RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Le far-west chinois. Deux années au Setchouen (1905).
Extrait: Les rues de Tchentou


Une édition électronique réalisée à partir du texte du Dr Aimé-François Legendre, Le far-west chinois. Deux années au Setchouen. Récit de voyage. Étude géographique, sociale et économique. Première édition: Paris, Librairie Plon, 1905, 430 pages + carte. Réimpression: Editions Kailash, Pondichéry. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

EXTRAIT

Les rues de Tchentou

J’en ai fini avec la description de Tchentou-ville, mais pour qu’on ait une idée plus nette de la vie de ses habitants, il est nécessaire d’ajouter quelques détails complémentaires, de montrer ce qu’est la rue, ce qui s’y passe. Elle est bien différente de la nôtre : tout d’abord, ce qui la caractérise, c’est l’absence de ces véhicules de toute sorte qui sillonnent nos voies. Il n’y a ni tramways, ni omnibus, ni voitures ordinaires pour transport des personnes, ni camions ou charrettes pour transport des marchandises. Il y a bien la brouette, mais elle ne peut être employée partout ; elle est, en raison de l’état des voies, de progression très lente ; aussi le véritable véhicule, l’agent de transport est-il l’homme, qu’il supporte un palanquin ou bien un bambou, avec ses fardeaux se balançant aux deux extrémités.

On aperçoit encore de temps en temps des coolies chargés, d’un gros bloc de sel ou de saumons d’étain, de cuivre, reposant sur une espèce de hotte, mais ils sont rares comparativement aux porteurs en balançoire.

La brouette présente deux formes différentes, suivant qu’elle est employée au transport des voyageurs ou des marchandises. Pour voyageurs, elle est munie à l’avant d’un petit siège en bambou, faisant corps avec elle, où s’installe le client, les jambes pendantes ou allongées de chaque côté de la roue pleine en bois, sur les deux bâtis latéraux encastrant cette roue. La brouette est petite et faite pour transporter une seule personne. Dans d’autres parties de la Chine, ce véhicule peut recevoir jusqu’à huit voyageurs, quatre placé dos à dos de chaque côté d’un bâti médian qui sépare en deux la plate-forme, suivant son axe longitudinal. Combien ai-je vu autour de Shanghaï de ces pauvres coolies, une bricole au cou, le corps à demi-nu, inondés de sueur, les jambes très écartées, pour augmenter la base de sustentation, se traînant ainsi à petits pas saccadés, les mouvements d’extension et de flexion des jambes brusquement coupés, limités au maximum dès qu’ils se produisaient, limités, dis-je, par l’énorme poids oscillant, pas assez fixe, suspendu à la courroie, tendant constamment à ramener le muscle à la position de défense de l’équilibre. Ce type de brouette n’est utilisé au Setchouen que pour le transport des marchandises ; on le voit dans les rues de Tchentou chargé de tabac en feuilles, en faisceaux, chargé de riz ou autres céréales, quelquefois de deux grosses pierres de taille, une de chaque côté ; chargé de sel, de charbon ou de coke, ou encore de deux porcs gras. Rien n’était plus pénible pour nous que la rencontre de ces pauvres gens, poussant, avec quel effort de bête résignée, dolente, incapable de secouer le bât qui met à vif sa chair meurtrie, poussant, dis-je, avec quel effort, son lourd véhicule, toujours mal équilibré, sur une voie semée d’obstacles de toutes sortes, sur un sol le plus irrégulier du monde ! Quels labeurs, quelles souffrances inutiles leur vaut la cristallisation cérébrale de ceux qui savent, de leurs lettrés qui ne se sont jamais complu que dans l’étude de vagues formules littéraires, ont dépensé leur potentiel intellectuel à dessiner de tortueux et embrouillés caractères, n’ont jamais cultivé de sol fécond.

Combien encombrants ils sont, ces braves brouetteurs ! Combien de fois leur rue ne s’engage-t-elle point dans l’ornière qu’elle a tracée depuis des années sur la dalle ou dans la terre, arrêtant ainsi tout net leur progression ! Et la brouette qui se renverse au milieu de la rue, dans la boue noire et gluante des jours de pluie ! Et les autres qui suivent, bousculées par les porteurs de chaise, les porteurs en balançoire ! Quel embarras... de brouettes ! Et combien plus difficile à démêler que l’embarras de voitures de nos rues ! Si les sacs de riz sont tombés ou bien les blocs de sel ou de coke énormes, très pesant pour leurs muscles, ou encore les pierres de taille, quel temps ne faut-il pas à ces hommes chétifs, mal nourris, aux mouvements incroyablement lents, pour remettre tout en ordre. La scène devient quelquefois d’un haut comique quand, un jour de marché, c’est un convoi de porcs qui circule ainsi dans une rue étroite déjà encombrée. J’ai vu, certains jours, de ma chaise, sur une mauvaise piste que je suivais souvent, terreur des brouettes, des couples de porcs soigneusement ficelés, se débattant dans la boue ou la poussière, renversés sur le dos, le groin et les pattes en l’air, poussant des grognements féroces. Et si un convoi de mules, de bœufs ou de chevaux de bât venait à apparaître à ce moment, la scène devenait inénarrable. Par quelles tribulations ne passent-ils point, ces pauvres hères traîneurs de tchai tze (brouette) et pour quel salaire ! Juste assez pour ne pas mourir de faim. J’ai pu en soigner une centaine de ces braves gens, au cou, aux épaules atrocement blessés par la bricole, qui n’était pas toujours une sangle, mais une simple corde de prix plus modeste. La plaie pas soignée d’abord, salie, infectée par la couverture de tsong-tsien, sur laquelle ils s’étendent dans le gîte misérable choisi pour la nuit, se compliquait rapidement, devenait un énorme phlegmon (abcès) envahissant la moitié du dos. Ils venaient alors au dernier moment me trouver, ayant souffert, beaucoup souffert, mais ne le disant point, semblant au contraire tout à fait indifférents à la douleur physique. Pauvres bêtes de somme à la peau saignante, qui ne sentent rien, qu’on charge sans merci, qui traînent jusqu’à l’agonie leur lourd fardeau ; car la pitance est au bout, n’est acquise qu’à ce prix. On les dirait incapables de réaction, de révolte contre l’amer destin qui leur est échu à eux, à leurs grands ancêtres, depuis les siècles des siècles. Et nous, la race forte, la race de conquérants jamais assouvis, qui trop souvent civilisons par le fer, par le feu, serons-nous donc, un jour, les bons génies tutélaires de tant de millions de pauvres gens, en Chine, commencerons-nous par eux l’œuvre de pitié efficiente, l’œuvre réparatrice d’expiation féconde pour tant de crimes de lèse-humanité ?

Ils venaient donc ces brouetteurs, mais sitôt opérés, soulagés, ils se hâtaient de s’en aller, de retourner chez le teneur de tchai-tze, pour s’atteler à nouveau à leur seul gagne-pain. Ils m’intéressaient tant dans les rues, ces braves coolies, que je ne voyais pas passer les cortèges de mandarins formés de hérauts dépenaillés, affublés d’étranges oripeaux rouges ou verts, au chef couvert de feutres coniques à bords étroits, rappelant certaines coiffures de notre moyen âge. Certains de ces hérauts, portant des tablettes où étaient déjà inscrites les qualités du mandarin, hurlaient les grandes vertus, la sagesse, la haute prudence de ce maître, sa science des lois et du gouvernement, sa bonté, son amour du petit peuple, des humbles. À mesure que progressait le palanquin, les satellites criaient à tout moment : "jang lou, fang lou, ta jen tsau — cédez le chemin, c’est un grand personnage qui circule" ; et les coolies, les brouetteurs se jetaient de côté, remisaient en hâte le pesant et si peu maniable véhicule, attendaient que le somptueux cortège eût passé, dans les vociférations des hérauts, les notes trop vibrantes, agaçantes des timbaliers.

Un cortège plus gai est celui qui accompagne la houa kiao (chaise fleurie) palanquin des jeunes mariées, sculpté, colorié des nuances les plus vives, les plus extravagantes. Toute une suite de porteurs est en même temps mobilisée pour le transport des présents, étalés au grand jour sur une sorte de plateau peinturluré, muni d’une très haute anse en bois, sous laquelle se glisse le bambou des coolies. Le nombre de ces plateaux varie naturellement avec l’importance des cadeaux ; ceux-ci sont, pour la plupart, bien insignifiants, se composant surtout de viandes, de sucreries et autres friandises.

Il existe un autre genre de palanquin qui n’est plus celui de la jeune mariée, se montre moins fleuri, c’est vrai, mais ne se fait pas moins remarquer par son élégance raffinée, la soie ou le satin qui le tapisse intérieurement, le bleu reluisant impeccable de son enveloppe extérieure et la courbe très marquée de ses brancards, qui élève très haut la chaise au-dessus du sol. Il renferme, pensez-vous, ce que nous appelons une belle petite, une demi-mondaine jaune ; détrompez-vous, c’est une personne de l’autre sexe, à la face glabre, blafarde sous le fard, aux sourcils rasés artificiellement représentés, dessinant une aile de papillon. Il est revêtu d’une fine robe de soie, du fou tson bleu pâle, par exemple ; il agite nonchalamment un éventail et au moment où vous passez, vous Européen, fréquemment il lui arrive de se boucher le nez avec un mouchoir sale, pour ne pas respirer votre nauséabonde odeur de blanc. Il sera même ennuyé d’avoir croisé votre chaise ; nous avons le mauvais œil, paraît-il, et pouvons être l’origine de toutes sortes de calamités. Il y croit à cette influence néfaste, il en a peur, le "mignon", superstitieux qu’il est comme une petite maîtresse. Sous son masque peint au blanc de céruse, avec ses sourcils imités de ceux dont se pare la beauté féminine, avec la lueur équivoque de son œil morne, sans vie, si différent de celui qu’éclaire, illumine la passion naturelle, même tarifée, il est bien la répugnante image de la pire folie sexuelle. Il a passé dans sa belle chaise, nous laissant de vagues odeurs de parfums douteux venus de Shanghaï et, auparavant, de Hambourg, abominablement frelatés, mais bien assortis à de tels charmes.

Brouetteurs, mandarins, jeunes mariées et mignons, ce ne sont point là, naturellement, les seuls passants de la rue. A côté du marchand qui va tranquillement à ses affaires, jamais pressé comme dans nos villes, il y a des représentants des diverses professions, qui constamment circulent. J’en citerai quelques-uns : c’est d’abord le plus curieux de tous, le restaurateur ambulant qui transporte fourneau et combustibles, ustensiles de cuisine et victuailles, le tout aux deux extrémités d’un bambou. Il s’en va trottinant, s’arrêtant au premier appel, attisant le feu, servant bientôt riz fumant et savoureux teou fou (fromage de haricots), viande en petits morceaux et légumes, ou encore la tasse de thé bouillant. Le repas servi, il repart au petit trot, semblant porter toujours allègrement son encombrant fardeau.

Un autre ambulant, c’est le ti teou tsiang ou perruquier. Celui-ci traîne aussi tout son attirail et rase les têtes, sinon les barbes ; surtout les têtes, suivant la coutume chinoise, et sans savon, produit qu’il ignore. Il a, de plus, pour office, de nettoyer les oreilles avec des bâtonnets, des curettes qu’il introduit jusqu’au tympan, raclant consciencieusement le conduit. Et ces mêmes bâtonnets, ces mêmes curettes, jamais essuyés ou lavés, passent d’une oreille dans l’autre, sans qu’opérateur ou client semblent se douter le moins du monde qu’il peut en résulter certains inconvénients. Les yeux ont aussi leur tour de nettoyage : il passe, sous les paupières, certains petits instruments ; il les masse ensuite. Toutes ces manipulations sont faites avec la plus grande dextérité et le plus malproprement du monde.

Il y a encore toute une catégorie de petits marchands d’étoffes ou de denrées de consommation générale qui vont de porte en porte offrir ce qu’ils ont. Il ne faudrait pas les comparer à nos colporteurs, assez spécialisés ; car les ambulants chinois vont proposer tout ce qui est article de vente et sous la forme la plus réduite, en quantité la plus minime imaginable.

Un type intéressant de la rue est aussi le loueur de pipes ; il en a deux ou trois, qu’il tient toujours bourrées de tabac pour le client qui passe. Un coolie arrête-t-il sa brouette ou dépose-t-il son fardeau pour s’offrir la petite jouissance d’une pipe, le loueur tend l’instrument, la ien tai, l’allume et, le tabac consumé en quelques rapides aspirations, reçoit une sapèque en payement ; faible rétribution, mais qui répond à l’insignifiance même de la quantité offerte, soit la valeur d’une demi-cigarette, si petit est le réservoir de la ien tai et si lâchement bourré il est. La pipe passe ensuite à une autre bouche, passe à des centaines de bouches durant le jour, et vous observerez que ni le client ni le loueur ne penseront, à aucun moment, à essuyer, même sur le manche, la salive qu’on y a laissée précédemment. Le loueur de pipes, déduction faite de l’achat du tabac, réalise ainsi un bénéfice quotidien de 80 à 100 sapèques, soit de 9 à 10 sous. Son existence matérielle est ainsi assurée. Nombreux dans Tchentou sont les représentants de cette étrange profession, parce qu’ils répondent à une nécessité, qu’une multitude d’artisans et de porteurs ne disposent dans la journée, durant leur travail, que des deux ou trois sapèques nécessaires pour fumer autant de pipes, n’ont pas les moyens d’acheter à un moment donné la quantité minima vendue par un boutiquier.

Parmi ces gagne-menu, je ne puis passer sous silence le ramasseur de crottes de chien, le kien keoù che, qui circule de rue en rue, cueillant ardemment tout ce qui représente l’engrais cherché. Cette profession est aussi lucrative que celle du loueur de pipes.

Il y a aussi le marchand d’herbe, qui s’en va en dehors des murs ramasser les plantes, les graminées qui poussent dans le cimetière commun. Ailleurs, c’est la propriété d’autrui et l’herbe est soigneusement réservée. Chaque jour, on apportait pour nos chevaux un petit faix où toutes sortes de plantes se mélangeaient avec l’herbe utilisable, acceptée par les animaux ; on y trouvait de l’absinthe, des pyrèthres, de la fumeterre, etc., ajoutées pour faire volume, compléter le paquet. Et bien que le ma fou (palefrenier) rebutât régulièrement ces mauvaises plantes, le ramasseur les apportait quand même en plus ou moins grande quantité, espérant toujours qu’elles passeraient inaperçues. La meilleure récolte d’herbe faite par ces pauvres gens l’était quelquefois dans notre jardin ; il nous l’offraient aussitôt au prix habituel. Nous fermions les yeux sur ce petit maraudage, mais si le ma fou remarquait l’opération, son silence devait être acheté un bon prix. Pour le faix d’herbe, le ramasseur d’herbe touchait généralement la somme de 40 sapèques, soit 4 sous, et c’était son seul métier. Et si, à l’époque des pluies, il pouvait cueillir, dans sa journée, une quantité suffisante pour faire deux paquets, pendant six mois environ il arrivait difficilement à en compléter un.

Mais l’être qui vous frappe le plus dans les rues de Tchentou, qui attire fatalement votre attention, ici, comme dans toute ville chinoise, c’est le kao houa tze (le mendiant). Il forme une vaste confrérie où la femme n’est pas admise, confrérie avec ses statuts, ses chefs, ses unités, que lie étroitement la plus stricte discipline. Mendier est une profession organisée ; c’est un des rouages de la vie sociale dans le vieil empire. Cette institution a généralement, à sa tête, un homme point vulgaire, de trempe morale vigoureuse, de grand énergie pour mener à bien son armée de dévoyés, dont la surveillance est pleine de difficultés. Car le fruit du travail, les vivres ou vêtements ramassés peuvent ne point aller au magasin de centralisation, être vendus ou donnés en échange de friandises, de pipes d’opium ; c’est un préjudice causé à l’association. En effet, le lot d’aumônes cueilli chaque jour a toujours sa valeur, n’est jamais à mépriser.

Le kao houa tze sollicite rarement en vain ; on lui donne régulièrement, on n’ose faire autrement ; on le craint, mais on redoute surtout son chef, tout-puissant parce que riche, disposant d’éléments d’action par le vol ou l’incendie, qu’on ne peut se décider à braver. Il faut les voir, ces mendiants, en files entières ou par troupeaux dans les rues : en nos pays, pareil spectacle soulèverait l’écœurement et les immédiates protestations de toute la population. Elle exigerait aussitôt la disparition de pareille honte pour une société, provoquerait l’élaboration de mesures telles que cette classe des estropiés ou des incapables aurait la vie matérielle assurée en dehors de toute exhibition inutile et dégradante. Mais c’est qu’en Chine, cette situation acceptée, sinon voulue par le peuple, est une exploitation de la masse, comme je viens de le dire, imposée par la crainte et la superstition. En effet, parmi ces mendiants, il existe naturellement, comme dans notre célèbre Cour des Miracles d’un autre âge, il existe de nombreux dégénérés, hystériques et voyants, dont les manifestations hystériformes, ou encore du domaine de l’hypnose, contribuent puissamment à perpétuer un règne basé sur la terreur, chez un peuple qui, malgré son scepticisme, n’en est pas moins en proie à mille appréhensions, que dissipe seule une culture scientifique. Ils s’en vont donc par les rues, ces êtres déchus, rarement infirmes, que seule l’horreur de tout travail, de toute sujétion à une nécessité sociale, a conduits à la plus honteuse des professions. Ils s’en vont, décharnés, squelettiques, fantômes vivants, d’une affreuse nudité masquée de gale pustuleuse ou des stigmates de leurs vices ; car ils les ont tous et le plus répugnant entre tous. Oh ! quels contacts, quelles étreintes dans leurs refuges de nuit, ces cloaques de pestilence où tant d’abjection se cherche, se confond. Quel sujet pour un peintre d’amours macabres, diaboliques ; quel sujet pour les pires évocations des plus ténébreuses aberrations ! Aux jours cléments, ils s’en vont, cachant à peine leur sexe sous un lambeau de toile immonde ; l’hiver, ils se traînent secoués de frissons, serrant autour de leurs épaules la pièce de tsong qui, cette nuit même, peut-être, sera leur suaire.

Qu’on me permette, en dernier lieu, de parler des agents d’une lucrative industrie, qu’on observe, sous cette forme, qu’en Chine. Chaque jour, vers le milieu de l’après-midi, on peut voir alignés à certains carrefours, à des coins de rue, auprès des portes, de très nombreux seaux en bois remplis d’une masse semi-liquide, semi-solide, que je ne désignerai que par son appellation chinoise de ta fen, ou grand engrais. Au signal d’un chef d’équipe, ils s’éparpillent dans toutes les directions, ces coolies spéciaux dont rien n’effraye l’odorat, allant porter aux fermiers et maraîchers le vrai stimulant de toute fécondité. Ces seaux en bois, pas toujours étanches, perdent souvent leur précieux contenu, à la grande désolation du coolie, désolation motivée, comme on le devine, non par la souillure qu’en subit la rue, mais par la réduction consécutive de la masse transportée. Ces gens ne prennent même pas la peine de couvrir leurs ustensiles malodorants ; ils n’y pensent pas, n’en comprennent point l’opportunité. Jamais préfet n’a été plus houspillé, plus injurié que certain mandarin de Tchong-King, titulaire de ce poste il y a quelques années, qui, à l’instigation d’Européens, donna l’ordre aux porteurs de ta fen d’avoir à couvrir désormais leurs seaux. Ce fut une révolution, un haro général, la corporation envoya ses membres, protester au yamen et elle passa vite en actes, en barbouillant de son produit les murs de l’hôtel préfectoral.

J’ai observé bien souvent que là où s’arrêtaient ces porteurs, en cours de route, dans les restaurants ou maisons de thé, personne ne prenait garde aux seaux qu’ils déposaient à la porte, personne ne protestait contre leur voisinage. Et si, dans un mouvement maladroit, une partie du contenu s’épandait près d’un client de l’auberge, il ne changeait pas de place. C’est que dans une contrée où l’enseigne du médecin porte fou sou (guérit, ressuscite), il n’y a rien à craindre de la contagion ; aussi nos recommandations et prescriptions hygiéniques stupéfient-elles la population. La Chine est aussi le pays où les pharmaciens, chaque soir, font ramasser tous les débris des différentes drogues et plantes médicinales vendues dans la journée, broient le tout dans un mortier et en fabriquent des pilules qu’achètent les pauvres gens en raison de leur bon marché.

En parlant de la circulation de la rue, j’ai mentionné les hommes, laissant de côté les animaux. Comme j’ai dit qu’il n’existait dans la ville aucun véhicule attelé, que la brouette était le seul moyen de transport à roue, on pensera sans doute que les chevaux et autres équidés sont rares. Cependant, on en voit quelques-uns, animaux de bât destinés aux régions montagneuses. Les bœufs porteurs sont beaucoup plus nombreux ; ils campent dans les rues de la ville, comme s’ils étaient en pleine campagne. Le porc, lui aussi, vagabonde dans certains quartiers, se disputant avec le chien les ordures de la voie.

On le voit, la ville chinoise, c’est la bonne cité où bêtes et humains vivent côte à côte. Et comme elle est calme, cette capitale du Setchouen ! Dans les rues, point de scènes pénibles, point de rixes sanglantes ; des chamailleries, des cris quelquefois, mais jamais accompagnés de coups, de pugilats, jamais suivis de violence. Pour sacrifier à la mode européenne, un vice-roi créa, il y trois ans, une police composée d’une centaine d’agents pour toute la ville, mais leur rôle est bien insignifiant, presque une sinécure : s’ils arrêtent assez souvent des voleurs, il est excessivement rare qu’ils aient un assassin. Dans le cours d’une année entière, je n’ai pas entendu parler d’un seul crime violent. S’il y a des apaches, des ruffians, comme partout, ils ne jouent pas du couteau, ne "refroidissent" pas le bourgeois qu’ils surprennent défendant sa propriété. À Tchentou, le noctambule n’a rien à redouter, il ne court jamais le danger d’un Parisien égaré dans des quartiers excentriques. Au point de vue tranquillité générale, la ville chinoise serait donc à donner en exemple aux cités européennes, où tant de violences, de brutalités se commettent chaque jour.

Dans sa joie, ses amusements, le Chinois de Tchentou montre toujours le même calme, la même sérénité ; l’enfant lui-même est rarement bruyant, tapageur. Dans les rues, aux jours de grandes fêtes, au premier de l’an, par exemple, au Ko nien, on ne remarque point de manifestations insolites, cette exubérance qui frise un peu la folie, sinon la sauvagerie, qu’on observe trop souvent au milieu de nos villes et villages. C’était une telle paix dans la vieille cité que nous en étions stupéfiés. Aux devantures et sur les portes des maisons étaient collés des papiers de différentes couleurs ; aux toits s’accrochaient des banderoles, où des souhaits de bonheur étaient inscrits, les gens dans la rue se souriaient, se congratulaient, mais pas un cri, pas une démonstration bruyante.

Cette population ne se remue que le jour où l’administration veut augmenter les charges déjà trop lourdes qui pèsent sur elle : elle se révolte alors, non sans raison, si grande est sa pauvreté. Son pacifisme est tel que les plus extravagantes fantaisies de quelques agités ont toutes chances de réussite. Ainsi, on a vu, il y a deux ans, cette chose inouïe, désormais historique pour nous, on a vu douze Boxeurs, homme et femmes, pénétrer dans la ville de Tchentou..., la prendre en quelque sorte, puisque toute la population de 350 000 âmes, vice-roi et autorités compris, s’était enfermée dans ses maisons et n’osait sortir. Ces douze exaltés restèrent maîtres de la ville plusieurs heures, c’est-à-dire jusqu’au moment où le Consul de France, M. Bons d’Anty, persuada à un petit mandarin militaire qu’il était facile de se débarrasser de cette canaille. Les soldats ayant constaté, en tirant, que les balles ne revenaient pas sur eux, qu’aucun charme ne garantissait plus ces Boxeurs, les abattirent rapidement et la capitale fut reconquise. Le vice-roi, entouré de ses hauts mandarins et gardé par deux pièces de canon braquées aux portes du palais, croyait à l’invasion de la cité par des milliers d’illuminés dangereux, invulnérables ; nullement renseigné, il ignorait tout ce qui se passait. Ce fut l’intervention de notre consul qui l’éclaira et remit tout au point.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 12 octobre 2007 15:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref