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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Premières conséquences de la guerre. Transformation mentale des peuples. (1916)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gustave Le Bon, Premières conséquences de la guerre. Transformation mentale des peuples. Paris: Ernest Flammarion, Éditeur, 1916, 330 pp. Collection: Bibliothèque de philosophie scientifique. Une édition numérique réalisée grâce à la générosité de M. Roger Deer, retraité et bénévole.

Introduction

LA PERTE DES ILLUSIONS ET LES PROBLÈMES
CRÉÉS PAR LA GUERRE



La sombre catastrophe dont l'Europe est le théâtre n'atteint pas seulement l'existence matérielles des peuples, mas encore leurs pensées. Beaucoup d'illusions tenues pour des certitudes s'évanouissent. Des théories, jadis sans prestige, deviennent des vérités éclatantes. Le bloc des traditions se désagrège. D'antiques assises de la vie sociale s'effondrent. Tout a changé ou va changer..

Ébloui par le rayonnement d'une civilisation brillante et l'accumulation de découvertes améliorant chaque jour sa vie, l'homme moderne se croyait définitivement soustrait aux destructions des âges de barbarie. Les mœurs semblaient adoucies pour toujours. Le droit international se stabilisait. Le pacifisme devenait un dogme.

Et voici que dans le, champ de cette existence tranquille fulgurèrent brusquement les éclairs d'un cyclone broyant sur son passage non seulement les peuples, les monuments, les cités, mais aussi les acquisitions morales réalisées par des siècles d'efforts. Plus de respect des traités, plus de droits in inviolables, plus de codes protégeant la faiblesse. La force seule allait dominer le monde.
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L'attaque si imprévue de florissantes civilisations par la plus régressive barbarie a, une fois encore, montré l'absence complète de parallélisme entre l'intelligence créatrice de découvertes et le caractère régulateur de la conduite.

Si l'intelligence a progressé dans le cours des âges, les sentiments gouvernant les hommes sont restés inchangés. La jalousie, la férocité, l’ambition et la haine n'ont pas d'époque.

L'instruction qui élargit la vision de l'univers n'agit pas sur le caractère. Il reste tel que l'ont légué les aïeux. Si savant que devienne un barbare, il conservera toujours sa mentalité de barbare. Une intelligence très haute se superpose facilement à une âme très basse.

Modernisées au point de vue intellectuel, certaines nations gardent encore leurs instincts ancestraux. Elles se croient inspirées par la raison mais derrière leurs actes s'agite la lointaine armée des atavismes qui les déterminent.
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Les dévastations et les guerres n'ont pas cessé de tracer leurs sillons dans l'histoire. Les annales des peuples se composent surtout du récit de leurs batailles et les périodes de paix semblent des accidents éphémères. Mais jamais pareille guerre d'extermination n'avait été entreprise. Les nations ne s’étaient pas massacrées encore avec une aussi sauvage fureur. L'univers a vu pour la première fois le choc d’armées de plusieurs millions d’hommes et des hécatombes menaçant d’anéantir toute la jeunesse d’un continent.

A aucune époque, pourtant, le but atteint, ne fut moins en rapport avec la. grandeur de l'effort. Des fleuves de sang auront été versés, d'antiques cités ravagées, des provinces entières plongées dans la misère, sans autre résultat qu'une ruine générale dont les auteurs de tant de catastrophes seront les premières victimes.

Et s’ils ne l'ont pas vu, c’est que le déroulement de l’histoire est déterminé par des forces affectives et mystiques que la raison ne gouverne pas. Le conflit n’aura montré aux nationalistes qui l'oubliaient -quel faible rôle joue la raison dans les action des hommes.
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De telles constatations expliquent certains événements, mais leur intérêt pratique reste faible. L'indignation n'empêche pas les choses d'être ce qu'elles sont. Se préserver d’un cataclysme est plus utile que de disserter sur ses causes.

Lorsque des nécessités imprévues surgissent à l’horizon des peuples, une étroite alternative s'impose : s’adapter ou disparaître.

Des âges géologiques aux temps modernes, du microbe jusqu'à l'homme, tous les êtres ont dû subir cette inexorable loi. Elle préside aux transformations des espèces vivantes, aussi bien qu'à la naissance ou la décadence des empires.

La guerre a heureusement montré que, malgré les affirmations de ses contempteurs. Le peuple français savait s'adapter à des conditions d'existence fort nouvelles pour lui. L’adaptation s'est manifestée, non seulement chez les combattants, acceptant héroïquement l'infernale vie des tranchées, mais encore dans la population civile dont l'initiative chaque jour plus ingénieuse et plus complète répondit à toutes les nécessités de la vie industrielle, agricole et sociale.

Plus, de six millions d'hommes mobilisés par la défense nationale ont vu surgir des légions de femmes, d'enfants et de vieillards, pour les remplacer à la ferme, aux champs, à l’usine, en un mot dans chaque branche de l'activité humaine.

Une telle substitution est un fait unique dans l'histoire. C'est même parce qu'on la supposait irréalisable que de doctes professeurs déclaraient impossible un conflit dont la durée aurait dépassé quelques mois.

Cette faculté d’adaptation développée par la guerre persistera-t-elle après la paix ? La facilité avec laquelle notre race s'est tant de fois pliée aux circonstances les plus imprévues autorise toutes les espérances.

La France a, en effet, traversé déjà plusieurs de ces grandes crises qui, pour les peuples faibles, marquent la fin de leur histoire. Invasions, guerre de Cent Ans, guerres de religions, luttes civiles, révolutions, calamités de toutes sortes l'ont successivement accablée. Elle est toujours victorieusement sortie de ces catastrophes.

Il semblerait même que la valeur de notre race ne se révèle tout entière qu'aux heures les plus difficiles de son histoire. Dans la vie ordinaire, ses efforts se dépensent souvent en déprimantes dissensions. Elle écoute ces rhéteurs de la chaire et du forum qui préparent toutes les décadences et ses énergies s’endorment.
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Les guerres d’autrefois restaient localisées à de faibles étendues de pays par les difficultés des moyens de transport et le petit nombre des combattants. Les peuples n'en percevaient que de lointains échos. Des territoires, étaient conquis ou perdus, mais les idée et la vie ne changeaient pas.

Il en est autrement aujourd’hui. Les intérêts de tous les hommes d'une nation, des plus petits aux plus grands, se trouvent menacés. Les neutres eux-mêmes ne sauraient se désintéresser du conflit.

L'interdépendance des nations a rendu mondiales les répercussions d'une grande guerre. Elle ne modifie pas seulement les frontières des peuples, mais leurs conditions d'existence, leurs sentiments et leurs pensées.

Les survivants de cette gigantesque épopée auront vu se dérouler une page d'histoire comme il n’en fut, jamais écrite, écouté des enseignements que nulle oreille n'avait entendus et que probablement les peuples de l'avenir n'entendront plus.
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La guerre que tant d'écrivains allemands ne cessaient de prêcher eut comme principale cause une illusion mystique sur la mission d'une race se croyant choisie par Dieu pour régénérer le Monde et l'exploiter.

Développée d'abord par des professeurs, des historiens, des diplomates, cette illusion pénétra lente-ment dans l’âme des multitudes et aboutit finalement à l’explosion dont le monde a été victime.

L’âge des Croisades renaissait encore mais pour la première fois dans le cours des âges une croisade de conquêtes se trouvait prêchée par des savants.

Créée par des illusions, la guerre a été aussi, grande destructrice d'illusions. Les sanglantes expériences qu’elle fit naître vinrent dissiper les nuages cachant bien des réalités.

L'Allemagne aura sacrifié plusieurs millions d'hommes et ruiné l'Europe pour apprendre que tout rêve d’hégémonie est actuellement une chimère et que nul peuple ne peut espérer asservir définitivement les autres.

Elle ne sera pas seule à perdre des illusions. Les divers belligérants et les neutres même en ont également vu s'évanouir quelques-unes tenues jadis pour de lumineuses vérités.

Dans la liste des illusions ainsi détruites, se place au premier rang le rêve pacifiste avec son espérance d'établir un peu de fraternité entre les peuples. Cette illusion est perdue pour longtemps.

Perdue aussi l'illusion que la science, l'instruction, la civilisation, puissent adoucir les mœurs, espacer les conflits et les rendre moins féroces. Tous les progrès de la science moderne n'ont abouti, au contraire, qu'à faciliter les guerres et rendre plus barbares : les moyens de destruction.

Perdue encore l'illusion qu'un tribunal international d'arbitrage privé de sanction parvienne jamais à exercer la plus légère influence sur les luttes entre peuples ni même établir quelques règles d'humanité respectées des belligérants.

Perdue enfin l'illusion qui faillit nous coûter si cher qu’un droit quelconque puisse se maintenir sans une force suffisante pour soutien.
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La guerre aura d’autres conséquences que la perte d'illusions, peu partagées d'ailleurs par les philosophes.

La grande conflagration européenne a déjà engendré des révolutions mentales, d’où résulteront des modes nouveaux de penser et d’agir. Beaucoup de valeurs morales politiques et sociales seront transposées, les vieilles hiérarchies renversées, les assises des civilisations ébranlées.

Privés des conceptions dont ils vivaient et sentant leur vie menacée, les peuples s’orienteront forcément vers de nouveaux principes. La nécessité suscitera des réformes que la sécurité du temps de paix et le poids des influences ancestrales auraient retardées.

Cette entrée des peuples dans un monde mental imprévu ne se réalisera pas sans une phase de transition difficile et incertaine. Entre les ruines d'illusions effondrées et l'application de vérités ignorées ou méconnues que la guerre aura dévoilées, se dresseront tous les problèmes que chaque heure de la vie sociale et internationale fera surgir.

Des transformations mentales crées par la guerre, quelques-unes sont déjà bien visibles. Stimulant toutes les énergies, celles du mal, mais aussi celles du bien, cette prodigieuse lutte a élevé l'homme au-dessus de lui-même. Sorti du cercle étroit de ses préoccupations personnelles, il n'a plus considéré que ces intérêts collectifs qui dans l'existence habituelle passaient bien après les intérêts privés. Devenu le mandataire des aïeux, l'hommes a sacrifié sa vie au profit des générations futures et dédaigné la mort.

La bravoure, la patience et la ténacité sur les champs de bataille, l'union inviolable dans l'intérieur du pays ont créé à la France une atmosphère de grandeur morale qui semblait seulement à l'état de possibilité avant la guerre et que, jugeant d'après les apparences, les étrangers ne soupçonnaient pas.
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Il serait impossible de prévoir dès maintenant toutes les conséquences de la guerre, les conséquences lointaines surtout.

La difficulté est moindre si l'on se borne à rechercher les transformations de mentalité déjà réalisées chez les divers peuples. Ce sont elles principalement qu'étudiera cet ouvrage. Les problèmes économiques et sociaux se trouveront traités dans un autre volume. Nous n'aborderons ici que ceux pour lesquels des solutions immédiates s'imposent.

Un des plus ardus sera de découvrir un droit nouveau pouvant présider aux relations internationales. La guerre, sans doute, a durement enseigné que le droit appuyé sur la force est le seul respecté mais la force ne saurait être employée toujours. Sur quelles bases le droit nouveau devra-t-il se fonder et comment pourra-t-il se défendre ? Dans quelles limites vont se modifier nos idées concernant la solidarité humaine, la protection des faibles,. le respect des traités et tant d'éléments de la civilisation qui semblaient définitivement fixés et se trouvent maintenant remis en question ?

De ces problèmes en découle un autre plus redoutable encore. Les peuples parviendront-ils à échapper au militarisme ? Et s’ils ne réussissent pas à s’y soustraire, comment pourront-ils le superposer aux idées démocratiques qui paraissaient s’imposer partout ?

La solution est d’autant plus difficile qu'elle ne dépend pas uniquement de nos volontés. Quand le développement de certaines institutions confère à un peuple une supériorité certaine, les autres sont bien obligés de les adapter. Or, il est évident qu’une nation préparée à la guerre possède un grand avantage sur celles organisées seulement pour la paix.

Le choc par les armes ne représente d'ailleurs pas la seule forme de conflits. Avec la signature de la paix s'ouvrira le grave problème des luttes économiques. Les Allemands tenteront alors naturellement de recommencer les invasions industrielles et commerciales qui leur avaient si bien réussi. S'ils y parvenaient encore, leur, triomphe sur le monde serait définitif.

La lutte devra être plus forte contre l'envahissement des personnes que contre l'inévitable pénétration des produits, mais à en juger par les projets actuellement formés, les conflits futurs seront pendant longtemps des luttes d'erreurs économiques. Sans vouloir préjuger d'un avenir que des changements durables d'idées pourraient modifier entièrement, on peut dire que les peuples adopteront forcément, non pas les institutions qui leur plairont le mieux, mais celles permettant de se protéger contre de possibles agressions.

Problème formidable. Sous peine de périr, il faudra pourtant le résoudre. Dans l’âge des luttes sans pitié où l'humanité vient d'entrer, les faibles seront condamnés à disparaître.
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L'Europe sera menacée tant que persistera le rêve d’hégémonie de l’Allemagne. Malheureusement cette chimère a pris la forme d’une croyance religieuse, et alors qu’une bataille peut se gagner en quelques heures, il faut de longues années et des expériences répétées pour changer les croyances d’un peuple. Elles restent longtemps génératrices d'entreprises qui bouleversent la vie des nations.

La devise « Domination universelle ou décadence » choisie comme titre d'un célèbre ouvrage allemand demeurera gravée dans l'âme germanique, celle des professeurs surtout. L'Allemagne ne se résignera pas facilement à la diminution de son influence et les autres peuples ne se résigneront pas davantage à subir sa domination. La lutte actuelle se répétera donc probablement plus d'une fois.

De toutes ces menaces accumulées comme des nuages au ciel des nations, il résultera sans doute que l'ère de la liberté est close pour longtemps. En- dehors même du militarisme nécessité par les craintes d'invasions, comment les peuples échapperont-ils aux chaînes diverses : étatisme socialisme, radicalisme, et tant d'autres que les théoriciens de la raison pure ne cessaient déjà de forger ?

La seule chance pour l'Europe d'obtenir une paix un peu durable sera l'union absolue de tous les partis au dedans et au dehors des alliances indissolubles assez fortes pour créer une sorte de gendarmerie internationale capable de donner aux droits violés une sanction. Faciles à énoncer, ces conditions sont d'une réalisation fort difficile.

Pour un avenir dont la distance échappe encore, les prévisions sont moins sombres parce que le monde verra se développer progressivement un nouveau facteur de paix : l’interdépendance financière et industrielle des peuples. Au milieu des motifs de collisions : haines ethniques, ambitions, rivalités industrielles, etc. il représente l'unique aurore d'apaisement. Trop de dissemblances mentales séparent certaines races pour qu'elles puissent arriver à sympathiser, mais la communauté des intérêts économiques les obligera sans doute à se supporter.
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Aucun philosophe ne saurait prédire actuellement ce que sera la vie nouvelle dont les fondements émergent à peine des brumes du destin. L'imprévisible nous enveloppe. Des problèmes redoutables se dressent chaque jour, et, comme pour ceux posés par le sphinx de la légende antique, il faudra les résoudre ou périr.

Jamais peut-être pareils sujets d'investigation ne s'étaient offerts aux méditations des penseurs.

La tâche des hommes d'État dirigeant la vie des peuples va: devenir difficile. Elle le sera plus encore s'ils oublient que les lois, créées par les volontés humaines doivent s'adapter aux nécessités naturelles et jamais prétendre les violer. Les transformations sociales à coups de décrets si souvent, tentées par des politiciens autoritaires et simplistes, aboutissent toujours à des désastres.

La guerre européenne montre de quel prix se payent les illusions politiques et les erreurs psychologiques. A certaines périodes de l'histoire des peuples les fautes de doctrine, de caractère, de jugement et, par conséquent de conduite sont sans remède. Elles créent rapidement ces fatalités redoutables sous le poids desquelles de puissants empires, ont fini par succomber.

Mais les plus habiles gouvernements n'eurent à aucune époque, et maintenant moins que jamais, le pouvoir de déterminer à eux seuls la prospérité d'un pays. Une nation ne se transforme pas avec des lois. Ses progrès, résultent de l'évolution des âmes. L'avenir d'un peuple dépend de la durée et de l'intensité de ses efforts. C'est en lui-même et non hors de lui-même qu'il doit chercher les causes de sa grandeur et de sa décadence.

Retour au texte de l'auteur: Gustave Le Bon Dernière mise à jour de cette page le jeudi 9 novembre 2006 10:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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