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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Séville musulmane au début du XIIe siècle.
Le traité d’Ibn‘Abdun sur la vie urbaine et les corps de métiers
(1947)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Évariste Lévi-Provençal (1894-1956), Séville musulmane au début du XIIe siècle. Le traité d’Ibn‘Abdun sur la vie urbaine et les corps de métiers. Traduit avec une introduction et des notes (1947). Nouvelle édition: Maisonneuve & Larose, Paris, 2001, 178 pages. Une édition numérique réalisée par M. Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay.

Introduction


J’ai publié en 1934, dans le Journal asiatique, le texte arabe inédit du petit traité d’Ibn ‘Abdun dont voici une traduction française. Celle-ci, sans la guerre, aurait paru depuis plusieurs années. Le retard apporté par les circonstances à cette publication a eu toutefois l’avantage de me permettre d’améliorer le texte de maints passages obscurs et d’en offrir une version plausible.

J’avais fait précéder mon édition d’une courte étude sur le texte publié, les manuscrits utilisés, l’intérêt et la nouveauté du contenu. Il me suffira de reprendre dans les pages qui vont suivre, à l’intention du lecteur, l’essentiel de cette introduction.

* * *

Le traité d’Ibn ‘Abdun figure dans deux recueils manuscrits conservés au Maroc, à Salé et à Meknès, dans des bibliothèques privées. Dans l’un et l’autre de ces manuscrits, il vient à la suite d’un traité d’objet analogue, dépourvu lui aussi de titre, et qui a pour auteur un écrivain hispano-musulman, originaire de Malaga, Muhammad al-Sakati. De ce traité d’al-Sakati, publié dès 1931 par G.-S. Colin et moi-même, une traduction française paraîtra dans un avenir prochain.

Les deux manuscrits attribuent le traité traduit ici à un personnage nommé Muhammad Ibn ‘Abdun. Mais ils ne sont pas d’accord sur le nom du père et l’ethnique de ce personnage: dans le recueil de Salé, l’auteur est nommé Muhammad ibn ‘Abd Allah al-Nakha‘i ‘Abdun ; dans celui de Meknès, Muhammad ibn Ahmad Ibn ‘Abdun al-Tudjibi.

C’est en vain que j’ai essayé de retrouver la mention de ce personnage, sous l’un ou l’autre de ces noms, dans les répertoires biographiques espagnols ou maghribins ; il est dès lors à présumer que, pas plus que l’Andalou al-Sakati, l’Andalou Ibn ‘Abdun — qui n’a évidemment rien de commun avec l’auteur de la célèbre kasida sur les Aftasides de Badajoz, dont il fut pourtant, on va le voir, presque le contemporain — n’a mérité, aux yeux des biographes de son pays, les honneurs d’une notice. Ce n’est qu’à travers quelques passages de son écrit qu’on est en mesure d’entrevoir ce que put être sa condition sociale, et de fixer l’époque à laquelle il vécut.

Le voisinage, dans deux manuscrits d’ailleurs apparentés sans doute à l’origine, du traité d’al-Sakati et de celui d’Ibn ‘Abdun, n’est bien entendu pas fortuit. C’est qu’en effet l’un et l’autre, ainsi que des opuscules plus courts qui leur font suite dans les mêmes recueils, sont d’objet sensiblement analogue ; ils sont inspirés par le désir, fort louable aux yeux de bons musulmans, de dénoncer au grand jour ce qu’il peut y avoir d’incompatible, dans les différents milieux sociaux de leur pays ou de leur ville, avec les règles de vie fixées par le Coran et la Sunna ; ils tentent de redonner quelque impulsion à l’application de la formule idéale, qui devient de plus en plus désuète, du taghyir al-munkar, de proposer une codification qui mette fin aux abus qui se sont implantés aussi bien dans le système administratif et fiscal que dans le jeu des transactions. Ils participent ainsi du genre de la littérature dite de hisba, dont on possède pour l’Orient quelques productions.

Mais, tandis que le traité d’al-Sakati se présente sous la forme d’un véritable vade-mecum du muhtasib, magistrat avant tout préoccupé de la surveillance des corps de métiers et de la répression des délits de fraude commis par les vendeurs ou par les fabricants, celui d’Ibn ‘Abdun embrasse un champ bien plus large. Le premier de ces traités, n’étaient les hispanismes dont sa langue offre de nombreux exemples et la quasi-certitude que son auteur vivait à Malaga, pourrait constituer une somme de prescriptions valables à la rigueur pour n’importe quelle cité commerçante du monde islamique au moyen âge. Le second opuscule, au contraire, ne se contente pas de passer en revue un certain nombre de corps de métiers ; il fait aussi une place à plusieurs institutions urbaines, dans le cadre d’une ville précise, que l’auteur habite et qu’il connaît mieux que toute autre, Séville. Ibn ‘Abdun semble y avoir exercé quelque magistrature secondaire. Peut-être même y fut-il muhtasib, sinon cadi; mais il n’en fournit pas la preuve. Sa culture en tout cas est très relative sa langue offre avec celle d’al-Sakati de nombreuses ressemblances et son manque de clarté rend parfois sa lecture assez difficile. Enfin, son vocabulaire technique est, lui aussi, nettement hispanique, et bien des termes, que j’ai groupés en un glossaire dans l’édition de 1934, en demeureraient obscurs sans le secours d’un précieux dictionnaire arabe-latin du XIIe siècle, le Vocabulista in arabico, publié à Florence en 1871 par Schiaprelli, et du lexique grenadin de Pedro de Alcalá.

Al-Sakati et Ibn ‘Abdun paraissent avoir écrit sensiblement à la même époque. Mais alors que la datation du traité du premier de ces auteurs demeure incertaine, celle du second est plus aisée et plus sûre. Ibn ‘Abdun nous apprend en effet qu’il a personnellement été témoin du début du règne du roi ‘abbadide al-Mu‘tamid, à Séville ; comme, d’autre part, il introduit dans son ouvrage tout un développement sur les Almoravides, on dispose sur la date de sa vie et celle de la composition de son traité d’indices chronologiques suffisants. Al-Mu‘tamid succéda à son père al-Mu‘tadid sur le trône de Séville en 1068 (461 de l’hégire). La ville fut ensuite prise par le général de Yusuf ibn Tashufin, Sir ibn Ahi Bakr, en 1091 (484) ; elle devait demeurer sous la domination des Almoravides jusqu’en 1147 (541), date à laquelle elle fut assiégée par le général almohade Barraz ibn Muhammad al-Massufi. Dans ces conditions, il ne paraît pas trop hasardeux d’assigner à la rédaction du traité d’Ibn ‘Abdun une date voisine des dernières années du XIe ou des premières du XIIe siècle.

* * *

On verra que les indications sur la vie urbaine à Séville sont surtout groupées par Ibn ‘Abdun dans la première partie de son traité l’auteur y passe en effet successivement en revue les différentes charges ou magistratures qui sont exercées de son temps dans sa ville et mentionne les principaux endroits publics qui doivent y faire l’objet d’une surveillance spéciale. On le suivra brièvement dans cette nomenclature.

C’est bien entendu le prince qui occupe la première place dans la hiérarchie citadine, puisqu’il commande à la fois à Séville et sur le territoire qui en dépend. Au moment où Ibn ‘Abdun écrit, ce prince ne peut plus être que le souverain almoravide, ou plus probablement, son représentant, le gouverneur nommé par lui et qui n’est pas un Andalou, mais un Africain. Dans l’assez long développement qui lui est consacré, on retrouve l’essentiel des préoccupations sur les devoirs du prince qui remplissent, de façon souvent fort monotone, de nombreuses pages d’ouvrages de droit public musulman comme les Ahkam sultaniya d’al-Mawardi ou le Siradj al-muluk, d’al-Turtushi. Parmi ces préoccupations, il en est une à laquelle Ibn ‘Abdun s’arrête spécialement : le prince doit encourager tant qu’il le peut l’agriculture sur son territoire et enjoindre aux grands personnages qui l’entourent de donner l’exemple en faisant mettre en valeur leurs domaines. L’auteur n’ignore pas que c’est de l’abondance des récoltes que dépend avant tout le rendement des impôts et par là même la richesse du trésor de l’État. Il fournit la preuve que les impôts sur les produits du sol — surtout sur les céréales et les olives, les deux principales productions du terroir sévillan — étaient, au début du XIe siècle, fixés d’après les estimations de préposés du fisc, lesquels étaient alors souverainement impopulaires à cause de leur partialité ou même de leur vénalité. Ces estimations du rendement de la récolte étaient inscrites, au nom de chaque cultivateur imposable, sur des registres spéciaux, et la rentrée de l’impôt correspondant était assurée par des agents non moins antipathiques à la masse, des percepteurs qui se rendaient sur place, et aidés par les chefs de villages ou de cantons, encaissaient les sommes revenant au fisc.

C’est au cadi qu’Ibn ‘Abdun demande d’assurer le contrôle très strict de ces estimateurs et de ces percepteurs. Il confère d’ailleurs à ce magistrat religieux, dans toutes les manifestations de la vie sociale, un pouvoir remarquablement étendu, plus important certainement qu’il ne l’est alors dans la réalité. Mais l’Espagne musulmane, on le sait, se trouve à cette époque fortement travaillée par le parti des hommes de loi, des fakihs, auxquels Yusuf ibn Tashufin accorde la plus grande confiance, et qui ne manquent pas de s’immiscer dans tout ce qui touche à l’administration de leur pays. Cette tendance si caractéristique des premières années du régime almoravide dans la Péninsule est illustrée, presque à chaque page de son écrit, par l’homme de loi qu’est fort probablement lui-même Ibn ‘Abdun. Il se révèle, au demeurant, très andalou et ne se fait pas faute, le cas échéant, de montrer qu’il considère les nouveaux maîtres du pays comme des étrangers devant lesquels il faut s’incliner, sinon comme des intrus.

Le cadi de Séville doit en tout cas, de l’avis d’Ibn ‘Abdun, présenter toutes les qualités requises d’un magistrat de qui dépend en majeure partie le bon équilibre de la cité: prestige, respect inspiré à tous ceux qui l’approchent, droiture, esprit de décision, méfiance. Ses rapports avec le prince doivent être continus, et il doit, par le vizir de ce dernier, être mis au courant de tous ses projets, faire même en sorte qu’ils restent lettre morte s’ils ne lui paraissent pas conformes au bien public. Il siège à un prétoire, ayant auprès de lui deux juristes qu’il peut, à l’occasion, consulter sur des points de droit. Pour faire exécuter ses jugements, il dispose d’exempts, andalous pour les affaires des Sévillans, berbères pour les affaires des Almoravides. Enfin, il a la haute main sur le bait al-mal, ou trésor alimenté par les revenus des fondations pieuses, qui est conservé dans la grande-mosquée et duquel, le cas échéant, il peut autoriser le prélèvement extraordinaire de sommes à mettre à la disposition du prince, pour la préparation d’une expédition contre les Chrétiens ou la mise en état de défense d’un poste stratégique de la Frontière.

Après le cadi, le magistrat le plus important de Séville est le juge des délits civils ou hakim. Il a droit à des émoluments prélevés sur le bait al-mal. Il siège à la grande-mosquée et doit consulter le cadi sur les affaires plus ardues que celles dont il a habituellement à connaître. Lui aussi dispose d’exempts, qu’il lui faut choisir avec soin pour qu’ils ne prêtent à aucune critique. Quant aux procureurs qui viennent plaider devant lui pour les prévenus, la plus grande circonspection est de règle à leur égard.

Le maintien de l’ordre Séville est à la charge du préfet de la ville, ou sahib al-madina. même que les autres magistrats, religieux ou civils, il doit être andalou. Un corps de police lui permet d’exercer sa surveillance jour et nuit par toute la cité : ce sont des exempts, des agents du guet et des sergents. Les exempts ont mission de faire les enquêtes de police, de vérifier les dires des délinquants, d’appliquer, dans le cas où elle est ordonnée, la peine du fouet. Le guet fait des patrouilles nocturnes dans les divers quartiers de la ville et arrête tous les individus suspects. Enfin, sous la surveillance directe du sahib al-madina, se trouve la prison, ainsi que les geôliers.

Ibn ‘Abdun consacre ensuite un assez long développement à la grande mosquée de Séville, en se plaçant surtout à un point de vue pratique : c’est ainsi qu’il insiste sur la nécessité qu’il y a d’y employer à demeure un maître maçon pour l’entretien du bâtiment, des domestiques préposés au balayage, à l’éclairage, l’approvisionnement en eau, au nettoyage des salles d’ablutions. Cette grande mosquée, comme l’écrivain en donne nettement l’impression, ne suffit plus alors pour le service du vendredi, quand les fidèles s’y pressent et débordent non seulement dans la cour et ses galeries latérales, mais jusqu’à l’extérieur, sur le parvis lui-même. Ibn ‘Abdun demande qu’on en facilite l’accès ; car les bazars qui environnent la mosquée rendent la circulation malaisée à ses abords immédiats, et les marchands en plein air, les mendiants importuns, les bêtes de somme qui stationnent sont une gêne permanente pour tous ceux qui viennent accomplir leurs obligations pieuses.

Ces dernières indications n’offrent pas seulement de l’intérêt par elles-mêmes ; elles justifient en effet dans une certaine mesure la décision prise par les Almohades, quelques dizaines d’années plus tard, de construire à Séville une nouvelle mosquée-cathédrale et d’y transférer le service du prône du vendredi (khutba). Du temps d’Ibn ‘Abdun, le principal oratoire sévillan était demeuré le même qu’à l’époque des premiers souverains de la dynastie umaiyade ; il avait été édifié — et l’on possède encore son inscription de fondation — sur l’ordre de l’émir ‘Abd al-Rahman II, dans l’année 214 de l’hégire (829-30 J.-C.), parles soins du cadi ‘Umar Ibn ‘Adabbas ; depuis cette époque — du moins nul texte ne fournit-il la preuve du contraire — la grande mosquée sévillane n’avait fait l’objet d’aucun agrandissement. Séville ayant pris sous les premiers Almohades une importance qu’elle n’avait point encore connue tout au long de son passé musulman, le problème de l’extension de sa mosquée-cathédrale se posa, comme il s’était posé précédemment pour celle de Cordoue, à plusieurs reprises. Mais il fut résolu d’une manière différente, et l’on dispose précisément, sur les conditions dans lesquelles le souverain mu’minide Abu Ya‘kub fut amené à décider, en 1171 (567), la construction d’une nouvelle grande mosquée dans sa capitale espagnole, de renseignements fort précis fournis par le chroniqueur Ibn Sahib al-salat. La grande mosquée almohade s’éleva bientôt au Sud-Est de la ville à l’emplacement actuel de la cathédrale qui a pris sa place au XVe siècle, et il n’en reste guère aujourd’hui est-il besoin de le rappeler ? — qu’une partie du minaret, la célèbre Giralda. Ce déplacement du djami‘ sévillan attira d’autre part aux abords immédiats du nouveau sanctuaire une grande partie de l’activité économique de la cité, qui gravitait auparavant autour de l’ancienne grande mosquée, Ibn Sahib al-salat précise que le prince almohade fit exproprier et démolir les maisons avoisinant la nouvelle mosquée ; sur leur emplacement, des bazars furent construits ; quatre grandes portes y donnaient accès. On transféra, entre autres marchands, dans ces nouvelles boutiques, les droguistes, les vendeurs d’étoffes et les tailleurs.

Après en avoir terminé avec la grande mosquée, Ibn ‘Abdun passe aux mosquées secondaires, qui l’intéressent surtout parce qu’elles sont, en même temps que des lieux de culte, les écoles dans lesquelles les enfants apprennent le Coran et reçoivent leur première instruction. Il se livre, à cette occasion, à d’acerbes critiques contre les maîtres d’école qui, d’après lui, n’ont aucune conscience professionnelle, sont souvent ignorants et mettent à profit la moindre occasion — appels en témoignage, participation à des repas de noce, présence à des convois mortuaires — pour abandonner leurs élèves et les laisser livrés à eux-mêmes. Il en appelle au cadi pour les forcer à avoir de leur rôle d’éducateurs une conception plus stricte et plus honnête.

C’est encore au cadi qu’Ibn ‘Abdun demande ensuite de mettre un terme aux abus scandaleux dont les cimetières sont le théâtre. Malgré l’importance de sa population, Séville, dit-il, n’a point de nécropoles suffisamment vastes, et les maisons empiètent de jour en jour sur celles qui existent. D’autre part, les femmes ne peuvent s’y rendre sans se trouver en butte aux tentatives de séduction des nombreux débauchés qui y traînent leur désœuvrement. Les baladins, les diseurs de bonne aventure s’y installent sans vergogne, en quête d’auditoire et de clientèle. Il n’est pas jusqu’aux tanneurs et aux parcheminiers qui ne violent le caractère sacré du lieu, en y venant étendre au soleil les peaux qu’ils sont en train de préparer.

Séville, au début du XIIe siècle, demeure une cité au commerce florissant surtout grâce à son port fluvial sur la rive gauche du Guadalquivir. Sur la vie du fleuve, Ibn ‘Abdun fournit d’intéressants aperçus. Il n’y a pas encore de pont qui relie la ville proprement dite à son faubourg de la rive droite, Triana. Ce sera encore l’un des travaux d’utilité publique à la réalisation duquel s’emploiera, dans sa résidence espagnole préférée, l’almohade Abu Ya‘kub Yusuf. En attendant l’établissement d’un pont de bateaux par ce dernier dans la seconde moitié du XIIe siècle, le passage des gens, des bêtes et des marchandises est assuré d’une rive à l’autre par des bateliers ; la police du port est exercée par un amin du fleuve, qui surveille non seulement les passeurs, mais aussi les navigateurs qui viennent ravitailler Séville par voie d’eau. Un peu en amont, là où le flux et le reflux cessent de se faire sentir et l’eau n’est plus salée, un appontement est réservé en principe aux porteurs d’eau qui viennent la puiser dans le Guadalquivir pour la transporter et la vendre dans les divers quartiers de Séville. Anomalie à laquelle les Almohades encore mettront fin un peu plus tard, en assurant le ravitaillement de leur capitale en eau potable, par l’établissement d’un grand réservoir alimenté par un aqueduc venant des environs d’Alcalá de Guadaira, à une quinzaine de kilomètres à l’Est.

Mais ce n’est pas seulement par le port qu’entrent à Séville toutes les denrées et les marchandises qui sont nécessaires à ses habitants ; les routes venant du Nord principalement et convergeant vers la cité aboutissent à plusieurs portes de l’enceinte, qui sont fermées pendant la nuit et surveillées en permanence par des gardiens. Ibn ‘Abdun se plaint de voir les gardiens de ces portes prélever abusivement un droit d’entrée sur toutes les marchandises, surtout sur le bétail sur pied et les produits du sol. Mais il s’agit là d’un impôt, à vrai dire fort impopulaire, qui a presque toujours été perçu dans les villes musulmanes au moyen âge. Aussi est-ce sans doute sans grand espoir d’être entendu qu’Ibn ‘Abdun s’élève contre les abus auxquels se livrent ces gardiens de portes, et aussi, plus violemment encore, contre ceux que commettent les individus peu scrupuleux qui se sont fait concéder la ferme ou gabelle (kabala) des droits de marche. Il ne trouve pas de termes assez virulents pour stigmatiser le gabeleur. Il devrait faire l’objet du contrôle le plus minutieux de la part de l’autorité, et Ibn ‘Abdun demande que, pour mettre fin la véritable tyrannie qu’il exerce sur les petites classes de la population, des tarifs maxima soient fixés une fois pour toutes pour ses taxations en espèces et ses prélèvements en nature.

Enfin, pour en terminer avec ce rapide aperçu du contenu de la première partie du traité d’Ibn ‘Abdun, on signalera la page assez curieuse qu’il consacre aux maîtres du pays, aux Almoravides. Il s’y plaint de l’abus que l’on fait à Séville du port du voile de visage ou litham, qui est leur signe distinctif ; il voudrait qu’il fût strictement réservé aux vrais seigneurs sahariens et interdit aux autres Berbères et aux miliciens.

* * *

Dans la seconde partie de son ouvrage, Ibn ‘Abdun va plus spécialement s’occuper des corps de métiers de Séville à son époque, en les examinant d’ailleurs sans aucun ordre, souvent avec des redites, et en s’attachant surtout à démasquer les fraudes et les malfaçons auxquelles se livrent certains artisans et certains vendeurs et à proposer les interdictions qui, à son sens, devraient être prononcées à leur encontre. Cette dernière partie de son écrit n’est plus autre chose qu’un manuel de hisba, assez proche au reste, par beaucoup de détails et surtout par l’inspiration, de celui d’al-Sakati. Le lecteur prendra sans doute intérêt à suivre pas à pas Ibn ‘Abdun dans sa revue de ces divers métiers. Mais son mutisme à peu près complet sur l’organisation corporative de ceux qui les exerçaient donne à penser qu’elle était de son temps presque inexistante, aussi bien à Séville qu’à Malaga et dans le reste de l’Espagne musulmane et de l’Afrique du Nord. D’autre part, dans sa liste de métiers, Ibn ’Abdun ne vise certainement pas à être exhaustif : certains, qui s’exerçaient nécessairement à son époque, dans une grande ville comme la sienne, ne sont pas mentionnés dans son traité, alors qu’ils ont été retenus dans l’écrit parallèle de son contemporain al-Sakati.

On se bornera donc à essayer brièvement, à travers le désordre de leur nomenclature, de situer les principaux de ces métiers dans le cadre de l’activité commerçante et économique de Séville, au début du XIIe siècle, sans distinguer les artisans des fabricants proprement dits ou des marchands détaillants.
Le commerce de l’alimentation, comme on peut s’y attendre, tient dans la cité la place la plus importante : boulangerie, boucherie, vente des produits gras, des légumes et des fruits. Chaque famille fait, en général, elle-même le pain nécessaire à sa consommation, et dans ce but acquiert chaque année la provision de blé nécessaire, sur le marché où il est soigneusement pesé et mesuré, avant d’être converti en farine par le meunier. Le pain est cuit au four banal, le fournier recevant de ses clients un salaire en nature, sous la forme d’un morceau de pâte. Chaque jour, le fournier fait cuire les pains qui ont constitué son salaire et les donne à vendre sur le marché. C’est sur le marché que l’on se procure aussi certaines pâtisseries, des gimblettes et des beignets au fromage. On y trouve aussi des marchands de poisson frit, des vendeurs de harisa, de saucisses, de brochettes de boulettes de hachis de viande. A l’étal du boucher, on trouve de la viande de mouton, de bœuf, de chèvre. On vend aussi à Séville de la viande boucanée. Les bêtes de boucherie, amenées par des maquignons qui les ont achetées dans la campagne et vendues au boucher, sont abattues hors du marché et transportées à dos d’homme dans les boutiques, sans aucune protection pour le passant qui risque d’être sali. L’huile fait l’objet d’un commerce important, tandis que le beurre semble un produit de luxe. Les fruits et les légumes arrivent en abondance Séville, où l’on fait une grande consommation, quand il y en a, de figues et de melons. Les marchands d’épices sont groupés dans une partie du souk qui porte leur nom (al-‘attarin) tout comme à Cordoue, et aujourd’hui encore, à Fès et à Tunis.

L’industrie du bâtiment occupe des maîtres maçons et des maîtres charpentiers et menuisiers. Ils doivent se conformer à des mesures-types, qu’il s’agisse de blocs de pisé, de poutres maîtresses, de solives ou de planches à parquet. Il en va de même des fabricants de tuiles et de briques, qui doivent avoir des moules de dimensions déterminées, dont les étalons, auxquels on peut toujours se reporter en vue de vérification, sont en principe suspendus dans la grande mosquée. La préparation et la vente de la chaux fait travailler de nombreux ouvriers ; il y a aussi des potiers et des verriers.

L’industrie du fer est également assez active et occupe des forgerons, des cloutiers, des maréchaux ferrants. De même celles de 1a dinanderie, de la vannerie et de la sparterie, qui pourvoient aux besoins des citadins en ustensiles de cuivre, en paniers de toutes sortes, en nattes, en cribles, en balais de palmier nain.

Les vêtements sont vendus sur un marché spécial, le markatan, terme d’origine romane toujours vivant à Fès. A leur fabrication, ainsi qu’à celle des étoffes et à la préparation des pelleteries, s’emploient des tisserands, des dégraisseurs, des teinturiers, des tailleurs, des brodeuses, des fourreurs. L’industrie du cuir justifie de son côté l’activité de tanneurs, de teinturiers et de cordonniers. On fabrique encore du parchemin à Séville au début du XIIe siècle, mais l’industrie du papier y semble déjà assez active.

Tous les corps de métiers qu’on vient, d’après Ibn ‘Abdun, de passer rapidement en revue, sont ainsi, si l’on met à part quelques détails typiques en ce qui concerne leur activité, sensiblement les mêmes que ceux auxquels al-Sakati s’est plus longuement arrêté, et que l’on devait retrouver dans toutes les villes de l’Occident musulman au moyen âge. Par contre, quelques indications sont plus nouvelles : elles s’appliquent surtout aux métiers de la rue, aux conteurs et diseurs de bonne aventure, aux tenanciers de bains, avec leurs masseurs, frotteurs et barbiers, aux médecins et aux apothicaires, aux musiciens, aux danseuses, aux filles publiques, les uns et les autres fournissant à Ibn ‘Abdun les éléments d’une sévère critique des mœurs relâchées de ses concitoyens.
Enfin, mais d’une façon trop brève à notre gré, quelques passages de l’écrit d’Ibn ‘Abdun se rapportent aux communautés juive et chrétienne de Séville à son époque. Il s’élève surtout contre les clercs qu’il accuse des pires vices, et qu’il voudrait voir obliges au mariage.

* * *

Tel est, rapidement esquissé, l’essentiel du contenu du petit ouvrage d’Ibn ‘Abdun, dont on va pouvoir maintenant aborder, dans leur désordre souvent déroutant, les pages si vivantes et si pittoresques, avec le secours d’un appareil de notes qu’on a volontairement réduit. Sans doute trouvera-t-on parfois trop théoriques maints de ses développements, un peu lassante, l’allure de diatribe qu’il donne à son écrit en condamnant sans relâche l’immoralité ou la malhonnêteté des gens de sa ville. Mais, autant pour les données positives qu’on trouve dans son traité sur les institutions et la vie commerçante de Séville au début du XIIe siècle, que pour les confirmations ou les enrichissements qu’il apporte au vocabulaire de l’arabe hispanique, il a paru, malgré les imprécisions ou les incertitudes qui n’ont parfois pu être résolues dans l’établissement de son texte, mériter d’être tiré de l’oubli dans lequel il est resté pendant huit siècles, et signalé non seulement à l’attention des historiens de l’Islam, mais aussi à celle des médiévistes et des hispanisants.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 28 avril 2008 20:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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