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Collection « Les auteurs classiques »

Le régime des aliénés et la liberté individuelle. (1934)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Lemoine, Le régime des aliénés et la liberté individuelle. Paris: Librairie du Recueil Sirey, 1934, 199 pp.

[vii]

Le régime des aliénés
et la liberté individuelle.


Préface

De tout temps il y a eu des fous et certains d'entre eux peuvent à certains moments constituer un danger pour l'ordre public ou la sécurité des personnes, d'où pour la société un droit et un devoir de se prémunir contre ce danger. D'autres, plus nombreux, sont inoffensifs, mais beaucoup, sans fortune et sans parents, ou ne comptant que des parents peu fortunés, sont incapables de subvenir à leurs besoins, d'où à leur égard un devoir élémentaire d'assistance. Mais il serait criminel que, sous un faux {prétexte de sécurité ou de philanthropie, on puisse priver de sa liberté une personne saine d'esprit par intérêt, par passion, par vengeance ou par légèreté coupable ou sous l'influence de fausses conceptions résultant d'une véritable déformation professionnelle, d'où un devoir non moins rigoureux de protection et de défense de la liberté individuelle. Comment ces trois questions ont été posées et résolues en France depuis trois siècles, c'est ce que je voudrais examiner sommairement ici.

Le fait que pendant onze ans, sous un faux prétexte d'aliénation mentale, la liberté personnelle a été outrageusement violée en ma personne et le fait qu'elle l'a été également en la personne de beaucoup d'autres, expliquent assez l'importance que je me propose d'attacher à ce côté du problème. Si autrefois Garsonnet a cru pouvoir s'autoriser d'un internement arbitraire de deux mois dont il [avait été victime pour en tirer des arguments contre le régime qui l'avait rendu possible, on voudra bien reconnaître qu'une épreuve de onze [viii] années est de nature à fournir à l'appui de la même thèse des documents plus nombreux et plus variés. Toutefois, si décisifs que puissent être certains résultats de mon expérience personnelle, je n'ai pas l'intention de m'y borner, car les faits que je dénonce l'ont été souvent avant moi par des hommes politiques, par des écrivains, par des jurisconsultes, par des magistrats, par des médecins, et je ne sais rien de plus éloquent qu'une évocation sommaire de tous ces témoignages. Je n'ai pas davantage la prétention d'apporter des solutions inédites, car les principes dont je demande l’application ont compté parmi leurs défenseurs les esprits les plus généreux et les plus éclairés qui s'appellent : d'Aguesseau, Portalis, La Rochefoucauld-Liancourt, lsambert, Odilon Barrot, Trop long, le cardinal Donnet, Garsonnet père et fils, Gambetta, Magnin, Thulié, Francisque Sarcey, Georges Picot, Larnaude, Morizot-Thibault, Jean Ajalbert, Clemenceau. J'en passe et des meilleurs.

J'estime que les abus de toute sorte qui ont été rendus possibles par une loi d'exception qui compte près de cent ans d'existence sont plus que suffisants pour justifier le retour au régime du droit commun qui a été appliqué en France pendant quarante-huit ans pendant lesquels il a été dit qu'aucune plainte n'avait été enregistrée pour internement arbitraire. J'estime, avec les législateurs de l'Assemblée Constituante et avec les auteurs du Code civil, qu'un homme qui a eu le malheur de perdre la raison, et, qu'à plus forte raison un homme qui ne l'a pas perdue et qu'on accuse faussement de l'avoir perdue, a tout au moins autant de droits qu'un voleur ou qu'un assassin, et que s'il n'est pas permis de condamner un homme sur des pièces secrètes, il ne saurait être permis davantage de le faire enfermer sur des pièces secrètes dans une maison de fous. Et cependant, ce fait, qui peut paraître monstrueux, est la règle en France en matière d'internement depuis la loi du 30 juin 1838 et je ne puis en citer de meilleure preuve que mon propre exemple. Ce n'est [ix] que près de dix ans après mon internement que j'ai pu avoir connaissance du premier certificat qui avait conclu à mon internement et qui avait été rédigé par deux médecins d'après des allégations mensongères ou des faits grossièrement dénaturés qui leur avaient été rapportés et qu'ils avaient négligé de contrôler et dont j'aurais pu faire justice en moins de cinq minutes si je les avais connus à ce moment. Et pendant près de dix ans ces allégations mensongères auxquelles vinrent s'ajouter plusieurs pièces fausses, versées depuis dans mon dossier et dont je n'avais pas eu davantage connaissance, ont servi de base, implicitement ou explicitement, à tous les rapports qui suivirent pour conclure à mon maintien dans un asile d'aliénés. Il est juste de dire toutefois qu'à côté de ces allégations mensongères certains de ces certificats contenaient des faits exacts, mais je laisse à juger si ces faits étaient de nature à justifier un internement. C'est ainsi que les auteurs de certains de ces certificats ont déclaré que je devais être interné parce que je demandais à voir un avocat, parce que je protestais contre mon internement, parce que j'étais un protestataire, un revendiquant, d'autres parce que j'avais prétendu être visé dans un roman d'Anatole France, un autre parce que j'écrivais constamment et cachetais mes papiers. Et qu'on ne se récrie pas contre ces motifs d'internement quelque peu inattendus, car il serait facile d'en trouver d'analogues dans un grand nombre de certificats établis à l'occasion d'autres internements, car, comme l'a écrit Garsonnet : « L'arbitraire illimité, l'arbitraire sans rivages préside au placement dans les établissements d'aliénés ».

Aussi, au moment où un nouveau projet de loi sur le régime des aliénés est soumis aux discussions du Sénat, je crois de mon devoir d'apporter ici les résultats de mon expérience personnelle et de mes recherches et, en le faisant, j'estime faire œuvre utile. Il n'est pas, je crois, de question qui présente un intérêt plus universel. La folie frappe aveuglément dans les milieux les plus divers et personne ne peut se dire à l'abri de  [x] ses coups. Personne aussi, si sain d'esprit qu'il soit, ne peut, sous le régime de la loi du 30 juin 1838, se prétendre garanti contre les risques d'un internement arbitraire et l'observation de Gambetta et Magnin n'a pas cessé d'être vraie : « Si la folie n'est pas rigoureusement interprétée, les variétés de folie élastiquement interprétées équivaudront à des catégories de suspects dans lesquelles personne ne sera sûr de n'être pas compté. Permettez à l'école aliéniste d'élever à la hauteur d'un principe de jurisprudence cet aphorisme qui peut mener loin : « La folie n'est visible qu'à l'œil de l'homme de l'art ». Et dites quel Français est sûr de ne pas aller ce soir coucher à Charenton ou à Bicêtre ».

Je tiens à exprimer ici tous mes remerciements à M. Pierre de Pressac, directeur de l’Opinion, pour l'hospitalité qu'il a bien voulu donner dans cette revue à ma présente étude.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 27 avril 2018 10:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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