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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La révolution et le libéralisme. Essais de critique et d'histoire (1890)
Avant-propos.

Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Anatole Leroy-Beaulieu (1842-1912), La révolution et le libéralisme. Essais de critique et d'histoire. [• Le banquet du centenaire de 1789; • La Révolution et M. Taine; • Les mécomptes du libéralisme; • La Révolution et la séparation de l'Église et de l'État; • Nos hôtes de 1889] (1890). Paris: Librairie Hachette et cie., 1890, 344 pages. Une édition numérique réalisée grâce à la précieuse coopération de M. Roger Deer, ingénieur retraité et bénévole.

Avant-propos

La Révolution et le libéralisme, tel est le sujet des principaux essais réunis dans ce volume. Il en est peu qui prêtent à autant de discussions; la science historique, d’un côté, l’expérience de la politique, de l’autre, y ont jeté des lumières et, aussi, des ombres nouvelles. Ce sujet, dont aucun Français ne saurait se désintéresser, j’ai le sentiment de l’avoir traité d’une manière objective, cherchant à en découvrir les faces multiples, sans craindre, au besoin, de paraître me contredire. Qui veut saisir, dans leur complexité, les caractères et les causes des grandes révolutions sociales ou politiques doit souvent braver l’apparence de la contradiction. L’unité d’impression et de jugement risque de n’être obtenue qu’au moyen de la mutilation de la réalité vivante, partant aux dépens de la vérité. Cette difficulté, je l’ai vivement ressentie. C’est pour cela que, dans le Banquet du Centenaire de 1789, je me suis permis de faire discourir, sur la Révolution, des personnages de différente origine et de pays divers.

Chacun de ces discours, si opposés de points de vue, contient, à mon sens, une part de vrai; la vérité d’ensemble me paraît ressortir de ces portions de vérité.

En tête de ces pages, dédiées à mes élèves, je crois devoir placer une ou deux remarques. La Révolution française et le libéralisme français sont issus l’un de l’autre; et quoique, à certains égards, opposés d’esprit et de tempérament, ils se trouvent, bon gré, mal gré, mis en cause simultanément. Ce n’est pas seulement 1789 qui est discuté, attaqué, renié; c’est, avec la Révolution, le Libéralisme qui en avait recueilli l’héritage, et qui, en en répudiant les chimères et les violences, se flattait d’en corriger et d’en achever l’oeuvre.

Aux fils et aux petits-fils des hommes de 1830 et de 1789, ce siècle vieilli offre un spectacle attristant. À gauche comme à droite, dans les partis au pouvoir aussi bien que dans l’opposition, parmi les monarchistes non moins que parmi les républicains, les idées de liberté sont en discrédit. Ce phénomène, qui n’est pas nouveau chez nous, n’est pas particulier à la France; mais, nulle part. il n’est plus apparent. Démocrates ou conservateurs, la plupart des politiques ou des écrivains qui vantaient la liberté à la veille ou au lendemain de 1870 lui sont devenus infidèles; et cela, non seulement dans leurs actes ou leurs procédés, genre d’infidélité qui, tenant aux passions humaines, est de tous les temps; mais aussi dans leurs maximes, dans leurs théories, infidélité autrement grave, parce que plus désintéressée. De même qu’on a proclamé la banqueroute de la Révolution, beaucoup, autour de nous, sont enclins à dénoncer la faillite du Libéralisme.

Nous en avons, ici même, indiqué les mécomptes, et ces mécomptes, nous en avons montré les raisons, dans l’avènement de la Démocratie et dans les fautes du Libéralisme : dans son goût de l’abstraction, dans son optimisme bourgeois, dans sa présomption orgueilleuse, dans son dogmatisme poussé parfois jusqu’à l’esprit de secte, dans sa négligence ou son oubli des besoins moraux et matériels des masses.

Tandis que l’idée de liberté parait en déclin, prenant, aux yeux de beaucoup de jeunes gens, quelque chose de suranné et de vieillot, l’idée nationale, l’idée de patrie a conservé ou repris tout son prestige. Au culte démodé de la Liberté, intangible et trompeuse déesse, a succédé, pour nombre de Français, le culte de la France, religion plus positive, moins remuante et moins décevante. C’est par ce sentiment profond et sérieux que la jeunesse actuelle, la moins jeune peut-être qu’ait nourrie la terre de France, tend à s’élever au-dessus du lourd matérialisme et de l’empirisme sceptique qui menacent de prévaloir dans le domaine politique. Cela est à l’honneur de la jeunesse, et cela est pour le bien de la France; c’en serait assez pour ne désespérer ni de l’une ni de l’autre. Mais ce qu’elle ne semble pas sentir, cette jeunesse désabusée avant d’avoir vécu, c’est combien, de ce côté de la Révolution, l’amour de la France est difficile à séparer de l’amour de la liberté, aussi bien que de l’amour de l’humanité. Au dedans, non moins qu’au dehors, il est malaisé à un peuple de renoncer entièrement à ce que, durant un siècle, il a regardé comme sa vocation. Les peuples sont tenus par leur passé. Une nation, qui sur la scène du monde a joué les premiers rôles, n’est pas toujours maîtresse de changer de personnage. L’Europe aurait peine à comprendre une France systématiquement fermée à l’idéal que la France incarnait aux yeux des hommes. Il est des transformations qui risquent de ressembler à une abdication. Certes, il est périlleux de jouer au peuple Messie. Peut-être l’avons-nous trop fait à d’autres époques. Nous n’en avons plus le droit aujourd’hui; mais, sans prétendre à aucune sorte de propagande, sans avoir la naïveté de donner en modèle nos révolutions et nos institutions sans cesse remises en question, nous ne sommes pas contraints d’abjurer tout notre passé, de brûler tout ce qu’ont adoré nos pères et nos grands-pères, de renier tout ce que, à travers leurs illusions, il y a eu de noble et d’humain dans les efforts des trois ou quatre générations qui nous ont précédés.

Le grand tort de la Révolution, celui que, à la suite de M. Taine, nous reconnaissons tous aujourd’hui, c’est d’avoir fait table rase du passé, d’avoir rompu avec toute la tradition, d’avoir fait fi de la coutume et de l’histoire, d’avoir en un mot renversé et pour ainsi dire retourné les assises historiques de la France. Il n’est pas permis de couper en deux impunément la vie et la conscience d’un peuple. C’est par là surtout que la Révolution a été funeste. Sur ce point, les sévérités des critiques de 1789 ne sont que trop justifiées.

Pour légitime que soit la réaction historique et scientifique contre l’erreur de la Révolution, il nous faut prendre garde de refaire, inconsciemment, contre elle, la faute de la Révolution contre l’ancienne France. Que nous le déplorions avec les sages, ou que nous nous en félicitions avec les téméraires, la France moderne est issue de la Révolution. 1789 est une date que tous les mea culpa de nos contemporains ne sauraient biffer de notre histoire. Nous en sortons, nous en sommes nourris, nous en sommes imbus malgré nous. In ipsâ sumus et movemur, pourrions-nous dire de la Révolution. Elle a pénétré nos esprits, non moins que nos institutions. Elle fait corps avec la France moderne. Nous ne sommes pas maîtres de nous en délivrer à volonté. Elle est devenue, à son tour, la réa-lité vivante, le fait historique avec lequel il faut compter. Elle a, depuis cent ans, pris racines dans notre sol et dans notre peuple; l’en arracher exigerait une révolution plus violente que celle de 1789, car ses racines sont encore en pleine sève.

De même, le plus grave et le plus juste reproche adressé à ce que la France a longtemps vénéré sous le nom de “ principes de 1789 ”, c’est leur nature abs-traite; c’est que, étant spéculatifs, ils sont vagues et indéfinis; c’est qu’ils sont empruntés à la raison rai-sonnante, maîtresse de disputes et de discordes, et non à l’histoire et à la tradition; c’est qu’ils visaient plutôt l’homme en général, vide et creuse abstraction, sortie du cerveau des philosophes , que le Français du XVIII° siècle. Tel est, encore une fois, notre grand grief contre cet Évangile de 1789 que nos pères ne nous eussent pas permis de blasphémer; c’est le premier qu’on relève dans tous les ouvrages suggérés par la célébration du Centenaire (note 1). Mais, ne nous y trompons point, le reproche vaut moins pour le présent que pour le passé. Les droits de l’homme de 1789 sont, en dépit de leur incohérence, devenus les droits des Français du XIX° siècle; et, quelque démenti que semblent leur donner les modernes théories scientifiques, il y a bien à parier qu’ils resteront les droits des Français du XX° siècle. On pourrait même dire qu’ils sont en train de devenir les droits de tous les “ civilisés ” des deux mondes. Qu’ils s’acclimatent ou non en dehors de leur patrie d’origine (et, à bien parler, leur patrie est l’Europe autant que la France), ils ont, en France, cessé d’être purement spéculatifs; ils sont devenus, à bien des égards, un droit positif; un droit national, on pour-rait même dire un droit traditionnel et héréditaire. Ils sont, pour nous, ce que les Anglais appellent un birth-right, un droit de naissance, que nous possédons par héritage, que nos ancêtres ont conquis, que nos pères nous ont transmis. Ils nous ont, depuis cent ans, été reconnus par des chartes authentiques; républiques ou monarchies, tous nos gouvernements, les ont sanctionnés en principe; ils n’ont osé les violer qu’en s’en couvrant; s’ils les ont plus d’une fois tournés, ils n’ont jamais osé les attaquer de face. Cela est si vrai que nul ne saurait dire des Français du XIX° siècle, comme de nos aïeux du siècle précédent, que les Français sont un peuple sans droits; et ces droits des Français, leurs défenseurs peuvent, pour les maintenir, s’appuyer sur le passé, sur l’histoire. Nous pouvons en discuter les limites; ils n’en sont pas moins acquis. Les plus essentiels, la liberté religieuse, la liberté civile, l’égalité devant la loi, le libre accès aux emplois publics, le libre vote de l’impôt ne sont plus contestés de personne. Ce ne sont là ni des abstractions ni des utopies. Cela est entré dans nos moeurs, aussi bien que dans nos codes. Et tout cela, pour le peuple, est le bienfait de la Révolution; tout cela, pour les masses, découle des principes de 1789, et, sur ce point, l’histoire est contrainte de respecter la croyance populaire.

Il y a, nous le savons, autre chose dans les droits de l’homme de 1789; il y a des formules vagues, indéfinies, telles que la souveraineté du peuple, qui prêtent à des revendications chimériques et appellent de nouvelles révolutions. En dehors des droits positifs, aujourd’hui reconnus aux individus ou à la nation, il reste un ferment abstrait qui continue à travailler les peuples.

C’est là le mal, et c’est là le danger. Il a été reconnu, dès longtemps, par les spectateurs, parfois même par les acteurs de la Révolution. C’est pour cela qu’en 1789 plusieurs des Constituants répugnaient à la déclaration des droits de l’homme. “ La déclaration des droits de 1789, a écrit Mme de Staël (note 2), renfermait ce qu’il y avait de meilleur dans celles d’Angleterre et d’Amérique; mais peut-être aurait-il mieux valu s’en tenir à ce qui, d’une part, n’est pas contestable, et, de l’autre, ne saurait être susceptible d’aucune interprétation dangereuse. Les distinctions sociales, on n’en saurait douter, ne peuvent avoir d’autre but que l’utilité de tous; les pouvoirs politiques émanent tous de l’intérêt du peuple; les hommes naissent et demeurent libres et égaux devant la loi; mais il y a bien de l’espace pour des sophismes dans un champ aussi vaste. ” Les principes de 1789 n’ont peut-être jamais été jugés avec autant de justice, parce que, en de pareilles causes, la justice et la vérité sont dans la mesure. Nous avons beau recommencer, à chaque génération, le procès de la Révolution, appeler comme témoins, pour nous aider à la juger, l’histoire, la philosophie, les sciences naturelles, l’expérience politique, nous sommes, tout comme nos pères, contraints, vis-à-vis d’elle, à des distinctions. Ne pouvant répudier le legs de 1789, il nous faut chercher à séparer ce qu’il y a de réalisable et ce qu’il y a de chimérique dans ce lourd héritage.

C’est là, pour longtemps, la tâche de la France et de la société moderne. Elle ne peut se constituer en dehors de la Révolution; et elle ne peut trouver de constitution stable qu’en mettant une limite aux revendications illimitées de la Révolution. À cet égard, le XIX° siècle près de sa fin n’est guère plus avancé qu’il ne l’était à ses débuts. À une centaine d’années de distance, la France et la société moderne se retrouvent en face du même problème qu’au sortir de la Révolution. La solution en semble même plus difficile aujourd’hui que toutes les données en sont mieux connues, et que, derrière les questions politiques, ont surgi les questions sociales.

Y a-t-il une solution ? Pour y atteindre, nous sentons que tontes les combinaisons politiques et économiques sont insuffisantes; il y faut autre chose : la restauration dans les âmes de l’idée morale, le rétablissement de la notion du devoir à côté de la notion du droit.

Notes:

(Note 1) Voir par exemple le Centenaire de 1789 de M. Goumy et les Principes de 1789 de M. Ferneuil.
(Note 2) Considérations sur la Révolution française, partie II, chap. III.

Retour au texte de l'auteur: Anatole Leroy-Beaulieu Dernière mise à jour de cette page le dimanche 5 novembre 2023 9:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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