soupent, et se mettent au lit comme des hommes, la femme qui les a vus arriver et s'est cachée derrière son rideau sait tout de suite que ce sont des animaux. Peut-être, jusque sur le seuil de la porte, avaient-ils la forme d'ours. L'un d'entre eux est mort ; mais, excepté par le fait qu'il porte des engins de chasse, il ne paraît pas se distinguer des autres. Enfin, la femme a tellement peur de ces ours-hommes, ou hommes-ours, qu'elle n'hésite pas à étrangler son enfant pour ne pas être trahie par ses cris.

Les Chukchee, si bien étudiés par M. Bogoras, ont des représentations tout à fait semblables. « Toutes les espèces d'animaux sauvages ont leur pays elles, et à elles y ont leur installation. Les chasseurs de la presqu'île Chukchee n'aiment pas à déterrer les jeunes renards, parce que « les renards ont leur établissement à eux et pourraient se venger par le moyen de leurs charmes domestiques... Les ours noirs vivent dans des maisons souterraines, et les ours polaires ont leur pays sur la glace, au large. Ils vivent de la chasse au phoque et au morse, et ils s'engagent pour cela dans des expéditions fort lointaines. Ils construisent aussi des maisons de neige, qui sont éclairées par des lampes à huile, et ils ont encore d'autres occupations humaines. Les aigles ont leur pays à part... Les oiseaux les plus petits ont aussi le leur, d'où ils partent, dans de minuscules bateaux faits de peau, pour aller à la chasse des vers et des moules... Les mammifères marins ont un grand pays bien loin en pleine mer.


« Les animaux, quand ils jouent le rôle d'êtres humains, peuvent changer de forme et de taille aussi aisément que les esprits. L'hermine, par exemple, apparaît comme un guerrier imposant, revêtu d'une armure blanche... La chouette aussi devient un guerrier. Les souris sont un peuple qui vit dans des maisons souterraines. Elles ont leurs rennes, et des traîneaux en herbe. Par une transformation soudaine, elles deviennent des chasseurs réels, avec de véritables traîneaux, et elles chassent l'ours polaire...

« Un shaman qui visite le pays des souris constate qu'elles vivent tout à fait à la façon des hommes. On réclame ses soins pour une femme qui souffre d'un refroidissement grave, et qui a très mal à la gorge. (La souris a un nœud coulant autour du cou : elle a été prise au piège ; il la délivre.) Dans la plupart des cas, les animaux qui jouent le rôle d'êtres humains conservent quelques-uns de leurs caractères primitifs qui permettent de reconnaître en eux des êtres d'une classe spéciale, agissant en hommes, mais n'appartenant pas à l'espèce humaine... La femme-renard garde sa forte odeur, etc. . »

VI

Aux yeux du primitif, l'homme et l'animal (pris au sens le plus large) sont donc, selon l'heu-reuse expression de M. W. E. Roth, « intimement interchangeables ». Le passage est aisé de là à des représentations d'un ordre particulier qui se rencontrent fréquemment dans ses mythes et ses légendes. Spencer et Gillen ont rendu célèbres celles des Arunta. La description qu'ils donnent des ancêtres mythiques de cette tribu s'accorde d'une façon frappante avec les représentations que nous venons d'étudier. « Dans l'Alcheringa (époque mythique et légendaire), vivaient des ancêtres qui, dans l'esprit des indigènes, sont si intimement associés avec les animaux ou les plantes dont ils portent le nom, qu'un homme de l'Alcheringa appartenant, par exemple, au totem du kangourou peut parfois être appelé soit homme-kangourou, soit kangourou-homme. L'identité de l'individu humain est souvent fondue dans celle de l'animal ou de la plante en qui l'on suppose qu'il a son origine.

« Quand nous remontons à ces temps si reculés, nous nous trouvons au milieu d'êtres semi-humains, doués de pouvoirs que n'ont plus leurs descendants qui vivent aujourd'hui ... » Et un peu plus loin : « Pour l'indigène australien, il n'y a aucune difficulté à admettre qu'un animal ou une plante pourrait être transformé immédiatement en un être humain, ou que l'élément spirituel qu'il suppose possédé par cet animal ou cette plante, exactement comme par lui-même, peut, à la mort de l'animal demeurer associé avec un objet tel qu'un churinga, et, à un moment donné dans l'avenir, apparaître sous la forme d'un être humain. » Et enfin, « l'idée fondamentale du système totémique des Arunta » selon les mêmes auteurs, peut s'exprimer ainsi : « Chaque individu est la réincarnation directe d'un ancêtre de l'Alcheringa, ou de la partie spirituelle d'un animal de l'Alcheringa ... » « Il est membre d'un groupe d'individus qui tous, exactement comme lui, sont les descendants directs ou les transformations de l'animal dont ils portent le nom. C'est sous forme de réincarnation de l'élément spirituel de l'un de ces ancêtres semi-animaux qui ne meurent jamais, que chaque membre de la tribu vient au monde ; et par conséquent, une fois né, il (ou elle) porte nécessairement le nom de l'animal ou de la plante dont son ancêtre dans l'Alcheringa était une transformation ou un descendant. »

Nous retrouverons plus loin l'idée de réincarnation. Ne retenons ici que celle de ces êtres mythiques en qui cette tradition australienne voit l'origine des groupes totémiques. Ce n'est pas là un cas isolé. Dans un grand nombre de sociétés, l'ancêtre qui a donné naissance à la tribu est aussi un être mixte, semi-humain, semi-animal ou végétal. Un trait analogue se retrouve, dans les légendes des îles Andaman, et M. A. R. Brown en a précisé la signification. « Beaucoup de personnages dans les légendes portent des noms d'animaux, mais en même temps on en parle toujours comme si c'étaient des êtres humains. Beaucoup de légendes expliquent comment une espèce animale est née de l'un des ancêtres, qui devient un animal et l'aïeul de cette espèce (ici M. Brown en donne un exemple). Il est nécessaire de définir aussi exactement que possible le sens que ces histoires ont pour les indigènes. Le personnage de la légende n'est pas simplement un homme, avec le nom et quelques-uns des caractères de l'animal ; il n'est pas non plus simplement l'ancêtre de l'espèce dont il porte le nom. Nous ne pouvons exprimer adéquatement la pensée des Andamènes, que si nous disons qu'ils regardent l'espèce tout entière comme si c'était un être humain. Quand, dans les légendes, l'indigène parle d' « Aigle de mer », il personnifie l'espèce... il considère les traits caractéristiques de l'espèce comme si c'étaient les traits caractéristiques, ou les actes, ou le résultat des actes, d'une personne. J'accorde que cette description est vague, mais ce vague est dans le fait mental que je décris. Les Andamènes, en cette matière, ne pensent pas claire-ment et n'analysent pas leur pensée. Pour nous aider à les comprendre, nous pouvons nous rappeler les contes qui amusaient notre enfance, où le renard et le lapin de l'histoire incarnaient l'espèce entière. »

Nous pouvons nous aider aussi, semble-t-il, des faits exposés et analysés tout à l'heure. Ils nous ont montré la mentalité primitive passant, parfois à la plus légère sollicitation, de la représentation de l'être humain à celle de l'animal, ou inversement. Elle est habituée à admettre qu'un même être soit tantôt humain, tantôt animal, ou qu'il soit les deux à la fois. Ces représentations, à proprement parler, ne sont pas vagues. Elles paraissent l'être de notre point de vue, accoutumés que nous sommes à penser par concepts à vives arêtes, et parce que nous prétendons imposer nos formes logiques aux objets de la pensée primitive. Pour elle, qui ignore nos exigences, ces représentations sont au contraire nettes et expresses, sinon distinctes. Elles déterminent l'action, souvent d'une façon irrésistible : nous en avons vu d'abondantes preuves.

Ainsi, les êtres mythiques semi-humains semi-animaux des Australiens sont de tous points comparables à ceux dont il a été parlé plus haut, qui passent de la forme humaine à celle de crocodile, de lion ou de chouette, et inversement, ou à ceux qui sont à la fois hommes et lions, hommes et crocodiles, etc. Ces êtres mythiques ne constituent donc pas une classe à part, produit d'une activité de l'esprit particulièrement poétique ou religieuse. La mentalité primitive se meut parmi ces représentations comme dans son élément naturel. Qu'il s'agisse d'un sorcier redouté, qui a le pouvoir de prendre la forme d'un tigre, ou de l'ancêtre mythique qui possède les deux natures, l'humaine et l'animale, le processus mental demeure semblable. La participation est pensée et sentie de la même façon dans les deux cas.

Il suffit donc de bien comprendre les modes d'activité habituels de la mentalité primitive pour que ces êtres mythiques cessent de paraître exceptionnels. On voit aussitôt comment elle a pu, comment elle a même dû les produire. Revêtir à volonté des formes diverses, posséder, tour à tour ou à la fois, les propriétés inhérentes à ces formes, c'est un des privilèges naturels et constants des êtres doués d'une force mystique intense. Dans chaque groupe social, l'homme qu'une longue et secrète initiation a introduit dans le monde des forces occultes, et l'y fait participer, — le medicine-man, le sorcier, le shaman, le « piaé », etc., a acquis du même coup le pouvoir de prendre, quand il lui plaît, une forme autre qu'humaine. Or, l'ancêtre mythique est naturellement représenté comme portant en soi la force mystique la plus intense. Il est par excellence un réservoir et une source de mana. Il possède donc, ipso facto, la faculté d'apparaître tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, ou de participer d'une façon constante aux deux formes à la fois.

Quand la forme animale ou végétale prédomine dans cette représentation, l'ancêtre est souvent appelé totémique. On sait à combien de discussions et de problèmes le totémisme a donné lieu. Nous n'avons pas à traiter ici des Problèmes que nous croyons le plus souvent mal posés, parce qu'ils impliquent des définitions et des distinctions auxquelles les primitifs n'ont jamais songé. Rivers dit avec pleine raison : « Si vous causez aujourd'hui avec un Mélanésien de l'ancêtre totémique a qui il fait remonter son origine, il parlera à un certain moment de cet ancêtre comme si c'était un être humain, et à un autre moment comme si c'était un animal. Lorsque vous cherchez à déterminer quand et comment la transformation a eu lieu, vous vous apercevez que, autant que vous puissiez dire, il n'y a pas eu de transformation : le héros du récit a été pensé d'un bout à l'autre à la fois comme être humain et comme animal. Vos efforts pour donner au récit ce qui de votre point de vue serait de la précision, sont simplement pour votre interlocuteur la preuve que vous ne comprenez rien à ce dont il s'agit. Si vous persistez dans vos tentatives, il se décourage. Il peut alors, soit refuser de continuer la conversation, en s'excusant sur ce qu'il a oublié l'histoire ou ne la connaît pas suffisamment ; ou poursuivre son récit négligemment, et se tirer des difficultés en aiguillant ses réponses dans le sens suggéré par la forme des questions. » La sagesse serait, comme Rivers le fait entendre, de ne chercher de précision que du point de vue du Mélanésien.

Chez les Orokaiva de la Nouvelle-Guinée anglaise, « on parle constamment du heratu (plante-emblème) du clan comme de « notre ancêtre »... Quand un homme est mort, et qu'il gît dans sa hutte en attendant les obsèques, on peut entendre les femmes qui lui crient en pleurant, puisqu'il est un descendant de son heratu : Asava-jai ! Hombiga-jai ! c'est-à-dire « Fils de Asava ! Fils de Hombiga ! » (Asava et Hombiga sont des plantes).

« J'ai bien des fois demandé à l'indigène ce qu'il voulait dire en appelant la plante-emblème son ancêtre. Parfois il ne sait que répondre, mais le plus souvent il n'hésite pas, et sa réponse est toujours la même : « Notre ancêtre réel, dit-il, était un être humain, et non pas un arbre. C'était un être humain avec le nom d'un arbre . » Rien de plus net que cette formule, si nous savons l'entendre, et si nous n'introduisons pas des distinctions que l'indigène ne peut pas faire. Pour ce Papou, comme pour l'Australien, comme pour le Mélanésien de Rivers, la dualité de nature de l'ancêtre mythique est chose qui va de soi.

De ce qui vient d'être établi, nous retiendrons seulement la conséquence suivante : l'ancêtre totémique, qu'il soit lion, léopard, crocodile, chenille-witchetty, eucalyptus, etc., n'est pas simplement l'animal ou la plante dont on constate l'existence dans le milieu où vit le groupe social. C'est, comme l'a bien vu M. A. R. Brown, l'essence mystique, à la fois individuelle et spécifique, de cet animal ou de cette plante ; et c'est en même temps un être d'essence humaine. S'il est représenté ordinairement avec les attributs de telle ou telle espèce animale, s'il apparaît en kangourou ou en lion, cela n'empêche pas qu'il ne soit homme en même temps, ni même que la forme humaine n'existe sous l'autre, actuellement plutôt que virtuellement, toute prête à se manifester. Parfois les deux formes coexistent en fait, comme on le voit dans les masques doubles des Eskimo du Mackensie et du Labrador, où apparaît aux yeux, d'une façon si caractéristique, la dualité des êtres qu'ils représentent.

L'ancêtre totémique proprement dit serait donc un cas particulier de l'ancêtre mythique que l'on retrouve presque partout, en qui l'animal ou le végétal est indissolublement confondu avec l'homme. Cette participation s'étend au groupe humain issu de lui, et si ce groupe rend à l'ancêtre mythique le culte qui convient, il en recueille les bienfaits. Sa parenté intime avec l'espèce animale ou végétale dont l'ancêtre possédait la forme doit lui en assurer la protection.

Ne pourrait-on trouver aussi, dans ces représentations qui sont au cœur même de la mentalité des primitifs, l'origine d'un des thèmes les plus constants de leur art ? Des corps d'animaux ont des têtes humaines, des corps humains sont surmontés de têtes de crocodile, de lion, de requin, de singe, d'oiseau; des membres humains se juxtaposent à des membres d'animaux, etc. Tout habitués que nous soyons nous-mêmes à la représentation de sphinx, de chimères, de centaures, de griffons, de sirènes, et d'autres êtres fantastiques, l'art des primitifs, malgré les œuvres si remarquables qu'il a produites, nous semble facilement monstrueux. Mais c'est une illusion, qui se dissiperait aussitôt, si nous savions nous replacer au point de vue de l'artiste et de ceux pour qui il a exécuté son œuvre. À leurs yeux, ces êtres mixtes ne sont nullement des prodiges ou des fictions, mais au contraire des objets ordinaires et familiers. Ces dessins, ces sculptures expriment de la façon la plus directe la participation d'un être à deux natures, ou plutôt à deux formes, c'est-à-dire le fait qu'elles lui appartiennent toutes deux en même temps. Cette dualité reste forcément virtuelle quand l'être apparaît sous une de ses deux formes, bien qu'elle soit cependant réelle, puisque la forme qu'on ne voit pas est présente en lui, quoique non perçue. L'oeuvre d'art la fait éclater aux yeux. En unissant un corps d'homme à la tête, ou aux pattes et à la queue d'un crocodile, un corps de lion à une tête humaine, elle actualise simplement la coexistence des deux formes.

Pas plus que les mythes, ces oeuvres singulières, parfois admirables, de l'art des primitifs ne sont donc le produit d'une imagination tendue vers des créations fantastiques. Chez eux, comme chez nous, l'artiste est celui qui sait exprimer excellemment ce que tous sentent et voient d'une façon plus imparfaite. Les statues anthropo-zoomorphiques, qui nous paraissent l'œuvre d'une fantaisie parfois presque sans frein, sont pour la plupart des images fidèles de représentations traditionnelles. J'oserais dire — sans paradoxe - que cet art est avant tout réaliste. Il s'efforce à reproduire exactement ses modèles, qui sont dans l'esprit de tous.

D'autre part ces êtres mythiques, semi-humains et semi-animaux, mais en même temps surhumains et suranimaux, origines et soutiens des groupes sociaux, sont, comme on sait, les sources les plus riches de force mystique dont la mentalité primitive ait l'idée. Ce sont les êtres par excellence, ceux de qui les autres tiennent leur réalité. Or leur image est, en un certain sens, eux-mêmes. Elle participe de leur vertu mystique. Elle la fait rayonner autour d'elle. Quand ils sont sculptés, par exemple, sur les piliers et sur les façades des maisons d'hommes en Nouvelle-Guinée, sur la proue des canots, sur les outils et les armes, sur les sièges, — il n'y a pas d'objet chez eux, dit M. Jenness en parlant des indigènes des îles d'Entrecasteaux, qui ne reçoive d'ornement, — nous pouvons être à peu près certains de deux choses : 1er Cette décoration artistique, tout en plaisant aux yeux, fait d'abord et surtout participer les objets au mana de leurs modèles ; 2e La fantaisie de l'artiste n'a été libre que dans des limites assez étroites. Car, abstraction faite des figures stylisées, s'il ne reproduisait pas fidèlement le type d'être mixte qui est dans tous les esprits, il s'exposerait peut-être à de graves inconvénients, et sûrement il mécontenterait son entourage.

Ainsi les œuvres d'art sont l'expression plastique des représentations collectives les plus sacrées, comme certains mythes en sont l'expression poétique, comme certaines institutions en sont l'expression sociale. Si elles s'attachent souvent à reproduire des êtres semi-humains semi-animaux, elles ne font en cela que traduire la coexistence mystique de la forme humaine et de la forme animale dans les êtres qui sont les objets révérés de ces représentations.

Retour à l'auteur: Lucien Lévy-Bruhl Dernière mise à jour de cette page le dimanche 23 avril 2006 12:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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