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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Emmanuel Leroux, “Le sens de la liberté humaine.” Un article publié dans Bulletin de la Société française de Philosophie, n° 1, janvier-février 1938 (XXXVIIIe année), pp. 1-40. Une édition numérique de Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais).

Emmanuel LEROUX 

« LE SENS DE LA LIBERTÉ HUMAINE » 

Bulletin de la Société française de Philosophie

 

Séance du 29 janvier 1938. 

 

M. Emmanuel Leroux présente à la Société française de Philosophie les notes suivantes : 

Deux acceptions fondamentales de la liberté considérée comme un pouvoir inhérent à la nature humaine : liberté morale, libre arbitre. Discrédit actuel de cette dernière notion ; mais cette défaveur est-elle expression de la vie spirituelle, ou simple trait de mentalité ? 

I. — Double fait enseigné par l’histoire de la philosophie :

 

1° Répugnance instinctive de la pensée à admettre la notion du libre arbitre. Arguments imposants formulés contre cette conception au nom : a. des exigences de la raison (principe de causalité) ; b. d’une interprétation plus fidèle de la vie intérieure (Bergson, Nabert ; cf. Jaspers).
 
2° Réapparition involontaire de cette notion chez les penseurs qui ont prétendu l’éliminer : en particulier Spinoza (voir Revue Philosophique, septembre l924), mais aussi les Stoïciens, Leibniz, Kant, Bergson, Brunschvicg. 

N’y aurait-il pas là une réalité s’imposant même à la volonté de croire inverse de penseurs vigoureux ?

 

II. — Cependant, la notion du libre arbitre n’exprime pas un fait directement saisissable dans l’expérience (cf. Lequier). Elle ne nous paraît ni nécessaire pour justifier la distinction du vrai et du faux (malgré Lequier et Renouvier), ni même indispensable pour fonder la possibilité de tout progrès spirituel. Mais seule elle donne une interprétation satisfaisante de cette grande expérience humaine : sentiment de la lutte intérieure. Pure fantasmagorie si nous ne pouvons pas réellement opter entre des alternatives dont aucune ne s’impose ! 

III. — Discussion des critiques précitées : a. Négations ou postulats arbitraires se mêlent à des analyses admirables chez Bergson et chez Nabert. 

b. L’acte libre peut-il être indéterminé sans être fortuit ou arbitraire ? Oui, à condition d’admettre en nous l’existence de deux ordres de « raisons » ou de principes d’action hétérogènes, irréductibles, sans commune mesure. Ainsi nous n’agissons jamais « sans raison », et, cependant, notre action n’est pas déterminée nécessairement par cette raison ; aucune considération n’est par elle-même absolument décisive. En présence de cette incertitude persistante, le moi est invité à opter en risquant. 

IV. — Donc une conception de la liberté apte à fournir une expression adéquate de l’activité humaine exige à la fois le rejet du déterminisme et le rejet du monisme psychologique. Implication mutuelle de l’indéterminisme et du dualisme, souvent méconnue (cf. Platon, Kant, Durkheim, Lalande). Interprétations diverses de ce dualisme intérieur à évaluer par une consultation plus intime de l’expérience humaine ; mais intérêt à s’accorder d’abord sur cette hase, et portée pratique du problème.
 

 

COMPTE RENDU DE LA SÉANCE 

 

 

M. E. Leroux. — Au moment où j’ai l’honneur de parler pour la première fois devant la Société Française de Philosophie, ma première pensée ne peut aller qu’à celui qui m’a appelé ici. Vous le connaissez presque tous, il nous a quittés il y a plusieurs années : c’est le cher, le vénéré, l’inoubliable Xavier Léon. Je relisais tout dernièrement une lettre où il me rappelait la demande qu’il m’avait faite de parler ici. Je regrette d’avoir répondu trop tard à cet appel, de sorte qu’il n’est pas là pour m’écouter. 

Et je ne puis pas, non plus, ne pas associer à sa mémoire celle des maîtres et des amis qui nous ont quittés, depuis Frédéric Rauh jusqu’à Delacroix, en passant par Victor Delbos, Durkheim, Émile Boutroux, le Père Laberthonnière, Élie Halévy. Parmi ceux qui vivent, j’éprouve le regret aussi de certaines absentes, en particulier celle de M. Lalande, qui enseigne en Égypte actuellement. 

Néanmoins, il n’y a pas que des absents. Parmi ceux qui sont ici, je suis heureux d’avoir pour Président celui qui pouvait à coup sûr représenter le plus complètement Xavier Léon puisqu’il a été de longue date son ami intime, celui aussi qui fut mon maître. Je ne veux rien dire de M. Brunschvicg, sinon ceci : il y a longtemps, lorsque j’étais en « rhétorique supérieure », parmi les arguments par lesquels il essayait de montrer que l’intelligence n’était pas une puissance incompréhensive de la vie, il y a un argument qu’il n’a jamais présenté lui-même, mais qui est toujours resté présent à mon esprit : c’est son propre enseignement. 

J’aborde maintenant le sujet. Je m’excuse d’avoir pris un thème qui a déjà été abordé ici deux fois : une fois expressément par M. Brunschvicg lui-même analysant La notion de liberté morale, une seconde fois implicitement par Durkheim, dans sa communication sur Le sentiment religieux et le problème de la dualité humaine. J’aurais pu choisir un autre sujet. Je dirai presque que j’ai pris volontairement, de ceux auxquels je pensais, le plus banal, je veux dire celui où ma réflexion personnelle avait le plus de chances de rencontrer celle d’autres esprits, celui qui m’a paru le plus favorable à des échanges effectifs de vues entre différents chercheurs. Ne devons-nous pas, en effet, tendre à continuer ici la grande tradition du dialogue socratico-platonicien ? 

Le problème de la liberté humaine peut être abordé de bien des façons. Je vais vous indiquer celles que je n’ai pas prises. 

À l’heure actuelle il est particulièrement attrayant de poser ce problème à propos des conceptions de la physique nouvelle, et de tâcher d’élucider ce singulier principe d’indétermination dont on parle tant. Mais je laisserai complètement de côté cette controverse difficile, à la fois parce que je ne me sens pas la compétence nécessaire, et parce que ceci nécessiterait tout un développement consacré à cette question unique. 

Un autre biais pour aborder le problème, c’est l’étude de la vie psychologique. Ne sont-ce pas, en effet, des expériences psychologiques que la notion de la liberté condense, ou interprète ? C’est probablement là l’essentiel. Mais il était assez difficile d’atteindre directement ces expériences ; en sorte que je prendrai un biais, à, certains égards, indirect : je partirai de cette espèce de vaste expérience que constitue l’histoire de la philosophie, plus particulièrement l’histoire de la philosophie occidentale. Je n’en dégagerai que quelques caractères tout à fait limités, sous peine de me perdre dans des détails qui nous entraîneraient beaucoup trop loin. Voici ce qui me paraît en ressortir. 

Le terme de liberté a été employé dans des sens très différents mais qui peuvent tout de même se ramener à un certain nombre d’acceptions définies. Sous ce nom, on a désigné tantôt un certain idéal, plus ou moins rarement réalisé, tantôt un certain pouvoir inhérent à la nature de l’homme. La liberté idéal et la liberté pouvoir sont deux choses tout à fait différentes. La liberté idéal, ce sera par exemple la liberté du sage stoïcien ou spinoziste, l’état de l’homme affranchi des contraintes internes, des passions ou des opinions fausses, dirigé par la seule raison. Quant à la liberté pouvoir, elle peut être entendue elle-même en différents sens. Les deux principaux me semblent être : 

1° L’aptitude que possède l’homme, du fait qu’il est doué d’intelligence, à modifier sa conduite en raison des idées qu’il acquiert. C’est ce que je proposerais d’appeler la liberté morale. C’est assez voisin de ce que Schopenhauer appelait la liberté intellectuelle.
 
2° Le pouvoir d’agir sans être déterminé par des causes même intérieures, même intellectuelles ; le pouvoir d’opter entre des possibles dont aucun ne s’impose nécessairement. Tel est le sens auquel on a traditionnellement apposé l’expression libre arbitre. 

À l’heure actuelle, la notion de libre arbitre semble assez discréditée. On peut dire que depuis assez longtemps la réfutation du libre arbitre est un exercice fréquent chez les philosophes : on dirait presque un jeu d’escrime intellectuel par quoi l’on se montre digne d’entrer dans la corporation. Mais je crois qu’on doit ne pas se laisser impressionner par le discrédit d’une notion. Ce discrédit n’est pas par lui-même significatif quant à ce qui concerne la valeur de cette notion, et j’introduirai ici une distinction heureuse qu’a employée M. Jean Guitton[1] : il s’agit de savoir si un discrédit de ce genre est une expression de la vie spirituelle, ou si c’est un simple fait de mentalité. L’histoire de la philosophie peut-elle, dans une certaine mesure, nous éclairer sur ce point ? 

Je crois qu’il ressort de cette histoire un double fait : d’un côté, la pensée philosophique paraît répugner d’instinct à la notion du libre arbitre, tendre à s’en débarrasser, et, d’autre part, alors même qu’elle fait effort pour la rejeter, il semble qu’elle n’arrive pas à s’en passer, si du moins elle veut interpréter l’activité humaine dans toute sa profondeur. Voilà la thèse que je vous ai indiquée dans mon résumé, et que je vais essayer de justifier, mais de façon très sommaire et nécessairement incomplète. 

Il est facile de constater la rareté relative des partisans déterminés et cohérents du libre arbitre. Ils sont peu nombreux, moins nombreux que ses adversaires dans la philosophie occidentale. Je n’insisterai pas sur ce fait remarquable, et j’arrive tout de suite aux arguments, si nombreux, si importants, si imposants, qui ont été énoncés contre la notion du libre arbitre tel que je viens de le définir. 

Il y en a de deux sortes. Les plus célèbres et les plus anciens se tirent des exigences de la raison. Vous connaissez ces arguments qu’on trouve aussi bien chez Leibniz que chez Spinoza : la raison réclame l’intelligibilité ; elle exige que nous rattachions tous les événements à des causes ; or, une cause véritable est celle qui détermine nécessairement son effet. Cette exigence ne vaut pas seulement pour le monde physique, mais pour le monde moral ; dès lors, dans le monde moral aussi, chaque événement doit être déterminé par une cause définie, et, s’il en est ainsi, la liberté ne saurait être admise qu’au sens de liberté morale et non pas au sens de libre arbitre. 

Ceci est bien connu. Mais vous savez que les adversaires du libre arbitre se sont retrouvés d’un autre côté. On a écarté le libre arbitre — à vrai dire d’une façon moins catégorique, mais enfin on l’a écarté — en s’appuyant sur la description même de la vie intérieure. On a soutenu que cette notion ne répondait pas à la nature intime de cette vie. Je fais surtout allusion à la critique de M. Bergson. M. Bergson s’en est pris surtout au déterminisme, en apparence, dans son Essai sur les Données immédiates ; il en a fait une critique profonde, et, je crois, à bien des égards définitive, montrant quelles déformations de la vie intérieure il comportait. Mais M. Bergson n’en écarte pas moins, en fin de compte, la conception du libre arbitre en tant qu’elle prétend caractériser la liberté par une égale possibilité de deux actions contraires. Vous vous rappelez ce passage curieux de l’Essai, où il montre les raisons de l’écarter (p. 134-140) : la représentation d’un moi indifférent, hésitant entre deux voies contraires, repose d’après lui sur une symbolisation géométrique de la vie psychologique, et qui fausse celle-ci. En réalité il n’y a pas deux partis inertes ni deux tendances immobiles ; il y a l’activité continue d’un moi où l’on peut discerner, dit-il, seulement « par un effort d’imagination » ou « par abstraction », deux directions opposées. Et, d’ailleurs, si l’on adopte le symbolisme géométrique, il faut le pousser jusqu’au bout et, par conséquent, représenter par ce symbolisme non seulement les deux directions, mais aussi le fait que le moi finalement adopte telle direction et non telle autre ; moins donc d’ignorer l’une des données du problème ou donne raison au déterminisme, mais le problème était mal posé puisque sa formulation impliquait l’équivalence d’une figure spatiale à la durée réelle. Dès qu’on renonce à l’idée de cette équivalence, on n’a plus qu’à se demander si l’acte accompli aurait pu ne pas être. M. Bergson va jusqu’à déclarer (p. 167) que toute définition de la liberté donnera raison au déterminisme. Il n’en introduit d’ailleurs pas moins, pour son compte, une conception qui prétend se distinguer des deux thèses traditionnellement opposées : l’acte libre est celui qui émane de la personnalité tout entière (v. p. 131-132, 167). 

Plus récemment, M. Nabert, dans un ouvrage plein d’analyses subtiles sur L’Expérience intérieure de la Liberté, a soumis le sentiment du libre arbitre à une critique qui tente de montrer, en particulier, que ce sentiment se produit à la suite d’une « dissociation » des éléments de notre activité qui témoigne d’un certain affaiblissement de celle-ci. Il fait remarquer que ce sentiment est presque inconnu de volontés vigoureuses, et il en conclut qu’il faudrait chercher dans une tout autre direction la véritable « expérience de la liberté ». 

Je rapprocherai encore de ces auteurs ce que j’entrevois chez Jaspers. Ce penseur commence par insister avec force sur la réalité fondamentale du choix, et puis il refuse de faire du choix une option entre des possibles pour le ramener, me semble-t-il, à une sorte de position première du moi. Pour Jaspers, écrit M. Wahl : « Il n’y a jamais devant moi, en tant qu’existantes, deux voies que je pourrais reconnaître et entre lesquelles je choisirais. Se représenter ainsi les choses, c’est faire tomber dans la sphère de l’objectivité ankylosée ce qui est vie existentielle[2]. » 

Voilà les puissants arguments qu’on invoque contre le libre arbitre. 

Mais, en face de ces arguments, je signale le fait que j’ai indiqué, un fait vraiment remarquable et généralement négligé les penseurs qui ont voulu éliminer la notion du libre arbitre, très souvent l’ont réintroduite à leur insu et comme contre leur volonté. C’est une thèse que j’ai essayé de démontrer dans le cas, qui me paraît crucial, de Spinoza : aucun penseur n’a voulu plus nettement établir la thèse déterministe que Spinoza, aucun n’en a conçu de façon plus rigoureuse toutes les conséquences ; néanmoins, en étudiant l’Ethique, j’ai été tout à coup frappé de ce fait : au cinquième livre, on voit réapparaître sous une certaine forme la notion de liberté indéterminée. C’est ce que j’ai essayé de démontrer dans un article publié dans la Revue philosophique de septembre 1934. Je ne puis entrer dans le détail de cette démonstration. Je vous signalerai seulement qu’on pourrait tenter une démonstration analogue sur d’autres défenseurs de la thèse déterministe. Pour les Stoïciens, la thèse a été, déjà, soutenue par Brochard qui suivait ici les traces de Carnéade[3]. Chez Leibniz, un des déterministes les plus résolus qui aient jamais existé, on voit intervenir une notion de « bonne volonté » qui me paraît en désaccord avec le système. Si nous passons à Kant, ce penseur a fortement senti que la liberté vraie devait être une liberté de choix ; mais en même temps, parce qu’il concevait le monde des phénomènes comme régi par un déterminisme rigoureux, il a relégué cette liberté dans l’intemporel. Mais, en réalité, il n’a pas maintenu rigidement cette interprétation. En effet, on trouve chez lui une déclaration comme celle-ci : « Satisfaire au commandement catégorique de la moralité est au pouvoir de chacun en tout temps[4] ». Comment serait-ce possible si la liberté n’existait absolument pas dans le monde phénoménal ? De même, dans son ouvrage sur La Religion dans les limites de la Raison, il présente la nature humaine comme viciée par ce qu’il appelle un « mal radical », et il soutient que l’on doit s’en libérer par « une conversion » radicale. Or, cette conversion radicale, Kant la présente elle-même comme intemporelle. À prendre la chose au pied de la lettre, à coup sûr c’est contradictoire, ainsi que l’a remarqué M. Brunschvicg. Mais la question est de savoir s’il faut prendre la chose au pied de la lettre. Or, comme l’a justement signalé Delbos dans la séance de la Société de janvier 1905, Kant a conçu de plus en plus le monde intelligible comme immanent à notre vie, réalisable par notre volonté, en sorte que la conversion se produit en réalité non pas, sans doute, dans le temps que considère la connaissance scientifique, mais peut-être dans une certaine espèce de durée. Une fois de plus, au sein d’une théorie qui se voulait déterministe, le libre arbitre reparaît. 

Chez M. Bergson lui-même il serait intéressant de montrer les retours du libre arbitre. Je l’avais signalé à la fin de mon article[5], et j’ai aperçu la même remarque à la fin de l’importante étude de M. Laporte sur Le Libre Arbitre et l’Attention selon Saint Thomas[6]. Je vous citerai un passage de l’Évolution créatrice (p. 105) où M. Bergson, après avoir déclaré que « la vie est, avant tout, une tendance à agir sur la matière brute », ajoute « Cette action présente toujours, à un degré plus ou moins élevé, le caractère de la contingence ; elle implique tout au moins un rudiment de choix ». Et il n’hésite pas à préciser : « Un choix suppose la représentation anticipée de plusieurs actions possibles ». Un partisan du libre arbitre s’exprimerait-il autrement ? 

Enfin, bien que M. Brunschvicg ait soutenu la thèse de la liberté morale ; il me semble admettre à certains moments une option entre deux façons de prendre les choses qui ne se distingue guère du libre arbitre ; dans Le Progrès de la Conscience, par exemple, il écrit qu’ « il existe deux manières d’agir radicalement contraires : l’une, où ce qui vient, soit du dehors, soit du passé, se prolonge par l’inertie de l’impulsion ou de la suggestion sociale ; l’autre, où l’autonomie de la réflexion vient apporter à l’être raisonnable la liberté de son propre avenir » (t. I, p. 19). 

Ce double fait que nous manifeste l’histoire de la philosophie, ou plutôt ces deux séries de faits contrastantes suggèrent au moins l’idée que la notion du libre arbitre pourrait bien recouvrir une réalité fondamentale qui s’impose même à la volonté de croire adverse de penseur vigoureux. 

Mais il s’agit de reprendre le problème, de se demander : cette notion, qui est antipathique à la pensée logicienne, avons-nous des raisons positives et décisives de l’adopter ? 

L’on a quelquefois dit qu’elle s’imposait en vertu d’une expérience directe. Je crois que ce n’est pas exact. Il est fâcheux qu’on n’ait pas tenu compte plus complètement de la démonstration qui a été accomplie sur ce point par Lequier. Ce partisan passionné du libre arbitre a soutenu et montré qu’il n’est pas possible d’en faire l’expérience[7]. Dois-je vous rappeler l’essentiel de cette démonstration ? Il se demande expressément si je peux faire « l’expérience interne d’un acte de liberté ». Il répond négativement ; en effet, la seule donnée du sentiment intérieur c’est que je ne sens pas ma volonté contrainte ; puis-je en conclure que ma volonté n’obéit à aucune nécessité ? En aucune façon. Rien ne prouve qu’il ne s’exerce pas sur elle une nécessité que je n’aperçois pas. Aucun sentiment immédiat, conclut-il, ne saurait me donner l’expérience « actuelle et précise » de la liberté. 

Outre cette raison, je crois qu’il faut admettre que le libre arbitre ne saurait être qu’un objet de croyance. Mais alors, quels titres cette croyance peut-elle faire valoir ? 

Je n’admets guère certains des arguments donnés par Lequier et Renouvier ; je ne crois pas qu’elle soit indispensable pour fonder la distinction du vrai et du faux, non moins que celle du mal et du bien. Un pareil argument me paraît impliquer une confusion entre le problème de l’origine et celui de la valeur. Pour être nécessairement produites, des pensées et des actions n’en peuvent pas moins être qualifiées de façon inégale en raison de leurs résultats. Je crois que Taine avait raison de se défendre et de répliquer à ses adversaires qu’en déclarant la vertu et le vice « aussi nécessaires que le sucre et le vitriol », il n’établissait aucune égalité de valeur entre ces deux produits du monde moral. 

De même je dirai encore que la croyance au libre arbitre n’est pas absolument nécessaire pour fonder la possibilité de toute espèce de progrès spirituel. Un certain progrès de cette nature peut s’opérer spontanément, en vertu de ce pouvoir des idées qu’implique la simple conception de la liberté morale, ainsi que l’a montré M. Brunschvicg dans sa communication à la Société Française de Philosophie du 26 janvier 1903. Seulement, la question reste de savoir si cette conception suffit à rendre raison de tous les faits, ou si certains d’entre eux n’exigeraient pas une interprétation différente. Or, c’est en effet ce qui semble se produire. La notion du libre arbitre est la seule qui donne un sens plein à ce que j’appellerai notre sentiment de la lutte intérieure et de l’effort moral. Nous avons quelquefois le sentiment qu’il se joue en nous une tragédie spirituelle qui comporte des victoires, des défaillances, des défaites, des conflits de forces d’issue incertaine, parfois, comme dit James, le sentiment « d’aller dans le sens de la plus grande résistance ». Il y a là une grande expérience humaine qui serait, semble-t-il, purement illusoire si, à chaque moment, nos actes étaient nécessairement ce qu’ils sont. Si cette expérience a un sens, c’est que nous ne pouvons réellement opter entre des alternatives dont aucune ne s’impose. 

De cette expérience les expressions les plus fameuses se rencontrent sans doute dans la littérature chrétienne. Mais ce n’est pas, je crois, une expérience spécifiquement chrétienne. L’on en trouverait des expressions dans d’autres domaines, par exemple, dans la littérature antique, témoin le célèbre passage où la Médée d’Euripide, avant de tuer ses enfants, déclare : « Je sais bien quel mal je vais faire, mais ma passion est plus forte que ma volonté » (Médée, vers 1078-1079). Mais, surtout, je ne crois pas que ce sentiment de lutte intérieure puisse être exprimé avec une énergie plus lumineuse que dans le passage du Phèdre, où Platon nous dépeint le cocher de l’âme tiraillé entre ses deux chevaux, au plus fort des perplexités de la vie amoureuse. 

Notons, d’ailleurs, que cette conception du libre arbitre paraît s’accorder mieux que toute autre avec les analyses des psychologues les plus pénétrants. Rappelez-vous la description de William James sur ce point, sa distinction des cinq types de décision[8]. D’après lui, le type le plus caractéristique implique le sentiment que nous inclinons la balance par un acte de notre volonté. Dans ce cas, dit-il, on a l’impression qu’on « s’enfonce une épine dans la chair ». Rappelez-vous encore ce qu’a dit M. Claparède dans ses pages si denses sur La Définition de la Volonté au Congrès philosophique de Naples. Il insiste sur le fait que, dans tous les cas où il y a proprement volonté, il y a conflit entre des fins. « Tout acte de volonté, dit-il, est un drame, petit ou grand, qui consiste dans le sacrifice d’un désir sur l’autel d’un autre désir[9]. » 

Voilà donc la raison que nous pouvons avoir d’adopter la conception du libre arbitre. Il s’agit maintenant de savoir si nous pouvons répondre aux arguments précités qui paraissaient singulièrement graves. Il ne suffit pas qu’il y ait des raisons pour, il faut que les raisons contre ne soient pas décisives. 

La critique de M. Nabert est si complexe et si subtile que je ne peux la discuter dans le détail ; mais il est un point que je crois devoir signaler, c’est qu’elle ne tient pas compte de la vérité démontrée par Lequier : le libre arbitre ne se saisit pas nécessairement dans une expérience directe. La critique de M. Nabert paraît postuler à tort que la réalité du libre arbitre se mesure à la conscience immédiate que nous en avons. 

Je voudrais revenir un peu plus sur la thèse de M. Bergson. Ici nous nous trouvons en présence d’analyses admirables, mais qui sont orientées vers une conclusion négative par un postulat qui n’est pas, je crois, nécessairement lié à ces analyses. Il me paraît un peu étrange de faire passer pour un symbolisme factice la représentation anticipée des différentes voies dans lesquelles notre activité peut s’engager. Est-ce qu’une décision sérieuse n’implique pas justement la claire conscience de ces possibilités rivales ? Bien entendu on aurait tort de se représenter les tendances antagonistes comme immobiles ou comme existant en dehors du moi. Mais n’est ce pas un fait, non une construction intellectuelle, que le moi sent parfois en lui-même cet antagonisme de la façon la plus vive, avec la conscience qu’il dépend de lui d’appuyer soit dans une direction, soit dans une autre ? En définitive, je me demande si M. Bergson n’a pas surtout décrit d’une façon admirable un certain type d’évolution psychologique qui comporte à la fois une parfaite continuité et des nouveautés incessantes. Ne serait-ce pas la peinture encore plus d’un idéal que d’une réalité ? Ce n’est plus l’idéal rationaliste du sage, c’est l’idéal, que l’on peut appeler romantique, de la personnalité profonde et vivante. Mais comment se réalise cette forme de vie supérieure ? La question subsiste, et sur ce point capital la réponse de M. Bergson me semble légèrement équivoque. Tantôt il caractérise le progrès psychique comme une espèce d’évolution organique dont la spontanéité, pour être originale et souple, n’en semble pas moins obéir à quelque espèce de déterminisme secret (voir pp. 131, 134), et tantôt il fait appel à des considérations qui paraissent réintroduire dans sa plénitude l’idée d’un choix libre entre deux formes de vie ; mise en œuvre de la personnalité entière, abandon au mécanisme (voir pp. 129, 160-161, 177). Ainsi l’alternative traditionnelle n’est peut-être pas aussi complètement surmontée que M. Bergson l’assure. 

Cette critique minime n’enlève rien à l’importance capitale des vérités que M. Bergson nous a fait saisir à ce sujet. 

Quant à la critique qu’on peut appeler rationaliste, elle conduit à poser le problème fondamental dans les termes que voici. L’acte libre peut-il être réellement contingent, indéterminé, c’est-à-dire non produit nécessairement par quelque cause, sans être cependant fortuit ou arbitraire, c’est-à-dire dépourvu de raison ou de motivation intérieure ? Je crois qu’on peut répondre oui, il est possible de concevoir le libre arbitre comme contingent et non fortuit. Mais, pour faire place à cette conception, il faut admettre qu’il existe en nous deux ordres de « raisons » ou de principes d’action hétérogènes, irréductibles, ne comportant pas de commune mesure, et que chacun de nous peut, au moins à quelques instants de sa vie, peut-être à tous, prendre une attitude plus favorable soit à l’un, soit à l’autre de ces ordres, appuyer dans un sens ou dans l’autre. S’il en est ainsi, en effet, nous n’agissons jamais « sans raison » ; il y a des raisons à chacun de nos actes, et cependant notre action n’est pas nécessairement déterminée par cotte raison, et nous ne sommes pas toujours tout ce que nous pourrions être. Il y a des raisons précises en faveur de chaque alternative ; mais, en fait, aucun groupe de raisons n’apparaît par lui-même absolument décisif. En présence de cette incertitude persistante, seul le moi peut trancher le nœud gordien. Il est invité à opter en risquant. 

Mais on pourrait dire : pourquoi ne poserait-on pas simplement une pluralité de tendances entre laquelle on choisit ? Il y a peut-être des cas où cette interprétation pourrait se soutenir. Mais il y en a d’autres où se manifestent des caractères qui impliquent plutôt dualité que pluralité. Je fais allusion à des sentiments comme la fierté ou le remords, le sens d’une certaine hiérarchie de nos fins, ou encore les sentiments d’admiration ou de mépris pour d’autres, qui se distinguent de réactions de nature étroitement utilitaire, et qui s’adressent au degré de noblesse ou de bassesse intrinsèquement considéré. Bref, ici interviennent des différences de valeur. Il est remarquable de voir Claparède, d’un point de vue purement psychologique, introduire expressément cette considération dans sa définition de la volonté : celle-ci, conclut-il, « est le processus qui résout un problème de fins par la victoire des tendances supérieures ». 

Sans doute, il n’en reste pas moins que, dans certaines de nos délibérations, quelquefois les plus dramatiques, les plus angoissées, nous ignorons de quel côté se trouve le plus grand bien, et c’est cette ignorance même que nous cherchons à faire cesser. Nous n’avons pas le sentiment d’être tiraillés entre l’attrait du bien et celui du mal ; bien au contraire, nous souhaiterions que l’alternative fût aussi simple ; il semble que notre choix en serait grandement facilité. Ce qui nous coûte, c’est d’avoir à opter dans les ténèbres. Cela est certain, mais l’on peut dire que la dualité se retrouve ici sous une autre forme. Nous avons le choix entre une hésitation indéfinie vers laquelle nous inclinerait la paresse du vouloir, et un acte de décision requérant une énergie particulièrement forte chez ceux qui se représentent clairement les attraits des différents possibles. Le vrai bien, dans certains cas, n’est autre que la décision même. 

Voyez à quoi revient la thèse ici présentée. Elle revient à dire qu’une conception de la liberté apte à fournir une interprétation intégrale de la vie humaine implique à la fois rejet du déterminisme et rejet du monisme psychologique. « Une conception de la liberté apte à fournir une interprétation intégrale de la vie humaine » : vous voyez que, dans un sens, je considère la croyance à la liberté comme une croyance justifiée par la valeur de ses conséquences, mais qu’il s’agit essentiellement de leur valeur intellectuelle : je m’écarte sur ce point de Renouvier et de James, et je présente la conception du libre arbitre comme l’interprétation qui paraît la mieux adaptée à la nature du fait à expliquer. Or, cette conception implique à la fois, ai-je dit, rejet du déterminisme et rejet du monisme psychologique. C’est un point sur lequel j’insiste, parce qu’il me semble qu’entre ces deux aspects il y a un lien qui n’a jamais été mis en pleine lumière : le rapport entre dualisme et indéterminisme. J’en vois une preuve dans ce fait assez curieux que maints penseurs ont insisté sur le dualisme de la nature humaine sans aboutir cependant à une conception expresse du libre arbitre. Le libre arbitre, dans l’antiquité, a été formulé, en termes étonnamment précis, déjà par Aristote. Mais ce n’est pas chez Aristote que se trouve le fondement moral le plus fort en faveur de cette thèse-là. C’est chez Platon, dont certains dialogues expriment une conception intensément dualiste de la nature humaine : j’ai déjà cité le Phèdre, je pourrais y adjoindre le Gorgias. De même, je rencontre un dualisme accentué sans adhésion à l’indéterminisme chez Kant, chez Durkheim, et encore chez M. Lalande, qui a tant insisté sur la dualité de la nature humaine et qui ne me paraît pas du tout avoir adhéré à la thèse du libre arbitre. Et, pourtant, les deux choses me paraissent liées. Si notre vie est influencée par deux ordres de considérations opposés et hétérogènes, le fait que nous accordons une préférence à l’un ou à l’autre d’entre eux à tel moment ne s’explique manifestement ni par l’un ni par l’autre, mais atteste une intervention libre du moi souverain. Ainsi dualisme et indéterminisme paraissent s’impliquer mutuellement. Il y avait là une liaison d’idées méconnue qu’il me paraissait intéressant de dégager. 

Il va sans dire que la nature de ce dualisme intérieur demanderait à être précisée. Et ici, nous nous trouvons en présence d’interprétations multiples. Sans prétendre en ce moment les approfondir toutes, je vous signalerai que certaines d’entre elles me paraissent manifestement insuffisantes : en particulier, celle qui ramène ce dualisme à celui de l’individuel et du social ; c’est la thèse que Durkheim, ici même, développait à propos du problème religieux ; c’est celle que M. Charles Blondel a brillamment développée dans son chapitre sur Les Volitions du Traité de Psychologie. J’avoue qu’elle ne me paraît guère acceptable ; comment soutenir que toutes les valeurs supérieures sont toujours du côté des influences sociales ? Le fait même que sur ce point il y a des thèses aussi radicalement antagonistes que celle de Durkheim et celle de Rousseau jette un doute sur la valeur spéculative de l’une et de l’autre. Je dirais volontiers que ces deux attitudes en apparence antagonistes sont deux variantes d’un seul et même thème fondamental, le besoin de s’abandonner au déterminisme, je veux dire à un système de forces tout constitué en dehors de la personne, à une sorte de puissance naturelle que l’on pourrait suivre sans aucun discernement, que ce soit la puissance de la société ou la puissance des impulsions de l’organisme individuel. Mais l’imperfection de chacun de ces deux systèmes est manifeste : de chaque côté il y a un ensemble de tendances qui demandent à être jugées, hiérarchisées, réorientées, et c’est ce travail éminemment personnel de refonte incessante qui s’oppose véritablement à ces deux passivités en apparence contrastantes. 

En somme, les deux interprétations les plus importantes du dualisme intérieur me paraissent encore être ces deux interprétations classiques que sent ce que j’appellerai en gros l’interprétation hellénique et l’interprétation chrétienne. Autrement dit, le dualisme en question peut se ramener soit à l’opposition de l’aveuglement et de la sagesse, soit à l’opposition de l’égoïsme et de la charité. Que valent ces deux interprétations encore si vivantes ? Je ne veux certes pas m’engager, en cette fin d’exposé, dans la tâche si délicate de les apprécier. Mon impression est qu’aucune ne s’impose a priori d’une façon absolue. En un sens, on peut dire qu’il existe autant d’interprétations de la dualité liée au libre arbitre que l’on peut concevoir de types d’idéal dans la conduite humaine : car le fond du libre arbitre, c’est précisément l’opposition entre l’appel de l’idéal et les résistances à cet appel ; et peut-être, par suite, l’interprétation la plus compréhensive et la plus appropriée serait-elle obligée de demeurer un peu vague. À cet égard, je pense que le schéma bergsonien des deux aspects du moi, l’aspect de création et l’aspect d’automatisme, serait presque plus satisfaisant que l’interprétation strictement mystique qu’il a développée dans les Deux Sources de la Morale et de la Religion. Pourquoi la seule forme de vie supérieure serait-elle la charité ? 

Il me reste maintenant un mot à dire sur ce que j’appellerai l’intérêt pratique de la question. En effet, à certains moments, ou est tenté de se demander si cet intérêt existe. Après tout, est-il nécessaire de reprendre cette discussion séculaire ? L’essentiel est de savoir ce que nous devons faire : le pouvons-nous ? nous le verrons à l’usage. Quand nous nous sommes écartés de notre idéal, étions-nous libres de nous en rapprocher ? L’important n’est peut-être pas tant de dénouer ce dur problème que de nous fournir les moyens d’agir mieux à présent ; et ne suffirait-il pas à cet égard d’utiliser ce pouvoir des idées qu’implique le notion plus inoffensive de liberté morale ? 

Je dirai plus. Il y a des dangers dans la conception du libre arbitre, surtout quand on l’applique à autrui. Et je crois qu’en fait c’est une conception que nous sommes portés à employer surtout quand nous jugeons la conduite d’autrui. Nous nous représentons alors avec une sorte de clarté impérieuse ce que telle autre personne devrait faire. Nous constatons qu’en fait elle agit dans un sens opposé, et nous interprétons cette divergence en lui attribuant une mauvaise volonté foncière ou tout au moins une volonté défaillante. Nous ne mettons pas en doute un seul instant qu’elle ne conçoive le bien et qu’elle n’accomplisse le mal. Or, il est facile de voir combien cette interprétation est simpliste ; nous déformons le plus souvent ce qui se produit chez un autre d’abord en lui attribuant notre propre représentation du bien alors que son idéal peut être fort différent, puis en négligeant les raisons sérieuses qu’il peut avoir d’agir dans le sens que nous réprouvons. De ce point de vue la notion du libre arbitre peut apparaître comme une interprétation édifiée par un juge sévère pour expliquer que les autres hommes se soustraient à la loi qu’il édicte, alors qu’ils ne le devraient pas. La question est de savoir si cette loi leur parle aussi impérieusement qu’à nous-mêmes. Si la notion du libre arbitre n’intervenait que dans de pareils cas, on pourrait la suspecter de n’être qu’une arme naïvement forgée par l’intolérance. 

Même en appliquant cette conception à nous-même nous pouvons aussi tomber dans certains excès l’histoire ne nous donne-t-elle pas des exemples d’un repliement mesquin sur la nature de ses mobiles, ou d’un scrupule paralysant ? 

Cependant, ces réserves faites, je crois que cette notion n’est pas sans intérêt pratique. Thibaudet se plaisait à rappeler une phrase que Jaurès avait une fois écrite sur un tableau pendant un Congrès socialiste : « Les choses ne se font pas toutes seules ». Eh bien ! cette vérité qui dans son acception sociale avait illuminé soudain Jaurès, la conception du libre arbitre la met en relief dans son acception individuelle. Nous nous laissons aller trop souvent, nous pouvons toujours réagir contre cette lâcheté naturelle, voilà cette affirmation très simple mais d’importance capitale que paraît envelopper la croyance du libre arbitre. Repousser ou reléguer dans l’ombre cette croyance, c’est laisser croire aux hommes qu’ils se perfectionneront sans effort. 


M. Nabert. — Aux observations si intéressantes concernant l’histoire de la philosophie, sur lesquelles vous avez appuyé votre défense personnelle du libre arbitre, je voudrais ajouter un mot qui pourrait peut-être servir à ouvrir la discussion. Vous avez, en effet, parlé de Kant et de l’antinomie entre le déterminisme phénoménal et la liberté intemporelle : c’est l’antinomie causale. Mais, au-delà de cette antinomie, à l’abri de cette antinomie, il y a chez Kant un problème aussi profond, aussi décisif, pour la question qui nous occupe aujourd’hui : c’est celui des rapports entre ce qu’il appelle, d’une part, Willkühr, d’autre part, Wille, c’est-à-dire entre le libre arbitre et la volonté identique à la loi. Seulement, la manière dont il a examiné l’antinomie causale permet à Kant d’éviter toute confusion entre l’indéterminisme physique et le libre arbitre. Ceci ne devrait pas être perdu de vue, à mon sens, dans toute la suite de cette discussion. 

Mais je voudrais aborder maintenant le problème lui-même : je vous donne, certes, raison, quant aux critiques que vous avez bien voulu formuler sur ce que j’ai écrit à ce sujet. Cependant, à l’égard de votre thèse, je vous demande la permission, en suivant presque pas à pas votre argumentation, de vous exposer les difficultés qui demeurent dans ma pensée. 

En étudiant votre sommaire, je m’étais déjà demandé si vous partiez de l’expérience pure de la liberté ou d’une présupposition de philosophie dualiste concernant la nature humaine. J’avoue que votre exposé me laisse, sur ce point, incertain. Sans doute, il nous est toujours extrêmement difficile de dissocier dans notre sentiment la lecture que nous en faisons à l’aide de certaines conceptions théoriques, philosophiques ou religieuses qui s’insinuent en elle, et, dans une certaine mesure, l’informent. C’est pourquoi je crois que la vraie méthode est de partir de la psychologie pure avant de s’avancer vers une philosophie qui appuiera la première autant qu’elle s’appuiera sur elle. Et la première question que je voudrais vous poser serait la suivante : Admettez-vous des plans d’expérience en ce qui concerne l’intuition de l’acte libre ? Pour étudier ce problème, faut-il considérer de préférence ces formes de notre expérience où la volonté est crispée, partagée, dans une sorte de lutte intérieure qui correspond à ces moments où nous sommes à la recherche de notre moi ? Quand nous voulons saisir l’acte libérateur, ne devons-nous pas plutôt essayer de le surprendre en ces instants où il y a indivision de nous-même avec nous-même, identité de l’acte et d’une loi, identité de l’entendement et du vouloir, suppression de tous les dualismes qu’en vérité votre exposé maintient, quelque effort que vous fassiez, ce me semble, vers la fin, pour les atténuer dans une certaine mesure ? Je demanderais donc à me placer sur le plan où j’ai l’intuition la plus complète de la liberté, en ces moments d’indivision. Sans doute, l’expérience psychologique ne me permet pas encore de me prononcer sur la qualité et le degré de cette indivision : ce sera l’office de la réflexion et de la philosophie. Mais ce dont je suis assuré tout d’abord, c’est que je ne me sens pleinement libre que lorsque ma volonté n’est pas une volonté divisée, lorsqu’elle s’identifie, en quelque façon, avec une création de mon moi, avec un élan, avec une prospection de moi-même qui me paraît engager tout mon avenir. 

Dès lors, si je me place sur ce plan supérieur de l’existence, je me demande si le libre arbitre n’est pas l’indice d’un fléchissement de liberté, quand je suis comme perdu dans la représentation de possibles objectivités, de représentations qui flottent devant mon imagination et par rapport auxquelles je ne puis en quelque manière me libérer qu’en formant l’hypothèse du libre arbitre, d’une volonté nue, capable de résoudre le conflit. N’est-ce pas ce qui arrive dès que j’oublie que ces possibles qui sont devant moi, devant ma représentation, sont des actes de ma conscience, des esquisses de lois : se séparant de la conscience, qui les a produites, elles suscitent l’impression d’un choix à faire entre des possibilités antagonistes. 

Je crois qu’on peut déduire la nécessité de l’idée du libre arbitre pour un moi qui ne parvient pas à se créer. 

C’est tout cela qui me fait vous demander si vous admettez des plans d’expérience, et si vous ne pensez pas qu’il est un de ces plans où notre sentiment de liberté ascendante est le plus profond, lorsque nous nous sentons soulevé par un élan qui est l’indication d’une direction, d’une fidélité, à laquelle tout notre être se promet de demeurer sensible. 

Voici une deuxième difficulté tout à fait en liaison avec la première. Je ne vois pas le moyen de solidariser la thèse du libre arbitre et la conception qu’il faut se faire, je crois, de la conscience, qui m’apparaît comme étant toujours en relation intime avec la création d’une nécessité, avec la création d’une loi, d’une finalité, par quoi nous sommes très près, déjà, de la nécessité rationnelle, de la nécessité morale. Même en nous défendant encore de dépasser la psychologie de la conscience et de la volonté dans leur pureté, nous découvrons que la conscience est un acte qui répond de soi, et ne peut répondre de soi qu’en se donnant une loi. La conscience est une puissance d’intégration et de totalisation. Et cette totalisation est naissante en chacune de nos décisions. Il n’est pas d’acte, si modeste soit-il, si insignifiant qu’il paraisse être, qui ne soit comme la cellule d’un organisme spirituel. La conscience aspire donc à se lier à soi ; elle appelle une loi, une nécessité, qui vérifie la valeur de son intuition de liberté. Dès lors, tandis que vous ne pouvez guère éviter, à mon sens, dans la philosophie du libre arbitre, de poser en face de la conscience le bien et le mal, je crois que la conscience, pourvu qu’elle s’approfondisse suffisamment elle-même, dessine déjà les traits que va accentuer la conscience morale. Celle-ci est comme préformée dans la psychologie de la conscience pure, alors que le libre arbitre laisse en dehors de lui le bien et le mal, comme une mauvaise philosophie de la pensée laisse en face d’elle-même une intelligibilité, ou des essences, ou des valeurs, qu’elle n’a plus qu’à accepter, ou entre lesquelles il lui est demandé de choisir. 

À ce point de vue, je donnerais une adhésion sans réserve à la critique que vous avez esquissée des positions de Renouvier. 

Mais je voudrais venir à une troisième question qui me tient plus à cœur et qui me permettra de passer de la psychologie à la philosophie du problème. 

Dans l’hypothèse du libre arbitre, vous êtes amené, je crois, à conférer inconditionnellement le prédicat de liberté à un acte, à une volonté. Or, l’idée que je voudrais défendre, et qui s’opposerait à la vôtre, serait, au contraire, celle du refus du prédicat. Ce refus du prédicat, je l’appuie — il faut aller jusque-là pour déterminer les rapports du libre arbitre et de la liberté — sur la définition du jugement thétique, telle que l’a donnée Fichte, qui me paraît dominer tout ce problème et aussi tout le problème des valeurs. Car je crois que Fichte, pour la première fois, par son étude du jugement thétique, a découvert la nature du jugement de valeur. Dans sa Wissenschaftslehre de 1794, il donne trois exemples ; le premier, c’est le je suis ; le second, c’est l’homme est libre ; le troisième, c’est A est beau. Ces trois jugements, jugement de goût, jugement de liberté, jugement inconditionné ou jugement thétique premier, il les caractérise en montrant qu’ils ne sont pas des jugements comparatifs. Et comme c’est le propre du jugement thétique que la place du prédicat y est toujours laissée vide pour la détermination du moi à l’infini, Fichte nous interdit par là même d’attribuer à un acte singulier, à un acte concret, ce prédicat de liberté inconditionnée que, dans la philosophie du libre arbitre, on est conduit invinciblement à lui donner. Seulement, il faut dire davantage. Lorsque le jugement thétique premier, le je suis, qui est l’affirmation, la position inconditionnée de la conscience pure, donc liée à une idée d’acosmisme, s’adresse à un moi concret qui doit déployer son existence dans le monde aux prises avec des résistances, la temporalité, les tendances, la nature, il devient idée de liberté. Et comme le fondement du jugement thétique est alors une tâche que nous devons librement assumer, il suit qu’à aucun moment il n’est possible qu’une action accomplie dans le monde exhibe ou réalise l’idée de liberté sous laquelle nous agissons, et encore bien moins le jugement thétique originaire, la position première. Le problème de la liberté surgit lorsque le jugement thétique devient idée, exigence infinie, pour une conscience qui est déjà tournée vers le monde et vers la vie, où elle est exposée à rencontrer, où elle rencontrera inévitablement des résistances de tout ordre. De telle sorte que, si proche que je pense être de cette idée de liberté, j’en suis toujours, en valeur absolue, aussi éloigné. Je vous demanderais à cette occasion, si nous transportions tout ceci sur le plan de l’expérience concrète, comment vous interprétez, dans l’hypothèse du libre arbitre, l’appropriation que nous essayons de faire de nos actes et de notre passé : c’est le problème du remords, c’est celui des rapports entre nos souvenirs empiriques et l’espérance. D’un acte de libre arbitre, je ne puis plus rien dire, sinon qu’il est un désespoir absolu. C’est en ce sens que je ne pense pas que rien corresponde dans notre âme à cette affirmation inconditionnée du prédicat et pas plus que je ne dirai jamais : je suis bon, je ne dirai : j’ai été libre, en ce sens absolu. 

Si je ne craignais d’abuser de l’attention des membres de la Société, je viendrais enfin à l’examen du dualisme dont l’existence vous paraît solidaire de la thèse du libre arbitre. Du point de vue où je me suis placé, il ne me semble pas que la négation du libre arbitre puisse être interprétée comme l’affirmation d’un monisme psychologique. C’est ce que risque, assurément, de suggérer le maintien en face du moi de possibles constitués, antagonistes et irréductibles, dont on ne sait plus quelle relation ils soutiennent avec la conscience qui les a produits, alors qu’au contraire chacun d’eux procède de la conscience qui s’est affectée elle-même dans une certaine direction. Mais elle est prompte à l’oublier, à méconnaître que l’idée d’une trahison, c’est déjà une trahison, tant il est vrai que nous sommes accoutumés à considérer que seules comptent les actions qui ont pris place dans le monde. Je crois que la nature n’entre dans la conscience que par une complaisance qui trahit une action de liberté, de la même manière que la nature n’entre dans la conscience du savant que par la question qui l’a déjà informée. C’est pourquoi je voudrais substituer à votre dualisme l’idée d’une polarité, d’une tension entre deux pôles dont aucun n’est accessible à la volonté voulante, dans le mouvement par lequel elle se déploie sur des plans différents, faisant surgir des résistances nouvelles par l’effet de son mouvement lui-même. Cette conception ne sera pas une conception dualiste, si elle s’interdit de réaliser dans la nature l’antithèse de la valeur, comme vous paraissez le faire, si je ne me trompe, et comme les dualismes auxquels vous avez fait allusion le font presque inévitablement. Et pour la même raison, je n’oserais pas dire que la nature gravite vers la liberté, car j’affirmerais par là qu’un moment peut venir où je réaliserais d’une manière adéquate l’idée de la liberté par laquelle j’agis. C’est interpréter dogmatiquement la négation ou l’altérité que de l’hypostasier en un principe de l’opposition et du mal ; ce n’est pas moins interpréter dogmatiquement l’unité que de l’isoler des désaccords renaissants qu’elle est toujours appelée à apaiser. C’est pourquoi, si vous m’accordiez que la nature n’est pas une limite fixe, si vous laissiez se dégeler, passez-moi cette expression, le dualisme, nos positions, sur ce point, se rapprocheraient, ce me semble. Entre ces possibles, agréés déjà par le moi, il suffirait de laisser s’instituer le mouvement même de la conscience, cette tension incessante de la liberté et de la nature. Vous avez employé cette expression : trancher le nœud gordien. Mais la meilleure justification d’une politique de non-intervention d’un tiers, c’est de permettre aux adversaires de se reconnaître. Si, du moins, ce sont de vrais adversaires, ils finiront par se comprendre, par opérer réciproquement une sorte de transmutation, sans qu’il y ait besoin de ce libre arbitre qui viendrait trancher le conflit. 

Telles sont les questions que je me permets de vous poser, suivant presque pas à pas le mouvement de votre propre pensée, en m’excusant à la fois de l’avoir fait trop vite et d’avoir trop longtemps gardé la parole. 

 

M. Emmanuel Leroux. — Je vous remercie beaucoup d’avoir apporté, en réponse à mon exposé, un exposé aussi complet et aussi personnel. Mais l’excès même de ce caractère personnel me rend difficile d’y répondre. Je vous disais que j’avais tendu à apporter ma pensée la plus banale ; je ne crois pas que vous ayez fait le même effort. 

Dans l’ensemble, entre nos deux conceptions de la liberté, il y a peut-être moins d’opposition en réalité qu’en apparence. Je suis tout disposé à vous suivre en ce sens que je crois excellent de développer la conception du libre arbitre dans une direction dynamique. Ainsi, quand vous opposez au dualisme la polarité, cette expression de « polarité » ne me déplaît pas du tout : l’idée d’une tension entre deux pôles me paraît rendre la réalité d’une façon très acceptable. 

Dans le détail, je serais beaucoup plus embarrassé. Je ne vois pas toujours le rapport exact entre les considérations que vous développez et la donnée immédiate de l’expérience psychique à laquelle vous attachez pourtant, avec raison, une si grande importance. Pour m’en tenir à ce qui me paraît l’essentiel, je ne contesterai pas que les moments les plus exaltants, les plus beaux de la vie psychique, ne soient des moments où le sentiment du libre arbitre n’existe plus. Il est clair que l’élan qui nous soulève vers un idéal paraît un état d’âme supérieur à celui d’une conscience déchirée. Mais peut-être ceci n’exclut-il pas l’idée d’un libre arbitre comme condition malgré tout permanente, quoique inégalement sentie suivant les directions actuelles de la vie consciente. C’est ici le cas de rappeler qu’il n’y a pas coïncidence parfaite entre la conscience et la réalité, même dans le domaine psychique. Autrement dit, mon activité mentale présente implique tout un ensemble de conditions mentales elles-mêmes, dont la plupart demeurent inaperçues de moi. L’une de celles-ci est sans doute mon libre arbitre, dont il paraît nécessaire de poser l’existence pour expliquer certains aspects essentiels de cette activité. 

 

M. Édouard Le Roy. — Parmi tant de problèmes d’un si haut intérêt que soulève M. Leroux, il nous invite avant tout à faire effort pour nous accorder sur un point de départ, sur une base de discussion. Je m’efforcerai, pour ma part, de répondre à cet appel ; et c’est pourquoi je voudrais tout d’abord indiquer d’un mot dans quelle perspective métaphysique je me place : car, à mes yeux, le problème de la liberté reste toujours un problème de métaphysique. 

Il y a, pour une idée, deux manières de croître en évidence, en richesse et pureté de lumière : devenir de plus en plus éclairée ou de plus en plus éclairante. Le deuxième cas est le seul possible, quand il s’agit d’un principe au sens fort du terme : il devient lumineux par les services d’explication qu’il rend. Ainsi doit-il en être de la liberté. La notion n’en est pas de celles qu’on puisse tenter d’éclaircir au moyen d’autres notions projetant sur elle des faisceaux de lumière extérieure. Il faut suivre une voie inverse, puisqu’un acte libre n’est tel que dans la mesure où il est non pas donné, mais donnant. Dès lors, me semble-t-il, voici la seule juste manière de poser le problème en cause non point partir d’un fond de nécessité qu’on regarderait comme primitif et préalable pour y introduire ensuite la liberté à titre d’exception, mais renverser un tel ordre. Ou bien la liberté restera inintelligible, ou bien elle expliquera et ne sera point expliquée. 

Or, dans la métaphysique d’inspiration idéaliste à laquelle je me rallie (en un sens et pour des raisons qu’évidemment je ne puis songer à redire ici), l’activité spirituelle est posée absolument première. Tout en relève, et elle-même ne dépend que de soi. Rien donc ne pourrait lui faire un obstacle de principe, rien, veux-je dire, qui appartienne à notre univers d’expérience : rien d’extérieur sans doute, mais rien non plus d’interne, puisqu’elle apparaît comme une activité créatrice universellement donnante et qu’on ne saurait, par conséquent, lui attribuer je ne sais quelle nature donnée d’avance, close et toute faite. Ainsi la liberté est le caractère même de l’esprit ; et la seule question véritable qui se dresse devant nous, aux confins de la métaphysique et de la psychologie, est celle de savoir si et comment un sujet individuel participe à cette liberté fondamentale, devient donc esprit : en quelle mesure, par quel moyen ? 

Ici est rencontrée la conception de M. Bergson. « Nous sommes libres, dit-il, quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste. » Je n’ai pas à redire l’admirable profondeur des analyses bien connues qui amènent semblable conclusion. Un de leurs mérites principaux est d’en finir avec une vieille illusion encore trop commune, sinon parmi les philosophes, du moins parmi tant d’autres esprits qui se posent, eux aussi, le problème de la liberté. Tout ou rien, imagine-t-on souvent ; on est libre ou on ne l’est pas, point de milieu ni de mesure. Eh bien, non ! La liberté que proclame la conscience, et que l’homme, en effet, pratique, est une liberté partielle, incomplète, limitée, toujours plus ou moins précaire, comportant à l’infini degrés et nuances, progrès et déclins. Puis cette liberté complexe et fragile implique des conditions relatives à la durée ; elle ne s’improvise pas, mais, au contraire, exige de lentes préparations ; elle réussit à longue échéance, mais échoue dans l’instantané. J’ajoute que les occasions de vraie liberté sont rares parmi les hommes et que le pouvoir ne s’en exerce guère, sinon dans les circonstances où sont engagés tout notre moi et toute son histoire. Non qu’il faille supposer ici des événements à grand éclat : tout peut se passer dans le silence intérieur, sans discours de mots ou de gestes, proféré au dehors ou même tenu avec soi seul. La liberté d’un acte, selon M. Bergson, se définit en somme par son originalité. Ainsi comprise, la liberté est chose rare ; elle marque des moments critiques, des époques d’invention, d’une certaine invention du moi par lui-même ; elle comporte donc des degrés à l’infini, en correspondance avec le degré de profondeur des actes que l’on considère ; elle se mesure en définitive à notre pouvoir d’intériorité, à notre tension de conscience. D’autre part, la liberté est chose qui se fait en nous sans cesse, bien loin d’être d’avance et une fois donnée : nous sommes libérables plus que libres. Sans doute, chacune de nos actions, pourvu que ce soit en effet une action, enveloppe une puissance infinitésimale de liberté naissante. C’est néanmoins dans les actes majeurs, notamment dans ces actes initiaux d’orientation intime qui décident par intervalles de notre destinée et qui ne font d’ordinaire aucun bruit, c’est là que la liberté se manifeste surtout, bien mieux que dans le discours des menus gestes familiers, des épisodes quotidiens que leur insignifiance même soumet à toutes les influences environnantes, à tous les souffles épars autour de nous. Là où nous sommes le plus profondément, le plus intégralement, le plus purement nous-mêmes, en tant qu’activité spirituelle, là aussi nous sommes le plus libres. Cela n’arrive pas souvent ; cela arrive inégalement chez les divers hommes et, pour un même homme, aux divers moments ; mais, enfin, cela arrive, dans l’exacte mesure où nous sommes esprits ; et surtout cela peut arriver de plus en plus et de mieux en mieux, d’autant que nous nous intériorisons et unifions davantage. La liberté est donc essentiellement chose de durée, non d’espace et de nombre, non d’improvisation ni de décret : est libre l’acte longtemps médité, l’acte lourd de toute notre histoire, qui tombe comme un fruit mûr de notre vie antérieure. 

Telle est la conception de la liberté humaine qu’il convient de mettre en cause. Elle n’implique nulle interruption du déterminisme bien entendu, aucune hypothèse de maille rompues dans le tissu qu’il forme. Elle signifie seulement que la matière brute n’est qu’une abstraction, qu’il y a une causalité psychologique mêlée dans le concret à la causalité mécanique et présentant des caractères originaux, irréductibles. Pour définir cette causalité nouvelle, pas n’est besoin d’invoquer je ne sais quelle inconcevable expérience qui porterait sur un choix entre des contraires également possibles, je ne sais quelle perception d’une absence de cause nécessitante : il est trop clair que la conscience ne peut saisir que ce qui est, non ce qui aurait pu être et n’est pas. Mais l’expérience de l’initiative humaine est capable d’autres formes. Jusqu’à présent, la formule bergsonienne parait applicable à n’importe quelle modalité de vie intense et intime, pourvu qu’elle soit psychologiquement pure : sans égard spécial aux valeurs de sagesse ou de raison, aux valeurs de moralité. Or, quel est, par delà l’individualité matérialisante, le fond authentique de notre personnalité spirituelle ? Voilà ce que nous avons à nous demander. 

Dans ces conditions, le problème se précise ; et l’admission d’un certain libre arbitre se révèle peut-être indispensable, ne fût-ce comme le dit M. Leroux, que pour traduire les expériences d’initiative laborieuse et de lutte intérieure. Il y a un fait bien notable. Laissons de côté provisoirement les théories. À l’épreuve de la vie pratique, le sentiment de ma liberté, comme puissance de choix ou mieux d’initiative, me ressaisit toujours avec force et finalement me paraît indestructible. J’ai beau faire : impossible de le dissoudre en moi, impossible surtout de ne pas me conduire en effet à sa lumière. Si je puis l’imaginer illusoire lorsque je spécule théoriquement, du moins s’impose-t-il avec un irrésistible empire à l’heure de l’action réelle. D’où cette conclusion, au moins provisoire, que l’affirmation d’un certain libre arbitre soulève des scrupules, qu’elle est difficultueuse, problématique, lorsqu’on observe les choses du dehors, mais que, vue de l’intérieur, elle présente une sorte d’évidence. Et peut-être est-ce là ce qui fait que nous croyons beaucoup plus facilement à notre propre liberté qu’à celle des autres. 

Faisons maintenant un pas de plus, au-delà des simples impressions ressenties. L’homme pense ; il est capable d’idées ; et ses idées sont en lui des forces qui déterminent son action, sa conduite. Comment surgissent-elles ? Par quel processus leur présence devient-elle un facteur de détermination ? Notre science ne sait guère le dire. Mais ce qui n’est pas mystérieux, ce qui apparaît comme un fait indéniable, c’est qu’à y être plus ou moins attentifs nous renforçons ou affaiblissons le pouvoir déterminant de nos idées. Or l’attention qui leur est accordée ou refusée dépend de nous, semble-t-il, pour une large part, non seulement l’attention spéculative, mais aussi quelque chose de plus efficace encore : l’ouverture de cœur, la bonne volonté, le don de soi qui d’avance nous fait dire « oui » à la lumière. Il y a une psychologie plus concrète, plus intime, que la psychologie discursive développée dans les écoles celle des attitudes intérieures de l’âme en face d’une évidence qui approche, qui se laisse déjà pressentir, mais dont n’est pas encore achevée l’incarnation en idée explicite. Voici une vérité qui avance vers nous, qui commence à nous investir, à nous atteindre. Notre jugement sur elle ne surgit pas soudain, dans un éclair de logique intemporelle, sans nul délai pendant lequel nous puissions prendre à son égard une attitude accueillante ou hostile. Nous vivons d’abord dans une pénombre où parfois nous craignons sourdement de voir apparaître quelque lueur trop vive qui peut-être gênera plus tard nos appétits ou nos préjugés, notre égoïsme ou notre paresse. C’est alors que notre cœur, au lieu de s’ouvrir et de se donner, se ferme, se refuse. Il y a ainsi des façons d’oublier ou de ne pas voir qui sont secrètement volontaires. On a oublié, mais un moment fut où on oubliait, par un acte de véritable refoulement. On n’a pas vu, mais parce que les yeux de l’esprit se sont clos ou détournés à l’heure où s’offrait comme une invite la première clarté naissante. L’inverse est d’ailleurs également possible. Et c’est là proprement l’heure de la liberté. 

Ainsi nous serions libres, au moins en puissance, si seulement il dépendait de nous de faire attention. La question décisive est donc de savoir en quelle mesure nous pouvons nous estimer capables de produire, de tirer de nous-mêmes, de créer ce fait de l’attention. Il faut jeter un regard sur ce problème d’origine. 

Or un principe est imposé par l’observation impartiale des faits. D’un bout à l’autre de son développement, la vie est tendance, effort. Quand elle s’adapte, elle ne se borne pas à subir, elle exploite le milieu. Quand elle change, elle se montre active et conquérante. Partout elle aboutit à des résultats qui, envisagés d’un point de vue mécanique, représentent vraiment de l’improbable, presque de l’impossible. Si on en considère surtout l’histoire d’ensemble, on la trouve mélange d’initiative et d’inertie où il faut reconnaître qu’a sans cesse agi à travers le mécanisme de l’habitude un véritable psychisme d’invention obscure. Phases d’orthogenèse et crises de mutation s’enchevêtrent. Avec la vie, on rencontre donc, outre le jeu machinal de l’inertie mécanisante, les premières annonces de ce qui deviendra plus tard démarche de choix, jugement de préférence, appréciation de valeur. 

C’est donc un fait général que le pouvoir d’invention. Il caractérise à divers degrés le monde immense de la vie et il en marque le sens de progrès. Rien, par conséquent, qui puisse répugner à la science la plus soucieuse de positivité, si on attribue à ce pouvoir, chez le plus élevé des êtres vivants, un rôle majeur. Il est au contraire tout naturel d’admettre que ce soit son épanouissement qui ouvre carrière à la prodigieuse aventure humaine. 

En effet, un tournant décisif du progrès vital fut l’avènement de la réflexion, sorte de conscience au second degré, puissance d’arrêt devant l’acte et de retour en arrière pour une reprise d’élan, qui met la pensée en possession d’elle-même chez l’homme, qui le caractérise, qui en fonde la suprématie, qui ouvre enfin devant lui les voies d’une destinée proprement spirituelle. 

De là une conséquence, capitale à notre point de vue. Avec la réflexion apparaît chez l’homme un facteur nouveau du déterminisme : l’idée, au sens le plus large de ce terme. Elle joue dans la conduite un rôle indéniable de détermination efficace. L’attention qu’on lui prête, si on la médite, en accroît et renforce la vertu déterminante. L’homme est libre justement dans la mesure où dépend de lui l’acte de « faire oraison » sur le thème d’idées qu’il invente. 

« Qu’il invente » : n’exagérons d’ailleurs pas ce trait. L’aptitude à faire intervenir, dans le débat de conscience, des idées vraiment nouvelles, une telle aptitude, si importante qu’elle soit pour accroître la puissance de liberté, ne joue pas cependant le rôle unique ; ou, du moins, il faut comprendre son rôle. À vrai dire, le moindre état intérieur du moindre d’entre nous, par cela seul qu’il devient personnel et de ce chef incommunicable, est déjà une invention essentiellement originale. D’autre part, les idées susceptibles d’agir sont le plus souvent données d’avance, déjà présentes en nous ; la circulation générale suffit à les amener devant nos regards ; nous n’avons pas à les créer, et notre apport se réduit à l’accueil que nous leur faisons. C’est au sujet de cet accueil même que se pose d’ordinaire le problème d’invention. 

Tout revient, en fin de compte, à savoir si nous avons la puissance d’inventer ainsi, puis et surtout de faire attention. Voilà le seul point sur lequel puissent porter des objections solides. Je ne voudrais pas ouvrir ici un débat qui nous ferait sortir du programme convenu. Impossible, toutefois, de ne pas présenter quelques brèves remarques. 

La thèse du libre arbitre a contre elle, semble-t-il, d’impliquer la conception d’un commencement absolu, d’une coupure interruptrice de lumière explicative dans la série phénoménale. Est-il exact qu’en effet le moindre acte libre entraînerait forcément rupture de l’équilibre cosmique, rupture irréparable, ruineuse de toute science ? On pourrait sans peine imaginer une loi d’extinction à petite distance de temps et d’espace, à petite profondeur de réalité, qui limiterait physiquement la portée de l’influence perturbatrice. Il y aurait ainsi un fond d’ordre nécessaire, sur lequel se dessineraient çà et là de menus écarts individuels, que d’ailleurs nivellerait très vite le jeu des grands nombres dans un déterminisme statistique. Et, par conséquent, la science, en étudiant l’inertie fondamentale de la matière, garderait une valeur habituellement souveraine, applicable à presque tout le donné matériel, malgré quelques accidents aussitôt réduits. 

Ai-je besoin d’insister sur l’accord de ces vues avec la récente évolution des sciences physiques ? Certes, il ne faudrait pas glisser à un abus qui n’a été que trop fréquent. Ne cherchons pas dans l’incertitude quantique une preuve du libre arbitre. Une seule chose a été mise en lumière : notre impuissance, avec les moyens dont notre technique dispose, avec notre jeu familier de concepts et d’images, à suivre au-delà d’une certaine échelle un déterminisme élémentaire parmi les microphénomènes : si bien que ce déterminisme, s’il existe rigoureux, nous est du moins inconnu. Bien de plus ; mais c’est là cependant quelque chose. 

En effet, contre une thèse de libre arbitre entendue même comme je l’ai dit, la grande objection restait jusqu’à ce jour l’objection d’irrationalité. Or, des faits nouveaux sont venus la battre en brèche : avant tout, ce pluralisme expérimental du moyen, de l’immense et de l’infime, qui nous oblige à reconnaître que notre outillage intellectuel classique, — principe de causalité compris — ne saurait plus désormais suffire uniformément à tous les étages de l’expérience. D’où résulte une différence à établir, nette et positive maintenant, entre mécanisme et déterminisme, le premier n’étant qu’une forme particulière du second, valable seulement — même dans le monde physique — à un certain niveau de phénoménalité. Il n’est donc plus aussi clair que jadis, — loin de là, — qu’une apparition de nouveauté authentique soit inconcevable scientifiquement et brise les cadres essentiels de l’intelligibilité. 

Au contraire, le progrès des études critiques a mis hors de doute que la connaissance, même et surtout la connaissance expérimentale, exige toujours initiative d’invention. Pas de fait ayant valeur scientifique, donc significatif, et qui soit constatable indépendamment d’une atmosphère de théorie, laquelle suppose toujours choix préalable d’un type de symbolisme, adoption d’une attitude interprétative, et par conséquent exercice d’activité intellectuelle. Pas de loi non plus sans un morcelage, sans une élection de variables, qui sous-entendent une hypothèse analogue. La raison elle-même est à faire en nous et elle ne se fait peu à peu que grâce à l’espèce d’oraison libératrice dont je parlais tout à l’heure. Ainsi la science arrive à définir un mécanisme, à distinguer des choses et à en regarder les phénomènes de telle manière que se dégage un aspect de nécessité mécanique. Mais, pour cela, il lui faut mettre en œuvre des ressources de pensée créatrice où déjà se rencontrent les éléments qui, en d’autres domaines, deviendront ceux de l’acte libre. Comment donc ferait-elle objection légitime à la possibilité de celui-ci ? Invention, initiative de pensée, attitude et conduite autonomes de l’esprit : la genèse de la science les réclame du savant. Et c’est pourquoi, aujourd’hui beaucoup mieux que jadis, un champ d’expansion est ouvert aux arguments de l’ordre psychologique et moral en faveur de la liberté humaine : Physique ni Biologie ne sont en état de les ruiner, parce qu’elles en supposent ou manifestent les principes. 

Mais l’examen de ces arguments décisifs nous entraînerait trop loin. Je m’arrêterai donc là, et serais heureux d’apprendre si, comme je le crois, je me trouve sur tous ces points de préface en réel accord de pensée avec M. Leroux. 

 

M. Emmanuel Leroux. — Je répondrai à M. Le Roy que je le remercie des belles considérations par lesquelles il a amplifié le problème. Je suis parfaitement d’accord avec lui. 

 

M. François Roussel. — Je ne suis guère qualifié pour intervenir dans ce débat. Je me suis en effet peu à peu déshabitué de la méditation purement philosophique : celle qui s’appuie sur des raisonnements scientifiques ou métaphysiques ou qui couronne de subtiles analyses psychologiques. J’ai été, par métier, amené plutôt à réfléchir avec le gros bon sens sur l’action pratique, l’action technique. 

Pour m’en tenir à ce que je pense être le fond du débat de ce soir, c’est-à-dire à l’explication de la croyance au libre arbitre, j’estime qu’elle n’est pas née, du moins tout d’abord, de l’expérience psychologique d’une lutte intérieure que termine une décision. Si les gens qui n’ont pas fait beaucoup de philosophie, mais construit beaucoup de choses avec leurs mains, croient au libre arbitre, et ils y croient, c’est parce qu’ils prennent le problème de la liberté par un autre bout que celui par où nous le prenons, nous philosophes. 

Jadis, à propos de l’acte volontaire, on parlait de la conception, de la délibération, de la décision et de l’exécution. Je l’ai fait et j’ai même dit, comme sans doute beaucoup de mes collègues, qu’une fois la décision prise, l’acte libre était achevé. Cela permettait d’ailleurs de soutenir en morale, avec les Kantiens, que seule l’intention compte. Or je suis certain que beaucoup de travailleurs ont le sentiment d’avoir été libres sans avoir fait autre chose qu’exécuter une besogne qu’ils n’avaient pas eu à choisir. 

Voici un ouvrier qui doit tailler certaines pièces dans une peau ou dans un bloc de bois. Si c’est un ouvrier, comme il y en a beaucoup aujourd’hui, qui travaille à la chaîne, il doit faire une tâche déterminée, en un temps déterminé et d’une manière déterminée. Il n’aura jamais, à aucun moment de son travail, la conscience qu’il est libre. Mais, si c’est un artisan, auquel est laissé plus d’initiative, il va d’abord se poser un problème, se demander : « Comment vais-je m’y prendre pour faire au mieux ? ». Dès cet instant il a le sentiment qu’il existe plusieurs possibles, non pas des possibles qui seraient d’avance préformés, stéréotypés dans les choses ou dans son esprit, mais des possibles qu’il découvrira s’il réfléchit à la question, s’il utilise ses connaissances, son expérience, son ingéniosité. Il pose pour ainsi dire en principe qu’il doit y avoir plusieurs façons de s’y prendre pour tirer les pièces demandées de cette peau ou de ce bloc de bois. Je ne dis pas que, dès lors, tout de suite, il a le sentiment d’être libre. Non, je suis tout à fait d’accord avec M. Nabert. Il a simplement conscience qu’il s’efforce à être libre, car il cherche ce qu’il pourrait faire de personnel pour tirer pratiquement et habilement de ce qui lui est donné l’objet qui lui est demandé. Il entre personnellement dans le jeu. Son imagination, son savoir, son intelligence combinatrice s’emploient pour découvrir diverses solutions. 

Il est vrai que la réflexion intervient pour apprécier ces diverses solutions. La raison va exercer son contrôle. Mais, dans la pratique, ce que l’on appelle la raison, c’est presque toujours un ensemble de préjugés, c’est l’idée de « ce qui se fait », l’idée de ce qui constitue la pratique commune, l’usage. 

Cette raison peut lui dire : « Ce que tu imagines de faire est absurde, risqué ». Parfois il cédera et abandonnera sa façon de voir personnelle. Mais parfois aussi il peut prendre une résolution audacieuse, précisément parce qu’il la sait audacieuse, parce qu’il l’estime sienne, parce que le procédé lui paraît original. Or, quand il se dit : « Je risque, mais j’accepte ce risque, je tente ma chance », il a le sentiment qu’il avance plus loin dans la liberté par cette décision qui ne clôt pas un débat psychologique par un arrêt, mais amorce un travail réel. 

Mais c’est seulement quand il a fini, quand il a réussi, quand il regarde son œuvre accomplie, achevée ; ce n’est pas dans la lutte, dans l’attente, mais dans la réussite et la satisfaction qu’il a enfin le sentiment complet, je ne dis pas d’être libre (il ne pensera pas avec ces mots), mais le sentiment d’avoir fait quelque chose de nouveau et de personnel. 

Si mon exemple est juste, voilà donc un homme qui n’a pas eu à délibérer sur la fin qu’il poursuivrait : il s’agissait de fabriquer tel objet et non tel autre ; qui n’a pas eu davantage à se demander s’il le fabriquerait ou non ; qui a simplement la permission et l’idée de chercher s’il ne pourrait s’y prendre, pour l’exécuter, autrement qu’on ne le fait d’ordinaire ; et voilà un homme qui croit pourtant qu’il est libre. Cette croyance est la conscience du travail personnel, travail à la fois psychologique et pratique qui a commencé avec la première question : « Comment vais-je m’y prendre ? » pour aboutir à la réalisation de l’objet ; mais aussi à la vérification pratique d’une nouvelle méthode qui reste au pouvoir de l’ouvrier qui l’a inventée. 

L’expérience devient plus significative lorsqu’il s’agit de gens auxquels il est laissé encore plus d’initiative, de gens qui ont non seulement à exécuter une besogne, mais à choisir dans certains cas la besogne à faire, non seulement à imaginer de nouveaux moyens, mais encore de nouvelles fins. Je crois que ces gens ont le sentiment d’avoir été libres dans la mesure ou ils ont conscience d’avoir fait preuve d’invention. Il ne s’agit pas de créer, de faire quelque chose de rien. Il s’agit d’utiliser des forces dont on connaît les effets, c’est-à-dire de les ordonner, soit pour faire converger ces effets, soit pour neutraliser certaines forces nuisibles par d’autres. Il s’agit de mettre en présence, à force d’ingéniosité, des forces qui ne se seraient pas rencontrées d’elles-mêmes. Et c’est en cela que consiste l’invention. La réussite prouve à l’homme qu’il n’avait pas seulement la possibilité d’être libre, mais en avait le pouvoir. Cette expérience est décisive ; et c’est surtout dans l’exécution de l’acte que la plupart des hommes d’action trouvent le motif essentiel de leur croyance en la liberté. 

Mais, en retour, les philosophes arrivent souvent à adopter, parfois à leur insu, la même attitude, car il n’en est guère qui ne fassent dans leur vie des essais pratiques. Et c’est peut-être ce qui explique la contradiction que M. Leroux a signalée. En dépit des théories métaphysiques ou scientifiques on peut, en effet, se demander si, même dans les débats psychologiques, dans ces fameuses luttes intérieures, les choses ne se passent pas comme dans les inventions pratiques et si les philosophes eux-mêmes ne sont pas amenés à le reconnaître au moins implicitement. 

Comme l’a dit M. Nabert, l’idée d’un acte c’est déjà un acte qui commence. On peut résister à cette impulsion, mettre, pendant un moment, l’idée à la question ; chercher si la première solution envisagée est la seule possible, s’efforcer à en imaginer d’autres. Même si ce travail n’aboutit pas, même si c’est la première solution qui est définitivement retenue, je suis persuadé que le fait de l’avoir soumise à cette épreuve donne à celui qui a opéré cette recherche où son savoir, son expérience, son intelligence combinatrice sont intervenues, le sentiment qu’il s’orientait vers la liberté. 

Mais ici encore c’est seulement lorsque cette invention aura réussi pratiquement, lorsqu’elle se sera incorporée à notre vie, lorsqu’elle sera devenue une loi nouvelle pour notre conduite, car j’aime beaucoup cette expression de M. Nabert, qu’en contemplant le chemin parcouru, et la nouvelle voie ouverte à notre activité, nous aurons le sentiment que nous sommes libres. Et pourtant, le plus souvent, il n’y aura pas eu de lutte intérieure, de débat : d’un côté le pour, de l’autre le contre, d’un côté le bien, de l’autre le mal ; une lutte aboutissant à un équilibre que seul un arrêt arbitraire a pu rompre pour entraîner l’action. Il y a eu contrôle de la raison. C’est tout. Il y a eu encore organisation de forces, mais ici de forces intérieures, d’aptitudes psychiques, au lieu de forces physiques. En l’absence de ces forces, le succès n’aurait pas été atteint. Psychologiquement, comme pratiquement, la liberté n’implique pas seulement possibilité mais pouvoir réel. 

Et c’est pour cela qu’une vieille objection que l’on fait toujours au témoignage de la conscience n’a pas de sens. Le fait d’éprouver des regrets à propos d’une action accomplie ne prouve pas, dit-on, que nous aurions pu agir autrement ; car nous ne pouvons pas revenir sur le passé, replacer les choses dans l’état où elles étaient quand nous avons pris notre décision. Ces regrets sont au contraire très significatifs. Si nous revenons sur une œuvre accomplie pour la condamner, c’est parce que nous avons un savoir plus étendu, des aptitudes nouvelles qui nous permettraient, actuellement sans doute, mais qui nous permettraient de concevoir une autre solution et surtout de la réaliser. Preuve de l’efficacité de ce travail personnel. 

D’ailleurs, dans les techniques, on revient toujours sur le passé, mais pour retoucher, améliorer les œuvres faites. À l’usage, on s’aperçoit qu’une machine marche mal, ou qu’elle marche moins bien qu’on le souhaite. Mais on ne se résigne pas. On a acquis des connaissances nouvelles : de nouveaux effets de certaines forces physiques ont été découverts entre temps. Il est donc possible de reprendre le travail d’invention, d’imaginer le dispositif nouveau qui utilisera ces effets récemment découverts. On perfectionnera donc la machine. 

Or l’individu peut acquérir de nouvelles forces intérieures, découvrir en lui de nouvelles aptitudes, se mieux connaître, et, au lieu de s’immobiliser dans une contemplation stérile de son passé, tirer parti de ces forces nouvelles pour se perfectionner. 

Dans un cas comme dans l’autre, la « loi » qui s’était incorporée dans notre vie ou dans notre activité s’avère insuffisante, inférieure aux disponibilités qui se révèlent. Mais, de retouche en retouche, elle se précisera. Il n’y aura peut-être pas, en nous, de crise tragique ; au dehors, de révolution technique. Mais chacune de ces retouches, de ces réussites partielles est une preuve de l’efficacité de ce travail personnel d’invention, et un motif nouveau de croire en notre liberté. 

Je pense donc rester d’accord avec M. Nabert et aussi avec M. Le Roy, en affirmant que la croyance en la liberté est la conscience que nous avons d’avoir personnellement réalisé une invention pratique, psychologique ou morale. 

Laissez-moi remarquer en terminant que cette croyance en la liberté est une croyance commune. Et heureusement, car il serait souverainement injuste qu’elle fût le privilège de métaphysiciens ou de purs psychologues. Même les plus humbles ouvriers, même ceux qui paraissent travailler seulement de leurs mains ont besoin de croire en la dignité de leur travail. Ce sentiment, ils ne l’éprouvent que s’ils ont conscience de mettre quelque chose d’eux-mêmes dans l’ouvrage qu’ils font, quelque chose qu’ils n’accomplissent pas automatiquement, mais ingénieusement, librement. Or, ils l’éprouvent fortement. 

L’autre jour, j’avais été chargé de remettre des récompenses aux meilleurs ouvriers parmi ceux qui écorchent les bêtes dans les abattoirs. À la fin du banquet, ils ont écouté plusieurs discours des autorités de leur corporation, et entendu parler des intérêts matériels de leur profession. J’ai eu l’idée de leur dire simplement : « Si vous vous êtes distingués entre tous, c’est parce que vous avez, grâce à votre expérience, votre habileté, votre conscience, résolu mieux que d’autres, un problème pratique difficile : celui d’éviter l’abaisse qui amincit fâcheusement la peau, tout en réalisant le fleurage qui permet une présentation artistique des quartiers de viande, problème en apparence insoluble. Vous y avez réussi. Et alors, en contemplant l’œuvre accomplie, pendant un court repos, avez-vous été contents, fiers de vous-mêmes ? Avez-vous eu le sentiment que ce que vous aviez réalisé était utile, beau, mais surtout habile, mais surtout votre œuvre à vous ; que c’était du beau travail et qu’il était vôtre ? » J’en ai pris prétexte pour célébrer devant leurs patrons, leur dignité d’hommes, d’hommes libres, qui avaient donné la preuve de leur valeur personnelle en faisant celle de leur valeur professionnelle. Ils ont été émus jusqu’aux larmes par cette affirmation de leur liberté et de leur dignité d’habiles ouvriers. Ils étaient, je le répète, des ouvriers d’abattoir. 

 

M. l’abbé Augustin Jakubisiak. — Je souscris volontiers au fond même de la solution que M. Leroux vient de donner au problème de la liberté humaine. Je veux faire seulement quelques remarques sur certains détails de cette solution, détails qui peuvent paraître secondaires mais qui, pour moi, présentent une très grande importance. 

Dans son intéressant exposé M. Leroux a parlé du discrédit de la notion du libre arbitre. Ce discrédit me paraît incontestable chez la plupart des philosophes. Mais parmi les savants il y en a qui non seulement croient au libre arbitre, mais qui en font le fondement même de leur explication des choses. Je n’ai qu’à citer ici le nom de Dirac, un des plus qualifiés représentants de la physique quantique, qui n’a pas craint d’admettre, au fond de la matière dite inorganique, c’est-à-dire dans le monde intra-atomique, la présence des actes libres, qu’il appelle free will of nature, le libre arbitre de la nature. 

Quant à la répulsion de la pensée à admettre la notion du libre arbitre, je n’en vois qu’une raison, à savoir l’interprétation unitaire de la pensée. Si toutes nos fonctions cognitives se réduisent en fin de compte à celle de lier et identifier, la notion du libre arbitre est un contre-sens avéré comme celle de l’individu considéré en lui-même. Voilà pourquoi les philosophes qui se sont occupés de cette question peuvent être rangés en deux classes : la classe des négateurs du libre arbitre, et la classe de ceux qui admettent le libre arbitre, mais qui le considèrent comme irrationnel. 

Les premiers, ce sont les déterministes. Leur négation du libre arbitre se réclame toujours d’une conception unitaire de la pensée et de l’être. Cette conception peut varier quant aux détails. Mais quelle que soit la variété de ces détails, le libre arbitre est toujours nié comme quelque chose d’illogique, contraire à la droite raison, quelque chose qu’on ne peut pas réduire à l’unité des phénomènes du monde, quelque chose qui implique la notion d’une cause libre, irréductible aux causes qui agissent dans l’univers. 

Il en est de même chez les indéterministes ; ils admettent bien l’existence du libre arbitre, mais comme une exception à la règle générale, comme une dérogation aux exigences de la pensée. Ils interprètent, en effet, ces exigences de la même manière que leurs adversaires-déterministes : à leur avis, les principes de raison suffisante, de causalité et d’identité, sont incompatibles avec l’existence et le fonctionnement d’un pouvoir individuel de choix libre.

Nous voyons donc que, de quelque côté que l’on se tourne, aussi bien chez les déterministes que chez les indéterministes, le libre arbitre se heurte toujours contre une interprétation de la pensée, celle-là même que je viens d’appeler unitaire. Or, chose étrange, c’est précisément cette interprétation qui est à la base de la crise récente du déterminisme. On sait, en effet, que cette crise a mis en évidence deux faits : d’un côté l’importance de l’élément individuel dans le réel et, de l’autre côté, l’impossibilité de déterminer cet élément par les procédés classiques de la pensée. Voilà pourquoi, tenant compte de la crise du déterminisme et des difficultés de l’indéterminisme qui sont nombreuses (pour ne parler que de la plus importante : le désaccord avec le principe de causalité), j’ai opposé à ces deux conceptions une troisième que j’appelle auto-déterminisme. Seule cette conception me paraît susceptible de satisfaire aussi bien aux exigences de la conscience qu’aux besoins de la raison : elle sauvegarde le libre arbitre individuel et donne une explication du réel essentiellement discontinu, par la causalité interprétée dans un sens individualiste. 

J’ai exposé plus en détail ce point de vue auto-déterministe dans le cours libre que j’ai professé l’année dernière à la Sorbonne. Les principales idées de cette doctrine se trouvent dans mes ouvrages, à savoir : Essai sur les Limites de l’Espace et du Temps (Alcan, 1928), et dans le livre plus récent qui se rapporte précisément à la discussion d’aujourd’hui : La Pensée et le Libre Arbitre (Vrin, 1936). 

 

M. Parodi. — J’ai été très intéressé par tout ce qui vient d’être dit, et par la communication de M. Leroux. Mais j’avoue que j’ai été un peu surpris du point de vue où il s’est placé pour défendre le libre arbitre et de voir qu’il le considère comme intelligible dans l’ordre même des phénomènes. Je croyais admis depuis Kant que le libre arbitre apparaissait, bon gré, mal gré, comme une violation formelle du principe de causalité, et était, de ce point de vue, proprement inintelligible. Lorsque M. Leroux est arrivé à la partie positive de son exposé, il a présenté le libre arbitre comme rendu possible par le dualisme, ou plutôt le pluralisme de la nature humaine et l’hétérogénéité des tendances qui nous sollicitent, sans doute parce que, quel que soit le parti que nous prenions, ce sera toujours dans le sens de l’une ou l’autre de nos tendances : mais il est trop clair que, dans ce balancement ou ce conflit, c’est le choix lui-même qui, s’il est libre, reste sans cause. Ou c’est la force respective des motifs et des mobiles qui détermine le choix, ou bien ce choix est vraiment arbitraire, c’est-à-dire sans raison suffisante. Prétendre situer l’acte libre parmi les phénomènes naturels et au même niveau qu’eux sans rompre l’intelligibilité de leur succession causale me paraît proprement impossible.

Seulement, c’est dans la manière même de poser le problème, c’est dans le fait de mettre tous les phénomènes sur le même plan, et une décision humaine au niveau des mouvements et des faits de l’univers physique que réside l’équivoque. Il me semble que la liberté est inséparable de l’idée de sujet pensant et de l’expérience même de la pensée. Au fond, c’est ce qu’a dit M. Nabert en rappelant Fichte. C’est le fait même que je puis dire « je sais que je pense » qui fait que je suis libre. Je trouve l’évidence de la liberté dans le fait que, par cela seul que je pense, je me mets hors de la série des choses que je pense. Je ne veux pas me concevoir, moi pensant, au même plan que les objets de ma pensée. Dès que mes actes sont accomplis, ou les actes des autres, je puis bien les engager dans une série de phénomènes que j’expliquerai les uns par les autres. Et alors ils m’apparaîtront, dans la mesure même où je me les serai expliqués, plus ou moins complètement déterminés. Mais moi je reste toujours en dehors de la série. Sans doute, par la mémoire et par la réflexion, je puis me replier sur moi-même et faire rentrer mes actes passés ou les actes que je viens de faire, dans la série des choses dont je me demande si elles sont ou non déterminées, et je leur trouverai alors des motifs et plus ou moins nécessitants, mais c’est parce que je me suis dédoublé, et il y a encore un nouvel acte, l’acte par lequel je pense l’individu que j’ai été et l’action que j’ai faite, qui se sent comme indéterminé et comme libre. L’acte de pensée en tant qu’il s’accomplit reste toujours hors de la série causale des faits accomplis et pensés. 

Là se trouve, à mon sens, l’expérience même de la liberté ; la pensée ne peut pas se considérer elle-même comme un objet de pensée : « Cogito, ergo sum », « ergo sum liber », c’est parce que « cogito », parce que je suis un sujet et que la causalité, ou toutes les formes de déterminisme que l’on voudra, sont les lois par lesquelles je pense les choses, par lesquelles je les objective et j’en fais, en quelque sorte, un spectacle pour moi. Ce n’est qu’ensuite, lorsque je restitue par une réflexion plus poussée, à cette catégorie de faits qui sont les actes de mes semblables, une face interne, lorsque je me dis qu’ils ont été eux aussi, à un moment donné, chez ceux qui les ont accomplis, des phénomènes intimes, qu’ils ont impliqué une pensée et un choix, c’est alors que je puis admettre qu’ils ont été libres eux aussi. Mais, encore une fois, si je veux mettre la liberté sur le même plan que le reste des phénomènes de l’univers, elle ne peut m’apparaître que comme radicalement impensable. Je puis comprendre seulement, au fond, pourquoi elle m’est incompréhensible ; car elle n’est rien d’autre que l’intuition de la spontanéité spirituelle, la contradiction qu’il n’y a pour le sujet pensant à se poser comme simple objet de pensée ; à se considérer comme tout entier donné, c’est-à-dire intelligible et déterminé, du moment même où, par son acte présent, il ajoute quelque chose à ce donné. 

 

M. Drouin. — La conception traditionnelle du libre arbitre rend solidaires deux notions au fond distinctes : contingence et discontinuité. Une référence aux doctrines de M. Bergson et de M. Nabert détourne aujourd’hui le débat de la première notion pour le rapporter sur la seconde. On dirait que M. Leroux traite Bergson surtout en adversaire. Or, Bergson s’oppose bien à Renouvier en ce qu’il n’admet point comme lui une rupture du devenir continu, une option brusque autant que gratuite décidant entre deux possibles déjà tout constitués. Ce n’est pas, du même coup, nier la contingence. Au lieu de la concentrer dans l’instant, Bergson la place au long de la durée, dans cette action continue qui peu à peu constitue les possibles et pousse l’un d’eux à maturité. Rappelons-nous sa contribution au Vocabulaire de philosophie (vol. I, p. 414). « L’objet de ma thèse a été précisément de trouver une position intermédiaire entre la « liberté morale » et le « libre arbitre ». La liberté, telle que je l’entends, est située entre les deux termes, mais non pas à égale distance de l’un et de l’autre. S’il fallait à toute force la confondre avec l’un des deux, c’est pour le « libre arbitre » que j’opterais. » 

Le même texte nous dit, un peu plus haut : « L’indépendance que je décris n’a pas toujours un caractère moral ». Ce serait méprise de chercher là un désaccord avec M. Leroux. La « liberté» bergsonienne commande assurément le passage de la « morale close » à la « morale ouverte ». C’est ainsi qu’elle se manifeste au sommet ; ce n’est pas par là qu’elle commence. Cette liberté étant définie : « le rapport du moi concret à son acte », nous en devons reconnaître l’ébauche sitôt qu’un « courant de conscience » affectif et qualitatif domine les impulsions multiples et les concentre dans la durée, préparant l’unité du Moi proprement dit. M. Le Roy ne trahit pas la doctrine en nous montrant dans le progrès de la vie une liberté tatonnante et confuse. Insistons : sans contingence, pas d’évolution « créatrice ». 

Ma prétention n’est pas ici de représenter M. Bergson ; mais je voudrais qu’il nous aide encore à réfléchir sur le scrupule de rationalité. Après bon nombre d’années, sa réfutation du parallélisme n’a pas, que je sache, à son tour été l’objet d’une réfutation en règle. Maints philosophes paraissent en admettre la conclusion, qui ne retouchent en rien pour cela leur conviction déterministe : on dirait que pour eux comme pour Lachelier le débat sur le libre arbitre « est clos par l’accord de Leibnitz et de Kant ». Est-ce que vraiment rien n’est changé ? Leibnitz (ni Kant aussi bien) ne se laisse pas découper par morceaux. Chez Leibnitz, le déterminisme psychologique du « motif prévalant » resterait, avouons-le, bien vague si la pensée implicite ne lui sous-tendait constamment ce déterminisme physique — le seul exprimable en lois — qui selon le système lui correspond en toute rigueur, le traduisant dans l’ordre de l’étendue. La réfutation du parallélisme n’est pas simple jeu dialectique ; pour Bergson — et non pour lui seul — elle entraîne des conséquences touchant le comportement : des processus conscients, en tant que conscients, assurant une réadaptation, un changement de la conduite qui ne s’expliquerait pas sans eux, comme résultante nécessaire des mouvements antécédents. Et ne parlons pas de réalisme : nulle idéalisation des mouvements n’autorise à confondre l’étage d’existence où les rapports mécaniques apparaissent seuls, avec ceux où d’autres caractères (affection, qualité, finalité) les dominent de plus en plus. 

L’activité consciente, par ses rapports avec le monde, apparaît tout entourée et comme lestée de déterminismes (ce qui suffit à notre science). La tenir pour déterminée dans ses opérations propres, c’est — si l’on écarte le parallélisme, — poser un déterminisme d’une autre sorte, non réductible au mécanique. Rien ne sert de le poser, si l’on ne peut le définir avec rigueur. Et ne serait-ce pas fausser le problème que de sauter par-dessus la conscience spontanée, pour chercher tout droit la nécessité dans le seul domaine du normatif. 

Multiplicité des impulsions, unité de la conscience concrète, nous retrouvons, élargie au-delà des conflits moraux, cette dualité que constatait M. Leroux. Dans toute option mûrie au cours de la durée, l’issue, quelle qu’elle soit, nous semblera prolonger l’une ou l’autre des deux sortes de déterminisme préalablement admis. Disons plutôt : l’une et l’autre, inégalement selon les cas. Si l’on maintient que l’option même est nécessaire, il faut que la dualité soit tenue pour provisoire, s’efface enfin devant le postulat d’un déterminisme unique. Ce serait là, bien entendu, le déterminisme véritable, suprême condition d’intelligibilité. Peu nous sert de l’affirmer en principe, si nous ne pouvons le définir de façon qu’il s’applique sans équivoque à tous enchaînements réels et singuliers. 

La rationalité exige une liaison universelle — une liaison en acte, non pas un cadre vide. « L’homme n’est pas un empire dans un empire », cette formule ne précise pas le mode de sa liaison avec le tout. L’idéal de prévision rigoureuse fermement posé par Laplace vaudrait « rationnellement » pour un objet unique pensé par un seul sujet. Le monde réel comporte multiplicité des consciences. La notion de « libre arbitre » peut nous choquer par son côté négatif de contingence radicale. Il n’est pas vain qu’elle revienne en discussion, pour nous rappeler combien demeure vague la notion d’un déterminisme reliant effectivement tous les aspects du réel. La raison opérant dans la physique oblige — nous dit-on — d’admettre une courbure de l’espace selon la distance aux points matériels. Que le déterminisme quantitatif soit une limite idéale comme l’espace euclidien ; qu’il y ait « courbure du déterminisme » autour des foyers de conscience, c’est ce dont la raison s’accommode en fait dans son application aux sciences morales, même alors qu’elle refuse de le reconnaître en droit. 

 

M. Leroux. — Je ne veux pas abuser de la patience de l’auditoire. Je remercie ceux qui ont pris la parole. Il m’est complètement impossible de répondre à une telle masse de considérations. Je vais indiquer seulement quelques points très restreints en commençant par la fin, si vous voulez. 

Je suis tout à fait d’accord avec M. Drouin pour estimer que ma position n’est pas très éloignée de celle de M. Bergson. J’en suis si peu éloigné que je serais tenté de me comparer à un scarabée du désert qui voudrait modifier un peu le visage du Sphinx. S’il parvient à changer un détail infime, l’ensemble du visage reste. 

M. Parodi m’a fait une objection qui m’a vivement intéressé. Je ne crois pas être en désaccord foncier avec lui. Je reconnais qu’il faut faire intervenir la considération de la nature du sujet ; mais je pense que, présentée sous une forme trop abstraite, elle n’est tout de même pas suffisante ; j’ai tenté de la compléter. Je considère, d’ailleurs, M. Parodi comme un partisan du libre arbitre. Ai-je raison ? 

 

M. Parodi. — Certainement. Seulement il reste que le fait du libre arbitre est inintelligible au niveau du phénomène. 

 

M. Leroux. — Si on prend le mot phénomène au sens étroit, c’est évident. Dans ce que M. Parodi a écrit, ce qui me paraît répondre au libre arbitre, c’est le moment où il établit une distinction entre l’état de tension et l’état de relâchement de l’activité de jugement. Voilà une traduction en votre langage de ce dualisme qui me paraît essentiel au libre arbitre.

 

APPENDICE 

 

 

Lettre de M. LOUIS LAVELLE.

 

... Je pense comme vous qu’il faut laisser une place au libre arbitre comme à une démarche d’ouverture vers une liberté spirituelle qui, sans elle, n’aurait pas de sens, mais qui pourtant l’abolit[10]. 

 

Lettre de M. ANDRÉ CRESSON.

 

... Pour moi, la question du déterminisme est tranchée par les brèves considérations suivantes : 

Une chose n’agit et ne réagit jamais que selon ce qu’elle est. Il serait bien étrange pour la raison et bien contraire à l’expérience de la voir agir ou réagir selon ce qu’elle ne serait pas.
 
2° D’autre part, il est impossible qu’une chose soit, agisse et réagisse à un instant donné, si elle n’est pas quelque chose. Car si elle n’était ni ceci, ni cela, ni quoi que ce soit, elle ne serait exactement rien et, par conséquent, elle ne serait pas.

 

Ce sont là pour moi des propositions indiscutables. Et assurément je ne trouve pas, dans le déterminisme qu’elles impliquent toutes les satisfactions. Je vois du moins à leur lumière que c’est bien moi qui exprime ma nature et mon état dans toutes les réactions intellectuelles, sensibles et actives que j’exécute. Mais je vois aussi que ce n’est pas moi qui me suis fait originairement ce que je suis ; je vois que le moi que je suis est la résultante d’hérédités que je n’ai pas choisies et qui se sont développées à leur manière au contact de ce milieu physique, intellectuel et moral où j’ai évolué depuis ma naissance et que je n’ai pas choisi davantage. 

Sommes-nous ce que nous sommes en raison de ce que nous voulons être ? Voulons-nous être ce que nous voulons être en raison de ce que nous sommes ? Les deux choses sont, je crois, véritables. Car, à partir du moment où nous avons dégagé notre idéal, celui-ci joue un rôle énorme dans la direction de notre vie et la formation de nos habitudes. Mais pourquoi notre idéal est-il pour nous un idéal ? Je crois bien qu’on ne le comprendra pas si l’on ne se rappelle pas que nous en jugeons avec cet ensemble de dispositions physiques, intellectuelles et morales dont nous avons apporté les germes en naissant, qui se sont plus ou moins adaptées à notre milieu sous son action, et qui, finalement, nous font nous[11]. 

 

Lettre de Mme HÉLÈNE METZGER.

 

... Pourquoi refuse-t-on le libre arbitre, au cas où l’on ne tient pas compte du déterminisme postulé qui veut que tout soit réglé d’avance ? C’est parce que, me semble-t-il, son admission exige une double application de notre liberté qui s’appuie sur son propre décret transformé en loi pour elle-même. En d’autres termes : 1° Il faut que nous choisissions notre idéal ou notre but, qu’aucune nécessité métaphysique ne saurait imposer ou justifier. — 2° Il faut que nous prenions la décision de réaliser cet idéal ou ce but par une action s’exerçant dans le monde suivant une technique que nous n’avons pas à examiner pour le moment. 

Notre volonté doit à la fois créer notre idéal et le faire entrer dans les faits. Il y a des gens qui ne peuvent supporter sans une grande amertume que notre libre arbitre n’ait pas d’autre justification que le fait de se poser, et il y a toujours un moment où il est arbitraire et fantaisiste ; l’insertion de cet arbitraire dans une suite d’actes motivés et réfléchis transforme la fantaisie en motif réfléchi. 

D’autre part, il ne faudrait pas confondre les déterminations qui nous permettent de prévoir notre avenir avec le déterminisme qui permet de prévoir scientifiquement les faits sur lesquels notre volonté s’appuie[12].


[1] Voir Valeur spirituelle et Mentalité, dans les Travaux du IXe Congrès international de Philosophie, fasc. X, 1937.

[2] Le Problème du choix, l’Existence et la Transcendance dans la philosophie de Jaspers, ap, Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1934, p. 415.

[3] V. De assensione Stoïci quid senserint, 1879, ch. V.

[4] Voir Critique de la Raison Pratique, l. I, ch. 4, § 8, scolie II.

[5] Revue Philosophique, septembre 1924, p. 308.

[6] Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1934, p. 56.

[7] V. Le Problème de la Science dans la Recherche d’une première vérité, (1924), en particulier p. 147 sqq.

[8] Principles of Psychology, t. II, p. 531 sqq.

[9] V. Atti del Quinto Congresso Internazionale di Filosofia, Naples, 1925, p. 661-664.

[10] C’est une vue très séduisante, mais n’implique-t-elle pas que l’homme peut parvenir à un état d’impeccabilité définitive ? Pour ma part, je ne vois pas de preuve en faveur d’un optimisme si radical.

[11] Les principes invoqués sont loin de posséder une évidence indiscutable : rien de plus équivoque que l’expression « être quelque chose », dès qu’on l’applique à la vie de l’esprit. D’autre part, l’argument passe à côté de la question centrale : il laisse sans interprétation l’expérience de la lutte intérieure.

[12] Ces remarques me paraissent intéressantes. Toutefois, je comprends mal comment un libre arbitre « arbitraire et fantaisiste » viendrait s’insérer « dans une suite d’actes motivés et réfléchis ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 24 juillet 2008 12:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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