René Le Senne, Le scandale. In ouvrage collectif L EXISTENCE


 

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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de René Le Senne, “Le scandale.” In ouvrage collectif L’EXISTENCE, pp. 127-155. Essais par Albert Camus, Benjamin Fondane, M. de Gandillac, Étienne Gilson, J. Grenier, Louis Lavelle, René Le Senne, Brice Parain, A. de Waelhens. Paris : Les Éditions Gallimard, 1945, 186 pp. Collection : Métaphysique, no 1. Paris. Une édition numérique réalisée par un bénévole qui souhaite conserver l'anonymat sous le pseudonyme “Antisthène”, de Villeneuve sur Cher, en France.

[127]

René Le Senne (1945)

Le scandale.”

In L’Existence. Essais par Albert Camus, Benjamin Fondane, M. de Gandillac, Étienne Gilson, J. Grenier, Louis Lavelle, René Le Senne, Brice Parain, A. De Waelhens, pp. 127-155. Paris : Les Éditions Gallimard, 1945, Collection “La métaphysique” dirigée par Jean Grenier, no 1, 186 pp.

Le scandale est un mode de la relation du toi et du moi, soit que cette relation n’intéresse strictement que ses deux partenaires, soit que ceux-ci se trouvent chacun au centre et à la tête d’un groupe d’hommes, respectivement un vous et un nous. Il faut prendre ici la relation avec tous ses caractères essentiels. D’abord elle est contraignante par rapport à ses termes. L’auteur et la victime du scandale sont attachés, même contre leur gré, à ce qu’il comporte de nécessité : des conditions sociales et plus que sociales le leur imposent, à quelque degré, à la façon d’une tentation ou d’une fatalité. Il explose entre leurs mains, il s’empare d’eux, ils sont dans le scandale comme dans une voiture emportée par un cheval emballé. Mais, de même qu’un cocher peut avoir contribué à provoquer l’emballement du cheval et qu’il collaborera par son habileté ou sa maladresse à déterminer le sort de sa voiture, de ses occupants et le sien, le scandale est aussi un carrefour où se rencontrent les deux partenaires, chacun avec son initiative et sa responsabilité. Leur relation comporte donc à un titre égal l’interdépendance et l’interaction de ses termes. Le scandalisant et le scandalisé sont comme deux lutteurs dont les corps sont engagés l’un dans l’autre : tous deux en subissent la masse totale, mais aussi chacun dépend de l’autre et agit sur lui.

En affirmant que le scandale est, comme la pitié, le commerce ou l’éducation, un mode de la relation du toi et du moi, on énonce une opinion qu’il faut autoriser. On peut le faire en réfutant les deux thèses que cette opinion exclut : nous allons rapidement montrer qu’on ne doit enfermer le scandale ni dans l’objet comme s’il n’était qu’un événement naturel, ni dans le sujet comme s’il n’était qu’une péripétie psychologique.

Il est aisé en premier lieu d’établir que le scandale ne peut être tenu pour un fait exclusivement objectif tel que le serait quelque donnée d’une science de la nature. On se laisserait entraîner à le [128] croire si on se livrait à l’étymologie du mot, puisque d’après elle le scandale est une pierre d’achoppement, le caillou qui fait tomber le passant. De cette étymologie un esprit esclave de l’objectivité peut se réclamer pour réduire le scandale à n’être qu’un événement de la nature. — Cette prétention le fausserait radicalement : ici, comme en tout ce qui concerne l’humain, la réduction à l’objectivité, par quelque science que ce soit, ne peut se faire sans volatiliser l’âme existentielle de la réalité considérée. Certes on peut parler du scandale comme d’une explosion et une explosion n’est qu’un type de transformation naturelle ; mais ce qui forme constitutionnellement, essentiellement un scandale, c’est l’émotion produite par l’explosion. Qu’une bombe lancée par un anarchiste explose dans la solitude, il n’y a pas de scandale. De même on peut bien, dans tel ou tel scandale, discerner une trame objective qui soit une chute, par exemple de potentiel psychologique chez celui que le scandale surprend. Cette trame n’en est que le canevas ; et ce qui compte pour quiconque ne s’occupe pas de mécanique, mais de la signification des modes de l’existence, c’est la visée qui, reliant l’agent au patient du scandale, en fait une agression, dont précisément nous aurons à scruter l’originalité. Il faut donc conclure que le scandale est mental, qu’il ne peut être que mental : ce que l’objet y apporte pour permettre la communication du toi qui scandalise et du moi qui est scandalisé, le véhicule physique, n’offre d’intérêt qu’à raison de son insertion dans le déroulement d’épreuves, intimement, mais solidairement vécues par le couple affecté. Autour du scandale peuvent se rassembler des spectateurs étrangers : au sein du scandale même aucun des deux sujets n’y a l’attitude froide d’un spectateur devant un objet dont la nature serait indépendante de ses témoins. Un objet qui prend au cœur n’est plus un objet.

cette argumentation on pourra objecter qu’il faut sans doute au scandale le moi, le scandalisé, mais non un autre moi, le toi, qui ne serait pas indispensable pour provoquer le scandale. Car, ajoutera-t-on, la nature aussi peut être scandaleuse. Qui n’a été scandalisé par l’insensibilité des choses, par un événement matériel où la valeur paraît outragée ? Ce peut être un accident tuant un enfant pur et beau, infligeant à un chercheur sur la piste d’une découverte ou à un héros au seuil de la victoire qu’il a préparée la mort qui les leur refuse. — Pour dissiper cette objection il [129] n’est pas nécessaire de peser beaucoup sur les mots d’insensibilité ou d’accident mortel pour manifester que, si l’on voit dans chacun de ces événements un scandale, c’est qu’on attendait de la nature qu’elle se comportât comme une personne ou en exprimât une. On la blâme d’y avoir manqué comme on blâme un homme mécanisé par la passion. Mais comment pourrait-elle mériter ce blâme si, comme l’objectivisme consiste justement à le professer, elle n’est la nature qu’à la condition de s’identifier à une nécessité, par elle-même étrangère à la valeur de ce qu’elle médiatise ? La nature est indifférente par le seul effet de l’opération critique qui la définit en opposition avec notre sensibilité et la pose extérieurement à elle ; et l’homme qui reste fidèle au théoricien, froid en tant que tel, c’est le cynique qui se plaît à réduire tous les événements de notre expérience à une structure de lois en vue de les destituer de leur signification spirituelle. Or dans l’indifférence aucun scandale ne peut prendre corps ; le cynique prétend ne se scandaliser de rien ; et quand il se flatte de scandaliser les autres, c’est pour triompher de leur faiblesse d’esprit. Tout cela montre que le scandale est réduit au squelette objectif de lui-même, et par suite supprimé, quand on s’efforce de le destituer de son essence mentale.

Non seulement il est mental, mais il est aussi inter-mental ; et il faut rejeter la seconde hypothèse suivant laquelle le scandale serait entièrement subjectif, serait le contenu simple de l’appréhension d’un sujet resté simple, qui ne ferait que saisir en soi par introspection une émotion qui ne serait qu’à lui. — L’objection revient à se demander s’il est possible de se scandaliser soi-même. Il le semble puisque l’examen de conscience peut amener le même homme d’une part à se reconnaître comme l’auteur d’une pensée ou d’un acte secret, de l’autre à en déceler l’indignité. Ainsi non seulement le scandale serait subjectif, mais il le serait deux fois, mutatis mutandis, comme le remords. — C’est précisément cette duplication qui permet d’écarter la seconde falsification du scandale. S’il y a cette fois encore dédoublement de conscience, c’est que quelqu’un scandalise tandis qu’un autre est scandalisé, sinon deux personnes, du moins deux personnages. Peu importe que le moi et le toi soient ici conditionnés par un même organisme humain, c’est toujours la relation du moi et du toi qui forme le support du scandale, l’armature des échanges d’influence et d’action entre les deux vis-à-vis. Sur cette armature [130] on verra déjà le scandale s’ébaucher, à la mesure de la dualité possible ; mais il n’y atteindra jamais à l’ampleur des vicissitudes dont il est susceptible entre deux hommes, distincts par leurs corps, jusqu’où du moins cette distinction peut aller puisqu’ils font, chacun d’eux, partie du même monde. De toute façon ce qui a été affirmé en tête de ce début reste sans démenti : dans la mesure où le scandale paraît subjectif, enfermé dans l’enceinte d’un sujet, c’est que la subjectivité s’est dédoublée entre un coupable et un moraliste. Que ce dédoublement cesse, disparaît aussitôt toute possibilité de scandale.

Celui-ci ne relève donc ni exclusivement de l’extraversion par laquelle le sujet s’aliène dans l’objet pour instituer la science de la nature, ni exclusivement de l’introversion par laquelle le sujet se retourne vers lui-même et s’y enclôt. Le scandale transcende sujet et objet comme il transcende toi et moi, éclatant à leur rencontre comme un tumulte, dans lequel la nature fournit le moyen de la communication, mais où le moi et le toi mêlent leurs passions et leurs actions. La méthode d’étude qu’il convient de lui appliquer n’est donc ni l’analyse perceptive qui constitue l’observation physique, ni la réflexion subjective qui fait l’introspection ; c’est l’analyse existentielle pour laquelle nature, toi, moi et tout le reste ne sont que des aspects, des parties ou des phases d’une réalité à éprouver dans son mouvement indivisible. Quand nous nous saisissons nous-mêmes, c’est tantôt comme un objet, du dehors, par exemple en nous entendant parler, en assistant à nos propres actes, si ce n’est en nous regardant dans un miroir, tantôt comme un sujet, du dedans, en nous cherchant dans nos souffrances et dans nos rêves ; mais, dans les deux cas et simultanément, nous sommes l’origine et le lien de ces deux groupes d’expériences entre lesquels nous ne faisons que balancer ; de même l’analyse existentielle se partage alternativement entre une observation par laquelle elle porte sur les choses mêlées à notre expérience et une sympathie qui la fait entrer dans le secret des consciences relativement séparées ; mais, au cours de cette oscillation, ce qu’elle se propose de saisir, c’est la relation en exercice qui joue avec les choses et joint ou distingue les esprits. Le scandale n’est pas dans la nature, il n’est pas non plus dans le toi ou le moi ; il est entre eux, au carrefour où ils interfèrent, comme un mode, à nul autre pareil, de la relation vivante qui noue le monde et les âmes.

[131]

I

Avant d’entreprendre cette analyse il convient que nous fixions le point où se trouve le centre de notre étude. — On peut en effet céder à l’usage en ne considérant qu’une acception, légitime, mais dérivée, seconde, du mot de scandale, celle qui est familière aux prédicateurs, pour lesquels le scandale est d’ordinaire la publicité du péché. Dans son sermon sur le Scandale, Bourdaloue en fait consister « la grièveté » en ce qu’il multiplie chaque péché par tous ceux que cause son exemple, dont la néfaste fécondité le propage ainsi à l’infini. À ce propos il dit : « Il n’est pas nécessaire pour scandaliser les âmes, de se proposer, par un dessein formé, leur damnation, ou d’avoir une volonté déterminée d’être au prochain un sujet de chute. Le démon seul est capable d’une telle malice et lui seul, dit saint Chrysostome, aime le scandale pour le scandale même » [1] ; et Bourdaloue continue en appelant scandale le fait de pécher devant un autre en l’entraînant à pécher à son tour. — Il est manifeste que, suivant cette notion du scandale, celui-ci n’est qu’un prolongement le plus souvent mécanique et comme un coefficient, bref un adjectif, du péché. Il est considéré comme un fait naturel, une fenêtre ouverte qui permet de voir le péché commis, non comme une modalité morale à étudier en elle-même. — Faut-il l’accorder ? Le scandale peut-il n’être qu’un fait, c’est-à-dire encore une objectivité pure ? Le contenu d’un scandale en ferait-il un s’il ne se trouvait quelqu’un pour l’avoir voulu scandaleux ? Scandaliser en péchant est détestable ; mais pour qui se propose de dégager l’essence du scandale, ce qui compte c’est pécher pour scandaliser. Le scandale à étudier, ce n’est pas un effet physique d’un scandale, réalisé par raccroc, résultant du concours contingent de circonstances ajoutées, comme la présence d’un témoin, par aveuglement ou négligence ; c’est celui qui procède d’une intention expresse de scandaliser, bref le scandale « démoniaque » lui-même. Que Bourdaloue dénonce le danger du scandale le plus atténué, mais le plus répandu, cela procède de son devoir de protéger et d’avertir les [132] âmes ; mais après tout il ne méconnaît pas qu’il y ait du scandale en vue de scandaliser. Celui-ci est exceptionnel ; mais aussi il est le scandale sans mélange, le scandale original, bref celui sur lequel doit porter la majeure partie de notre étude.

Puisque le scandale doit bien être tenu pour un mode de la relation du toi et du moi, nous devons retrouver dans sa structure existentielle les traits constitutifs et universels de cette relation. Ils nous en donneront d’abord le canevas.

Dans le scandale la relation du moi et du toi trahirait son essence de relation et surtout son originalité de relation vivante, interpersonnelle, si elle n’opposait et ne conciliait en elle, ici comme partout, un aspect d’intériorité et un aspect d’extériorité. Ses termes, le moi et le toi, doivent faire un et deux. Ils doivent faire un parce que toute relation qui les affecte solidairement doit les modifier l’un par l’autre et par conséquent les faire s’entrepénétrer ; ils doivent pourtant faire deux parce que cette relation serait sans termes s’ils n’étaient en même temps et d’autres points de vue distincts et indépendants l’un de l’autre. Ainsi la relation du moi et du toi est, par leur intériorité, monophysique ; par leur extériorité, bicéphale.

Considérons-en d’abord l’intériorité : celle-ci se retrouve, de manière virtuelle ou actuelle, dans le scandale, comme dans tout mode de la relation entre le toi et le moi, à trois hauteurs :

1° Pour qu’un scandale éclate, il faut qu’un événement, le scandaleux, causé, apparemment au moins, par l’un des partenaires, subi mais peut-être indirectement suscité par l’autre, établisse une nouvelle communication, plus ou moins brutale, entre eux. Cet événement peut être un mot, un geste, même un silence, s’il devait être remplacé par une parole ; ce peut être un détail de vêtement ou la publication d’un livre : nous l’appellerons le corps du scandale, comme on dit le corps d’un délit.

2° Cette communication serait indifférente aux esprits, à peine aperçue, aussitôt oubliée, elle ne pourrait apparaître à l’un comme scandalisante, à l’autre comme scandaleuse si tous deux, subconsciemment ou explicitement, ils ne s’accordaient à la référer à quelque appréciation qui surgisse dans les deux esprits, identifiés par elle, comme un élément de leur communauté de sentiment. Celui qui fait scandale, par exemple en demeurant couvert devant un dignitaire, estime, tout comme ce dignitaire [133] ainsi insulté et les assistants invoqués comme témoins de l’outrage, qu’il appartient à un supérieur d’être respecté et qu’on doit manifester ce respect en restant devant lui chapeau bas.

3° Entre cet insolent et autrui il y a donc intériorité de communication et de communauté, mais par sa conduite il refuse d’y ajouter une intériorité de coopération au service d’une même valeur. A partir de l’exigence commune de cette valeur, tous devraient agir en communion pour y satisfaire. Un accomplissement est attendu : ainsi l’insolent devrait se découvrir. Non seulement rien ne troublerait l’unanimité, mais elle se fortifierait en se renouvelant et en s’étendant. Le scandale empêche cet accomplissement, comme le ferait une fausse note ou un quiproquo, mais cette fois volontairement. L’intériorité de coopération est condamnée à rester virtuelle, au lieu de s’actualiser.

Voilà pour l’intériorité. Mais qu’implique celle-ci, sinon la double attention, la spontanéité propre, l’assentiment de deux esprits, se reliant dans la perception par le corps du scandale, intimement par la communauté, éventuellement par une réunion dans la valeur, c’est-à-dire deux libertés ? La relation doit donc ajouter à l’occasion, à la norme, à la fin qui lui font autant d’intériorités, l’extériorité des partenaires. Cela nous amène à un quatrième et à un cinquième facteur du scandale :

4° L’un des membres du couple est l’auteur responsable, en pratique au moins, de l’événement scandaleux. Hors du cas de Tartufe couvrant le sein de Dorine, où c’est le moi qui, se scandalisant ou prétendant se scandaliser, impute à tort au toi la responsabilité d’un scandale qui fait défaut, le scandalisant a dans le scandale le rôle d’agent. Il l’a au moins au début comme tout agresseur.

5° À cet agent il faut corrélativement un patient, c’est le scandalisé. Ce patient peut être un innocent ou avoir bec et ongles, le scandale commence par l’ébranlement affectif qu’il subit : il pense à la valeur lésée, en souffre, éprouve quelque chose de cet horror sacri qui provient de ce que l’Absolu, instant en toute valeur, puisque toute valeur à sa manière exige un respect absolu, est offensé ; puis il s’indigne ; enfin il dénonce le scandale, rassemble la coalition qui va se retourner contre l’offenseur.

[134]

II

Dès lors le scandale va poursuivre son cours dialectique. Il y aurait une longue et minutieuse étude à faire des étapes et, de l’une à l’autre, des péripéties de ce cours. Suivant qu’il entraîne la participation d’un grand nombre d’hommes ou reste enfermé dans un cercle étroit, il est public ou privé, historique ou confidentiel. Le scandale du Collier de la Reine a provoqué une littérature de pamphlets et d’études ; une trahison intime, rien de plus peut-être qu’une parole fêlant pour toujours un amour jusque-là intact, peut rester inconnue de tout autre que de ceux qu’elle sépare. Dans tous les cas on peut reconnaître le déroulement d’un schème dynamique dont nous allons sur un exemple dramatisé marquer sommairement les moments.

L’agression. — Quelque don Juan rencontre un mendiant, comme tel misérable, mais pieux et candide, qui lui offre ses prières en échange d’une aumône. Lui, le grand seigneur libertin, en rupture de ban avec la tradition spirituelle des siens, a l’âme divisée : d’une part il sait encore à quoi noblesse oblige et par là il ne fait qu’un avec ceux qui l’entourent, nobles ou non, d’autre part il oppose aux devoirs de sa condition un sentiment suraigu et dépravé de lui-même en tant que moi se retranchant de sa communauté. Il est tout prêt à se retourner par un scandale contre cette communauté avec laquelle il est en train de rompre. Le mendiant que voici va lui fournir l’occasion d’une manifestation qui fasse paraître son ressentiment aux yeux d’autrui, ne serait-ce qu’un pauvre. Celui-ci, l’autre membre du couple lié par le scandale, resté innocent, a encore l’âme d’un seul tenant, accordée avec elle-même : c’est un simple. Il fait honte à don Juan par sa simplicité et se désigne comme le destinataire du scandale imminent. Le scandale éclate. Comme on brise une glace pour le mauvais plaisir de rompre cette continuité, d’étoiler cette pureté, don Juan jette dans l’âme sans coupure du pauvre la tentation d’une offre scandaleuse : « ... Voici un louis d’or que je te donne si tu jures... Va, va, jure un peu ! »

Attentat gratuit : le scandale est à son origine une agression, mais non contre un corps, car c’est l’âme qu’elle vise ; et non pas encore une âme en tant qu’elle est l’âme de quelqu’un, telle âme humaine : essentiellement c’est une agression contre une valeur [135] que cette âme a faite sienne, s’est consubstantialisée, incarnée. Le mendiant ne fait qu’un avec sa piété, avec la piété. Il en vit, il y adhère, il en vérifie la bienfaisance en y trouvant la force de mener sa vie misérable ; mieux il en escompte plus que la vie, il en attend son salut éternel. Qu’importe pour lui sa misère terrestre ! La valeur est la seule richesse, la richesse infinie : sa foi est sa valeur. Le scandale la vise.

Le désarroi du scandalisé. — De même que la pitié ou une admiration issue de l’étonnement, l’émotion du scandalisé porte la marque du coup qui la provoque ; mais elle dépend aussi de la manière dont il s’offre au coup. Un saint n’est pas scandalisable : si le mendiant était un saint il ferait immédiatement rougir don Juan de honte par la seule manière dont il accueillerait son incartade, peut-être un sourire chargé de compassion, insupportable à un homme fier ; mais le pauvre de Molière n’est pas un saint, c’est aussi un pauvre hère. Son âme est pieuse, mais sa piété est fragile. Derrière elle se cachent beaucoup de faiblesses que don Juan devine. Il faut bien que le scandale, pour accrocher ceux qu’il émeut, éveille en eux quelque complaisance, même quelque complicité, ou bien les esprits qu’il doit faire communiquer resteraient juxtaposés, au lieu de se rencontrer et de se mêler dans le même trouble. Non seulement l’or de don Juan tente le pauvre diable, mais l’audace impie du grand seigneur est une nouvelle preuve d’une puissance qu’il a appris à vénérer. Ainsi un jeu de possibilités nouvelles s’ouvre devant lui et elles contrarient les attentes traditionnelles. Tout le monde appelle désarroi une brusque impuissance à systématiser : la conscience divisée contre elle-même, éparse entre des fins qui se contredisent abdique, provisoirement et peut-être tragiquement, d’autant plus violemment et plus intimement troublée que les tendances qui attachent leurs forces à ces fins contraires sont plus puissantes. C’est un désespoir violent, mais immobile, telle une statue tragique.

En cela comme en bien d’autres traits le scandale ressemble à la guerre. Deux belligérants aussi sont unis par une communauté partielle, par le culte dévoué de mêmes valeurs, puisqu’il faut se rencontrer pour se battre. Chacun veut écarter l’autre des biens qu’il désire lui-même ; et, s’il est l’agresseur, comme tel refusant le recours à la négociation et à la conciliation, il cherche à lui imposer un désarroi qui sera sa défaite et le livrera à son adversaire. [136] Mais en un sens le scandale apparaît déjà, ainsi que nous allons le voir de mieux en mieux, comme plus spirituel que la guerre : dans toutes ses démarches la guerre est matérielle, tournée vers l’objet, elle menace les corps pour établir une autorité sur les volontés, au contraire le scandale vise la valeur à l’état pur : il se propose de discréditer, ce qui veut dire à la fois occulter une valeur aux regards de ceux qui l’adoraient, et les destituer de la lumière et de la force qu’ils en recevaient. L’agression menace les hommes d’oppression, mais des âmes opprimées peuvent encore conserver leur fierté ; le scandale vise à les en priver.

La jouissance du scandale par le scandalisateur. — De même qu’il fallait, pour l’identification, nécessaire jusqu’à un certain point, des membres du couple, que le scandalisé fût tenté par les sollicitations de l’agresseur, il faut que l’agresseur éprouve, dans une certaine mesure encore, les émotions de sa victime. Le scandale comporte un aspect de cruauté, d’autant plus éclatant que l’auteur du scandale est plus fort et plus perspicace. En ressentant le désarroi dans lequel il a jeté son vis-à-vis, il se sent l’avoir produit, le dominer, être le maître ; il a tout de suite, trop tôt, le plaisir du vainqueur. Beaucoup de scandales n’ont pas d’autre visée, ils satisfont une volonté de puissance, ou au moins de vanité. Les hommes les moins égoïstes n’en seront jamais complètement indemnes, car, serait-on convaincu d’agir comme l’élu de Dieu, on ne peut être complètement innocent d’éprouver la gloire de l’être ; et l’on sait combien il y a d’humilités suspectes.

La crise. — De même qu’une tragédie classique, le scandale ne se déroule dans le temps que pour servir à un procès d’approfondissement. Le pauvre du Festin de Pierre finira par refuser héroïquement à don Juan son aumône empoisonnée. C’est donc que la piété lui tenait aux fibres : autrement il n’y aurait pas eu de scandale, sinon en apparence, mais seulement une séduction, une corruption. Or, si en fait il y avait adhérence entre lui et la valeur, la séparation que don Juan par son offre tente de produire en lui entre ce qu’il aime et ce qu’il est, ce divorce intime ne peut être effectué sans intéresser des puissances profondes ; et il doit en conséquence arriver que le désarroi soit comme transcendé du dedans par l’éruption de forces mentales brusquement mobilisées, par une réaction de toute l’âme, que voilà, par suite, engagée dans une crise qui fait le pathétique du scandale.

L’indignation. — La péripétie centrale de cette crise, celle [137] par laquelle nous devons résumer une description dont le détail irait à l’infini, est le jaillissement de l’indignation. Celle-ci comprend un contenu mental, ce que le psychologue peut y reconnaître ; mais ce contenu est traversé par un axe de valeur, une direction spirituelle qui dépasse le plan de la psychologie, indifférente par nature, comme toute science, à ce qui fait la signification axiologique des nécessités qu’elle dégage. Par son contenu l’indignation n’est qu’une colère ; comme toute colère elle réagit à une force hostile et menaçante ; mais cette colère-ci a une originalité qui l’élève au-dessus du niveau de la simple nature ; ce qu’elle défend, ce n’est ni l’intégrité d’une chose, ni l’objectivité d’une idée, ni la vie d’un sujet, c’est la pureté d’une valeur, supérieure aux objets et aux sujets, parce qu’en dernière analyse c’est d’elle que les choses et les idées tirent leur objectivité et les sujets leurs désirs. L’indignation protège une dignité : mot superficiel et creux s’il désigne quoi que ce soit d’apparent, d’affecté ou de prétentieux, terme métaphysique s’il suggère l’Absolu d’une valeur de laquelle nous recevons la nôtre parce que nous ne voulons exister que par et pour elle. Un homme passe de la colère à l’indignation, qu’il le veuille ou non, indépendamment de tout décret de sa volonté, au moment où il commence à ressentir que ses forces, telles qu’il pourrait les déployer dans la colère, seraient incapables d’assurer sa résistance contre ce qui le menace et en arrive à invoquer le secours que la valeur et le droit qu’elle lui confère lui permettent d’escompter des autres et de la source métaphysique de la réalité. Invocation mystique à laquelle il appartiendra de recevoir sa vérification et son sens de l’événement prochain ou lointain. Si l’émotion provoquée dans l’âme du pauvre par l’initiative de don Juan n’enveloppait qu’un rapport de forces, que pourrait-il, lui, le faible en face d’un grand ? Mais que l’indignation éclate, elle brise le rapport de hiérarchie sociale en appelant au débat de plus hautes puissances, en définitive les plus hautes.

L’issue. — Le développement du conflit entre le scandale et l’indignation peut être long et varié. De même que la guerre, il comporte à tous ses moments l’opposition entre le meilleur et le pire : d’une part des mouvements où la valeur commande et des attraits qui en expriment les souhaits, d’autre part des tentations dans lesquelles le service de la valeur est sacrifié à une passion. De cette opposition, comme de toute guerre, [138] ce qui importe, c’est l’issue. — Trois issues du scandale sont possibles :

a) La première est la défaite de l’agresseur, de l’auteur du scandale. Il y a dans l’indignation un pouvoir d’irradiation capable de s’élargir à l’infini. En tant que colère déjà, elle est une contagion puissante ; mais cette contagion s’épuiserait bientôt avec les forces de celui qui l’émet. La colère fait du courage autour de soi, mais c’est un courage fini. De l’indignation au contraire nous venons de reconnaître qu’à raison du droit qu’elle invoque, elle fait des autres esprits, hommes ou Dieu, les sources d’énergie dont elle est fondée à réclamer et escompter le secours. En invoquant, elle convoque. Elle se soumet au jugement d’autrui ; mais elle en exige le verdict. Aussi l’indignation sincère est-elle toujours prête à fournir toutes les pièces du procès qu’elle évoque. Si l’histoire n’est pas une dérision, si elle est traversée par une destination de valeur, l’indignation sincère ne doit pas invoquer en vain. Dès qu’elle s’énonce sous la forme d’un droit universel, dès qu’elle se fait ressentir, non comme le sentiment d’un individu, mais comme l’expression d’un Absolu dont la valeur transcende celui qui l’avoue, le scandale n’apparaît plus comme un événement contingent qui n’intéresserait que deux personnes ; au contraire de plus en plus de gens se sentent atteints par lui ; sa publicité se change insensiblement en coalition. Que le scandalisé soit blessé dans un sentiment qui mérite le respect, que l’agression en fasse un martyr authentique de la valeur, d’une valeur éternelle ou historique, très vite il deviendra par le rayonnement de son indignation le foyer d’une foule qui fera taire le mauvais apôtre du scandale, de même que le conquérant qui ne se réclame que de la force, condamnée à rester toujours une certaine force, finit par succomber sous la masse croissante des concours que son succès même coalise contre lui.

b) Encore faut-il que la valeur attaquée par le scandale ne soit pas un faux-semblant ; et aussi que le scandalisé soit digne de la valeur qu’il prétend défendre. On appelle injustement scandales des paroles ou des actes qui ne font que crever des hypocrisies ; et d’autre part une valeur véritable peut comme se refuser à soutenir des défenseurs indignes d’elle. Il peut se produire dans ce dernier cas que le scandale obtienne le succès, ce succès dût-il entraîner une déchéance, peut-être une décadence du milieu humain abaissé par ce succès. La valeur n’en est pas comptable. [139] En elle-même elle est incorruptible, absolue, positive, et ces propriétés doivent se retrouver sous toutes les espèces par lesquelles elle se détermine pour s’actualiser dans notre histoire ; mais, en nous, elle se contamine de ce que nous mêlons à l’aliment qu’elle nous apporte. Surhumaine par son origine, trop humaine par notre influence, elle reste toujours humaine dans ses expressions historiques. Aussi peut-elle nous inspirer, nous soutenir ; mais elle ne peut se substituer à nous, et la manière dont nous manifestons son inspiration témoigne inégalement de la pureté avec laquelle elle se rendait accessible à notre recherche. On peut répugner à admettre une hiérarchie de valeurs, car, en tant que toute valeur est absolue, elle exclut le degré ; on ne peut se refuser à reconnaître une hiérarchie d’âmes suivant les teneurs de dévouement, d’abnégation, de délicatesse, même de discrétion qu’elles mettent chacune dans le service et le culte de leurs valeurs.

Dès lors il doit arriver souvent que le zèle avec lequel le scandalisé prétend défendre une valeur par son indignation soit entaché de vices qui dévaluent ses appels. De même que, dans la tragédie, Polyeucte et Néarque ne scandalisaient que les adorateurs de faux dieux dont la représentation n’était plus fondée à inspirer l’humanité, de même il arrive, dans la vie, que l’auteur d’un scandale ne fasse que bousculer des idolâtres confondant la valeur avec des modes périmés ou grossiers de son expression, et dans ce cas le scandale réussit ; de même qu’il peut réussir si celui qui devrait témoigner pour la valeur blasphémée trahit la spiritualité de sa mission par l’indignité des moyens par lesquels il prétend l’accomplir.

Beaucoup plus net est le cas où l’indignité du scandale ne consiste plus dans une erreur sur la valeur, mais dans une escroquerie. Un escroc n’obtient rien que par l’attrait de la valeur en ceux qu’il escroque, mais il ne l’allègue que pour couvrir son égoïsme. Il en est de même quand le scandalisé ne se réclame de la valeur que pour faire acheter son passage à l’ennemi. Le pharisien souhaite et, s’il peut, provoque le scandale pour défendre des vices accoutumés, des coutumes dégénérées, ou au contraire des ambitions indignes.

Moins odieuse, mais aussi misérable, est enfin cette issue du scandale par laquelle la lâcheté du scandalisé lui fait abandonner le service de la valeur. Le pauvre de don Juan eût encore crié [140] justice contre son séducteur s’il eût cédé à l’attrait de l’aumône ; car ce n’est pas en invoquant une autre valeur, l’ « amour de l’humanité », que le tentateur pouvait se justifier d’avoir offensé la valeur attaquée par lui, ici l’attachement d’un homme à sa piété.

c) Il n’y a qu’une issue qui puisse donner une satisfaction complète à la conscience spirituelle, c’est la réconciliation des deux partenaires du scandale dans le culte de la valeur mise en discussion par lui. La valeur de la relation du moi et du toi est l’amitié ; et il n’y a d’amitié pure, suivant une opinion d’Aristote qu’il faut préciser et universaliser, que par la sagesse, et, en général, une valeur dans laquelle les amis concourent en coopérant à sa diffusion dans le monde. Si une identité de communication doit s’introduire entre deux ou plus de deux esprits, c’est pour médiatiser la conversion d’une identité de communauté en une identité de coopération, à la fois intime et manifestée. Mais cet accomplissement n’a pu se faire ; il a été interrompu. La communication a fait scandale : l’inimitié a séparé les deux esprits, l’un attaquant et raillant, l’autre démonté, puis s’indignant. Cette inimitié est-elle définitive ? Non, si la sincérité, intime et ultime valeur des âmes, prévaut, chez les deux partenaires de la relation, sur les mouvements de leur sensibilité. Qu’ils mènent en commun l’examen des faits qui constituent le corps du scandale, puis la détermination des règles en fonction desquelles ces faits doivent être jugés, qu’ils prennent garde, au cours de cette enquête, de ne léser aucune valeur, ils pourront se réconcilier dans une convergence d’actions, et plus profondément dans une convergence de sentiments, qui sera l’amitié même.

Il faut bien avouer que cette issue est exceptionnelle. Le scandale est justement redoutable en ce qu’il met en jeu des forces trop violentes pour qu’il n’en résulte pas le plus souvent un tumulte d’actions passionnelles. L’opinion commune le reconnaît : elle dit « être éclaboussé » par un scandale. La raison, axe de tous les mouvements légitimes de l’esprit, est froide, uniforme, continue ; le scandale est brutal, éruptif et disruptif. Il libère beaucoup plus de forces qu’il ne peut en maîtriser. Il faudra qu’intervienne une grande sagesse, comme après une guerre civile, pour réconcilier des passions éparses et opposées, par exemple celle de Henri IV prolongée par celle de Richelieu. Cette heureuse fortune est rare.

[141]

III

De cette description, si sommaire soit-elle, se tire immédiatement la définition du scandale. Le scandale est une détermination provocante dont la signification intentionnelle est une attaque contre l’identification, préalablement instituée, entre une valeur et un moi. Elle vise à produire leur divorce afin que la valeur ne soit plus incarnée par le moi et même, si cet effet se généralisait, qu’elle soit exilée du champ de l’activité humaine ; et que, corrélativement, le moi, destitué de la valeur, tombe dans une condition d’infériorité. C’est, par la médiation du corps du scandale, une opération dissociante entre une valeur et un esprit.

Il n’est pas nécessaire d’expliquer longuement l’expression de détermination provocante. Pour l’intelligence abstraite et théorique aucune détermination susceptible de se proposer à notre attention n’est que l’objet d’une définition possible : « ceci est un oiseau, cet oiseau est une hirondelle ». Mais il faut constater tout de suite que cette présentation elle-même, toute abstraite qu’elle soit, est, aussi, vécue, qu’elle marque, émeut un esprit riche de possessions et chargé de tension, en train de dévider une histoire. Une détermination intellectuelle est donc déjà, existentiellement, une provocation, une provocation à définir, avec tout ce que cela comporte de conséquences éventuelles. A plus forte raison est-ce vrai quand la détermination présentée produit la déflagration d’une énergie plus puissante, est affective. C’est précisément ce que fait le scandale qui, au delà de l’étonnement qu’il commence par susciter, provoque un accroissement de tension dans l’esprit surpris par lui. Par là non seulement il rompt le cours monotone de la vie, mais il prépare une réaction intime dans la conscience du scandalisé, qui y trouve ainsi de la nouveauté et plus de ton. C’est assez pour qu’au moment où le scandalisé et ses amis vont crier haro sur le scandalisant, celui-ci éveille en eux, malgré eux, la complicité secrète, d’ordinaire inavérée et inavouée, d’un intérêt qui concentre leur attention sur le scandale, si choquant soit-il, et en accroît le retentissement.

Toute provocation, en attaquant, fait front dans deux directions : elle a une face tournée vers le dehors, le corps, la matière, où elle produit, directement et indirectement, des effets objectifs ; elle en a une autre, tournée vers le dedans du moi, vers l’esprit, [142] où son influence s’exerce en se localisant ou en se diffusant. Le propre du scandale, c’est que ses effets objectifs sont toujours minimes, négligeables ; tandis que son influence intime est toujours plus ou moins grave, plutôt plus que moins, que même dans les cas extrêmes elle peut être mortelle pour la vie de l’âme dont elle peut inaugurer l’avilissement.

Vérifions d’abord ce qui vient d’être dit de la face objective. — Par les effets matériels qu’il produit, le scandale doit paraître intermédiaire entre le crime et le jeu, beaucoup plus proche du jeu que du crime. Le criminel est un réaliste : il se meut dans le monde de la perception et de l’objectivité. Il tue ou détruit. Quand il projette un attentat, il faut agir et agir vite pour prévenir son forfait. Ce forfait est une machination : elle exige des instruments de crime, comporte une opération de force. La sanction sera physique. Le crime nous maintient dans le monde des corps. — En opposition avec ces traits le scandale se déploie dans une région où l’action n’intervient guère ou n’intervient que pour produire des signes. Ce qui le manifeste dans l’espace, ce ne sont que des gestes, une rumeur, des paroles exclamatives, non impératives, des actes si l’on veut, mais symboliques. S’il s’y ajoute plus tard une sanction, ce sera celle de l’opinion, encore des mots, au plus une punition en marge du droit pénal, un boycottage, une lettre de cachet, ce qu’était un court emprisonnement au Fort-l’Évêque. Cela lui fait une ressemblance avec l’art : le scandale, pas plus qu’un spectacle sur la scène, n’inquiète l’instinct des spectateurs. Les badauds, les voisins, le scandalisé ne s’éloigneront pas. Le scandale est physiquement minime.

Cela se vérifie par la manière dont il se réalise dans la vie sociale. Le scandale relève moins des époques organiques, qu’une structure rigide et respectée régit, et des époques troublées, que déchirent des forces guerrières ou révolutionnaires, que de leurs transitions où le vieux droit a perdu de sa vigueur, où le jeune n’a pas encore acquis la sienne. Tant que les attachements à certaines valeurs historiques sont assez forts, ils découragent les assaillants éventuels ; deviennent-ils trop faibles, les attaques ne provoquent plus l’intérêt : c’est dans l’intervalle que le scandale prélude à des offensives matériellement plus violentes. Le Mariage de Figaro a été un symptôme prérévolutionnaire. Si l’on définit la subjectivité comme l’ensemble de ceux de nos actes qui sont, par leurs effets matériels, assez courts, assez abrégés [143] pour être négligeables au moment même où ils nous ébranlent le plus profondément, le scandale appartient à la subjectivité ; mais c’est une intersubjectivité, une subjectivité pluripersonnelle puisqu’il joint et sépare au moins deux esprits. S’il entrait dans l’objectivité, il ressortirait au droit plutôt qu’à la morale.

Le criminel et le scandalisateur reconnaissent tous les deux la différence de leurs actes respectifs. Le criminel, les témoins du crime, les autorités judiciaires savent qu’il a été commis un crime : ce qui veut dire qu’il y a eu destruction objective, assassinat ou incendie. La voix publique, son propre sentiment ont appris au criminel que son acte doit déterminer juridiquement une sanction. S’il cherche à éviter la peine, c’est pour échapper à la souffrance, mais il ne conteste guère qu’il l’ait méritée et à son tour il n’appellera pas criminel le jury ou le juge qui le condamnera. A leur place il jugerait comme eux. Au contraire l’auteur du scandale sait qu’il n’a pas commis de crime, il a pris soin de se tenir en deçà des limites assignées par la loi aux actes qui entraînent une responsabilité pénale, car l’intervention des pouvoirs publics ne pourrait que gêner l’accomplissement de son intention qui, pour être négativement spirituelle, ne l’est pas moins exclusivement. Ce que le scandale vise, ce n’est pas directement une manière de se conduire, c’est le fonds d’intimité, le respect, la dévotion d’où redonde cette conduite. Un crime est d’intention toujours fini. Il s’enferme dans une exécution circonscrite ; et dans son ensemble la criminalité d’une société se contient dans des limites constantes, proportionnelles à la force de la police, puisque nul acte ne peut être juridiquement un crime qu’en corrélation avec la sanction. Par cette régularité le crime contribue au maintien des lois en leur fournissant l’occasion de manifester et de renouveler leur perpétuité et leur efficacité. Le crime est relatif comme le monde de déterminations dans lequel le droit l’insère. Ainsi il s’oppose radicalement au scandale qui est absolu, infini, qui intéresse l’existence et la valeur, celle-là qui porte les lois, celle-ci qui les inspire. Il vise plus haut que la structure formelle de la société, il cherche à corrompre dans leur source même les sentiments qui en font la cohésion, il attaque le respect de la justice, le culte de l’ordre et du bien, bref l’amour de la valeur qui aimante nos tendances. Si le 23 juin 1789 le marquis de Dreux-Brézé eût fait arrêter Bailly et Mirabeau pour leur refus de quitter [144] la salle de la séance royale, ils eussent par leur refus commis un crime ; il ne put le faire, ce fut un scandale.

Tournons-nous maintenant vers la face subjective du scandale : c’était tout à l’heure moins, c’est maintenant beaucoup plus qu’un crime. Nous touchons ici à ce qui fait l’essence première du scandale, son virus et sa pointe, à la condition que dans le subjectif on accède jusqu’au spirituel. Quand une détermination scandalise, c’est bien qu’elle se réfère à un moi visé par elle, mais, au travers de ce moi, et comme au cœur de lui-même, à un axe de valeur, s’exprimant intellectuellement à lui et aux autres par une norme. Certes le moi est ébranlé par le scandale, il se sent menacé dans sa raison de vivre ; mais ce n’est pas comme corps vivant, comme unité anthropologique, c’est qu’il se sent ne faire qu’un avec une certaine valeur menacée de discrédit par l’offensive du scandalisant. Ce que l’ironie de celui-ci, à la façon d’un fleuret démoucheté, touche et blesse, c’est sa vertu, sa foi, le ressort de son âme, ce par quoi et pour quoi il vit. Il est lésé, mais ce n’est pas au sens du mot suivant lequel, par exemple, la peau est lésée par une éraflure, c’est en celui d’après lequel on parle de lèse-majesté : il y a ainsi des scandales de lèse-pudeur, de lèse-respectabilité, de lèse-patrie, bref autant de modes de scandales qu’il y a de modes de la valeur. S’il arrive que le scandale paraisse au scandalisé l’atteindre directement, c’est parce qu’il y a aussi pour chacun de nous une valeur de soi de sorte que le scandale devient alors un acte de lèse-dignité. Jamais on n’y est seulement touché dans son existence, toujours on y est touché dans sa valeur. La valeur seule peut faire le scandale, et la valeur en elle-même, c’est-à-dire en tant qu’elle est pure, spirituelle, indépendante de la matière : gagner de l’argent au jeu en trichant n’est pas scandaliser, c’est voler, à moins qu’on ne réfère la tricherie à l’honneur du joueur et à la loyauté du jeu.

C’est pourquoi tout événement scandaleux paraît comporter comme un grain de satanisme. Il ne détruit pas des choses comme le feu ; il ne tue pas des corps comme l’assassinat. Il cherche à anéantir le noyau de valeur sans lequel aucun moi ne pourrait être plus qu’un fantôme. Aucun homme ne serait plus que rien s’il ne participait à la vie, au savoir, à l’amour, à l’espérance, bref à telle ou telle valeur. Supposez un moment, si vous le pouvez, que les valeurs ne soient que des faux-semblants, des mirages, des mythes uniquement destinés à décevoir, des apparences [145] transcendantales sans répondant métaphysique : par la menace de cette hypothèse seule, tout moi se vide jusqu’à l’exhaustion, toute nature se délite dans la contingence sans remède. Destituer le moi des valeurs qui l’animent, ce n’est pas seulement l’anéantir, c’est lui enlever jusqu’à la possibilité d’être né et de renaître. Le prêtre vit par sa foi, le savant par son besoin de la vérité, l’homme d’action par la vertu, l’artiste par le désir de la beauté. Discréditez toutes ces valeurs, l’existence de chacun devient illusoire et évanouissante. Par le scandale on est menacé tout à coup de la déception du collectionneur apprenant qu’il ne possède que des œuvres fausses ou du commerçant qui n’aurait pour solder ses échéances que des traites sans provision. Mais dans ces deux cas ce sont des choses qui sont perdues. Dans le scandale, c’est le tout du moi qui est menacé d’être privé de substance, puisque, en dernière analyse, ce qui est pensé dans toute substance c’est une valeur.

C’est sans doute parce que le moi se sent si intimement menacé et qu’il l’est par l’agent du scandale qu’il s’institue si rapidement entre le moi et le toi du scandale une identification intime, mutuelle, par intuition, comme si le corps matériel du scandale était transparent pour tous les deux. On ne trouverait peut-être pas d’autre mode de la relation du moi et du toi qui leur permette de se trouver si vite l’un l’autre au travers de la communication. Le moi scandalisé se sent découvert : il est atteint dans ce qu’il défendrait le plus pudiquement s’il n’était surpris ; mais en même temps, par la signification intentionnelle du corps du scandale, il ne peut douter de l’expression par laquelle l’autre se manifeste à lui, il y reconnaît sa présence et sa haine. Le scandale a toujours quelque chose de l’impudeur, soit qu’il apparaisse comme révélant le cynisme de son auteur, soit qu’il force sa victime par l’émotion qu’il éveille en son cœur à découvrir le trésor qu’elle recélait en elle-même. Chez tout homme un attachement intime est recouvert par lui de pudeur pour le mettre à l’abri de la maladresse et de la malveillance des autres : le scandale tire cette couverture et montre le moi dans sa nudité métaphysique.

La ténuité du corps du scandale n’est que la contre-partie de sa spiritualité. Il enveloppe une âme violente dans un corps menu. C’est le propre de tout ce qui touche au spirituel, soit pour le manifester, soit pour le pervertir, d’exténuer son véhicule physique. Plus une démarche de l’esprit se spiritualise, plus elle se [146] déleste de sa masse matérielle. Dès le domaine de l’intelligence théorique, la dématérialisation se manifeste quand la mathématique intellectualise les contenus de l’expérience physique, et met à la place de l’intensité de la pesanteur ou du plomb g ou Pb, des symboles de craie et d’encre, légers comme des concepts, sur le tableau noir et le papier. L’art ne fait pas vibrer les sphères, mais seulement des cordes de violon ; il ne broie pas la lumière du ciel ou les couleurs des montagnes, il ne peut que jouer avec des teintes superficiellement étalées sur une toile, ou même, comme l’orateur, avec des mots aériens, aussitôt dissipés. De même plus la morale est pénétrée d’intimité, plus elle remonte des actes vers les intentions. Quant à la religion, c’est sa visée même de ne retenir de la matière que le peu qu’il faut à des symboles dont la foi fait des sacrements et des rites. Cette constatation universelle vaut pour le scandale : il suffit d’en renverser le signe. Le scandale comme le scrupule pèse moins qu’une once.

IV

En indiquant déjà que le scandale, au cours de son développement historique, est susceptible d’approfondissement, nous avons admis qu’il doit être possible de distinguer des degrés et par suite des modes du scandale. Trois se laissent nettement reconnaître :

1° Le scandale qui est le plus près du jeu est le scandale esthétique. Il n’est pas méphistophélique par lui-même : il se contente d’utiliser les reflets du tragique à la manière dont l’art en a la coutume, tantôt afin d’obtenir ce fond d’opposition qu’il convient de donner à la beauté et à l’harmonie, tantôt par ce goût négatif qui consiste à chercher un accroissement de tension, à se faire stimuler par le mal, comme Poe se livrait au « démon de la perversité ». L’horrible, convenablement amenuisé et aménagé, y devient, à cause d’une circonstance qui nous défend de le prendre au sérieux, la matière d’une toute petite agression, comparable à une taquinerie, dont on escompte un effet de comique, il est vrai moins sec que le comique pur, car il baigne dans un halo affectif. Le jour où Baudelaire, entrant dans un restaurant avec un ami, lui déclarait à voix haute devant les assistants : « Quand j’eus assassiné mon père... », il n’escomptait certes pas que ses auditeurs [147] pussent prendre ses paroles pour argent comptant ; mais il savait les scandaliser un peu parce qu’il ressentait, comme ils devaient le ressentir eux-mêmes, qu’à parler si légèrement d’un crime dont l’odieux fait horreur à tous, il violait une délicatesse pour le simple jeu de produire une émotion.

Le moi est sérieux, profond, réel, plus simplement il est, dans la mesure où il participe de quelqu’une des valeurs qui manifestent l’Absolu ; qu’il s’en sépare, ce n’est plus que le moi situé, un moi phénoménal et illusoire, celui-là né pour la mort. Tout dans notre vie devient esthétique et apparent avec nous-même dès qu’au lieu de nous associer aux puissances éternelles qui nous offrent le concours de l’Absolu, nous prétendons les réduire à n’être que les manifestations psychologiques de nous-même. C’est ce que tente le scandale esthétique. C’est un mode de la vanité par laquelle une conscience, condamnée par le sentiment de son infériorité, cherche un rétablissement dans l’étonnement des autres. Par la vanité on se mire dans l’émoi d’autrui ; par le scandale de jeu le scandalisant jouit du triomphe momentané qu’il tire du désarroi du scandalisé. Il a même pour un instant l’impression d’être porté, par l’effet de son acte, au-dessus de l’opposition du bien et du mal, et il dépasse ainsi, mais de façon illusoire, la hauteur où la vertu, le génie, l’amour élèvent les hommes qui, en se renonçant dans le dévouement à une valeur, en reçoivent une grandeur qu’elle seule peut conférer. A ce titre le scandale se met à sa place dans la galerie où la volupté du mal, le goût de la souffrance, l’apothéose du néant, la recherche du macabre et de l’obscène s’esthétisent pour pimenter l’existence. Au cours du scandale de jeu on saute le pas : l’offense faite à quelqu’un s’aggrave de l’offense faite à une valeur. Si légère soit-elle, elle se sommera par la répétition ; et le risque s’indique que, par l’accumulation des blessures portées à la délicatesse, on finisse par se perdre dans une image avilie de l’existence qui discrédite les choses et le moi à lui-même et aux autres.

2° Le scandale esthétique est un scandale d’imagination : dès que l’action est intéressée, le scandale devient éthique. A la rigueur on pourrait dire que tout scandale est éthique dès qu’il est considéré du point de vue de la volonté de son auteur, puisque la morale, en tous nos actes, porte sur ce que notre vouloir y met de lui-même. Un artiste est toujours plus ou moins entraîné, ravi par ses images et ses émotions : ce qui le guide, c’est une intentionalité [148] plus qu’une intention ; et par là son scandale reste proprement esthétique. Mais dès qu’il y mêle une représentation expresse, explicite, d’une fin à atteindre, comme l’escrimeur qui vise un point du corps de son adversaire, il glisse au scandale éthique. Plus simplement on peut dire que le scandale esthétique n’est qu’un scandale dans lequel la volonté restreint sa portée, tandis que le scandale religieux est celui où elle réussira à mobiliser les forces les plus intimes du cœur.

Le scandale éthique consiste essentiellement à conseiller ou à exécuter la violation d’une norme morale, dans la mesure, encore une fois, où ce qu’on vise par cette violation, ce n’est pas un effet objectif, mais la rupture d’une identification, plus ou moins invétérée, entre l’esprit du scandalisé et une valeur. Dans une société d’abstinents le buveur d’alcool commet un scandale moral parce qu’en buvant il propage le mépris de l’abstinence dont les autres membres de la société et éventuellement lui-même professent la vertu. De ce point de vue il pourra se scandaliser lui-même en l’absence de tout témoin. On ne peut lui permettre de boire en secret parce que dans un monde moral où chaque âme est liée à toutes les autres il n’y a de secret que partiel. Qu’il ruine sa propre vertu, il la ruine pour tous et déjà en tous.

C’est donc bien en tant qu’une valeur s’intellectualise dans une norme, c’est-à-dire une règle explicitement formulée, qu’un scandale devient éthique. Une règle est morale par son universalité : ce que signifie cette universalité dans le temps, c’est une capacité d’application indéfiniment répétée et étendue. La règle est ce qui permet pour ainsi dire à l’acte de sortir de lui-même, de ne pas se réduire à une singularité évanescente. La détermination s’y fait vecteur et facteur, un dynamisme en jaillit. C’est précisément par le fait qu’elle mobilise ainsi les idées et les actes que la morale est redoutable. Cette mobilisation est retournée par le scandale dans le sens opposé à celui que la valeur appelle. On pourrait dire qu’il est alors l’immoralité à l’état naissant, comme nous le constatons en nous quand la première idée d’un acte, qui nous tente en même temps que nous le blâmons, pointe dans l’intimité de nous-même en nous scandalisant.

Le scandale éthique est le scandale intermédiaire : il n’a plus la légèreté, on peut dire la frivolité du scandale de jeu ; il n’a pas encore la pureté du scandale religieux. Dans l’expression de scandale éthique, éthique contrarie scandale car éthique, en rappelant [149] à l’action, tire le scandale vers la faute en masquant son originalité de spiritualité affective, tandis que scandale attache à la désobéissance morale à la règle un retentissement intime qui va bien au delà de toute détermination. Il en résulte que le scandale éthique prend souvent un caractère de balancement entre des significations contradictoires : il incite à une réaction pratique comme fait un délit ; mais la réaction est inhibée parce qu’il s’agit déjà de quelque chose d’autre, d’un attentat contre une valeur respectée. La conscience peut y trouver, surtout si la faute voisine du scandale est bénigne, une jouissance d’elle-même, un plaisir d’escarpolette, comme un chatouillement intime qui ramène le scandale moral vers le scandale ludique. Cette jeune femme qui, à un bal de l’Élysée, avait pu se glisser, les pieds nus dans des sandales, dans les salles du palais en échappant, à l’entrée, à la surveillance des huissiers, ne pouvait que s’amuser du trouble qu’elle provoquait chez ses voisins quand ils se demandaient s’ils devaient voir ou ne pas voir ses pieds nus.

3° Ce flottement n’est plus possible quand la puissance de l’affectivité la plus profonde vient se déverser dans le scandale : il devient alors le scandale religieux, le scandale parfait. Au delà de toutes les normes, dans cette indivision secrète du moi où toutes les déterminations se fondent en des mouvements pléniers, le scandale religieux émeut le mystère émotionnel qui est au cœur de chacun de nous. Tout autre scandale n’est qu’une émanation, une atténuation de celui-ci. C’est lui qui fait l’âme du scandale éthique, car il n’y a pas de règle qui n’enveloppe la référence à une valeur dont l’indétermination la déborde, dont l’atmosphère la noie. Comment un jugement pourrait-il devenir un impératif s’il n’était implicitement rapporté à quelque préférable ? Comment une fin pourrait-elle être pensée comme telle si elle ne valait ? Il faut donc toujours que la lumière éloignée d’une valeur qui provoque notre attrait vienne baigner et éclairer les directions qui s’ouvrent devant nous pour que nous les élevions à la dignité de normes. Il doit arriver alors que cette valeur inconnue, pressentie, mais non définissable par nous, en se promettant à nous, soulève en nous-même comme une marée émotionnelle dans laquelle c’est le moi indivis, entier, qui est tourné et porté vers elle. C’est précisément au moment où le tout du moi cesse de se localiser dans la pensée définie et l’application localisée d’une règle, mais où il mobilise ses forces profondes, que [150] l’on passe de l’éthique au religieux. D’un mot le scandale devient religieux dès que l’on fait prévaloir, sur la considération de la norme qu’il lèse, la représentation pure d’une valeur qu’il offense. Alors il ne provoque plus le blâme, mais la réprobation ; l’indignation qu’il suscite se perd dans l’horreur.

C’est au cœur du scandale religieux que se révèle, dans son intimité émotionnelle, l’opération à laquelle nous avons dû déjà appliquer les mots de séparation, de divorce et de rupture. Le scandale nous y apparaît dans sa pureté comme l’acte qui fait de la discontinuité entre l’existence et les valeurs. Paradoxe du blasphème et du sacrilège ! Ils ne peuvent couper entre une âme et la foi que si cette âme a la foi ; mais cette âme qui a cette foi la profane devant les autres et en elle-même. Contradiction incompréhensible si le scandale n’apparaissait comme une tentative désespérée de dissociation par laquelle l’âme qui sent la foi adhérer consubstantiellement à elle cherche à l’en détacher et à s’en détacher. Pourquoi cette tentative ? C’est le secret du moi. Ce peut être par la peur de ce que cette foi exige de lui, ou parce qu’il veut se rendre lui-même indépendant d’une exigence qui réclame de lui qu’il se dépasse, ou par ce ressentiment qu’on peut éprouver contre une valeur dont on se sent indigne. Il reste que le scandalisant pense : « Périsse la valeur pourvu qu’elle ne m’oblige plus ! Ou que je périsse moi-même pour échapper à son empire ! » Il y a suicide spirituel, avec, comme dans tout suicide, le vague espoir que tout cela n’est qu’un mauvais rêve.

Ainsi le fond du scandale religieux est un problème intérieur qui y revêt la forme d’un drame tragique ; mais il n’est pas difficile de comprendre que ce problème intérieur ne peut être affronté par celui qui en ressent l’instance sans devoir retentir sur les autres sous les espèces d’un drame public. Nul moi ne peut se croire seul ; nul moi ne peut éprouver le hiatus infini entre ce que l’esprit est en lui, moi situé et misérablement limité, et ce que doit être l’Esprit qui porte le passé et l’avenir, sans se sentir forcé d’imaginer, de rechercher les autres esprits finis qui doivent s’ajouter indéfiniment à lui-même pour combler l’intervalle entre lui et l’Esprit souverain. Il est conduit dès lors à se concevoir comme membre d’une communauté dont les autres membres soient avec lui identiques et différents. L’existence de chacun d’eux devient inséparable de leur solidarité ; et dès lors il ne peut rien anéantir ou susciter en lui-même qu’en quelque façon il ne [151] doive l’anéantir et le susciter en les autres. Quand donc on s’efforce de défaire la consubstantialité entre une valeur à laquelle on adhère par une foi et soi-même, il faut qu’on l’attaque par le blasphème et le sacrilège en autrui en même temps qu’en soi.

Tout être et l’être doivent avoir leur raison d’être : la raison d’un être ne peut être que sa valeur, puisque la valeur est seule à s’imposer absolument à l’esprit qui la cherche. Dès lors la valeur doit être conçue comme la source de l’être ; et chercher à trancher entre elle et l’existence, c’est condamner l’existence, qui ne peut se maintenir et se développer que par la valeur, son aliment. C’est pourtant ce que tente le scandale. Contre la vérité il privilégie l’absurde, l’irrationnel ; contre le beau, le difforme et le choquant ; contre la noblesse et la vertu, la vilenie et la lâcheté ; enfin contre l’amour, la haine. La raison parfaite serait l’exclusion de tout scandale : on ne pourrait même l’y concevoir ; mais dans notre expérience la raison ne se présente que dans son mélange avec l’irrationnel. L’erreur, le désordre, l’ignorance, bref la contingence la compromettent et la nient. Encore ne le font-elles pas d’ordinaire volontairement et par intention. Quand il arrive que se fasse une alliance monstrueuse entre l’irrationnel et la volonté, ou plutôt quand elle commence, point le scandale.

V

N’en résulte-t-il pas immédiatement que le scandale doit être condamné comme l’essence de toute perversion ? Il faudrait le conclure si la notion d’irrationnel n’était pas une notion ambiguë, confondant deux modes, de significations opposées, auxquels on peut attacher les deux mots de supra- et d’infra-rationnel. De même que les valeurs, qui ont la raison comme axe de propagation, celle-ci est enracinée dans l’éternel ; mais de même qu’elles se répandent au cours du temps, la raison se monnaie dans des déterminations en deçà ou au delà desquelles notre esprit peut toujours se supposer et se trouver. Toute expression de la raison devenant négative par sa détermination même, elle renvoie elle-même à ce qui est moins qu’elle, l’infra-rationalité, et à ce qui est plus qu’elle, la supra-rationalité. Quand une vérité est démentie, ce peut être, par exemple dans l’erreur, comme par la revanche d’une irrationalité qu’elle a déjà vaincue et surmontée ; mais ce [152] peut être aussi par la transcendance d’une vérité supérieure dont le droit à être affirmée se manifestera bientôt comme celui d’une raison plus haute que ce que nous en pensions.

Il en résulte que le scandale a double visage. Tantôt il se présente comme une sorte d’assassinat spirituel, la calomnie d’une valeur et la corruption d’une âme ; et il nous oblige à sa condamnation. Mais ailleurs, au moment même de le condamner, nous devons reconnaître la valeur de son agression apparente contre la valeur, son prix pour l’existence dont il semble entraîner la dévaluation. Le scandale est à l’origine de tous les progrès de l’ambition humaine ; il y révèle l’invention, qui ne mérite ce nom qu’à raison de la discontinuité qu’elle commence toujours par introduire entre la vie ancienne et la vie nouvelle. Ainsi la science professe l’objectivité de la vérité et par suite son éternité ; mais elle a progressé de scandale en scandale. Ainsi l’Évangile énonce : « Mais si quelqu’un scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attachât au cou une meule et qu’on le jetât au fond de la mer » (Matth., XVIII, 6-7 ; Marc, IX, 42) ; mais Jésus, en s’entretenant avec la Samaritaine, en chassant les marchands du temple, en sauvant la femme adultère, est allé de scandale en scandale, jusqu’au scandale suprême de sa mort : Dieu crucifié ! Redoutable ambiguïté où se révèle l’ambiguïté de l’infini. Dans le premier cas l’infini se manifeste comme le mauvais infini, celui que repoussaient les Grecs quand ils défendaient la valeur de la limite et de la détermination, celui qui étale dans la nature et l’histoire sa puissance négative de typhon anarchique et destructeur ; dans le second cas, il se montre le bon Infini, source transcendante de création, dont chaque créature n’est qu’une expression, nécessaire à témoigner de sa fécondité bienfaisante ; dans les deux cas c’est une seule et même puissance dont il dépend de la moralité ou de l’immoralité, sous toutes leurs formes et à tous les degrés, qu’elles fassent ce qu’il y a de meilleur ou ce qu’il y a de pire au monde.

S’il est vrai en effet que la liberté soit le dernier mot de la métaphysique, tous les débats, théoriques aussi bien que pratiques, intellectuels et affectifs, doivent aboutir à un acte de discernement moral ; et le scandale ne peut échapper à cette nécessité. Cela nous pose une ultime question : y a-t-il des critères de ce discernement ? Si, contrairement à ce qui arrive d’ordinaire il y a des conjonctures, où, comme l’a éprouvé Abraham sur le [153] mont Morija, ce que nous croyons vrai et bon doit être mis en suspens, où le paradoxe chrétien, le paradoxe de la transcendance infinie doit prouver encore une fois sa fécondité, s’il se trouve des occurrences critiques où l’honnête homme, en se refusant à ce qui le déconcerte, doit appréhender avec horreur de crucifier le Christ encore une fois, d’être indigne d’une vérité plus haute ou d’une morale supérieure, ne peut-il espérer le secours de quelques signes qui l’aideraient à déceler, dans un événement, dans une affirmation ou un acte humains, l’instance voilée de l’Infini scandalisant, mais divin ? — On ne peut, pas plus ici qu’ailleurs, réclamer de critères objectivement définitifs qui dispenseraient de la pureté du cœur, de la limpidité de l’intelligence, de l’inquiétude de se tromper, du courage de risquer, bref de tous les modes sous lesquels doit se reconnaître notre liberté. Encore le moraliste, qui, lui aussi, a son devoir à remplir, ne peut-il laisser sans aucune réponse la question posée et doit-il se demander quels indices peuvent permettre à l’homme de bonne volonté de pressentir cette expérience révélatrice où le scandale, en opposition avec ses modes malfaisants, se met au service de la valeur, contre ses parodies et ses pastiches, où il exprime l’irruption de la Valeur absolue, indéterminée, infinie, parmi ses expressions déjà usées et défaillantes.

On peut en indiquer trois qui conduiraient à autant de règles. — D’abord le scandale dont on peut croire qu’il descend de l’Infini dans l’histoire est un scandale solennel, exceptionnel. Il est comme le dernier recours de la Providence. Quand les vieilles valeurs sont sclérosées, que les hommes ne sont plus que des sépulcres blanchis, c’est alors, mais sans doute alors seulement, que la Valeur doit recourir à un coup de théâtre pour faire reconnaître sa primogéniture à l’origine de toutes les puissances. Celui qui reconnaîtra son irruption charismatique, ce sera celui qui aura déjà non seulement deviné, mais avéré, éprouvé, contrôlé la corruption intime de ce que ce coup de force va détruire. Dans ces conditions nul ne sera moralement autorisé à se faire l’agent de la Transcendance en commettant un scandale s’il n’a épuisé tous les moyens de l’éviter, constaté, à l’insuccès de toutes les initiatives légales et habituelles, la gravité de l’aveuglement à vaincre, en même temps que mesuré le danger mortel où son indifférence laisserait les hommes autour de lui.

Même alors il devra appréhender qu’on ne tourne contre lui, [154] comme ses accusateurs contre la scandaleuse Jeanne Darc, l’anomalie et éventuellement la violence de son initiative. On imputera à son orgueil ce qui lui apparaît comme le service de Dieu, afin de discréditer son action. Il sera donc impérieusement requis de celui que la conviction la mieux élaborée amènera, à son corps défendant, à l’obligation de scandaliser, qu’il écarte la possibilité de toute confusion entre la brutalité extérieure de son action et la brutalité intime des instincts qui pourraient lui en suggérer le dessein. La plus grande pureté dans le désintéressement, la lucidité et l’objectivité de l’intelligence, le dévouement à la valeur, en dehors même de celle qu’il pourrait en recevoir pour lui-même, constituent les indispensables conditions de sa bienfaisance, même les seules conditions de ce réveil qu’il veut susciter. Plus il sera pur, mieux il saura convaincre de la valeur de la conversion qu’il veut provoquer, et la servira.

Enfin on ne peut autoriser, momentanément et partiellement, une forme quelconque de la discontinuité, prôner une raison supérieure sous les espèces d’un irrationnel, qu’à la condition qu’il apparaisse déjà comme le moyen d’une continuité, d’un ordre plus vaste et plus solide. Faire de la discontinuité absolue, du néant logique l’idéal de la vie, ce serait diviniser le mal. Dès lors le dernier signe auquel doit se reconnaître le pieux scandalisateur, c’est le profond souci de préparer les rapports, de tisser d’avance les liens par lesquels se refera l’unité entre ceux qu’il scandalise et lui-même. Ce qui serait satanique, ce serait de vouloir scandaliser pour l’éternité. Le scandale, c’est au mieux un saut à faire, mais pour retomber sur un sol où tout soit solide. Le scandale ne cesse d’être un acte de mauvaise guerre que s’il prépare une condition humaine que l’amour inspire et que la justice soutienne, un monde réconcilié.

En dehors de ce cas insigne et exceptionnel où le scandale atteint à la dignité de la révélation, il n’y a qu’à le condamner. Même dans l’art où il perd sa gravité et sa virulence, il fatigue la sensibilité en l’excitant à l’excès ; il habitue à faire estimer le bruit des coups qu’il frappe plus que la délicatesse des émotions qu’il donne. Quel danger que l’on transporte dans la vie la brutalité dont on aura fait l’essai dans le rêve ! Et la guerre n’est sans doute que la résultante d’une lente perversion d’âmes endurcies et devenues calleuses qui n’attendent plus leurs satisfactions que des exploits de leur volonté, au lieu d’espérer le bonheur calme [155] et pénétrant qu’accordent les valeurs que l’on agrée comme des grâces. Le propre du scandale est de faire violence à la douceur ; il substitue l’agression à la persuasion, de sorte que, s’il doit se maintenir dans notre expérience par le fait de notre condition, il faut espérer que ce soit sous des formes de plus en plus délicates et subtiles, comme il adviendrait dans une république des esprits les plus purifiés, les plus détachés et les plus affinés.

René LE SENNE.



[1] BOURDALOUE, Sermon III du Premier Avent, dans la coll. des Orateurs chrétiens, t. XIV, éd. J.-P. Migne, Paris, 1864, col. 87.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le Samedi 07 octobre 2017 14:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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