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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Henri LECOURT, LA CUISINE CHINOISE (1925).
Extrait


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Henri LECOURT, LA CUISINE CHINOISE. Pékin: Édition Albert Nachbaur, 1925, XII+150 pages. Repris en facsimile par Robert LAFFONT, Paris, 1968. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extrait

LE DIEU DE L’ATRE.

Les Chinois rendent un culte à une foule de dieux, déesses, génies, patrons, toutes divinités tenues en grande estime : dieu du tonnerre, dieu de l’éclair, déesse de la com­passion, déesse de la variole, génies des montagnes, des fleuves, patrons des villes et des villages.

Mais parmi les dieux composant ce nombreux aréopage, il en est un qui reçoit des hommages plus particuliers, auquel on rend un culte plus sincère et plus général, c’est le bien­faisant dieu du foyer Tsao wang.

Son origine est très lointaine. De son vivant il s’appelait Tchang k’oei. L’empereur Chenn nong en fit l’officier préposé au feu. Il devint, après sa mort, le génie de l’âtre.

Sous la dynastie des Tcheou il fut compris dans un groupe de cinq petits génies sans nom spécial, choisis et invo­qués comme dieux protecteurs des habitations, auxquels on faisait les cinq offrandes, ou seu, c’étaient les génies de la porte : Menn chenn, des fenêtres : Hou chenn, des galeries : Hing chenn, de l’atrium : Tchong liou chenn et du foyer : Tsao chenn.

Il n’est resté de ces cultes que celui du génie de l’âtre, bienfaisant protecteur des fourneaux, lequel au lieu de diminuer, s’est considérablement développé dans la suite des temps et qui se pratique encore avec ferveur dans toutes les familles, tandis que les quatre autres compagnons de Tsao kiunn tombaient dans un oubli presque complet, il y a bien longtemps, en effet, qu’on ne leur rend plus de culte, on se contente seulement de coller sur les portes, les fenêtres etc. à l’approche du nouvel an, des inscriptions sur papier rouge.

L’histoire de l’ascension aux honneurs du bon génie vaut la peine d’être rapportée.

En l’an 140 avant l’ère chrétienne, l’impopulaire empereur King dut abandonner le pouvoir et le remettre à son fils Tch’e âgé de 16 ans qui devait occuper le trône pendant 54 ans et devenir le fameux empereur Ou.

En ce temps là, vers 130, vivait dans l’empire des Hann un certain Li Chao kiunn qui pratiquait l’alchimie et la magie. Personne ne connaissait son âge et on ignorait tout de sa vie. Il prétendait avoir 70 ans et ne plus avancer en âge, il assurait posséder le pouvoir d’arrêter la vieillesse, de commander aux êtres transcendants et le secret de ne pas mourir. Aussi chacun était empressé près de lui, on le com­blait de présents, on se disputait sa société.

De fait, il donna des preuves de sa science magique, l’histoire les a notées, il disait des choses et faisait des révélations qui frappaient d’étonnement et de stupeur. On raconte qu’un jour, invité à la table du marquis de Ou ngann, il se rencontra avec un vieillard de plus de 90 ans auquel il rapporta qu’autrefois, lui, Chao kiunn, eut une fois l’honneur de tirer à l’arc en compagnie de son grand père, et il lui fit une description très détaillée des lieux où la chose s’était passée. Le vieillard fort surpris reconnut en effet, qu’étant tout gamin, il se promena avec son grand’père dans l’endroit décrit. Tous les assistants stupéfaits, émerveillés, admirèrent le savoir de Li Chao kiunn, et sa renommée s’en trouva si fort augmentée qu’elle parvint jusqu’au palais.

L’empereur le fit mander et, lui présentant un vase de bronze antique, il lui en demanda la provenance. « Ce vase, répondit sans hésiter Chao kiunn, a été placé à Pe ts’inn par le marquis Hoann dans le courant de la dixième année de son règne » (l’an 676).

Après avoir déchiffré l’inscription en caractères antiques, il se trouva, en effet, que la réponse faite par Li chao kiunn était exacte en tous points. L’émerveillement de la cour succéda à la stupéfaction et chacun fut persuadé que le magicien était vraiment un « chenn » vieux de plusieurs siècles.

L’empereur Ou en fit son commensal. Li chao kiunn lui conseilla de s’adonner à l’alchimie qui commençait par un sacrifice à l’âtre, à la science des fourneaux et du feu : « Par elle et avec la protection des Chenn, disait-il, vous parviendrez à connaître la transmutation, vous transformerez le cinabre en or pur dont vous ferez des coupes et de la vaisselle qui vous donneront l’immortalité après avoir rempli les cérémonies aux pieds des génies célestes.

C’est alors que l’empereur Ou ait pour la première fois le sacrifice aux fourneaux, puis il s’occupa de la transmutation.

Or, à quelque temps de là, Li chao kiunn tomba malade et mourut. Personne ne voulut y croire et l’empereur tout le premier imagina qu’il avait simplement changé de forme et envoya partout des émissaires chargés de ramener le magicien.

Plusieurs années passèrent en vaines recherches.

L’empereur aimait éperdument sa concubine du nom de Wang lorsque, en 121, elle vint à décéder. Ou ti en fut inconsolable et se désolait de cette disparition qui laissait un grand vide dans son cœur. C’est dans ces moments de noire tristesse, alors qu’il regrettait l’absence de Li chao kiunn que lui fut présenté un certain Chao wong originaire du royaume de Ts’i qui déclara avec décision posséder le don de pouvoir communiquer avec l’au-delà, et donna bientôt à l’empereur des preuves de son savoir.

Pendant une nuit, en présence de Ou ti il évoqua la con­cubine préférée, l’empereur l’aperçut confusément se profiler sur une gaze légère, il en fut affolé.

Les sortilèges réussissant à ce point, il continua. Une autre nuit il évoque le génie du fourneau alchimique Tsao chenn qui apparut à Ou ti terrifié. De suite il institua un culte en l’honneur de ce dieu et c’est ainsi que, de cette épo­que datent les hommages rendus à l’ancien petit Tsao chenn devenu depuis le tout puissant Tsao kiunn.

Le nouveau culte prit bientôt une importance con­sidérable dans les familles, il n’y avait d’ailleurs qu’un pas à faire pour passer du fourneau de l’alchimie au fourneau de la cuisine, le peuple fit faire ce pas à Tsao wang qui devint bientôt l’âme du foyer dans ce qu’il y a de plus familial. De tous les cultes pratiqués actuellement c’est certainement le sien le plus vivace, le plus répandu, le plus sincère.

C’est que son rôle dans la famille est des plus importants. C’est lui qui est chargé de rendre compte au Pur Auguste des événements qui se sont déroulés dans la maison au cours de l’année écoulée. Aussi de quels soins, de quelles pré­venances on l’entoure ! Quotidiennement on le prie, on l’implore, on le prend à témoin, on sollicite de lui un pardon pour une peccadille. On s’abstient à cause de lui, de faire le mal, et quand on l’a fait on proteste devant lui de son repentir, on tente même naïvement de le corrompre par des présents. C’est que Tsao kiunn est toujours là, surveillant diligent délégué par le Pur-Auguste. Il est le témoin de toutes les choses domestiques, c’est aussi un dieu tutélaire et bienveillant, chargé du soin de toute la famille.

Quand quelqu’un de la maisonnée meurt c’est Tsao yé qui écrit sur le front du mort en caractères invisibles aux humains : obéissant ou rebelle, croyant ou incroyant, bon ou méchant, incorrigible, cruel etc. Selon cette inscription l’âme du défunt est dirigée sur tel tribunal du monde inférieur où elle reçoit récompense ou punition d’après les lois de la trans­migration.

Tous les chinois le craignent car Tsao kiunn entend tout ce qui se dit, tout ce qui se chuchote, il voit tout ce qu’on cache, possède les secrets de chacun, c’est un témoin silencieux de toute la vie familiale, mais il est plein de mansuétude et on l’aime, bien qu’on le redoute.

Lorsqu’un événement presse et que le génie de l’âtre ne peut s’absenter, il renseigne le génie de la ville lequel, à son tour, attend le passage des Chenn inspecteurs pour les mettre au courant. Ces derniers sont alors chargés de rendre compte aux génies célestes.

Le respect de Tsao wang est poussé si loin qu’il n’est permis de brûler dans le foyer de la cuisine, ni os, ni plumes, ni d’y jeter n’importe quoi de sale.

Chaque fois que revient le dernier jour du mois Tsao yé avertit sommairement le ciel des péchés grands et petits commis par les hommes et les femmes composant la famille. Ce n’est qu’en fin d’année qu’il rend compte en détail.

Bien que la dévotion témoignée au dieu de l’âtre soit de chaque jour puisque chaque matin on brûle en son honneur et devant son image un bâtonnet parfumé, c’est le 23 de la douzième lune que commence la vraie cérémonie cultuelle.

Ce soir là, à la nuit close, on accomplit ce qu’on appelle faire la conduite à Tsao kiunn.

Ce jour là toute la maison a été nettoyée, les papiers de tenture renouvelés, la toilette du foyer a été faite. Les brus, qui étaient dans leur propre famille doivent absolument à cette date, réintégrer le domicile du mari, il ne leur est pas permis d’être présentes au sacrifice fait dans leur famille d’origine.

Le soir donc du 23, en présence de la famille, le maître de la maison détache en grande cérémonie l’image de Tsao wang, on lui offre en sacrifice des sucreries afin qu’il ne puisse prononcer des paroles amères contre les maîtres de céans et qu’il ne dise de mal de personne. Pour se concilier tout à fait ses bonnes grâces on offre aussi de la paille et du grain pour son cheval, un bol d’eau pour l’abreuver. On brûle des lingots en papier.

Cinq baguettes parfumées sont allumées dans la cassolette. Les assistants se prosternent bien bas tandis que le chef de la famille met le feu à l’image du bienveillant Tsao kiunn. Pendant qu’elle flambe, et est ainsi censée monter au ciel, on prie toujours, prosternés :

— Monsieur Tsao wang ! Monsieur Tsao wang ! quand vous serez tout là-haut devant le tribunal céleste, ne dites pas de mal de nous. Bien sûr que, pendant l’année que vous avez passée au milieu de nous plus d’une fois nous vous avons manqué de respect, on vous a enfumé, et vous n’avez guère profité de notre cuisine, cher bon vieux, vous savez bien que nous vous aimons, ne nous en veuillez pas ! En vérité nous sommes des rustres, des grossiers nous n’enten­dons rien à la politesse et nous implorons votre générosité, quand vous serez en présence de Lao tienn yé.

Tsao kiun n’est pas rébarbatif et se laisse généralement convaincre alors on grignote les sucreries offertes on remet tout en place et on attend le retour d’un bon génie de l’âtre.

Ce rite du sacrifice à Tsao wang est général, riches ou pauvres, toutes les familles le pratiquent. Les choses se passaient en grande pompe au palais des empereurs.

La croyance populaire est que Tsao yé, dieu tutélaire du foyer, reçoit du Pur-Auguste mandat pour une année c’est donc un nouveau génie qu’on attend. Ce remplaçant est censé entrer en fonctions dans la nuit du 30 de la douzième lunaison.

Cette nuit là toute la famille veille, vieux et jeunes, personne ne dort, chacun attend l’arrivée du nouveau génie, et de la nouvelle année.

La réception du dieu du foyer a lieu pendant la deuxième veille. On colle sur le fourneau dans une lo­gette disposée à cet effet, l’image nouvellement acquise de Tsao kiunn. Il est souvent représenté accompagné de sa chère moitié, Madame Tsao wang.

En même temps que l’image on s’est procuré dans les boutiques spéciales une formule de compliments pliée selon les rites et placée sous enveloppe à l’adresse de Tsao Wang. Le chef de famille prend cette formule officielle et la brûle devant l’image du délégué céleste. Il lui fait ainsi parvenir ses hommages et ceux de la maisonnée. Il brûle aussi du papier monnaie en forme de lingots, tandis que dans la cassolette fument des bâtonnets odorants et que des chandelles de cire rouge se consument de chaque côté de l’image révérée. Le chef de famille fait alors trois prosterna­tions profondes, tous les hommes de la famille viennent à tour de rôle et selon leur rang dans la maison, présenter à genoux leur adoration, pendant qu’au dehors, en un roulement con­tinu, crépitent les pétards assourdissants.

Dans la matinée on offre un repas au nouveau dieu de l’âtre et on s’excuse de le recevoir si mal.

Ces cérémonies, lorsqu’on prie l’excellent Tsao Wang d’étendre sa bienveillance à toute la maisonnée, ne manquent pas de grandeur et sont fort impressionnantes : Cher vieux, lui dit-on, vous voici arrivé parmi nous qui allons vous laisser vous morfondre pendant toute une année, au dessus du foyer, à surveiller la cuisson des aliments, soyez nous bienveillant, répandez sur tous votre bonté et si quelqu’un s’oubliait en votre présence, soyez plein de mansuétude...

Et l’image souriante a l’air de consentir, il écoutera d’une oreille bienveillante les turpitudes quotidiennes, fermera les yeux sur les peccadilles et n’aura ainsi que de bons rapports à fournir au ciel en fin d’année.

L’étiquette exige que les femmes ne prennent pas part à ces cérémonies, du moins officiellement, mais il en est tout autrement dans l’intimité de la famille.


Retour au livre de l'auteur: Laurence Binyon (1869-1943) Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 janvier 2007 18:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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