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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Le far-west chinois. KIENTCHANG et LOLOTIE (1910).
Extrait


Une édition électronique réalisée à partir du texte du Dr Aimé-François Legendre, Le far-west chinois. KIENTCHANG et LOLOTIE. Librairie Plon, Paris, 1910, 472 pages. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extrait

CHAPITRE PREMIER

 

Le 12 janvier 1907, je quittais Tchentou pour gagner le Kientchang, très intéressante région du Far-West setchouennais, presque entièrement alpestre, que je désirais visiter depuis longtemps. En deux étapes de 35 kilomètres chaque, j’arrivais à Kiong-Tchéou, à la limite occidentale de la plaine de Tchentou.

L’aspect de cette plaine est différent suivant la région examinée. Autour de la capitale, et jusqu’à Sin-Tsin, c’est la fécondité, la richesse : de belles cultures, blé, fèves, pois et colzas, ayant déjà atteint la moitié de leur développement. Les fermes nichées dans des bouquets de bambous et de cyprès, que flanque quelquefois un chêne (quercus variabilis), un tsao ko shou, févier, gleditschia, ou un houantze shou (Sapindus Mukorossi,), sont très nombreuses. Petites et grandes, pauvres chaumières ou belles maisons couvertes en tuiles gris sombre, elles constituent d’innombrables îlots qu’entoure une nappe de verdure. N’étaient les rares chênes à la cime desséchée, aux feuilles d’or rutilant, n’étaient les aulnes et les pterocarya, aux rameaux tout nus, on nierait la saison hivernale. Les neiges sont loin là-bas, dans le nord et dans l’ouest ; ici, c’est la lumière, le soleil, presque la tiédeur de nos printemps. Dans les champs, au milieu des colzas et des blés, sur le vert des feuilles, tranche la blancheur lactée de fines corolles, celles de crucifères : cardamines et ti tin tsai (Bursa pastoris). Ou bien encore, c’est le jaune d’or de renoncules à la feuille palmée, le rose pâle d’une petite composée ou le rose ardent d’un corydalus. Sur les berges des canaux, au flanc des talus bas bordant les chemins ou les champs, émergent des gazons, sur une frêle tige, de nombreuses violettes de couleur claire ou foncée. Quelques fèves sont aussi en fleurs. Je le disais bien : c’est le printemps en pleine saison hivernale, le triomphe incontesté d’une fécondité sans limite qui se rit des frimas, des souffles glacés trop intermittents de décembre et de janvier. Passé Sin-Tsin, le sol est moins riche, parce que moins bien irrigué, manquant ainsi de limon fertilisateur, manquant, de plus, d’humus, drainé qu’il est par les eaux vers la partie centrale de la plaine sensiblement plus basse. Ce sol, presque entièrement composé d’argile, d’une argile grise ou jaune sale, se fendille, se craquelle pendant les longues périodes de sécheresse de l’hiver. Le blé et le colza poussent mal ; on ne voit guère que des fèves dans les champs, des fèves à la tige moitié plus courte que celle de la même légumineuse vue hier. Cette tige repose sur le sommet d’une motte qui n’a jamais été brisée depuis le jour où la charrue la souleva, après la récolte du riz. D’un coup de la bêche-emporte-pièce, d’un usage si courant au Setchouen, un trou circulaire profond de dix centimètres, large de huit, a été creusé dans cette motte et deux ou trois fèves y déposées ont végété, grâce à la pincée de terreau dont on les a recouvertes. Mais si maigre est ici la végétation qu’on ne croirait plus être dans la plaine de Tchentou.

La route « bien chinoise », tracée dans le sol argileux, est abominable en toute saison : à l’époque des pluies, c’est une masse gluante et glissante où il est impossible de progresser ; en automne et en hiver, où le temps sec est la règle, c’est une succession de trous et de bosses où l’on chemine en maugréant, parce que le pied cherche vainement une surface nivelée, permettant une marche régulière. Après une chute de pluie, le soleil solidifie cette argile pétrie, moulée par les pieds des coolies et des animaux, la cuit littéralement, la fige inaltérable, d’une dureté de brique, jusqu’à la prochaine ondée. Pour ne pas arrêter net la circulation par temps de pluie, le mandarin de la circonscription a fait placer, sur un des bords de la route, une file unique de dalles étroites jamais établies sur le même plan, jamais reliées entre elles, séparées au contraire par un espace qui varie entre 20 et 30 centimètres, si bien que la progression, des plus irrégulières, se fait par petits sauts ou allongements exagérés de l’enjambée, ce qui devient vite très fatigant. Dans notre pays, on vouerait aux gémonies pareille œuvre d’une administration publique et semblable erreur ne serait pas un instant tolérée. Mais en Chine, le pé sin (peuple) est si habitué à se contenter de ce qui est, au dernier degré, médiocre ou mauvais, il accepte si facilement toutes les manifestations de l’insuffisance ou de la tyrannie gouvernementale, qu’il ne lui vient pas à l’idée de protester contre le déplorable état des voies, des prétendues grandes routes, où lui surtout s’use, peine, plus que l’animal, puisqu’il est la vraie bête de somme, le véhicule habituel de toute espèce de marchandises. Toutes ces voies se ressemblent : étroites, mal construites, rarement entretenues ; et si elles le sont, par longues intermittences, c’est le plus souvent aux frais de particuliers qui se cotisent. De ces misérables grandes routes, inférieures à ce qu’on appelle dans nos campagnes « chemins de traverse », le Chinois en est cependant fier : il ne manque pas de vous demander sur un ton sceptique, si vous, Mantze (barbares), car nous le restons pour lui, il nous fait seulement la faveur de ne pas prononcer le mot, de le murmurer in petto, — si vous, Mantze, avez dans votre petit pays, d’aussi belles voies de communication. Si vous ne connaissez pas le fils de Han, vous vous lancez dans une minutieuse description de nos remarquables routes, insistant sur la largeur, la solidité de la plateforme, sur sa voussure, perfectionnement ignoré de lui, qu’il n’a jamais réalisé, en vue d’assurer l’écoulement rapide des eaux. Vous éprouvez un certain sentiment d’orgueil à dire ce dont vous êtes capable comparé à ce qu’a su faire l’autre, c’est-à-dire lui, le grand civilisé. Vous avez été si éloquent que vous pensez l’avoir convaincu de l’infériorité de ses méthodes. Ce jugement est des plus téméraires : vous ne l’avez convaincu de rien, si ce n’est d’un excès de vantardise de votre part, qu’il aura la politesse de ne pas relever. Vraiment, il y aurait des voies de grande communication hors de la Chine et supérieures à celles que ce « diable étranger », piétine en ce moment ? Quelle impertinence !

Pour caractériser, d’un mot, ces grandes routes chinoises, il me suffira de dire qu’aucune, à aucun degré, n’est carrossable.

Ce jour du 13 janvier était le trente et unième d’une période où pas une goutte de pluie n’était tombée ; aussi dans tous les champs assoiffés se pratiquait l’in fen, l’arrosage des récoltes avec une solution aqueuse très diluée de ce précieux engrais dont abuse la Chine. Je ne dirai pas son nom : un brave général, à une heure critique, sur un champ de bataille, en fit une apostrophe lancée à la tête de ses ennemis. Ici, l’odorante solution était versée, à flots, au pied de chaque lige de fève ou de colza, maculant, empuantant les corolles des cardamines et capsellas poussant à l’ombre de ces légumineuses. Le « parfum de Chine » s’épandait, flottait dans l’air calme du soir, pendant que les porteurs sur la route, porteurs de riz, porteurs de papier ou de planches à cercueil, brouetteurs de porcs, de jarres d’huile ou de coke, se pressaient vers l’étape, vers Kiong-Tchéou. L’opération de l’in fen terminée, les paysans rentraient leurs baquets, les petits seaux-arrosoirs munis d’un long manche, le ho lontze, chaufferette qu’on juge nécessaire de transporter dans les champs, le travail manuel ne suffisant point, paraît-il, pour assurer la circulation du sang jusqu’aux extrémités. Dans la journée, de temps en temps, le paysan lâche le manche du seau-arrosoir ou de la houe et va se rôtir le bout des doigts sur les menus charbons de la précieuse chaufferette. O mâle endurance, austérité des fils de Han, proverbiale aux lointains pays d’Occident, combien souvent vous vous décelez, et cela dans les moindres détails de la vie quotidienne et dans toutes les professions, même les plus rustiques !

Sorti de Kiong-Tchéou, la ville aux larges rues, pour une cité chinoise, et franchi le Nan-Ho (fleuve du sud) sur un pont de pierre de 217 mètres, on entre dans une région accidentée et boisée qui marque bien la limite géographique de la plaine de Tchentou. C’est une succession de jolis coteaux, ou mamelons, que séparent de petites vallées ou de simples dépressions que le Chinois a aménagées en rizières. A cette époque, ces cuvettes sont à moitié remplies d’une eau jaune sale qui conserve à la terre l’humidité nécessaire au développement normal du plant de riz qui lui sera confié à la fin du printemps. Ces champs inondés s’appellent tong choui tien (rizières d’hiver). Dès que la récolte du riz est faite, à la fin de l’été, on ouvre une tranchée dans un ien t’ang (étang) creusé et entretenu comme réservoir d’eau, et le champ se trouve complètement noyé. Grâce à l’épaisseur d’argile, généralement considérable, qui en constitue le fond, l’eau se maintient, ne diminue que par évaporation, guère par infiltration. Si, pendant les longues périodes sans pluie de l’automne et de l’hiver, le sol, toutefois, vient à se dessécher, la future récolte de riz va se trouver, de ce fait, très compromise. Ainsi s’explique l’obligation où s’est trouvé le Chinois de creuser de profonds étangs qui lui assurent la réserve d’eau indispensable presque chaque année. Ces tong choui tien sont très nombreuses dans toutes les régions à riz, où un système régulier d’irrigation n’existe pas. Elles entraînent le renoncement à une importante récolte, celle du printemps, menée à bien dans la plaine de Tchentou, par exemple, et comprenant blé, colza, vesce, pois ou fèves. Ici, la rizière, bien que transformée en han tien (champ sec), pour ces dernières cultures, pendant une période s’étendant de l’automne à la fin du printemps, la rizière, dis-je, recevra à temps et en extrême abondance toute l’eau dont elle a besoin au moment critique, c’est-à-dire un mois avant l’époque propice au repiquage des semis de riz (mois de juin). Deux pleines récoltes seront ainsi assurées dans le cours de l’année. Dans la région de Kiong-Tchéou, Ming-Shan, où la forme du terrain ne se prête pas à un système d’irrigation intensif, où l’étang-réservoir constitue la seule ressource du paysan, la surface arable reste, en très grande partie, inutilisée, transformée en vilaines mares stériles six mois de l’année : d’octobre à avril. La température, cependant, permettrait, aussi bien que dans la plaine de Tchentou, le développement complet des céréales citées, avant l’époque imposée par la culture du riz. Mais celle-ci prime tout pour le fils de Han ; il lui sacrifie tout, se réduisant à la misère, à la portion congrue, pour s’assurer chaque jour un bol de riz, dédaignant d’autres aliments infiniment plus nutritifs, se privant à plaisir d’une deuxième récolte qui ne lui coûterait que l’effort d’un labourage. Il renoncerait peut-être à son erreur économique si le prix actuel des transports faits à dos d’homme, n’était prohibitif au dernier chef, en ce qui concerne surtout les céréales. On ne saurait, à ce point de vue, imaginer plus pitoyable organisation que celle fleurissant en Chine depuis des milliers d’années : j’aurai l’occasion d’en reparler dans la suite.

Les coteaux bordant les vallées et dépressions sont de pittoresque aspect, couverts qu’ils sont de bosquets de pins (Pinus massoniana), sequoia (Cunninghania sinensis) et chênes. Les pins dominent manifesteraient, abritant des buissons d’arbustes à feuillage persistant du plus gracieux effet : houx, aubépines, œleagnus, troènes (ligustrum sinense) et surtout camélias, très abondants, dont certains en floraison : de la neige, point de nuances roses ou panachées. Aussi, un cornouillier (variété paucinervis). Des mousses tapissaient le sol ; des fougères poussaient partout, sur les talus principalement, où moins d’ombrage les troublait : c’étaient une alsophile à la fronde découpée en petites lunes (alsophila lunulata) et une gleichenia (variété dichotoma) à la fronde déployée en deux ailes.

Une aubépine, des églantiers portent encore leurs fruits nullement flétris, ayant conservé toute la fraîcheur de leur couleur rouge sombre ou écarlate : ils dureront jusqu’au printemps, jusqu’aux nouvelles floraisons.

Je n’ai pas encore signalé une belle essence au tronc gris clair argenté, à la feuille trilobée, qui s’élève haut et droit dans le ciel, dominant pins, chênes et sequoia : c’est un liquidambar qui semble se complaire sur ce sol argileux. Il réussirait certainement sur notre côte méditerranéenne et n’en serait pas le moindre ornement.

Malgré la saison, mi-janvier, les bosquets de pins étaient pleins de vie, retentissaient harmonieusement de gais ramages ; des centaines d’oiseaux aux brillantes couleurs fredonnaient, piaillaient, modulaient de printanières chansons. Les ébats, les luttes amoureuses commençaient dans le fouillis des aiguilles de pins, sur les rameaux vert sombre des camélias et des troènes. Les couples sautillants embarrassaient dans les mousses leurs petites pattes, roulaient sur le moelleux tapis, bousculaient de vigoureux coups d’ailes les fougères, les orgueilleuses gleichenias aux dessous éclatants et miroitants.

Il faisait doux, très beau, un ciel serein qui brusquement se voila, comme si d’épais nuages eussent apparu, ce qui n’était point. L’obscurité alla grandissant et bientôt ce furent presque des ténèbres. Un grand silence très impressionnant se fit dans les bois, sur les chemins, et il sembla qu’une grande catastrophe, une convulsion du monde physique allait brutalement s’opérer. A ce moment, résonna tout près de moi un gong, puis deux, puis trois, puis dix, puis vingt, puis cent. Et pénétrant dans un village, j’aperçus tous les habitants sur le seuil de leurs portes frappant, à coups lents, sur de petits gongs, pendant qu’ils regardaient anxieusement le ciel. Le tintement était doux, très régulier, émouvant, et quand s’y mêla, intermittent comme un glas, le son grave et profondément vibrant du grand gong de la pagode du lieu, ce fut terriblement solennel. Je voulus ricaner, j’essayai de rire de la naïveté de ces braves gens qui prétendaient empêcher un chien maudit, un chien céleste, de dévorer le soleil (c’est la croyance chinoise lorsque surgit une éclipse, car c’en était une), mais je ne réussis qu’à esquisser une vague grimace : tous ces tintements, cette semi-obscurité, et surtout l’impression de si vive anxiété tordant ces visages de larmes, d’ordinaire si flegmatiques, m’amollit, me mit presque à l’unisson avec eux, étouffa pour un moment tout cet orgueil d’Aryen, insondable, qui rit de tout, depuis qu’il a su expliquer certains phénomènes du grand Tout si complexe, qui reste si mystérieux encore et toujours.

Je restai quelque temps dans le village, jusqu’à la fin de l’éclipse. J’assistai à la scène de joie que provoqua la réapparition du disque solaire scintillant, éblouissant commue par le passé. L’unique bonze de la pagode, une flamme d’orgueil dans les yeux, paradait au milieu des femmes et des enfants, des chiens et des porcs, clamant, devant tous, la puissance de sa prière. On se précipita vers les échoppes où pendaient des quartiers de viande, où s’étalaient des légumes, où s’égouttaient d’énormes carrés de teou fou (fromage végétal d’une consommation si courante en Chine). L’épicier vendit, en un moment, toute sa réserve d’huile de colza pimentée et les plus cossus des habitants allèrent jusqu’à acheter des 10, des 20 onces de graisse de porc pour célébrer dignement l’heureuse délivrance du cher soleil. De la graisse de porc ! car rien n’est bon, n’est doux à l’estomac comme la masse adipeuse de l’animal favori ; rien n’est délectable comme un bol fumant d’icelle, bien fondue et ruisselant des lèvres vers le gosier.

Bref, tout se termina comme tant de graves affaires se solutionnent en Chine, par une copieuse ripaille, quitte à se serrer le ventre plus tard. Tant il est vrai que l’émotion d’un vrai Fils de Han, ses ennuis surtout, trouvent toujours le meilleur des calmants dans une satisfaction gastronomique.


Retour au livre de l'auteur: Laurence Binyon (1869-1943) Dernière mise à jour de cette page le vendredi 12 janvier 2007 15:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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