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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Les opinions et les croyances (1911):
Livre I: Les problèmes de la croyance et de la connaissance
Chapitre I: Les cycles de la croyance et de la connaissance


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gustave Le Bon, Les opinions et les croyances. Genèse, évolution. (1911). Origines irrationnelles des croyances. Les éléments de la personnalité. La volonté inconscience. Les conflits des logiques affective, mystique, collective et rationnelle. La balance des motifs. Pourquoi les opinions diffèrent et comment elles se propagent. Paris: Ernest Flammarion, Éditeur, 1918, 340 pages. Collection: Bibliothèque de philosophie scientifique.


Livre I: chapitre I:
Les cycles de la croyance et de la connaissance

par Gustave Le Bon (1911)

§ 1. Les difficultés du problème de la croyance.
§ 2. En quoi la croyance diffère de la connaissance.
§ 3. Rôles respectifs de la croyance et de connaissance.


§ 1. - Les difficultés du problème de la croyance.


Le problème de la croyance, parfois confondu avec celui de la connaissance, en est cependant fort distinct. Savoir et croire sont choses différentes n'ayant pas même genèse.

Des opinions et des croyances dérivent, avec la conception de la vie, notre conduite, et par conséquent la plupart des événements de l'histoire. Elles sont, comme tous les phénomènes, régies par certaines lois, mais ces lois ne sont pas déterminées encore.

Le domaine de la croyance a toujours semblé hérissé de mystères. C'est pourquoi les livres sur les origines de la croyance sont si peu nombreux alors que ceux sur la connaissance sont innombrables.

Les rares tentatives faites pour élucider le problème de la croyance suffisent d'ailleurs à montrer combien il a été peu compris. Acceptant la vieille opinion de Descartes, les auteurs répètent que la croyance est rationnelle et volontaire. Un des buts de cet ouvrage sera précisément de montrer qu'elle n'est ni volontaire, ni rationnelle.

La difficulté du problème de la croyance n'avait pas échappé au grand Pascal. Dans un chapitre sur l'art de persuader, il remarque justement que les hommes : « sont presque toujours emportés à croire, non par la preuve mais par l'agrément. » « Mais, ajoute-t-il : la manière d'agréer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable ; aussi, si je n'en traite pas, c'est parce que je n'en suis pas capable; et je m'y sens tellement disproportionné que je crois la Chose absolument impossible. »

Grâce aux découvertes de la science moderne, il nous a semblé possible d'aborder le problème devant lequel avait reculé Pascal.

Sa solution donne la clef de bien des questions importantes. Comment, par exemple, s'établissent les opinions et les croyances religieuses ou politiques, pourquoi rencontre-t-on simultanément chez certains esprits, avec une intelligence très haute des superstitions très naïves ? Pourquoi la raison est-elle si impuissante à modifier nos convictions sentimentales ? Sans une théorie de la croyance, ces questions et beaucoup d'autres restent insolubles. La raison seule ne pourrait les expliquer.

Si le problème de la croyance a été si mal compris des psychologues et des historiens, c'est parce qu'ils ont tenté d'interpréter avec les ressources de la logique rationnelle des phénomènes qu'elle n'a jamais régis. Nous verrons que tous les éléments de la croyance obéissent à des règles logiques, très sûres, mais absolument étrangères à celles employées par le savant dans ses recherches.

Dès mes premières études historiques, ce problème m'avait hanté. La croyance m'apparaissait bien le principal facteur de l'histoire, mais comment expliquer des faits aussi extraordinaires que les fondations de croyances déterminant la création ou la chute de puissantes civilisations ?

Des tribus nomades, perdues au fond de l'Arabie, adoptent une religion qu'un illuminé leur enseigne, et grâce à elle fondent en moins de cinquante ans un empire aussi vaste que celui d'Alexandre, illustré par une splendide éclosion de monuments merveilleux.

Peu de siècles auparavant, des peuples demi-barbares se convertissaient à la foi prêchée par des apôtres venus d'un coin obscur de la Galilée et sous les feux régénérateurs de cette croyance, le vieux monde s'écroulait pour faire place à une civilisation entièrement nouvelle, dont chaque élément demeure imprégné du souvenir du Dieu qui l'a fait naître.

Près de vingt siècles plus tard, l'antique foi est ébranlée, des étoiles inconnues surgissent au ciel de la pensée, an grand peuple se soulève, prétendant briser les liens du passé. Sa foi destructrice, mais puissante, lui confère, malgré l'anarchie où cette grande Révolution le plonge, la force, nécessaire pour dominer l'Europe en armes et traverser victorieusement toutes ses capitales.

Comment expliquer cet étrange pouvoir des croyances ? Pourquoi l'homme se soumet-il soudainement à une foi qu'il ignorait hier, et pourquoi l'élève-t-elle si prodigieusement au-dessus de lui-même ? De quels éléments psychologiques surgissent ces mystères ? Nous essaierons de le dire.

Le problème de l'établissement et de la propagation des opinions, et surtout des croyances, a des côtés si merveilleux que les sectateurs de chaque religion invoquent sa création et sa diffusion comme preuve d'une divine origine. Ils font remarquer aussi que ces croyances sont adoptées malgré l'intérêt le plus évident de ceux qui les acceptent. On comprend aisément, par exemple, le christianisme, se propageant facilement chez les esclaves et tous les déshérités auxquels il promettait un bonheur éternel. Mais quelles forces secrètes pouvaient déterminer un chevalier romain, un personnage consulaire, à se dépouiller de leurs biens et risquer de honteux supplices, pour adopter une religion nouvelle repoussée par les coutumes, méprisée par la raison et interdite par les lois ?

Impossible d'invoquer la faiblesse intellectuelle des hommes qui se soumettaient volontairement à un tel joug puisque, de l'antiquité à nos jours, les mêmes phénomènes s'observent chez les esprits les plus cultivés.

Une théorie de la croyance ne peut être valable qu'en apportant l'explication de toutes ces choses. Elle doit surtout faire comprendre comment des savants illustres et réputés par leur esprit critique acceptent des légendes dont l'enfantine naïveté fait sourire. Nous concevons facilement qu'un Newton, un Pascal, un Descartes, vivant dans une ambiance saturée de certaines convictions, les aient admises sans discussion, de même qu'ils admettaient les lois inéluctables de la nature. Mais comment, de nos jours, dans des milieux où la science projette tarit de lumière, les mêmes croyances ne se sont-elles pas désagrégées entièrement ? Pourquoi les voyons-nous, quand par hasard elles se désagrègent, donner immédiatement naissance à d'autres fictions, tout aussi merveilleuses, ainsi que le prouve la propagation des doctrines occultistes, spirites, etc., parmi d'éminents savants? A toutes ces questions nous devrons également répondre.


§ 2. - En quoi la croyance diffère de la connaissance.


Essayons d'abord de préciser ce qui constitue la croyance et en quoi elle se distingue de la connaissance.

Une croyance est un acte de foi d'origine inconsciente qui nous force à admettre en bloc une idée, une opinion, une explication, une doctrine. La raison est étrangère, nous le verrons, à sa formation. Lorsqu'elle essaie de justifier la croyance, celle-ci est déjà formée.

Tout ce qui est accepté par un simple acte de foi doit être qualifié de croyance. Si l'exactitude de la croyance est vérifiée plus tard par l'observation et l'expérience, elle cesse d'être une croyance et devient une connaissance.

Croyance et connaissance constituent deux modes d'activité mentale fort distincts et d'origines très différentes. La première est une intuition inconsciente qu'engendrent certaines causes indépendantes de notre volonté, la seconde représente une acquisition consciente édifiée par des méthodes exclusivement rationnelles, telles que l'expérience et l'observation.

Ce fut seulement à une époque avancée de son histoire, que l'humanité plongée dans le monde de la croyance découvrit celui de la connaissance. En y pénétrant, on reconnut que tous les phénomènes attribués jadis aux volontés d'êtres supérieurs se déroulaient sous l'influence de lois inflexibles.

Par le fait seul que l'homme abordait le cycle de la connaissance, toutes ses conceptions de l'univers furent changées.

Mais dans cette sphère nouvelle il n'a pas encore été possible de pénétrer bien loin. La science constate chaque jour que ses découvertes restent imprégnées d'incon-nu. Les réalités les plus précises recouvrent des mystères. Un mystère, c'est l'âme ignorée des choses.

De telles ténèbres la science est encore pleine et, derrière les horizons atteints par elle, d'autres apparaissent, perdus dans un infini qui semble reculer toujours.

Ce grand domaine, qu'aucune philosophie n'a pu éclairer encore, est le royaume des rêves. Ils sont chargés d'espérances que nul raisonnement ne saurait détruire. Croyances religieuses, croyances politiques, croyances de tout ordre y trouvent une puissance illimitée. Les fantômes redoutés qui l'habitent sont créés par la foi.

Savoir et croire resteront toujours choses distinctes. Alors que l'acquisition de la moindre vérité scientifique exige un énorme labeur, la possession d'une certitude n'ayant que la foi pour soutien n'en demande aucun. Tous les hommes possèdent des croyances, très peu s'élèvent jusqu'à la connaissance.

Le monde de la croyance possède sa logique et ses lois. Le savant a toujours vainement tenté d'y pénétrer avec ses méthodes. On verra dans cet ouvrage pourquoi il perd tout esprit critique en pénétrant dans le cycle de là croyance et n'y rencontre que lei plus décevantes illusions.


§ 3. - Rôles respectifs de la croyance et de la connaissance.


La connaissance constitue un élément essentiel de la civilisation, le grand facteur de ses progrès matériels. La croyance oriente les pensées, les opinions et par conséquent la conduite.

Jadis supposées d'origine divine, les croyances étaient acceptées sans discussion. Nous les savons aujourd'hui issues de nous-mêmes et cependant elles s'imposent encore. Le raisonnement a généralement aussi peu de prise sur elles que sur la faim ou la soif. Élaborée dans les régions subconscientes que l'intelligence ne saurait atteindre, une croyance se subit et ne se discute pas.

Cette origine inconsciente et par suite involontaire des croyances les rend très fortes. Religieuses, politiques ou sociales, elles ont toujours joué un rôle prépondérant dans l'histoire.

Devenues générales, elles constituent des pôles attractifs autour desquels gravite l'existence des peuples et impriment alors leur marque sur tous les éléments d'une civilisation. On qualifie clairement cette dernière en lui donnant le nom de la foi qui l'a inspirée. Civilisation bouddhique, civilisation musulmane, civilisation chrétienne, sont des appellations très justes.

C'est qu'en devenant centre d'attraction, la croyance devient aussi centre de déformation. Les éléments divers de la vie sociale : philosophie, arts, littérature, se modifient pour s'y adapter.

Les seules vraies révolutions sont celles qui renouvellent les croyances fondamen-tales d'un peuple. Elles ont toujours été fort rares. Seul, ordinairement, le nom des convictions se transforme. La foi change d'objet, mais ne meurt jamais.

Elle ne pourrait mourir, car le besoin de croire constitue un élément psycholo-gique aussi irréductible que le plaisir ou la douleur. L'âme humaine a horreur du doute et de l’incertitude. L'homme traverse parfois des phases de scepticisme, mais n'y séjourne jamais. Il a besoin d'être guidé par un credo religieux, politique ou moral qui le domine et lui évite l'effort de penser. Les dogmes détruits sont toujours remplacés. Sur ces nécessités indestructibles, la raison est sans prise.

L'âge moderne contient autant de foi que les siècles qui l'ont précédé. Dans les temples nouveaux, se prêchent des dogmes aussi despotiques que ceux du passé et comptant d'aussi nombreux fidèles. Les vieux credo religieux qui asservissaient jadis la foule sont remplacés par des credo socialistes ou anarchistes aussi impérieux et aussi peu rationnels, mais qui ne dominent pas moins les âmes. L'église est remplacée souvent par le cabaret, mais les sermons des meneurs mystiques qui s'y font entendre sont l'objet de la même foi.

Et si la mentalité des fidèles n'a pas beaucoup évolué depuis l'époque lointaine où, sur les rives du Nil, Isis et Hathor attiraient dans leurs temples des milliers de fervents pèlerins, c'est qu'au cours des âges les sentiments, vrais fondements de l'âme, gardent leur fixité. L'intelligence progresse, les sentiments ne changent pas.

Sans doute la foi en un dogme quelconque n'est généralement qu'une illusion. Il ne faut pas la dédaigner pourtant. Grâce à sa magique puissance, l'irréel devient plus fort que le réel. Une croyance acceptée donne à un peuple une communauté de pensée génératrice de son unité et de sa force.

Le domaine de la connaissance étant très différent de celui de la croyance, les opposer l'un à l'autre est une tâche vaine, bien que journellement tentée.

Dégagée de plus en plus de la croyance, la science en demeure cependant très imprégnée encore. Elle lui est soumise dans tous les sujets mal connus, les mystères de la vie ou de l'origine des espèces par exemple. Les théories qu'on y accepte sont de simples articles de foi, n'ayant pour eux que l'autorité des maîtres qui les formulèrent.

Les lois régissant la psychologie de la croyance ne s'appliquent pas seulement aux grandes convictions fondamentales laissant une marque indélébile sur la trame de l'histoire. Elles sont applicables aussi à la plupart de nos opinions journalières sur les êtres et les choses qui nous entourent.

L'observation montre facilement que la majorité de ces opinions n'ont pas pour soutiens des éléments rationnels, mais des éléments affectifs ou mystiques, générale-ment d'origine inconsciente. Si on les voit discutées avec tant d'ardeur, c'est précisément pal-ce qu'elles sont du domaine de la croyance et formées de la même façon. Les opinions représentent généralement de petites croyances plus ou moins transitoires.

Ce serait donc une erreur de croire qu'on sort du champ de la croyance en renonçant à des convictions ancestrales. Nous aurons occasion de montrer que le plus souvent on s'y est enlisé davantage.

Les questions soulevées par la genèse des opinions étant du même ordre que celles relatives à la croyance doivent, être étudiées de la même façon. Souvent distinctes dans leurs effets, croyances et opinions appartiennent cependant à la même famille, alors que la connaissance fait partie d'un monde complètement différent.

On voit la grandeur et la difficulté des problèmes abordés dans cet ouvrage. J'y ai rêvé bien des années sous des cieux divers. Tantôt en contemplant ces milliers de statues élevées depuis 80 siècles à la gloire de tous les dieux qui incarnèrent nos rêves. Tantôt perdu parmi les piliers gigantesques des temples aux architectures étranges, reflétés dans les eaux majestueuses du Nil ou édifiés sur les rives tourmen-tées du Gange. Comment admirer ces merveilles sans songer aux forces secrètes qui les firent surgir d'un néant d'où aucune pensée rationnelle n'aurait pu les faire éclore 9

Les hasards de la vie m'ayant conduit à explorer des branches assez variées de la science pure, de la psychologie et de l'histoire, j'ai pu étudier les méthodes scientifi-ques qui engendrent la connaissance et les facteurs psychologiques générateurs des croyances. La connaissance et la croyance, c'est toute notre civilisation et toute notre histoire.

Retour au texte de l'auteur: Gustave Le Bon Dernière mise à jour de cette page le Mardi 13 août 2002 15:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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