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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Psychologie des temps nouveaux (1920)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gustave Le Bon, (1841-1931), Psychologie des temps nouveaux (1920). Paris: Ernest Flammarion, Éditeur, 1920. Collection Bibliothèque de philosophie scientifique, 304 pages. Une édition numérique réalisée grâce à la générosité de M. Roger Deer, retraité et bénévole.

Introduction
LES HEURES NOUVELLES
par Gustave Le Bon



L’année 1918 a marqué une date lumineuse dans les fastes de notre histoire. Après une série de succès semblant leur présager un définitif triomphe, nos agresseurs sombraient brusquement dans un cataclysme qui détruisit du même coup les plus vieilles monarchies de l’Europe.

Jamais événements aussi contradictoires et aussi imprévus ne s’étaient succédés en un temps si court. À l’âge des miracles il eut semblé certain que des puissances supérieures mystérieuses étaient intervenues pour changer le cours du destin.

Les puissances capables, malgré toutes les prévisions, de subjuguer le plus formidable empire que le monde ait connu, étaient bien supérieures mais non mystérieuses. Elles appartenaient à ce domaine transcendant des puissances psychologiques qui, tant de fois au cours des siècles, réussirent à dominer les forces matérielles quelle qu’en fût la grandeur.

A toutes les phases du formidable conflit, ces puissances morales manifestèrent leur action. Dans des pays jadis sans matériel militaire et sans soldats elles firent surgir avec d’innombrables légions des navires et des canons.

Jour après jour des agents matériels visibles ; naquirent sons l’influence des puissances invisibles jusqu’au moment où les premières devinrent capables de surmonter des obstacles tenus pour invincibles.

Les forces psychologiques, dont les actions morales font partie, ne règlent pas seulement le sort des batailles. Elles régissent aussi tous les domaines de la vie des peuples et fixent leur destinée.

Conçu dans le même esprit que nos ouvrages antérieurs sur la guerre, ce nouveau livre étudiera au point de vue psychologique quelques-uns des problèmes que le grand conflit a fait naître. On y verra une fois encore que la plupart des questions politiques, militaires, économiques ou sociales sont du ressort de la psychologie.

Cette science, si incertaine jadis, quand elle se confinait dans le domaine de la théorie pure, est devenue capable d’éclairer les plus difficiles questions. Hommes d’État, généraux, industriels même l’invoquent chaque jour.

Si tant de problèmes présents ou passés sont d’ordre psychologique, c’est que la vie des peuples a pour mobiles, en dehors de leurs besoins biologiques, les conceptions qu’ils se font des choses. Or ces conceptions dérivent des sentiments et des passions qui furent toujours les grands moteurs de l’humanité depuis les origines de son histoire.

Des civilisations nouvelles sont nées, les luttes de jadis sur terre et sur mer se poursuivent maintenant sous la terre, sous la mer et dans les airs, mais si l’intelligence a évolué au cours des âges, les sentiments restent identiques à ceux qui animaient nos plus lointains ancêtres.

Bien que la nature des sentiments n’ait pas changé, les agrégats qu’ils peuvent former et dont l’ensemble constitue le caractère, ont varié d’une race à l’autre et c’est pourquoi les destinées des divers pays furent si différentes. Il fut toujours dangereux d’ignorer ces différences. Les Allemands perdirent la guerre pour les avoir méconnues.

Leurs erreurs de la psychologie des peuples armèrent contre eux des nations ne demandant qu’à rester neutres.

Les Alliés commirent aussi des erreurs du même ordre sur-tout depuis la paix. Elles seront étudiées dans cet ouvrage.

Les forces morales qui régissent l’évolution des peuples sont créées par de longues accumulations héréditaires. L’État présent d’un être résulte de sa vie antérieure comme la plante dérive de la graine.

Il découle de cette essentielle loi que les sociétés ne peuvent, comme le croient tant de rêveurs, se refaire au gré de leurs désirs.

Sans doute les vieilles sociétés comme la nôtre contiennent beaucoup d’éléments usés, non adaptés aux nécessités modernes et qui par conséquent doivent disparaître. Procédés industriels trop anciens, méthodes d’administration d’une complication inutile, marine commerciale inférieure aux besoins actuels, etc.

Mais tous ces changements matériels impliquent d’abord des changements de mentalité. Ce ne sont pas les institutions qui font la valeur des âmes, mais les qualités des âmes qui font celles des institutions.

Les peuples latins sont malheureusement victimes d’une illusion, qui pèse de plus en plus sur leur histoire. À peine sortis d’une époque où la volonté des Dieux et des rois constituait les grands régulateurs des choses, ils restent inconsciemment persuadés que leurs gouvernants ont hérité de cette puissance et doivent diriger toute la vie d’un pays. Avec l’évolution industrielle moderne cette illusion devient chaque jour plus néfaste. Dans la phase actuelle du monde aucune intervention étatiste, si judicieuse qu’on la suppose, ne saurait remplacer l’initiative individuelle, l’amour du travail, le jugement et la compétence.


Mais alors comment modifier un peu la mentalité d’un peuple puisque les plus impératifs décrets seraient impuissants à la transformer.

Les moyens d’agir sur l’âme des hommes sont peu nombreux. En dehors des croyances religieuses qui d’ailleurs n’agissent qu’aux siècles de foi, l’éducation constitue le seul moyen d’action. C’est avec elle que la Prusse unifia complètement en un demi-siècle l’âme de germains divisés par les aspirations, la race et les croyances.

La plus nécessaire des réformes actuelles serait de transformer entièrement notre université. Tâche difficile. Bien peu de personnes en France comprennent que l’éducation du caractère est beaucoup plus importante que celle de l’intelligence et que la récitation de gros manuels ne suffit pas à transformer l’âme d’une génération.

Le rôle capital de l’éducation doit être de créer ces habitudes qui sont les guides de la vie journalière. Elles orientent la conduite et sont aussi les plus sûrs soutiens de la morale.

Les peuples ayant compris comme les Américains que pour créer des habitudes, et notamment celle de savoir vouloir, c’est sur le caractère qu’il faut agir, resteront par ce seul fait très supérieurs à ceux dont l’éducation purement livresque ne s’adresse qu’à l’intelligence.


On parle beaucoup aujourd’hui de temps nouveaux, d’esprit nouveau, sans d’ailleurs préciser le sens de ces expressions.

L’esprit nouveau se révèle surtout comme un état de mécontentement général accompagné d’un besoin de changements.

Cet état mental est la naturelle conséquence de l’effroyable bouleversement dont le monde n’est pas encore sorti. Il a ébranlé des conceptions dont les sociétés avaient vécu et qui s’étant montrées inefficaces ont perdu leur prestige. Des idées d’apparence nouvelle sont nées. Elles bouillonnent violemment et prétendent s’imposer par la force.

L’esprit de révolte s’observe aujourd’hui chez tous les peuples, dans toutes les classes. Esprit de révolte des ouvriers qui après avoir obtenu avec de fabuleux salaires une réduction considérable des heures de travail voudraient s’emparer du pouvoir politique et devenir gouvernants à leur tour.

Esprit de révolte des anciennes classes moyennes dont la situation est devenue si inférieure à celle des ouvriers et des commerçants qu’elles se sentent menacées de disparaître.

Esprit de révolte aussi chez les terribles inadaptés de l’université. Persuadés que des diplômes obtenus en apprenant par cœur des manuels devraient leur faire attribuer les premières places, ils veulent renverser un ordre social méconnaissant leurs mérites. La dictature du prolétariat qu’ils réclament, c’est en réalité leur propre dictature.

Les causes du mécontentement actuel sont donc diverses. Une des plus justifiées résulte de l’impuissance des chefs d’État à créer, comme ils l’avaient solennellement promis, une paix durable alors qu’ils détenaient un dictatorial pouvoir.

Réunis en conseil suprême les maîtres du monde avaient fait espérer aux peuples dans leurs discours, avec la disparition du militarisme une paix universelle et des relations inter-nationales fondées sur la Justice et la protection des faibles.

La réalité s’est montrée tout autre. Une fois encore il a fallu constater qu’en politique les principes invoqués restent sans rapport avec la conduite.

Loin de disparaître, le militarisme n’a fait que grandir et il s’impose maintenant à des peuples qui ne l’avaient jamais connu. Des États puissants comme l’Angleterre n’hésitent pas à s’annexer les pays trop faibles pour leur résister. La situation des peuples faibles à l’égard des peuples forts est devenue celle d’un gibier sans défense devant un chasseur sans pitié.

Malgré les principes bruyamment proclamés le monde continue à se laisser guider par le besoin de conquêtes et les appétits qui l’avaient conduit jusqu’ici. Rien n’est changé et les foules doivent supporter la mort des récentes espérances.

C’est sans doute pourquoi nous voyons les conceptions qui inconsciemment dirigent leurs âmes diverger de plus en plus de celles des gouvernants.

Il en est résulté qu’au sein de chaque pays grandissent deux principes opposés : l’impérialisme et l’Internationalisme. Étant inconciliables, ils sont fatalement destinés à entrer violemment en lutte et de nouveau bouleverser le monde.

L’impérialisme continue à régir l’histoire. L’Angleterre a profité de la guerre pour agrandir immensément son empire, imposer sa volonté aux peuples faibles et substituer en Europe son hégémonie à celle de l’Allemagne.

A l’autre extrémité du monde, aux États-Unis et au Japon, se forment deux autres centres d’impérialisme destinés à se disputer la possession de l’Asie et qui feront équilibre peut-être à l’hégémonie anglaise.

L’Internationalisme qui s’oppose à l’Impérialisme possède une base économique assez sûre : l’interdépendance des peuples, résultant de l’évolution industrielle moderne mais il n’est représenté actuellement que par les aspirations incertaines de classes ouvrières rivales. Il est donc fort douteux que son heure soit venue.

Les impérialismes qui se forment ne seront certainement pas très tendres à l’égard des peuples n’ayant pas assez de force pour se défendre. Même avec ses Alliés l’Angleterre depuis la paix n’a cessé d’imposer sa volonté.

Elle s’est emparée de toutes les colonies allemandes et déclaré son protectorat sur l’Égypte, la Palestine, la Perse, la Mésopotamie, etc., sans parler de la domination indirecte de la mer Baltique et de la Méditerranée par les garnisons anglaises installées à Dantzig et à Constantinople. Mais la France voulut s’annexer quelques kilomètres d’un bassin houiller destiné à remplacer ses mines détruites par les Allemands, l’Angleterre s’y opposa avec énergie. Elle s’opposa d’ailleurs à la plupart de ses demandes.

Si l’hégémonie d’un peuple se caractérise par la possibilité d’imposer sa volonté aux nations moins fortes, il faut bien reconnaître que l’hégémonie Anglaise est solidement constituée. Les historiens de l’avenir s’étonneront peut-être que la France l’ait si facilement acceptée.

L’Impérialisme permettant à une nation de s’attribuer le droit de gouverner les pays conquis et l’Internationalisme prêchant l’égalité et la solidarité entre les nations, représentent, comme je le disais plus haut, des formes d’idéals nettement contraires. Ils appartiennent tous deux au domaine des forces mystiques qui ne peuvent être jugées par la rai-son mais seulement d’après leur action sur les âmes.

L’impérialisme qui domine l’heure présente comme il a dominé le cours de l’histoire fut toujours un puissant générateur du sentiment patriotique nécessaire à la prospérité des peuples. Sans sa puissante action l’Allemagne nous eût définitivement asservis.

Le patriotisme dérivé de l’impérialisme fait partie de ces idéals mystiques qui à toutes les époques furent nécessaires pour soutenir l’âme des nations.

Elles peuvent changer d’idéals mais ne pourraient s’en passer. Que cet idéal soit la puissance de Rome, la grandeur d’Allah ou l’hégémonie de l’Angleterre, il agit d’une même façon et donne aux âmes dominées par lui une force qu’aucun argument rationnel ne saurait remplacer.

Une des difficultés de l’âge actuel est justement que des idéals mystiques contradictoires et irréductibles se trouvent en présence.

L’âme humaine, quel que soit son niveau, eut toujours besoin d’illusions mystiques pour soutenir ses aspiration et orienter Sa conduite. C’est pourquoi malgré tous le progrès de la science, les influences mystiques qui ont tant de fois bouleversé le monde continuent à l’agiter encore.

De nos fours les croyances politiques ont remplacé les croyances religieuses, mais elles ne sont en réalité que des religions nouvelles. Une foi aveugle est leur vrai guide bien qu’elles invoquent sans cesse la raison.

Le monde est actuellement aussi agité par les croyance politiques qu’il le fut pendant les grands mouvements religieux : Islamisme, Croisades, Réforme, Guerres de religion et bien d’autres encore.

Le rôle des croyances a été si prépondérant dans l’histoire que la naissance d’un idéal mystique nouveau provoque toujours l’éclosion d’une civilisation nouvelle et l’écroulement de civilisations antérieures. Quand le Christianisme triompha des dieux antiques, la civilisation romaine fut, par ce seul fait, condamnée à disparaître. L’Asie se trouva également transformée par les religions de Bouddha et de Mahomet. Et lorsque de nos jours une croyance politique nouvelle à forme religieuse vint asservir l’âme mobile de Russes, le plus gigantesque empire du monde fut désagrégé en quelques mois.

Si le socialisme exerce aujourd’hui tant d’action sur les multitudes c’est justement parce qu’il constitue une religion avec son évangile, ses prêtres et aussi ses martyrs L’Évangile de Karl Marx contient autant d’illusions que tous les évangiles antérieurs, mais ses fidèles ne les perçoivent pas. Un des plus merveilleux privilèges de la foi est de ne pouvoir être influencée ni par l’expérience, ni par la raison Les adeptes de la foi nouvelle la propagent avec l’ardeur des premiers Chrétiens pour lesquels les dieux qu’ils voulaient renverser n’étaient que d’impurs démons fils maudits de la nuit.


L’histoire montrant à quel point la plupart des croyances nouvelles furent destructives avant de devenir constructives, on peut envier les peuples tels que les Anglo-Américains. qui, ayant su adapter leur ancienne foi aux besoins des temps nouveaux, ont réussi à conserver leurs Dieux.

La philosophie pragmatiste développée sur le sol des États-Unis enseigne que c’est à leur degré d’utilité sociale et non de véracité que doivent être appréciées les croyances.

Ce n’est donc pas aux seules lumières de la raison qu’il faut juger les dieux et les forces mystiques dont ils dérivent. Le philosophe doit les considérer comme faisant partie de la série des hypothèses nécessaires et fécondes dont les sciences elles-mêmes ne purent jamais se passer.

Ces considérations sont d’ailleurs sans intérêt puisque la naissance et la mort des Dieux est indépendante de nos volontés. Nous ignorons encore leur genèse et savons seule-ment que, subissant une commune loi, ils finissent par décliner et périr, mais que l’esprit mystique qui les fit naître garde à travers les âges une indestructible force.

Plus d’une fois au cours de l’histoire la logique mystique est entrée en conflit avec la logique rationnelle, mais elles appartiennent à des cycles de l’esprit trop différents pour pouvoir s’influencer. Quand les hommes d’une époque renon-cent aux Dieux qu’ils adoraient c’est pour en adopter d’autres.

Nous sommes à une de ces heures de transition où les peuples oscillent entre des croyances anciennes et une foi nouvelle. L’heure présente est difficile. L’Europe politique, l’Europe morale aussi, représentent d’immenses édifices à demi détruits qu’il faudra rebâtir.

A cette oeuvre gigantesque chacun doit apporter sa part, si modeste qu’elle puisse être. La collaboration des savants et des penseurs ne sera pas la moins importante.

Préoccupé surtout de suivre les caprices de l’opinion sans laquelle il ne peut vivre, l’homme politique se borne aux cas particuliers de chaque jour et se contente de ces solutions approximatives dont l’histoire a tant de fois montré les dangers. Son destin, comme l’a justement marqué Clémenceau, “ est de laisser aux penseurs la gloire des hautes initiatives de l’esprit, pour se confiner dans l’expression moyenne des formules moyennes, où les sentiments moyens des foules moyennes peuvent se rencontrer. ”

Jamais la réflexion ne fut aussi nécessaire qu’aujourd’hui. On nous recommande sans cesse d’agir, mais que vaut l’action sans la pensée pour guide? Réfléchir conduit à prévoir et prévoir c’est éviter les catastrophes. Ils avaient longue-ment réfléchi, les trop rares écrivains qui, voyant venir l’inévitable conflit, conseillaient sans cesse de s’y préparer. Leur voix ne fut pas entendue. Les foules et leurs maîtres préférèrent écouter les assurances d’une légion de pacifistes affirmant, d’après les sûres lumières de leur raison, que les guerres étant devenues impossibles, il était inutile de s’y préparer.

C’est à de tels théoriciens ne voyant le monde qu’à travers leurs rêves, que la France est en partie redevable de ses ruines. S’ils étaient encore écoutés, on devrait désespérer de l’avenir et se résigner à une décadence sans espoir.

Un célèbre ministre anglais a dit avec raison devant son parlement que l’avenir des peuples dépendra surtout du parti qu’ils sauront tirer des enseignements de la guerre.

Après avoir contribué à dominer les canons, la pensée doit maintenant orienter la conduite. Si les écrits influencent peu les générations vieillies ils peuvent au moins agir sur les générations nouvelles dont les idées ne sont pas cristallisées encore. La pensée représente ce qu’il y a de plus vivant dans l’histoire d’un peuple. Elle façonne lentement son âme.

Retour au texte de l'auteur: Gustave Le Bon Dernière mise à jour de cette page le Lundi 16 juin 2003 13:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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