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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Le far-west chinois. Deux années au Setchouen (1905).
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte du Dr Aimé-François Legendre, Le far-west chinois. Deux années au Setchouen. Récit de voyage. Étude géographique, sociale et économique. Première édition: Paris, Librairie Plon, 1905, 430 pages + carte. Réimpression: Editions Kailash, Pondichéry. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

INTRODUCTION

Ce récit de voyage n’est qu’un prétexte pour vous entretenir du très vieil Empire, de la Chine ; car il est important qu’on en parle, que tous ceux qui pensent et ont quelque souci des destinées de leur pays se pénètrent bien de cette idée qu’il existe là-bas, très loin, des humanités grouillantes, aussi vieilles que le monde, d’une belle civilisation, avec lesquelles il faudra de plus en plus compter, qui se mêleront de plus en plus à notre vie nationale, par l’augmentation constante des points de contact qu’engendrent les nécessités actuelles, tant politiques qu’économiques.

D’ailleurs, avec les conditions nouvelles de rapidité des communications, s’il est banal de dire qu’il n’y a plus de distance, cependant, rien n’est aussi vrai. Dans un temps qui est proche, de rapides locomotives vous transporteront dans douze jours, sinon dans dix, de Paris à Pékin : c’est pourquoi la pénétration mutuelle des peuples se fera plus profonde, et ils réagiront de plus en plus les uns sur les autres. Il faut donc regarder au loin, se hâter de prévoir et ne point se laisser surprendre par les événements : car notre rôle est grand, nécessaire, et nous ne saurions nous y soustraire. Nous ne devons pas être une épave, jouet des flots et des courants mondiaux, mais bien un solide vaisseau qui domine vents et marées et, sûr de sa course, de sa puissante machine, va droit au port, vers ses destinées.

Nous avons d’autant moins le droit de nous désintéresser des faits et gestes de la Chine, que nous sommes ses voisins, que nous avons édifié à ses portes mêmes tout un vaste empire, qui subira fatalement le contrecoup de ses convulsions à elle.

D’ailleurs, elle nous appelle, sollicite notre attention de mille façons. On ne saurait croire, quand on ne l’a pas subie, quelle attirance puissante exerce sur tous ceux qui l’approchent, qui foulent son sol, cette contrée dont il est tant parlé et qu’on connaît si peu : c’est son immensité, sa civilisation vieille comme le monde, son grouillement de peuples, la majesté de ses fleuves et de ses montagnes, l’infini de ses plaines, et aussi sa fécondité, la multiplicité de ses produits.

Quand elle vous a pris, cette Chine, elle vous tient désormais, vous possédera pour longtemps ; car elle est bien, à l’heure actuelle, la grande arène mondiale, le merveilleux champ où toute activité peut se déployer, tout effort sera fructueux. Même son peuple, si différent, si éloigné du nôtre à l’observateur superficiel, devient vite intéressant pour qui veut se donner la peine de l’étudier, de le comprendre, pour quiconque ne le déclare pas, a priori, étrange, stupide, incompréhensible, l’antilope de l’Européen, cristallisé à tout jamais dans sa routine et sa négation du progrès.

J’ai eu de ces préjugés, mais ils ont dû se dissiper sitôt que j’ai su la langue, que j’ai pu contrôler l’observation extérieure, objective, par l’interrogation fréquente de l’âme chinoise.

Le fils de Han, que beaucoup d’Européens affectent de mépriser, de ravaler au niveau du nègre, appartient à une race dont la puissante intelligence a créé et consolidé le plus vaste empire du monde, le maintenant intact depuis des milliers d’années. Ninive et Babylone, Athènes et Rome n’eurent vraiment que des royautés éphémères, si on les compare à la prestigieuse durée du grand œuvre édifié par les conquérants chinois. Et, s’il branle, à l’heure actuelle, cet extraordinaire monument du génie humain, si sa masse montre des signes de vétusté, de désagrégation manifeste, soyez sûr que la base est toujours solide, que les fondations, d’une étonnante résistance, peuvent tenir des siècles encore, à condition de servir de substratum à un édifice restauré à fond, sinon reconstruit. Et pour ce travail de réfection, de transformation, vous trouverez dans le fils de Han toutes les ressources d’un esprit souple, de grande capacité assimilatrice, point opposé systématiquement à toute réforme, à tout progrès, comme semblent le croire ceux qui ne l’ont abordé que de très loin, ont voulu imposer, non persuader.

Le Chinois est, en effet, le dernier des peuples pouvant se résigner à une obéissance passive, à une mise en demeure brutale que n’étayent point de solides raisons étudiées et discutées à l’avance. L’ouvrier, le coolie même n’admettent point, comme dans nos sociétés si près de la perfection, à notre sens, n’admettent point, dis-je, l’ordre péremptoire, sans explication préalable, qui n’a d’autre valeur que son caractère impératif. Ces gens n’entendent point être considérés comme des machines, exigent de l’employeur certaines suggestions qui font d’eux leurs coopérants et non de simples agents manuels ignorant la fin demandée. Dans tous les actes de leur vie sociale, même les plus insignifiants, les fils de Han pratiquent le Chang liang, c’est-à-dire la délibération ; et, pour exprimer certaines façons d’agir de beaucoup d’Européens, traduire une manière d’être qui les déroute, ils disent de nous, à notre honte : "Pou hsin kiang li, hsin ta — leur règle est de frapper, non de parler raison".

Donc, pour effacer de son souvenir cette pitoyable impression que nous sommes bien les Barbares qu’il pensait, il faudra un effort sérieux, des actes d’une signification indiscutable, hautement persuasifs. Il faudra avant tout l’instruire, l’instruire scientifiquement, en ménageant son orgueil, ses susceptibilités, en n’oubliant point qu’il croit sincèrement avoir tout étudié, tout approfondi. Il ne suffira pas avec lui d’affirmer notre supériorité et il sera plutôt nécessaire de procéder par démonstrations patientes, graduées, soigneusement adaptées à ses caractéristiques mentales. Comme la brutalité des formes de la lutte actuelle avec l’Europe l’écœure, l’éloigne de plus en plus de nous, la conquête de ce peuple ne se fera qu’au moyen de la science, le seul côté par lequel il soit vraiment accessible. Ce sera une éducation ardue, sujette aux surprises, mais une fois la confiance venue, les convictions d’autrefois ébranlées, ce sera la marche rapide, faite pour étonner tous ceux qui ne savent pas quels trésors d’intelligence peuvent se cacher sous un crâne chinois.

Donc, par une initiation prudente et progressive à nos sciences, on lui rendra compréhensible notre progrès, sa genèse, son développement, compréhensibles nos inventions, dont, avec son éducation actuelle, il ne peut saisir toute l’importance économique et sociale. 

La grande erreur de la race blanche est de penser que sa civilisation, sa puissance créatrice, ses machines s’imposent d’elles-mêmes, éblouissent les autres races, ouvrent tous les horizons, dissipent toutes les ténèbres. C’est une grave illusion, d’autant plus tenace et dangereuse qu’elle flatte notre orgueil, incommensurable comme celui du Chinois.

Comme je viens de le dire, notre rôle là-bas, près de ce grand peuple, est important, nécessaire. Tout en l’instruisant, nous lui apprendrons à tirer parti de ses richesses latentes, nous lui fournirons les moyens d’accroître, dans des proportions considérables ses maigres ressources actuelles. Et cette œuvre de grande portée humanitaire aura pour nous, en même temps, des conséquences qui se traduiront vite par une sérieuse impulsion donnée à notre essor économique, corollaire de l’influence morale acquise.

Si l’on compare maintenant les résultats d’une telle prise de contact intime avec la Chine, si on les compare, dis-je, à ceux qu’on s’efforce d’espérer d’une action suivie en des régions plus rapprochées, on est en droit de se demander si certains calculs ne sont points erronés. Qu’est-ce que l’Afrique, en effet, ses ressources, ses richesses, auprès de celles du vieil empire asiatique ? Et si la Chine connue est déjà si merveilleusement partagée, que n’apportera point un jour la Chine inconnue à l’activité industrielle et commerciale européenne ? Je dis à dessein la Chine inconnue ; car, que savons-nous du vaste empire, en dehors des régions côtières et de certains grands itinéraires, traversant dans deux ou trois directions les provinces éloignées du centre et de l’extrême ouest ? Stanley a fait connaître au monde une grande partie de la sombre Afrique, darkest Africa, comme il l’appelle, mais ce dont peu de gens en Europe semblent se douter, c’est que la Chine est aussi l’inconnu ; et le champ s’offre si vaste qu’il sera bien long à explorer, le champ scientifique surtout.

Et au point de vue philanthropique et moral, qu’est-ce que la conquête ou l’éducation de quelques millions de nègres auprès de celle de la grouillante masse jaune, si intelligente déjà, si supérieure à la race noire ? Quelle tâche plus noble, en vérité, et aussi plus tentante que la rénovation par la science du vieil Empire, secouant enfin sa torpeur et cessant de regarder en arrière pour marcher de l’avant à son tour, oubliant toutefois de rejeter son idéal de paix éternelle ! Quelle acquisition pour les idées modernes d’humanité, d’altruisme que celle de la grande nation égoïste, dont la glorieuse civilisation est malheureusement entachée de préceptes rétrogrades et barbares !

Et pour l’ingénieur, le médecin, l’historien, l’ethnologue, quel vaste programme d’étude : pendant que les uns prépareraient la transformation industrielle de la grande nation, donneraient pour les nouvelles formes de lutte pour la vie, les autres étudieraient sous toutes ses faces le plus vieux des mondes, trouveraient peut-être dans le mélange des races le secret des fluctuations de l’humanité, ou mieux le secret de leur évolution, réalisant ainsi la synthèse des peuples.

Et si toutes ces belles perspectives, ces graves raisons n’étaient pas suffisantes pour nous entraîner, si, doutant de nos forces, nous n’osions courir si belle aventure, des nécessités, qu’on peut qualifier de vitales, nous contraignent à fixer obstinément nos regards du côté de l’Extrême-Orient.

Si l’on veut, en effet, se replier sur soi-même, songer un seul instant à l’importance des événements qui s’y passent, à l’heure actuelle, on est obligé de constater que le centre de gravité mondiale se déplace désormais qu’il n’est plus dans la Méditerranée et l’Atlantique, mais bien dans la mer Jaune. La Chine vraiment devient le centre d’attraction de l’univers organisé, le but fascinant vers lequel tous les grands peuples se hâtent fébrilement. Le moment est, en vérité, solennel : nous sommes bien à un tournant de l’histoire, mais le struggle for life entre nations ne fut et ne sera jamais plus âpre qu’à cette phase de la vie des empires. La lutte est commencée et, si ardentes sont les compétitions pour la domination de cet immense marché, le plus vaste et le plus riche du monde, qu’elle va se développer formidable, sans trêve ni recul. Et tant pis pour la nation qui tout de suite ne prendra pas position dans cette grande bataille politique et économique, dans quelques années, il sera trop tard.

Il devient donc intéressant au dernier point de rechercher quelle est la région de la Chine qui doit attirer le plus particulièrement notre attention et assurer dans les meilleures conditions le développement rapide et complet de notre colonie indochinoise. Cette région est incontestablement le Setchouen. J’en décrirai, à la fin de ce récit de voyage, les intéressantes caractéristiques ; mais dès maintenant, j’affirmerai hautement, pour l’expliquer ensuite, que le Setchouen est d’importance vitale pour la prospérité future de l’Indo-Chine, qui trouvera là, dans un effort pacifique, le moyen d’utiliser toutes les énergies qui ne trouvent pas chez elle un aliment suffisant.

Pensons donc à la Chine obstinément et gardons pour elle le meilleur de notre énergie expansive ; car elle est l’avenir. Et si elle est déjà le grand champ de bataille où s’engagent des luttes de toute sorte, n’est-ce point chez elle et pour elle que l’humanité se débattra un jour, dans une des crises les plus violentes qui aient jamais secoué le monde.

Oh ! la misérable politique que celle qui consisterait à regarder seulement chez soi et autour de soi, alors que d’autres nations s’en vont, à pas de géant, chercher prise au loin ! En Europe, un pays n’est plus grand, à l’heure actuelle, par la superficie qu’il enserre de ses frontières : il n’est grand que par son expansion au dehors, vers d’autres continents.

Si certains sont hypnotisés par l’Afrique, que d’autres, et le plus grand nombre possible, se laissent fasciner par l’Extrême-Asie. D’ailleurs, est-ce qu’une grande nation ne doit pas regarder à la fois au levant et au ponant, au midi et au septentrion ? Et si l’on sait prévoir, mesurer son effort aux contingences, il n’y aura jamais de surprises : la convergence des résultats se fera d’elle-même.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 12 octobre 2007 15:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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