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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Le Play. Textes choisis et préface par Louis Baudin.
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Frédéric Le Play, Le Play. Textes choisis et préface par Louis Baudin. Paris: Librairie Dalloz, 1947, 316 pages. Collection des grands économistes. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole.

Préface
Savant attiré vers les problèmes sociaux, théoricien soucieux de réalité, bourgeois désireux d'améliorer le sort des classes populaires, Le Play apparaît de prime abord comme un type d'homme très actuel. Mais, en même temps, par la fermeté de ses opinions, par le courage avec lequel il s'oppose aux idées révolutionnaires, par son attachement à la religion et à la famille, il acquiert un caractère original. Quelle que soit l'opinion que l'on professe à son égard, on comprend qu'il ait été regardé comme un sage par un grand nombre de ses contemporains et qu'il occupe dans l'histoire de la pensée économique une place de choix qui, en dépit des critiques dont il a été l'objet, ne lui sera pas ravie.

Cette place est difficile à préciser et les économistes préoccupés de classifications ont été quelque peu décontenancés. Situé au carrefour de deux puissants courants d'idées, 1'un qualifié de classique qui aboutit aux exagérations des conceptions mécanistes et automatiques ricardiennes, l'autre, socialiste, qui repose sur un matérialisme dont Marx ne tardera pas à donner la formule, Le Play prend une position personnelle qui ne peut en aucune manière être définie par cette épithète de « confessionnelle » dont plusieurs historiens se contentent. Il ne prétend point créer une doctrine nouvelle, car l'innovation n'est pas son fait. Il cherche un point d'appui dans un univers qui lui apparaît non seulement mouvant à l'excès, mais chaotique et gros de menaces, et il le trouve dans le passé qu'il étudie sans aucune particulière complaisance, scientifiquement, pour y découvrir les fondements de la société. Il est traditionaliste.

Nul n'est moins abstrait que ce mathématicien. L'union en lui du savant précis, froid, rigoureux et de l'observateur habile, nuancé, sensible, la fusion du polytechnicien et du sociologue, voilà qui compose une physionomie attachante. On connaît aujourd'hui des hommes de science très capables qui envisagent les hommes comme des unités et mettent la vie en équations: il n'y a qu'à dresser un plan rationnel et à adapter les individus à ce plan. Le Play n'est pas de ces apôtres du dirigisme, il est d'une espèce plus rare: le scientifique réaliste.

C'est à la lumière de ses observations sur le présent et sur le passé qu'il construit sa thèse. Moderne quant aux formes de ses investigations, comme nous le verrons, il ne songe nullement à revenir à des temps révolus. Rien n'est plus faux que de considérer Le Play, ainsi que certains l'ont fait, comme un admirateur aveugle des institutions anciennes. Cet ingénieur est au contraire très soucieux de progrès. Mais il sait distinguer l'ordre physique et l'ordre moral, et veut appliquer à chacun d'eux des règles appropriées. Il a admirablement saisi une des causes essentielles des malheurs qui accablent l'humanité: l'absence de parallélisme entre l'évolution de la morale et celle de la technique, ou, philosophiquement parlant, entre le développement de la vie intérieure et celui de la vie extérieure. L'une est demeurée stationnaire, nous dirions même aujourd'hui qu'elle est en régression, l'autre s'accroît démesurément. Et, poussant plus loin l'analyse, Le Play insiste sur le contraste qu'il découvre entre ces deux éléments: le progrès technique s'accomplit par voie de changement, la découverte est sa forme normale; au contraire, le progrès moral exige un retour aux règles essentielles formulées une fois pour toutes dans le Décalogue; toute innovation dans ce domaine est une déviation. Le technicien regarde l'avenir, le moraliste évoque le passé; l'un prévoit, l'autre se souvient.

Ce dualisme donne aux conceptions de Le Play leur coloration, particulière. Pour lui, les lois naturelles sont impératives, mais insuffisantes; elles ne provoquent pas spontanément la naissance d'un ordre providentiel, car l'homme est «naturellement» mauvais: le péché originel en est la cause. C'est par une incessante réforme qu'il doit être maintenu dans le droit chemin. Voilà pourquoi l'économique ne saurait sans danger être considéré sans la morale et par là Le Play rejoint les théologiens du Moyen Âge. Le bien de l'individu ne lui est point donné, il doit être conquis, mérité par un perpétuel effort. D'où cette triste conception d'une enfance toujours tournée vers le mal et surgissant à la manière «d'une invasion de petits barbares» (Programme des Unions de la Paix sociale, chap. 1er).

Étant donné que Le Play accepte, souvent même comme des données, sans les discuter, les structures économiques traditionnelles fondées sur la propriété et sur le contrat, étant donné son aversion pour le socialisme et son amour pour la liberté, nous devons le ranger parmi les individualistes, mais son individualisme complète et rectifie celui des classiques, il est social suivant une épithète dont on a abusé aujourd'hui, il est profondément humain. Autrement dit, Le Play a donné à l'individualisme une empreinte que nous retrouvons aujourd'hui sur les tenants de cette doctrine, avec des nuances diverses. Il a mis en relief avec une vigueur inégalée ce que les Physiocrates indiquaient trop vaguement, ce que les économistes classiques anglais sous-entendaient d'abord et avaient fini par laisser dangereusement dans l'ombre, tant ils étaient hypnotisés par le mécanisme d'horlogerie de leur ordre naturel, à savoir: le fait de conscience.

- 1 -
L’HOMME ET L’ŒUVRE (note 1).

La vie de Le Play porte témoignage en faveur de ses idées. On la choisirait volontiers pour en faire, conformément à la méthode utilisée par cet auteur lui-même, une monographie d'homme d'élite.

La formation de sa personnalité a eu pour cadre les paysages modérés de la Basse-Seine, aux environs d'Honfleur où son père était officier des douanes. Le jeune Le Play faillit être arpenteur rural, mais le destin voulut qu'un de ses camarades intervînt et le décidât à se présenter à l'École Polytechnique. Entré premier ensuite à l'École des Mines, en 1827, il y noua amitié avec Michel Chevalier, avec le Père Gratry alors en pleine crise de conscience, avec Jean Reynaud qui fut un de ses fidèles compagnons de voyage. Déjà des discussions d'ordre social s'engageaient entre eux et se prolongeaient sous les ombrages du Luxembourg.

Une explosion de laboratoire qui brûla grièvement Le Play aux deux mains l'obligea à se replier sur lui-même. Cette épreuve le mûrit. Il observa avec plus de soin que par le passé l'évolution politique et économique dont il était le témoin, il trouva en particulier dans la révolution de 1830 un objet de réflexion et comprit qu'il n'avait pas le droit de se désintéresser des événements extérieurs. L'ignorance et la sottise de la population parisienne le remplirent de stupeur et d'inquiétude. Dès lors son devoir était tracé. «L'indifférence pour la vérité eût été impardonnable dans un temps où l'erreur déchaînait tant de maux sur notre race» (La Constitution essentielle de l'humanité. Aperçu préliminaire, § 1).

Sous ses yeux, le monde se transformait. La Grande-Bretagne avait accompli sa révolution industrielle, la France faisait la sienne. Le passage était dangereux de la production en atelier à la production en usine, le machinisme naissant bouleversait la structure des entreprises, l'exode rural menaçait. En même temps, la société devenait anonyme et l'ouvrier perdait comme elle sa personnalité ancienne: drame que nous retrouvons dans l'évolution de toutes les institutions économiques, qu'il s'agisse d'entreprise, de monnaie, de prix... L'homme rompt les relations personnelles et se libère de l'institution, puis, une fois détaché d'elle, incapable de rester isolé, il s'agglutine à ses frères également libérés. À la coopération verticale féconde succède la belliqueuse coopération horizontale; à l'entreprise, la classe; à la corporation, le syndicat.

«Patrons et ouvriers, écrit Le Play dans La Réforme sociale, perdent le sentiment de la solidarité qui devait les unir». Il en trouve de nouvelles preuves dans les œuvres de R. Villermé et d'E. Buret qui sont l'objet de ses méditations et qui datent de 1840.

Voilà donc sa double personnalité fortement accusée. Chez lui la science physique et la science sociale vont désormais aller de pair. L'étude de la fabrication de l'étain en Grande-Bretagne l'amène à observer le fondeur de Cornouailles et à s'apercevoir que ce dernier est moins assuré de l'avenir que le fondeur de Bohême, malgré un salaire supérieur. La Description des procédés métallurgiques employés dans le pays de Galles pour la fabrication du cuivre publiée dans les Annales des Mines en 1848 est une monographie modèle qui a retenu l'attention non seulement des Français, mais encore des étrangers. Et déjà avaient paru ses mémoires sur les aciers et les plombs argentifères.

Voyages et discussions sont alors ses sources d'informations. Avant 1848 il a parcouru déjà une grande partie de l'Europe: Grande-Bretagne, pays danubiens, Allemagne, Russie, Scandinavie, Italie, Turquie, et il a causé avec Arago, Lamartine, Carnot, Tocqueville, Sainte-Beuve, Thiers, l'abbé Dupanloup. Grand marcheur, bon cavalier, parlant cinq langues vivantes, il a fait ample moisson d'observations qui servent d'aliment aux conversations.

Mais voici qu'une nouvelle révolution éclate, celle de 1848. C'en est trop. Le spectacle de ces révoltes populaires provoque chez Le Play une profonde amertume. À quoi bon faire progresser la science si le peuple demeure aussi arriéré? La lumière se fait. L'ingénieur va céder le pas a l'économiste. L'heure de l'apostolat social est venue. Le Play prend une grave décision: il renonce à publier une sorte d'Encyclopédie du métallurgiste (L'art métallique au XXe siècle) dont le manuscrit est resté inachevé, et il abandonne sa chaire de l'École des Mines pour se consacrer à l’étude des problèmes sociaux. Désormais il emploiera toute son énergie à lutter contre les tendances mauvaises que révèlent les révolutions périodiques. Il se rendra compte, d'ailleurs, de plus en plus, que ces tendances ont leur source dans l'ignorance, remarque profondément vraie encore de notre temps et qu'il condensera dans cette formule extraite de sa lettre-préface à un ouvrage de Demolins: «Nous souffrons moins du vice que de l'erreur» (Le mouvement communal et municipal au Moyen Âge).

L'horreur des révolutions lui inspire l'idée centrale de ses œuvres : le but de tous les efforts des économistes n'est pas le bien-être ou la richesse, comme on l'a imaginé jusqu'alors, c'est la paix sociale. Toul est compromis, les fondements même de la société risquent d'être ébranlés quand se perpétue la guerre civile, qu'elle soit spectaculaire comme elle l'est sur le plan politique, ou sous-jacente, larvée, insidieuse comme elle le devient sur le plan social. Lutte des peuples, lutte des classes, voilà ce qu'il faut éviter à tout prix.

Or cette paix, Le Play l'a vu régner chez certains des peuples qu'il a visités. Il peut en parler en connaissance de cause, car il a procédé à des observations et à des classifications, comme un homme de science sait les faire, et il donne enfin les résultats dans un ouvrage fameux et qui mérite de l'être : Les Ouvriers européens en 1855. L'Académie des Sciences décerne un prix à ce livre qui, pour la première fois, révèle l'importance de la méthode monographique et qui assure la notoriété à son auteur.

Appelé à organiser l'Exposition universelle de Paris de 1855, et la section française de l'Exposition de Londres de 1862, nommé conseiller d'État, Le Play fonde la Société d’économie sociale, et il publie en 1864 son opus magnum : La Réforme sociale. Le retentissement est considérable ; six éditions se succèdent de son vivant, chiffre étonnant pour un livre aussi austère. Qui de nous, hommes du XXe siècle, n'a pas trouvé cet ouvrage soigneusement rangé dans la vieille bibliothèque de famille, celle du grand-père ou de l'oncle, un peu poussiéreux peut-être, mais bien souvent annoté ?

Nouveaux honneurs, nouveaux travaux. Le Play est nommé commissaire général pour l'Exposition de 1867; il y ouvre une galerie consacrée à l’histoire du travail et attribue pour la première fois des récompenses (prix et mentions) à ceux qui ont développé la bonne harmonie entre patrons et ouvriers, et à ceux qui ont assuré le bien-être matériel, moral et intellectuel de ces derniers. Il entre au Sénat et il écrit, à la demande de Napoléon III : L'organisation du travail. Mais voici que de nouveau les épreuves nationales surviennent, il ressent douloureusement la défaite de 1870-1871 et plus encore la Commune. C'est bien la guerre civile qui éclate, celle qu'il craignait tant. «Une seule chose m'étonnait écrit-il à Ch. de Ribbe, c'est que la société pût tenir debout. L'erreur nous a plus dévorés que ne nous dévorent à cette heure les communistes et les Prussiens.» Il comprend que ces deux fléaux sont conjugués, qu'ils se suivent naturellement, l'un préparant l'autre, que la lutte des classes et la lutte des nations sont les fruits des mêmes semences d'envie et de haine. Plus que jamais il lance ses appels désespérés à des hommes qui ne l'écoutent pas; il organise les Unions de paix sociale, puis publie sa revue : La réforme sociale, et, entre temps, fait paraître plusieurs ouvrages de moindre importance dont on trouvera la liste à la fin de la présente préface. Le 5 avril 1882 il s'éteint chrétiennement, confiant en Dieu et conscient d'avoir rempli bon devoir à l'égard des hommes.

Le Play laissait pour poursuivre son œuvre les cinq institutions groupées sous le nom d'École de la paix sociale dont l'analyse figure dans son livre: L'École de la paix sociale, son histoire, sa méthode et sa doctrine, à savoir: 1°La Société d'économie sociale sous le patronage de l'Académie des Sciences de Paris, dont le premier président fut le Docteur Villermé lui-même, l'auteur du Tableau physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures; 2° Les Unions de la paix sociale organisées à partir de 1874; 3° L'école des voyages, destinée à former des hommes capables de procéder à des monographies de familles; 4° Les conférences de la paix sociale; 5° La bibliothèque sociale.

Représentons-nous cette grande figure, telle qu'elle apparaissait aux visiteurs dans le salon de la place Saint-Sulpice: «Petit, lisons-nous dans Le Correspondant du 25 avril 1882, d'un tempérament nerveux, courbé, amaigri, modestement vêtu, à la parole brève et saccadée, il ne fixait pas tout d'abord l'attention, mais dès qu'on l'avait observé, on était frappé de la délicatesse de ses traits. Le front était haut, découvert, fortement bombé; les yeux enfoncés sous d'épais sourcils et affaiblis par une longue vie d'études étaient souvent baissés vers la terre et même fermés; la tête penchée, les bras pendants, il paraissait maintes fois absorbé en lui-même, mais, dès qu'il voulait exprimer une pensée, prendre part à un entretien, la clarté du regard révélait la pénétration et la fermeté. Dans sa parole, dans toute sa personne, se manifestait le repos intérieur procuré par d'inébranlables convictions.» (Le Play, par Jules Lacointa, Le Correspondant, nouvelle série, t. 91, p. 215).

Tel était du moins son portrait physique à la fin de sa vie. Quant à son portrait psychologique, nous ne saurions mieux faire que de le demander à Sainte-Beuve qui le connaissait bien et n'était généralement pas porté à se livrer à d'excessives louanges. Les observations de ce critique avisé n'en ont que plus de valeur ; elles se trouvent dans le tome IX des Nouveaux lundis:

« Esprit exact, sévère, pénétrant, exigeant avec lui-même.... l'un de ces hommes rares chez qui la conscience en tout est un besoin de première nécessité et dont le plus grand plaisir comme la récompense est dans la poursuite même d'un travail…, il est d'une génération toute nouvelle ; il est l'homme de la société moderne par excellence, nourri de sa vie, élevé dans son progrès, dans ses sciences et dans leurs applications, de la lignée de Monge et de Berthollet... Toutefois, il a vu des plaies, il les a sondées, il a cru découvrir des dangers pour l'avenir, et, à certains égards, des principes de décadence si l'on n'y avisait et si l'on n’y portait remède; et non seulement en bon citoyen, il pousse un cri d'alarme, non seulement il avertit, mais, en homme pratique, muni de toutes les lumières de son temps et de tous les matériaux particuliers qu’il a rassemblés, au fait de tous les ingrédients et des mobiles sociaux, sachant tous les rouages et tous les ressorts, il propose des moyens précis de se corriger et de s'arrêter à temps. »

De son côté, Montalembert écrit (lettre du 8 janvier 1866) : «Je n'hésite pas à dire que Le Play a fait le livre le plus original, le plus utile, le plus courageux et sous tous les rapports le plus fort de ce siècle. Il a non pas plus d'éloquence que l'illustre Tocqueville, mais beaucoup plus de, perspicacité pratique et surtout de courage moral. Oui, ce que j'admire surtout en lui, c'est le courage qui lui a permis de lutter à visage découvert contre la plupart des préjugés dominants de son temps et de son pays.»

C'est avec raison que Montalembert insiste sur le courage de Le Play. La veulerie était fréquente dans la bourgeoisie du son temps, comme elle l'est encore. Ce n'était pas l'intelligence qui faisait défaut, c'était le caractère. Le Play, n'a pas hésité à s'opposer au courant d'idées qui emportait ses contemporains, à dénoncer «les incommensurables erreurs de notre race» (lettre du 12 juillet 1871), à se poser en défenseur de la tradition, à stigmatiser les révolutions, donc à apparaître aux yeux du public comme un réactionnaire, lui, le réformateur. Car la foule n'aime pas les nuances, ses meneurs ne lui permettent d'ailleurs point d'en chercher, ses jugements sont massifs, partiaux, superficiels et sans appel. Le Play était sans illusion à cet égard.

On comprend que beaucoup d'esprits légers aient pris sa clairvoyance pour du pessimisme. Cet observateur consciencieux a prévu et prédit les désastres au point que certains ont admiré son intuition, pour ne pas dire son don de prophétie. De tout temps ce genre d'hommes est critiqué, car il est pénible d'envisager les mesures propres à écarter des menaces et il est plaisant de se laisser aller à la confiance et de pratiquer des politiques de facilité.

Certes, le jugement de Le Play sur ses compatriotes est sévère. Les mots de corruption et de décadence reviennent sans cesse sous sa plume. «J'ai vainement cherché parmi les anciens, écrit-il, avec le concours d'historiens éminents ou dans l'Europe actuelle pendant trente années de voyages un peuple qui ait subordonné au même degré [que la France] l'harmonie sociale, la paix publique et les plus légitimes désirs des pères de famille, à la rébellion, à l'imprévoyance et aux passions de la jeunesse» (L'organisation du travail, chap. III). Et encore: «La France est probablement, entre les nations prépondérantes de l'Europe, celle où l'on trouve le plus d'erreurs et de préjugés», mais il reconnaît aussi nos qualités, notamment notre «esprit de sociabilité» (Réforme sociale, I, p. 36).

Que l'on ne s'imagine pas cependant Le Play sous les traits d’un pontife moralisateur, incapable de sourire et vieux dès son enfance. Il a été jeune, lui aussi, et ses lettres en témoignent: «Je fais comme l'ami Clemson, écrit-il le 21 août 1829, j'embrasse les deux servantes qui, comme toutes les femmes du Hartz, sont très bien, et je retourne jusqu'au soir 8 heures à mes fourneaux, puis je rentre à Goslar où je me dédommage en mangeant du cerf rôti qui est bien la meilleure viande qui se puisse imaginer.» Et encore, s'approchant de la trentaine, il note: «Je suis parti enchanté de Séville, après avoir observé que les nièces de 17 ans sont des choses que les tantes de 30 ans surveillent de très près » (10 juillet 1833).

On a peine à croire que ce soit le même homme qui discute avec le tsar Nicolas Ier commande les 45.000 ouvriers des mines d'or, d'argent, de platine, de cuivre et de fer du prince Demidoff, parcourt l'Espagne drapé dans une cape brune doublée de velours rouge, coiffé d'un chapeau andalou à larges bords et se nommant lui-même: «don Federico Le Play, jefe de la cavaleria», prend la direction du navire qui fait voile de Valence vers la France lorsqu'une tempête éclate, que l'équipage est ivre et que le capitaine perd la tête.

À dire vrai, le trait dominant de son caractère reste la raison, même quand quelque fantaisie vient à surgir. Son admiration de la nature ne l'empêche pas de noter des observations scientifiques et quand il s'extasie sur les étranges lueurs qui colorent les pentes du Brocken, il ne manque pas de mentionner que le thermomètre marque 8 degrés au-dessous de zéro. Son style descriptif est plat; le souffle manque. La huerta de Malaga ne lui inspire que des épithètes banales et, racontant à sa mère une randonnée qu'il fit en Afrique, au clair de lune, dans une barque de pêcheurs, il se borne à lui apprendre qu'il a cueilli une demi-douzaine de plantes sur le rivage de ce continent.

En définitive, il a exercé une grande influence sur ses amis et, il a formé des disciples de valeur, tels que Cheysson et Demolins. Au début de 1848, il fut invité par Jean Reynaud, alors sous-secrétaire d'État au ministère de l'Instruction publique à participer aux réunions du comité chargé de préparer les rapports destinés à la commission du Luxembourg. On comprend qu'il ait peu apprécié le président Louis Blanc, dont la valeur morale était aussi médiocre que valeur scientifique. Il partageait les conceptions de Dupont-White sur l'infirmité et la malignité humaines, mais il n'admettait pas l'omnipotence de l'État, et rien ne devait l'attirer vers les socialistes Pecqueur et Vidal.


Notes:
(Note 1): Nous nous inspirons ici des idées exposées dans les conférences que nous avons données sur Le Play en 1943 à l'Institut d'études corporatives et sociales.

La suite: La méthode monographique


Retour au texte de l'auteur: Frédéric Le Play Dernière mise à jour de cette page le Lundi 30 juin 2003 11:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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