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Collection « Les auteur(e)s classiques »

L'Homme et les sociétés. Leurs origines et leur histoire.
Première partie: L'homme. Développement physique et intellectuel. (1881)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gustave Le Bon, Gustave Le Bon, L'Homme et les sociétés. Leurs origines et leur histoire. Première partie: L'homme. Développement physique et intellectuel. (1881). Ouvrage orné de 90 gravures. Réimpression de l'Édition J. Rothschild de 1881. Paris: réimpression, Éditions Jean-Michel Place, 1987, 520 pages. Collection: Les Cahiers du GrandHiva, no 5. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

Introduction

Transformations actuelles
de nos connaissances et de nos croyances
.

1. Changements apportés par les progrès des sciences dans nos conditions d'existence et dans notre façon de penser. - II. La loi de cause domine aujourd'hui l'ensemble de toutes nos connaissances. - Tous les phénomènes physiques et moraux ont leurs lois. - Phénomènes sociaux : mortalité, crimes, naissances, etc., qu'on peut prédire. - Pourquoi il est impossible de les prédire tous. - Une intelligence suffisante verrait exactement l'avenir à travers le présent. - III. Transformations qui s'opèrent actuellement dans la plupart de nos connaissances. - Transformations subies par la physique, la chimie, la physiologie et l'histoire naturelle. - Transformations de nos connaissances relatives à l'origine, au développement et à l'étude morale de l'homme. - IV. Transformations de nos connaissances historiques. - En quoi notre façon d'écrire l'histoire diffère de ce qu'elle était autrefois. - L'histoire moderne étudie les événements historiques comme tous les autres phénomènes de la nature. - Comment elle essaye de reconstituer les époques disparues. - V. Transformations de nos conceptions du droit, de la morale et des croyances. - Il n'y a pas de principes universels et absolus. - Leurs variations chez les différents peuples. - Les formes les plus parfaites sont toujours précédées par les plus grossières. - VI. Transformations de nos conceptions politiques et sociales résultant de notre connaissance actuelle de l'homme. -Théories des philosophes et des économistes de l'époque de la révolution, sur l'homme primitif, l'état de nature, etc. - En quoi ces théories étaient erronées. - Les lois naturelles et les sociétés primitives. - La fraternité, l'égalité et la liberté sont contraires à l'état de nature. - Ce sont les produits de civilisations avancées. - Impossibilité de réorganiser un état social quelconque. -Nécessités économiques et sociales d'où dérivent les institutions. - Lenteur de l'évolution sociale. - Les institutions présentes dérivent toujours des institutions passées.

I.

Les sociétés modernes traversent une phase de développement qu'on ne peut comparer pour l'importance qu'à celle franchie à l'époque de la Renaissance. La science, qui circonscrivait autrefois son domaine, étend maintenant ses investigations partout. On citerait difficilement aujourd'hui une branche des connaissances humaines qui soit restée ce qu'elle était il y a cinquante ans. Rejetant toute autorité dogmatique, ne reconnaissant que l'observation et l'expérience pour maîtres, elle porte sur toutes choses une main hardie, mais sûre, et ouvre de tous côtés des horizons dont il devient impossible d'entrevoir les limites.

Dans le domaine matériel, elle a, par ses applications, amené, dans les conditions d'existence de l'homme, des changements auprès desquels seront certainement tenus pour nuls, dans l'avenir, ceux que nos révolutions les plus sanglantes ont engendrés. Dans le domaine des idées, elle a modifié entièrement les conceptions que l'homme se faisait de ses destinées et de celles de l'univers, et a sapé les bases sur lesquelles, depuis des siècles, il édifiait toutes ses croyances.

Dans toutes les sphères de nos connaissances s'opèrent maintenant des transformations profondes. Diverses par les explications qu'elles ébauchent, les théories nouvelles sont unanimes par les négations qu'elles imposent. Partout nous voyons poindre l'aurore d'un monde de croyances nouvelles. En vain nous tenterions de nous rattacher an passé, il est trop loin ; nous sommes fatalement poussés vers des rivages inconnus.

II.

Un principe fondamental, celui de cause, domine aujourd'hui l'ensemble de nos connaissances. Suivant ce principe, tous les phénomènes de la nature sans exception, qu'il s'agisse de la chute d'un corps, d'une combinaison chimique ou du développement de l'intelligence, sont produits par des lois invariables ne connaissant pas d'exception. Il y a de telles lois pour l'évaporation d'une goutte d'eau, pour les mouvements d'un grain de sable, pour la série des événements qui constituent l'histoire.

C'est surtout pour tous les phénomènes placés jusqu'ici par les historiens sous l'influence de la volonté humaine, de la Providence ou du hasard, que l'existence de lois fixes et inexorables fut longtemps méconnue. Ce n'est guère que du jour où la science est arrivée à déterminer d'avance par le calcul un certain nombre de ces phénomènes, qu'une telle notion a pu commencer à se répandre. On peut aujourd'hui, comme nous le verrons dans ce livre, prédire avec des chances d'erreur fort minimes combien, sur un nombre d'hommes déterminé, il s'en trouvera qui atteindront un âge donné, combien se marieront et à quel âge, quel nombre d'enfants ils auront, et combien de temps ces enfants vivront. Nous pouvons prédire le nombre de crimes qui seront commis dans une année donnée pour un pays donné, et quels seront ces crimes : combien d'infanticides, combien d'empoisonnements et combien de vols ; quel sera le nombre des accusés traduits devant les tribunaux, combien seront condamnés et combien acquittés. Des calculs faisant connaître des événements qui, au premier abord, semblent aussi variables, montrent à quel point sont précises les lois qui en régissent le cours.

Sans doute il existe une foule d'événements, et même c'est le plus grand nombre, dont les facteurs sont si complexes qu'il est impossible à notre intelligence bornée d'en calculer d'avance les résultats. Mais dire que ces événements sont produits par le hasard, parce que nous sommes impuissants à en déterminer les causes, serait imiter le physicien - si un tel physicien pouvait exister - qui, parce qu'on ne peut pas indiquer la place exacte où tombent les fragments d'un obus quand il éclate, dirait que ces fragments tombent au hasard, sans obéir aux lois de la mécanique.

Ce n'est que notre ignorance qui nous empêche de prévoir d'avance tous les phénomènes ; mais une intelligence comme celle dont parle Laplace « qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome. Rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. L'esprit humain offre dans la perfection qu'il a su donner à l'astronomie une faible esquisse de cette intelligence. »

En effet, dit à ce sujet le physiologiste du Bois-Raymond, « de même que l'astronomie n'a besoin que de donner au temps dans les équations de la lune une certaine valeur négative pour savoir si, lorsque Périclès s'embarquait pour Épidaure, une éclipse du soleil était visible au Pirée, de même l'intelligence conçue par Laplace pourrait, en discutant sa formule universelle, nous dire qui fut le Masque de fer et comment périt Lapérouse. De même que l'astronome peut prédire, de longues années à l'avance, le jour où une comète reviendra du fond de l'espace se montrer dans nos parages, de même cette intelligence pourrait lire dans ses équations le jour où la croix grecque reprendra sa place sur la coupole de Sainte-Sophie, et celui où l’Angleterre brûlera son dernier morceau de houille ... Une pareille intelligence saurait le compte des cheveux de notre tête, et pas un passereau ne tomberait à terre à son insu. Prophète lisant dans le passé comme dans l'avenir, à cette intelligence s'appliquerait cette parole de d'Alembert dans le discours préliminaire de l'Encyclopédie, parole qui contient en germe la pensée de Laplace : L'univers, pour qui saurait l'embrasser d'un seul point de vue, ne serait, s'il est permis de le dire, qu'un fait unique et une grande vérité. »

III.

Il suffit de jeter un coup d’œil rapide sur l'état actuel de nos connaissances pour reconnaître les transformations qu'elles ont subies depuis quelques années. Le principe de l'indestructibilité des forces a renouvelé la physique, et la précision des recherches de cette science a été portée à un point tel que nous savons lire dans la lumière des astres la nature des matériaux qui les constituent. La chimie est parvenue, problème considéré autrefois comme insoluble, à fabriquer de toutes pièces un grand nombre de substances organiques avec des matières minérales. Plus qu'aucune autre science peut-être, elle a contribué à montrer que les êtres organisés sont régis par des lois analogues à celles auxquelles obéissent tous les corps de l'univers.

Avec les ressources de la chimie et de la physique, la physiologie s'est complètement transformée. Elle a découvert l'origine des forces manifestées par nos organes et calculé à quelle transformation des tissus correspond la production d'une quantité de force donnée, le mouvement musculaire, par exemple. Elle possède des appareils enregistreurs qui écrivent les plus secrets mouvements du cœur, les plus légères modulations de la voix humaine ; d'autres appareils qui lui permettent de lire au fond des organes les plus cachés. Elle mesure la vitesse de la propagation de la volonté et de la sensation à travers les nerfs, calcule rigoureusement les fractions de seconde dont a besoin le cerveau pour accomplir un raisonnement, et apporte dans l'étude des divers phénomènes qui s'accomplissent au sein des êtres vivants toute la rigueur des méthodes scientifiques dont elle dispose.

En histoire naturelle, la doctrine des révolutions du globe, professée il y a bien peu d'années encore, s'est vu remplacer par cette théorie, fondée sur une étude plus approfondie de notre planète, que la terre n'a pas, à diverses reprises, éprouvé de brusques changements, mais s'est lentement modifiée sous l'influence de forces qui continuent à agir et à la transformer. On admettait à la même époque que les êtres qui se sont succédé à la surface du globe n'avaient aucun lien de parenté entre eux et avaient été l'objet de créations successives ; mais il a fallu reconnaître que l'adaptation continuelle des individus à leur milieu, la sélection qui, dans la lutte pour l'existence, trie à chaque génération les supériorités individuelles, et l'hérédité qui les conserve, suffisent à expliquer de la façon la plus naturelle les transformations des  espèces et leur succession.

Nos conceptions relatives aux origines de l'homme ont dû également, devant les progrès des sciences, se transformer entièrement. L'anatomie comparée nous a révélé sa parenté avec les autres êtres. L'embryologie a retrouvé dans les formes qu'il traverse avant sa naissance les vestiges, légués par l'hérédité, des espèces diverses qu'il compte parmi ses ancêtres. L'éliminant de la place isolée qu'il s'était attribuée dans la nature, elle a montré qu'il est un des anneaux d'une chaîne dont le premier remonte aux premiers êtres, et que les lois qui ont amené sa formation sont celles qui ont déterminé la genèse de tous les autres.

La tradition avait placé au berceau de la vie des peuples un âge heureux, nommé l'âge d'or, et présentait ainsi l'homme comme déchu de sa splendeur passée. En étudiant les débris enfouis dans les couches du globe, et en nous révélant comme ancêtres de grossiers sauvages, plus barbares encore que la plupart de ceux de nos jours, l'anthropologie a ruiné cette antique croyance. Guidée par l'étude de ces débris, elle est parvenue à reconstruire la longue série des étapes que l'espèce humaine a dû graduellement parcourir pour arriver à l'état où elle est aujourd'hui.

 La science ne s'est pas bornée à l'étude du développement physique de l'homme, elle l'a suivi dans son évolution mentale, et, grâce à des méthodes scientifiques rigoureuses, elle a renouvelé entièrement cette étude. Démontrant que toutes nos connaissances, sans exception, ont pour origine des sensations, et que la plupart des phénomènes intellectuels peuvent être ramenés à l'association des idées produites par la perception de ces sensations, elle a pris pour base de ses recherches l'étude des sensations et des organes qui les perçoivent.

Pour s'occuper de psychologie et de philosophie, il suffisait, il y a peu d'années encore, d'être un littérateur habile, capable de rédiger de brillants discours sur le beau, le vrai, le bien, les vérités éternelles, etc. L'inspiration du moment servait seule de guide. Aucune connaissance scientifique ne paraissait utile. Pour s'occuper maintenant d'un tel sujet, il faut une étude approfondie des sciences, surtout de la physiologie, et nos meilleurs traités de psychologie moderne ont pour auteurs des physiologistes de profession. Il suffit de comparer les oeuvres publiées en Angleterre et en Allemagne par des savants tels que Herbert Spencer, G. Lewes, Bain, Wundt, etc. *, avec les oeuvres écrites par nos philosophes français les plus réputés, pendant la première moitié de ce siècle, pour reconnaître l'immense distance qui les sépare.

IV.

À mesure qu'on avance dans l'étude des sciences, on reconnaît de plus en plus qu'elles sont toutes liées entre elles, et que le progrès des unes est intimement subordonné à la marche des autres. Nos idées sur l'origine et le développement de l'homme s'étant profondément transformées, il en a été bientôt de même de celles relatives à nos conceptions historiques. Il n'y a aucune ressemblance entre l'histoire telle que la conçoivent maintenant les écrivains instruits, et l'histoire telle qu'on l'écrivait il y a moins de cinquante ans.

Quand on lit les ouvrages rédigés par les historiens les plus illustres, il y a bien peu d'années encore, on y trouve indiqués, comme cause principale des événements, deux facteurs essentiels : les grands hommes et la providence ; les premiers choisis par la seconde comme instruments de ses desseins. Le fond de nos histoires classiques n'est guère composé que de biographies de souverains et d'hommes célèbres, des généraux surtout, mélangées de récits de batailles, dans lesquelles le narrateur fait toujours intervenir, plus ou moins, la volonté des dieux.

À de tels historiens, la conception nette du passé, celle de l'enchaînement nécessaire des événements, furent toujours étrangères. Ils admettent, ou raisonnent au moins comme s'ils l'admettaient, que l'homme a peu différé aux diverses époques et chez les différents peuples. Ils croient à un droit naturel, à une morale, à des principes universels, et jugent toujours plus ou moins le passé avec les idées des temps où ils vivent. Impuissants à remonter aux causes invariables qui déterminent l'évolution des choses, ils s'irritent volontiers contre les événements et les hommes, distribuent l'éloge et le blâme, et font incessamment intervenir le hasard ou la providence dans l'explication des événements qu'ils ne peuvent comprendre. Plus sages étaient ces anciens philosophes qui, concevant déjà l'inflexible puissance des lois de la nature, les avaient personnifiées dans ce pouvoir inexorable nommé Destin, auquel devaient obéir et les dieux et les hommes.

Tout autres sont les principes du savant qui s'efforce d'apporter dans l'étude de l'homme la rigueur des méthodes scientifiques dont la science moderne dispose. Les êtres luttant et se détruisant pour vivre, les astres naissant et disparaissant dans l'espace, l'ouragan en fureur, la vague mugissante, l'évolution de l'homme, de ses idées et de ses croyances, en un mot tous les phénomènes de la nature ne sauraient éveiller en lui des sentiments de colère, d'approbation ou de haine. Ce sont de simples résultats dont il essaye patiemment de rechercher les causes. Il sait que le monde et ses phénomènes ne lui appartiennent que comme objet d'étude, et, de même que l'astronome à l'égard des corps célestes, il se contente de la recherche des lois qui en régissent le cours. Certes, c'est souvent un émouvant spectacle que le lent écoulement des choses dans l'abîme éternel ; mais c'est un spectacle que contemple d'un oeil impassible le philosophe qui en connaît la nécessité et en sait le pourquoi.

L'historien ne se contente plus aujourd'hui de biographies d'individus et de récits de batailles. Au moyen de l'étude comparée des monuments, des langues, des institutions, des mœurs, des littératures et des croyances, il essaye de reconstituer le tableau exact des époques qui leur ont donné naissance, et la façon de penser des peuples qui les ont vus naître. Il ne prend pas l'homme isolé, mais bien entouré de son milieu, persuadé qu'on ne saurait comprendre l'un sans la connaissance préalable de l'autre. La conception d'une providence, conduisant à sa fantaisie les événements humains, lui semble aussi enfantine que celle qui faisait lancer la foudre par Jupiter, ou soulever les flots par Neptune. Sans nier l'influence des grands hommes, il ne voit pourtant en eux que la résultante d'une époque préparée par des époques antérieures. Ce n'est pas César qui a créé la forme de despotisme à laquelle on a donné son nom ; elle fut la conséquence des temps qui l'avaient précédée, et ne pouvait périr avec son fondateur. Une invention comme la machine à vapeur était impossible quelques années seulement avant l'époque où elle prit naissance. Sans l'état où les mathématiques avaient été amenées avant lui, Laplace n'eût pas créé la mécanique céleste.

Armé des ressources dont la science moderne dispose, l'historien reconstruit maintenant à son gré l'image exacte du passé. Suivant à travers les siècles le développement physique et mental des générations qui l'ont précédé, il voit la lente formation de leurs idées, de leurs institutions et de leurs croyances. Le temps n'anéantit rien pour lui. Il tient la baguette magique qui fait sortir du sein des âges les formes disparues. A son appel renaît toute la série des choses. Remontant leur cours, il peut assister à l'origine de notre planète, revoir ses âges successifs : son refroidissement graduel, la condensation de son atmosphère, et, au sein des abîmes liquides, la vie à son aurore. Il ranime la longue série des formes disparues, depuis les êtres microscopiques qui furent les premiers êtres, jusqu'aux monstres sans tête qui leur succédèrent, jusqu'à ces gigantesques reptiles qui, pendant longtemps, régnèrent partout en maîtres. Suivant l'écoulement régulier des siècles, il voit les formes animales se transformer. Celles dont devaient sortir nos primitifs aïeux apparaissent, et il assiste aux pénibles efforts de l'humanité naissante.

À l'âge de la pierre succède l'âge des métaux, et l'ère des civilisations commence. Sur les plateaux de la vieille Asie se groupent les premières familles de ce peuple aryen, dont la plupart des nations occidentales devaient sortir un jour. Les mystérieuses civilisations de l'Égypte, de l'Assyrie, de la Phénicie, de la Babylonie, déroulent lentement leur cours. Il voit les origines de cette culture grecque qui devait plus tard en enfanter tant d'autres. Puis c'est le Latium, les rois, la république romaine, Carthage, la conquête du monde et l'empire. Avançant dans le temps, il voit le vieux monde pâlir et s'éteindre. De ses débris renaissent des époques nouvelles : le moyen âge avec la féodalité et ses croyances ; la renaissance avec l'éclosion des sciences, et enfin les temps modernes avec leur développement. Dans tous ces changements, qui ne semblent au vulgaire qu'un dédale confus d'événements sans cause, dans tous ces empires, ces religions, ces civilisations naissant et mourant tour à tour, il découvre la lente action de ces forces indestructibles qui mènent les choses, et ne voit dans la série des événements qu'une chaîne infinie dont chaque anneau est aussi intimement lié à ceux qui le précèdent qu'à tous ceux qui le suivent.

V.

Partout où la science moderne a touché notre ancienne conception des choses, cette conception s'est évanouie. On verra dans cet ouvrage les transformations profondes qu'elle fait actuellement subir à notre façon de comprendre le droit, la morale et les croyances ; nous montrerons qu'avant d'arriver aux formes actuelles, ils passent, chez les différents peuples, par toute une série de formes intermédiaires, toujours intimement dépendantes de celles qui les précèdent. Entre les idées des âges de sauvagerie et de barbarie primitive, par lesquels ont passé tous les peuples, et où les femmes, le sol, les récoltes, chaque chose en un mot était commune à tous les membres de la tribu, et les idées des époques modernes, sur le mariage, la famille, la propriété, etc., la différence est immense ; mais ces formes extrêmes sont toujours reliées entre elles par une série de formes intermédiaires.

Les méthodes scientifiques actuelles sont en train de transformer entièrement notre histoire du droit, en montrant combien ses origines sont différentes de celles que lui attribuent encore nos juristes, et en nous donnant l'explication d'une foule de lois, d'usages et de coutumes, qui leur semblent le résultat de caprices inexplicables, ou de perversions morales profondes, telle, par exemple, la prostitution avant le mariage, imposée par la loi religieuse, que l'on retrouve chez tous les peuples de l'ancien Orient.

Nous verrons, en étudiant aux lumières de la science, les origines et les transformations du droit, des croyances et de la morale, combien ils varièrent aux diverses époques, et combien est erronée cette idée si répandue encore qu'il y a un droit naturel, une morale et des croyances universelles. Nous montrerons, en recherchant la cause de ces variations, que c'est justement que ce qu'on appela vertu chez certains peuples fut qualifié crime chez d'autres. « Le droit a ses époques » ; mais ce n'est pas sans raison ou par l'effet du caprice des hommes que ce qui est vérité en deçà des Pyrénées est erreur au delà, comme le croyait Pascal.

Chaque peuple et chaque âge eurent leurs croyances et leurs mœurs. La science nous montre que ces croyances et ces mœurs furent en harmonie avec leurs idées, et les seules qu'ils pussent avoir. La marche de l'évolution nous a rendus supérieurs à nos ancêtres, mais l'évolution continue son oeuvre, et nous pouvons prévoir que l'avenir sera bien différent du présent. Ce n'est pas avec les idées d'une époque qu'il faut juger celles qui les ont précédées. Chaque temps eut la morale et les institutions dont il était digne, et nous ne devons jamais oublier que les plus grossières ont dû toujours nécessairement précéder les plus parfaites. Nous regardons avec dégoût la rampante chenille, et avec plaisir le brillant papillon ; mais ce n'est qu'à la condition d'avoir été chenille que le papillon possède sa gracieuse allure.

VI.

Les progrès des sciences modernes ayant transformé entièrement tout ce qui concerne l'étude du développement physique et mental de l'homme, les théories politiques et sociales basées sur notre connaissance erronée de la nature humaine se sont trouvées profondément ébranlées, et aujourd'hui elles commencent à subir des changements destinés à devenir chaque jour plus profonds.

Les idées que nous devons nous former de l'homme primitif d'après les découvertes modernes sont, comme on le verra dans cet ouvrage, entièrement opposées aux théories que s'en firent, au dernier siècle les philosophes de l'époque de la révolution française. Tous réclamaient le retour vers l'état de nature où, comme le prétendait Rousseau, « l'inégalité est presque nulle », où « l'homme est naturellement bon », comme l'affirmait Turgot. Les économistes croyaient alors, et c'est aujourd'hui seulement que nous voyons leurs doctrines commencer à pâlir, que, sans les vices des institutions, l'homme, abandonné à lui-même, serait conduit par les lois naturelles au bonheur. Suivant eux, il y avait nécessité absolue de supprimer toutes les entraves édictées par les lois humaines, d'établir la libre concurrence pour tous, de laisser le droit naturel, la liberté naturelle, régner partout en maîtres.

L'anthropologie, aidée de l'étude comparée du droit, des coutumes, des mœurs, des religions, a montré ce qu'étaient cet homme des temps primitifs « naturellement bon », cet état de nature où « l'inégalité était presque nulle ». Elle a fait voir que s'il fut une époque où l'homme mérita la qualification d'être cruel et féroce, ce fut celle-là ; un âge auquel l'inégalité fut la plus grande, ce fut cet âge-là. Sans doute, sous ce régime de la nature, point de règlements, point d'entraves, la liberté pour tous, l'idéal complet des philosophes. Mais une telle liberté avait pour résultat fatal la domination sans frein du plus fort. La vie de chaque jour n'était qu'une lutte sans merci, où rien n'empêchait le fort d'égorger le faible, pour le dévorer ou se nourrir des produits de son labeur. Dans l'ordre naturel, la force seule est reine, et il n'y a d'autres droits que ceux que l'individu peut faire valoir les armes à la main. La nature n'est pas une mère bienfaisante veillant avec un soin égal sur tous les êtres enfantés par elle. C'est une marâtre barbare, qui sacrifie toujours sans pitié les faibles au profit des forts, et ne sait réaliser les perfectionnements des êtres que par ces sacrifices mêmes. Tout n'est pas bien sortant de ses mains, comme le voulait Rousseau, et l'histoire de l'humanité n'est que la longue épopée des luttes soutenues contre elle.

Dans cet âge d'or, rêvé par les poètes et par des philosophes dont la parole est vivante encore, la science actuelle ne voit qu'une période de barbarie, dont les tribus modernes les plus sauvages ne peuvent donner qu'une imparfaite idée. Elle prouve que ce n'est point à ces âges primitifs, pas plus qu'à ceux qui les suivirent, que la fraternité, l'égalité et la liberté régnèrent parmi les hommes. Elle montre quelle longue accumulation de temps et d'efforts il a fallu pour en établir la simple apparence, et se sent impuissante à prévoir le temps où ce ne seront plus de vaines formules, inutilement inscrites - froide ironie des choses - sur des monuments que les foules transforment en ruines en invoquant leurs noms.

Ce que nous nommons la fraternité, l'égalité et la liberté, doit être considéré par la science moderne comme le produit d'états sociaux très avancés, et la difficulté d'arriver à les acquérir prouve que, loin d'être conformes aux lois naturelles, elles y sont entièrement contraires. Nous verrons qu'avec de telles vertus la nature n'eût jamais réussi à perfectionner les êtres, aussi n'en a-t-elle pas voulu. La fraternité cessa d'exister le jour où les premiers hommes eurent quelque chose à partager avec leurs premiers frères, et l'histoire nous montre que tous les efforts des lois, des religions, de la morale, ne parvinrent jamais à la rétablir. Il a fallu tous les progrès des civilisations les plus perfectionnées, pour permettre aux sociétés d'établir quelque trace d'égalité parmi leurs membres, et leur accorder une ombre de liberté.

Loin de voir dans les inégalités, dans l'absence de la liberté, et dans les guerres perpétuelles, le résultat des institutions humaines, nous devons les envisager comme des nécessités naturelles dont les civilisations n'ont fait, au contraire, qu'atténuer la force. Plus la civilisation est avancée, plus cette atténuation est grande ; mais on ne saurait espérer qu'elle puisse être jamais complète. Les réformateurs modernes et les foules qui les suivent sentent que les civilisations élevées correspondent à un développement intellectuel bien au-dessus des capacités du plus grand nombre. Leur rêve de détruire les formes sociales existantes doit être considéré comme un inconscient désir de retourner à des périodes où, l'évolution étant moins avancée, l'intelligence et les connaissances spéciales joueraient un moins grand rôle, et, par suite, où la vie serait plus facile. Mais la science montre que, plus nous reculons dans le passé, plus le sort des multitudes fut dur. Les formes sociales où nous ramèneraient leurs instincts destructeurs sont celles où, l'État n'intervenant pas pour protéger le faible, ou n'intervenant que pour l'écraser, le sort du plus grand nombre est le plus misérable.

Les foules se passionnent aujourd'hui pour la liberté et l'égalité, comme elles se passionnèrent jadis pour la foi religieuse. Elles exercent leur instinct de destruction au nom de cet idéal nouveau, comme elles l'exercèrent jadis au nom de l'idéal ancien ; mais, dans les sociétés modernes, égalité et liberté signifient simplement concurrence libre et sans entraves pour tous. Or une telle concurrence n'est qu'une forme de la lutte pour l'existence, et, comme la nature n'a pas doué les concurrents de moyens égaux, ce seront toujours les plus capables, les plus intelligents qui triompheront, et les moins intelligents, les moins capables qui seront vaincus. Plus la concurrence et la liberté seront grandes, plus l'écrasement du faible sera complet. Il est facile de rêver avec les socialistes une société réorganisée au profit de ses membres les plus inférieurs, une société où l'individu apporterait des droits particuliers en naissant, et où l'État interviendrait constamment pour rétablir, au profit des faibles et des incapables, un équilibre détruit sans cesse. Mais la science prouve que ce sont là des illusions dont les foules sont toujours les premières victimes, des illusions mères des révolutions inutiles et de tous les despotismes que ces révolutions engendrent. Troublée au prix des catastrophes les plus sanglantes, l'évolution naturelle des choses reprend bientôt fatalement son cours.

En nous montrant la réalité nue, la science nous indique en même temps les moyens de nous y adapter, et nous empêche d'user nos forces à la poursuite d'inutiles chimères. Les êtres ne se perfectionnant que parce que, dans la concurrence universelle, ce sont toujours les mieux doués qui triomphent et les plus faibles qui disparaissent, il est évident que ce n'est qu'en travaillant à s'améliorer que l'homme peut obtenir la supériorité dans la lutte et acquérir des droits qui seront, comme ceux de toutes les créatures, en rapport exact avec ses facultés héréditaires ou acquises. Toute déclamation contre cette loi inexorable sera toujours entièrement vaine.

La science de l'homme condamne tous les systèmes, quels qu'ils soient, qui rêvent la réorganisation des sociétés sur un plan préconçu, comme les révolutions l'ont inutilement tentée. Elle ne saurait admettre que ce soient les institutions politiques qui créent les organisations sociales et modifient les peuples. Se refusant à les considérer comme l’œuvre de la volonté d'un homme, elle ne les envisage que comme le produit de nécessités économiques et sociales. Il n'y eut pas plus de Lycurgue et de Solon créant des codes de toutes pièces qu'il n'y eut d'Hippocrate inventant la médecine.

Appliquant les lois de l'évolution, elle montre qu'une société se développe fatalement comme un organisme, et qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de changer cette évolution à son gré. Pour elle, un individu, ou une forme sociale, n'arrive à une forme supérieure qu'après avoir passé par toute la série des formes inférieures qui la précèdent. Le présent des choses est considéré ainsi comme le développement de leur état passé ; l'organisation d'une société, comme le produit de la série de toutes ses organisations antérieures.

Dédaignant les illusions trompeuses avec lesquelles on égare les foules, elle prouve combien est lente l'évolution d'un peuple, et à quel point est nulle l'influence des institutions qu'on essaye de lui imposer, même quand ce sont les révolutions les plus sanglantes qui les imposent. Elle montre que ce n'est pas par les lois qu'on peut faire régner le bien et la vertu, comme le pensait Rousseau.

Pour elle, les institutions les meilleures qu'une nation puisse posséder ne sont pas celles qui semblent théoriquement les plus parfaites, mais celles qui lui sont le mieux adaptées, et les mieux adaptées résultent toujours directement de son évolution passée. Pour chaque phase du développement d'une société, il y a un mode de penser, des institutions, des croyances qui conviennent à cette phase, et il n'y en a pas d'autres. Il ne s'agit pas de re-chercher théoriquement quelles sont, parmi les diverses institutions, les meilleures, mais bien de subir celles qui sont le mieux en rapport avec les besoins des peuples qui vivent sous leurs lois.Les gouvernements libres sont les meilleurs pour certaines nations, comme les gouvernements tyranniques sont les plus parfaits pour d'autres. La loi d'un maître était la seule qui pût convenir au peuple romain à l'époque des Césars, absolument comme la forme républicaine était la seule qui pût se maintenir quelques siècles plus tôt. Il y eut un âge où le règne féodal fut le meilleur, et un autre où ce fut le système monarchique. Chaque peuple a, en réalité, les institutions dont il est digne, et il n'est pas d'homme, si puissant qu'on le suppose, capable de les changer d'une façon durable. Plusieurs nations ont essayé d'adopter le régime politique de la nation anglaise, mais il n'y eut que celles, en bien petit nombre, arrivées au même degré de développement qui purent y réussir. Ce n'est que quand les idées et les mœurs se sont graduellement transformées que les institutions peuvent réellement changer.

La courte esquisse qui précède suffit à indiquer combien sont profonds les changements que la science moderne a imprimés à notre ancienne conception des choses, et à quel point sont ébranlées maintenant les bases sur lesquelles nous faisions reposer tout l'édifice de nos institutions et de nos antiques croyances. À quelque doctrine qu'on puisse se rattacher aujourd'hui, on ne saurait nier l'utilité d'une connaissance suffisante de la nature humaine, et, à mesure que nous avancerons dans cet ouvrage, nous verrons apparaître de plus en plus évidente l'importance de cette connaissance. Sans elle, l'homme reste impuissant à comprendre la réalité des choses, et use vainement ses forces à la poursuite d'inutiles chimères.


* Wundt, auteur de Grundzüge der physiologisch en Psychologie, a professé, la philosophie à Zurich, après avoir enseigné la physiologie à Heidelberg, où il avait publié un manuel de cette science. Avant de faire paraître sa Psychologie, H. Spencer a écrit un excellent traité de physiologie générale (Principles of biology). Lewes, avant ses ouvrages de psychologie, a publié également un traité de physiologie. Enfin on annonce la publication d'un important traité de psychologie par un de nos plus célèbres physiologistes modernes, le professeur Helmholtz.


Retour au texte de l'auteur: Gustave Le Bon Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 10 août 2005 15:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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