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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Enseignements psychologiques de la guerre européenne (1915)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gustave Le Bon, Enseignements psychologiques de la guerre européenne (1915). Les causes économiques, affectives et mystiques de la guerre. Les forces psychologiques en jeu dans les batailles. Les variations de la personnalité. Les haines de reces. Les inconnues de la guerre. Les problèmes de la paix. — L'avenir. Publié pour la première fois en 1915, l'ouvrage a été réédité dix fois jusqu'en 1919. Texte de la deuxième réédition, 1916 (sixième mille). Paris: ERNEST FLAMMAR1ON. Sixième mille, 1916, 356 pages. Collection: Bibliothèque de philosophie scientifique. Une édition numérique réalisée grâce à la générosité de M. Roger Deer, retraité et bénévole.

Introduction
L’ÉTUDE PSYCHOLOGIQUE DE LA GUERRE
par Gustave Le Bon


Je ne me suis pas proposé d’étudier dans cet ouvrage les événements de la guerre européenne, mais seulement les phénomènes psychologiques dont sa genèse et son évolution restent enveloppées.

La narration fidèle d’une telle lutte serait impos-sible aujourd’hui. Trop de passions nous agitent. Les générations qui créent l’histoire ne sauraient l’écrire. Le recul du temps est nécessaire à l’intelligence des grands drames que les passions des hommes font surgir. Sans équité pour les vivants, l’histoire n’est impartiale que pour les morts.

Mais derrière les événements dont nous voyons se dérouler le cours, se trouve l’immense région des forces immatérielles qui les firent naître. Les phénomènes du monde visible ont leur racine dans un monde invisible où s’élaborent les sentiments et les croyances qui nous mènent. Cette région des causes est la seule dont nous nous proposons d’aborder l’étude.

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La guerre qui mit tant de peuples aux prises éclata comme un coup de tonnerre dans une Europe pacifiste, bien que condamnée à rester en armes.

Le succès de la diplomatie durant la guerre balkanique laissait espérer que les gardiens officiels de la paix la préserveraient encore. Il n’en fut rien. Après une semaine de pourparlers diplomatiques l’Europe était en feu.

Des événements d’une aussi formidable grandeur ne sauraient dépendre de la volonté d’un seul homme. Les causes en sont profondes, lointaines et variées. Elles s’accumulent lentement jusqu’au jour où leurs effets apparaissent brusquement. Il semblerait que dans la genèse des événements historiques, les causes s’additionnent en progression arithmétique alors que leurs effets croissent avec la rapidité des progressions géométriques.

Pour comprendre les véritables origines de la guerre européenne, il faut remonter à des faits antérieurs et surtout étudier les transformations de l’âme allemande moderne. De la mentalité d’un peuple dérive sa conduite et par conséquent son histoire.

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La guerre actuelle est une lutte de forces psychologiques.

Des idéals inconciliables sont aux prises. La liberté individuelle se dresse contre l’asservissement collectif, l’initiative personnelle contre la tyrannie étatiste, les anciennes habitudes de loyauté internationale et de respect des traités, contre la suprématie des canons.

L’idéal d’absolutisme de la force que l’Allemagne prétend aujourd’hui faire triompher n’est pas nouveau, puisqu’il régna sur le monde antique. Deux mille ans d’efforts furent nécessaires à l’Europe pour essayer de lui en substituer un autre.

Le triomphe des théories germaniques ramènerait les peuples aux plus dures périodes de leur histoire, à ces âges de violence dans lesquels la justice n’avait d’autre fondement que la loi du plus fort.

L’humanité commençait à oublier ces heures som-bres où le faible était écrasé sans pitié, où l’être devenu inutile se voyait violemment rejeté, où l’idéal des peuples était la conquête, le meurtre et le pillage.

Ce fut une illusion dangereuse de croire que les progrès de la civilisation avaient définitivement anéanti les mœurs sauvages des périodes primitives. De nouveaux barbares, dont les siècles n’ont pas adouci la férocité ancestrale, rêvent maintenant d’as-servir le monde pour l’exploiter.

Les conceptions dominatrices de l’Allemagne sont redoutables parce qu’elles ont fini par revêtir une forme religieuse. Hallucinés par leur rêve, les peuples germaniques se croient, comme jadis les Arabes au temps de Mahomet, une race supérieure destinée à régénérer le monde, après l’avoir conquis.

Les divinités d’un peuple n’incarnent pas seulement ses illusions, mais aussi ses besoins matériels, ses jalousies et ses haines. Tels les dieux nouveaux de la Germanie.

Ils appartiennent à la famille de ces puissances mystiques dont le rôle fut prépondérant dans l’his-toire. Pour les faire triompher, des millions d’hommes périrent misérablement, de florissantes cités furent ravagées, de grands empires fondés.

La lutte actuelle a plus d’une analogie avec les anciennes guerres religieuses. Fille des mêmes illusions, elle en présente les incohérences, les fureurs et les violences. L’irrationnel la régit entièrement. Si la raison avait été capable de dominer les aspirations des rois et des peuples, cette guerre ne fût pas née.

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Ce n’est donc nullement avec les ressources de la logique rationnelle qu’il faut tâcher d’interpréter la tragique série d’aventures dont le monde voit se déchaîner le cours.

Examinée du point de vue de la raison pure, la guerre européenne apparaît à sa naissance et durant son évolution comme un chaos d’invraisemblances imprévisibles pour l’intelligence la plus sagace.

Que nous montre-t-elle en effet ?

A son origine, un souverain ayant pendant vingt cinq ans maintenu une paix nécessaire à la prospérité de son empire et qui, brusquement, se laisse entraîner dans un conflit redoutable qu’il ne souhaitait pas. Un peuple dont la richesse industrielle et commerciale grandissait chaque jour, acceptant avec une délirante joie cette lutte meurtrière qui le ruinera pour longtemps. Des hommes cultivés incendiant des villes, des bibliothèques séculaires, des chefs-d’oeuvre de l’art respectés par les guerres antérieures. Quel prophète aurait pu prédire une telle éclosion d’inco-hérentes choses ?

Parmi les imprévisibles phénomènes que cette guerre fit surgir, ne faut-il pas citer encore l’explosion de fureur mystique dont fut saisi le peuple Allemand et à laquelle les plus illustres savants ne surent pas se soustraire. L’action de la contagion mentale l’emporta sur la raison et un vent de folie enveloppa leurs discours.

Du côté français, que de transformations également impossibles à prévoir. Une nation impressionnable, mobile, indisciplinée, transformée brusquement en masses résolues, tenaces, vivant stoïquement pendant des mois au fond des tranchées meurtrières sous la constante menace d’une mort obscure.

A tous ces événements inattendus, l’histoire ajoutera aussi le sacrifice de l’héroïque petite nation belge qui n’hésita pas, pour défendre son honneur, à voir ses villes incendiées, ses femmes et ses enfants massacrés. Aucune puissance — et l’Allemagne moins que toute autre — ne pressentait cette résistance d’un peuple si faible aux fureurs d’un ennemi si fort.

Cette série d’aventures tragiques ne pouvait être prévue par la raison, parce qu’aucune d’elles n’eut la raison pour mobile. Où donc devrons-nous en rechercher les causes ?

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Dirigés uniquement par la logique rationnelle dans leurs investigations, les savants veulent toujours la voir conduire le monde et s’indignent dès que les phénomènes semblent échapper à son influence.

Ils oublient ainsi qu’à côté des lumières intellectuelles, guidant l’homme de science à travers ses recherches et le philosophe dans ses doctrines, existent des forces affectives, mystiques et collectives, sans parenté avec l’intelligence. Chacune d’elles possède une logique spéciale, très différente de la logique rationnelle. Cette dernière bâtit la science, mais ne crée pas l’histoire.

Les formes de logiques indépendantes de l’intelligence élaborent leurs enchaînements dans cet obscur domaine de l’inconscient, dont la science com-mence à peine l’étude. C’est pourquoi elles restèrent longtemps ignorées.

Tant que leur rôle fut méconnu, les écrivains attribuèrent aux événements des causes rationnelles qu’ils n’eurent jamais et transformèrent ainsi l’histoire en une construction imaginaire fort différente de la réalité.

Bien que fondamentales, les notions précédentes restent un peu neuves encore. Après les avoir exposées dans divers ouvrages, j’ai tenu à montrer leur valeur explicative en les appliquant à l’étude d’un des plus grands événements du passé la Révolution fran-çaise. Les héros de cette tragédie ne cessèrent jamais d’invoquer la raison. Ils la déifièrent même. On citerait difficilement pourtant une période de l’histoire où les hommes furent moins conduits par elle. Jamais on ne vit aussi souvent d’illustres personnages dire ce qu’ils ne voulaient pas dire et faire ce qu’ils ne vou-laient pas faire.

Les forces secrètes qui dirigeaient les acteurs du grand drame avaient de bien autres sources que le. rationalisme sans cesse invoqué par eux. Il était réservé à la science moderne de déterminer la nature de ces forces.

Les événements actuels présentent des problèmes psychologiques aussi difficiles que ceux dont l’époque révolutionnaire resta longtemps enveloppée. Si les principes posés par nous sont exacts, ils ne devront pas seulement éclairer la genèse des illusions contre lesquelles les peuples combattent aujourd’hui, mais aussi les causes de beaucoup de faits d’apparence incompréhensible, depuis les divergences sur les origines de la guerre jusqu’aux incendies de monuments artistiques et aux massacres qui ont si profondément indigné le monde.

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La guerre européenne représente les débuts d’une ère de bouleversements. Bouleversement de l’existence, bouleversement des sentiments, bouleverse-ment des pensées. Nous sommes arrivés peut-être à une de ces périodes de l’histoire où, comme au mo-ment de la Révolution française, les hommes changent leur idéal, leurs principes et aussi leurs élites.

Les peuples sont rapidement poussés vers un ave-nir qu’aucune lueur n’éclaire encore. L’imprévisible les domine. Des conceptions politiques et morales, tenues pour inébranlables, semblent destinées à disparaître. Théories et doctrines s’évanouissent tour à tour. Plus de lendemains assurés. Les forces psy-chologiques qui s’entrechoquent dans les combats, commencent à peine leur oeuvre.

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Les illusions des rhéteurs et des livres s’effacent devant l’action. Le bruit du canon fait taire les discours.
Des drames de l’heure présente sortira sans doute une patrie régénérée et plus forte. Les héroïques qualités de ses défenseurs montrent que l’anarchie dont elle semblait menacée n’avait touché que sa surface. Une intrépide jeunesse offre à nos yeux émerveillés le plus réconfortant spectacle.

Cette jeunesse aura vécu la plus prodigieuse aventure de l’histoire, une épopée qui dépasse en grandeur les plus célèbres légendes.

Que sont les exploits des guerriers d’Homère, les prouesses des fabuleux compagnons de Charlemagne, les combats des paladins contre les enchanteurs, auprès des luttes gigantesques dont le monde voit avec stupeur se dérouler le cours ?

Nul n’aurait pu prévoir ce merveilleux épanouis-sement de vertus identiques chez des hommes issus des classes sociales les plus diverses. Soustraits à la vie tranquille du bureau, de la ferme, de l’atelier, de l’école, des palais même, ils se trouvèrent brusquement transportés au sein d’une de ces aventures formidables, sillonnées d’impossible, qu’on n’entrevoit qu’en rêve.
Ce furent en réalité des êtres nouveaux que la France menacée fit surgir, êtres créés par un rajeunissement d’âmes ancestrales qui sommeillent quel-quefois mais ne meurent jamais.

Fils des preux de Tolbiac, de Bouvines et de Marengo, ces guerriers intrépides sentirent revivre au premier appel de la Patrie toute la vaillance de leurs glorieux ancêtres.

Plongés dans un effroyable enfer, ils eurent sou-vent de ces mots héroïques qu’éternise l’histoire.

“ Debout les morts! ” criait aux blessés couchés par la mitraille le dernier combattant d’une tranchée assaillie de toutes parts. La Grèce lui eût tressé des couronnes et célébré sa mémoire.

Mourir en héros pour une noble cause, alors qu’on se croyait voué à une existence monotone et vide, est une destinée enviable. La valeur de la vie ne dépend pas du nombre des jours, mais de l’oeuvre accomplie pendant ces jours.

Défenseurs du sol sacré des aïeux, ouvriers de l’avenir forgeant une France nouvelle sur l’enclume du destin, nos immortels morts sont déjà entrés dans ce Panthéon des demi-dieux révérés par les peuples et que le temps n’atteint plus.

Retour au texte de l'auteur: Gustave Le Bon Dernière mise à jour de cette page le Lundi 16 juin 2003 13:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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