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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Lavelle, “Le passé ou l’avenir spirituel.” In ouvrage collectif L’EXISTENCE, pp. 103-125. Essais par Albert Camus, Benjamin Fondane, M. de Gandillac, Étienne Gilson, J. Grenier, Louis Lavelle, René Le Senne, Brice Parain, A. de Waelhens. Paris : Les Éditions Gallimard, 1945, 186 pp. Collection: Métaphysique, no 1. Une édition numérique réalisée par un bénévole qui souhaite conserver l'anonymat sous le pseudonyme “Antisthène”, un ingénieur à la retraite de Villeneuve sur Cher, en France.

[103]

Louis Lavelle (1945)

Le passé ou l’avenir spirituel.”

In ouvrage collectif L’EXISTENCE, pp. 103-125. Essais par Albert Camus, Benjamin Fondane, M. de Gandillac, Étienne Gilson, J. Grenier, Louis Lavelle, René Le Senne, Brice Parain, A. de Waelhens. Paris : Les Éditions Gallimard, 1945, 186 pp. Collection : Métaphysique, no 1.

Introduction. L’expérience du temps. [103]

I. Le chemin de l’existence à l’essence [104]
II. Le passé détaché du moi et adhérent au moi [108]
III. Le passé, engagé dans le devenir et non point immuable [110]
IV. La liberté, en tant qu’elle dispose du passé [112]
V. Le passé, en tant qu’il est une virtualité qui ne s’actualise que dans l’avenir [115]
VI. Le passé, ou l’avenir de l’avenir [118]
VII. Le passé dédaté et désincarné [120]

Conclusion. Le temps spirituel. [123]


Introduction.

L’EXPÉRIENCE DU TEMPS

1. La caractéristique du temps ce n’est pas, comme on le croit, de créer et de détruire, de produire à chaque instant une forme d’existence nouvelle pour la refouler aussitôt dans le néant. Ce n’est pas d’être un kaléidoscope d’images apparaissantes et disparaissantes. Et l’irréversibilité du temps ne doit pas nous aveugler au point de nous faire imaginer l’être lui-même comme une transition évanouissante entre un pas encore et un jamais plus. Ou du moins la comparaison variable entre ce pas encore et ce jamais plus s’effectue dans un présent d’où rien ne peut nous arracher. Le passé et l’avenir ne sont rien que par la pensée qui les évoque, qui les met en rapport, assiste à leur conversion réciproque et, au moment même où elle reconnaît qu’ils ne sont rien, vit elle-même de ce rien, en fait le champ de ses propres opérations, le témoin de son indépendance à l’égard de la réalité qu’elle devance et à laquelle elle survit.

2. Cela même ne suffit pas. De toute forme d’existence que nous pouvons considérer il faut dire non pas qu’elle réside exclusivement dans l’instant où elle apparaît, mais qu’elle remplit toute l’étendue du temps. Car elle a été dans l’avenir comme un possible avant d’être dans le passé comme un souvenir. Et il n’y a point d’existence qui ne soit tenue ainsi de traverser successivement en changeant de visage les différentes phases du temps afin de nous révéler son essence constitutive. Peut-être même faut-il dire que l’opposition classique de l’essence et de l’existence n’a de sens que si nous opposons à la chose telle qu’elle nous est donnée dans le présent cette sorte de tendance à être ou de possibilité d’être qui est tout ce qu’elle est quand elle est encore dans [104] le futur, et cette sorte de perfection et d’accomplissement qu’elle reçoit dans la pensée lorsqu’elle a achevé d’être et qu’elle n’est plus que dans le passé. C’est au moment où l’esprit, dépassant pour ainsi dire l’existence dans les deux sens, relie directement, à travers sa réalisation, la possibilité d’une chose à son idée qu’il constitue son essence. L’essence échappe donc à l’instant et réunissant en elle la potentialité de l’avenir et l’actualité du passé, elle paraît elle-même au-dessus du temps, non point parce qu’elle exclut la transition temporelle, mais parce qu’elle en exprime la perpétration.

3. Or le présent n’est jamais que traversé, mais afin de permettre à l’avenir de se changer en passé. L’être consiste dans cette épaisseur accumulée du passé et de l’avenir au milieu de laquelle le présent trace la ligne mobile qui modifie indéfiniment leur relation mutuelle. Pourtant, le passé et l’avenir sont compris l’un et l’autre dans une pensée présente sans laquelle ils ne seraient rien. Et l’on peut dire que le propre de la pensée, c’est précisément de s’évader d’un présent matériel qui l’annihile dès qu’elle coïncide avec lui, et d’accéder dans un présent spirituel où elle trouve la disposition d’un non-donné qu’elle se donne pourtant à elle-même par une opération tout intérieure et qui crée la signification du donné. Le présent matériel n’est à son tour pensé comme présent que lorsque la pensée s’en est affranchie, c’est-à-dire est capable de le déborder soit vers le passé, soit vers l’avenir. Nous ne détachons notre pensée de notre propre corps que parce qu’elle se meut dans un avenir qu’elle anticipe ou dans un passé qu’elle ressuscite : elle ne cesse d’aller de l’un à l’autre. Le corps, avec le monde sensible qui en est solidaire, n’est pour elle qu’un point d’attache. Elle y trouve l’occasion qui lui permet de s’exercer et l’épreuve qui la juge.

I. LE CHEMIN DE L’EXISTENCE
À L’ESSENCE


4. Il y a une primauté de l’avenir dans l’ordre de l’être comme il y a une primauté du passé dans l’ordre du connaître. Et c’est de ce renversement que le rapport de l’être et du connaître tire [105] sa lumière. C’est notre vie qui s’engage dans l’avenir et le passage contradictoire du néant à l’être ne fait qu’hypostasier la transformation de l’avenir en présent. Mais l’avenir ne peut être connu avant d’être réalisé : dire qu’il est réalisé, ou en d’autres termes qu’il est tombé dans le passé, c’est dire qu’il est déterminé et circonscrit, ou en d’autres termes qu’il est devenu l’objet des opérations de la connaissance.

5. Il y a plus : le moi s’identifie avec le réel, il n’a point d’existence indépendante ou spirituelle aussi longtemps qu’il est incapable de distinguer son présent de son passé. Mais que la présence de l’objet dont il jouissait lui soit tout à coup retirée, il naît de cette possession interrompue le sentiment d’une perte ou d’un vide que l’imagination mesure et que d’une certaine manière elle remplit. Ainsi nous nous représentons ce qui cesse de nous être présent. Telle est sans doute l’origine de la pensée elle-même, de toutes les antinomies qu’elle produit, de tous les développements qu’elle suscite. Car nous ne pensons que ce que nous n’avons plus, de telle sorte que la pensée nous sépare de l’être : elle est l’être nié, et elle-même un être de négation. Mais c’est en se séparant de l’être qu’elle me découvre un être qui n’est plus que mien, qui a un caractère d’intimité, et qui est tel que c’est en lui, par lui et par rapport à lui que je découvre le sens même de l’être dont il m’a séparé. Or à partir de ce moment, la conscience est constituée, comme une dualité entre l’objet donné et la représentation même que je m’en donne, dans le présent même où j’imagine son absence.

6. Le passé est donc une perte, mais qui est le moyen d’une acquisition. Nous ne perdons rien, sinon cela même qui s’échappe du présent et dont nous ne pouvons parler qu’au passé. Nous n’acquérons rien que cela même qui se conserve en nous et dont nous pouvons disposer toujours. Le passé est ce que nous ne possédons plus, et pourtant tout ce que nous possédons. Il nous montre sur le vif la formation d’une existence spirituelle. Car le passé est une pensée qui coexiste avec le présent pour que le présent lui-même soit perçu avant qu’elle ne s’en détache et conquière elle-même l’indépendance. Il est ce qui subsiste du réel quand il n’a plus de corps, c’est-à-dire quand il cesse d’agir sur nous du dehors et qu’il est réduit à l’acte même par lequel nous devenons [106] capable de le produire. Ce n’est là que l’enveloppe du réel dont le fruit s’est retiré, un signe qui s’y substitue quand il s’est anéanti, diront tous ceux qui identifient le réel avec la chose. Et c’est dans le réel même cette intériorité éternelle et cette disponibilité secrète que la chose recouvre et dissimule, pour tous ceux qui identifient le réel avec le sens et non avec la chose. Aussi longtemps que la chose elle-même nous est donnée dans sa présence matérielle, elle reste étrangère à notre esprit, s’impose à lui, malgré lui, et paralyse pour ainsi dire son activité. Que la chose au contraire disparaisse, l’esprit n’a plus que ses seules forces pour l’évoquer ; il ne subsiste d’elle que ce qui a avec l’esprit une sorte d’affinité ou de consubstantialité, ce qu’il est capable d’en retrouver par sa seule opération. Ce n’est donc pas là, comme on le croit, une image de la chose, mais une transmutation de la chose, qui nous découvre sa propre intimité dont notre esprit demeurait séparé tant qu’elle présentait pour lui l’aspect d’une chose. Cet aspect matériel était un obstacle qui est maintenant traversé et dépassé. Il a fallu que la chose meure dans le monde pour renaître dans notre esprit. Mais elle nous révèle elle-même par là son essence spirituelle qui a dû prendre pour nous la forme du corps et venir à nous du dehors par un ébranlement de notre passivité, avant que notre activité puisse la faire sienne, c’est-à-dire trouver en soi un pouvoir qui l’actualise. Ainsi le chemin qui va du présent vers le passé est le chemin qui va de l’existence à l’essence et qui nous apprend au moment même où l’existence périt à en distinguer l’essence, aveuglée jusque-là par l’existence.

7. Le passé me rejette d’un monde public où je vivais en étroite communication avec les êtres et avec les choses dans un monde subjectif et fermé où je n’ai plus affaire qu’à moi-même et aux ressources dont je dispose. Qui peut connaître le passé qui est accumulé en moi ? Qui peut savoir comment il s’est modifié en me modifiant ? Qui peut être instruit du moment où je l’évoque et de la signification que je lui donne ? Dira-t-on que le passé pèse sur moi et me détermine pour ainsi dire à mon insu, que c’est lui qui a modelé mon corps, qui a déposé en moi l’énergie de mes différentes puissances et qui pousse sans cesse dans le présent la pointe d’une activité à laquelle il ajoute sans cesse son poids ? Il est bien vrai que le passé, avant même qu’il soit [107] représenté à la conscience, incorpore à ma substance cela même dont il me sépare. Mais voici que la mémoire ouvre tout à coup mon regard sur ce monde que je porte en moi, qui semble une réplique du monde que j’ai quitté, mais qui n’a plus d’existence que pour moi. C’est un monde défunt, et qui pourtant reçoit en moi une vie nouvelle qui le transfigure. Il contredit le spectacle que j’ai sous les yeux : il n’y trouve aucune place. Il le nie et il est nié par lui. Il ne produit aucun effet visible qui s’inscrive dans les choses. Il ne comporte aucun signe commun qui me permette d’entrer en communication avec les autres consciences. Et pourtant il est tout ce que je suis, si je ne veux pas me réduire moi-même à mon corps, si je ne veux pas me confondre avec ce que je puis être. Il est tout ce qui reste en moi de ce contact toujours renouvelé que je ne cesse d’avoir avec le monde, qui change sans doute la figure du monde et lui donne son éclairement, mais qui en même temps constitue et enrichit par degrés ma propre substance spirituelle. Non pas qu’elle fasse de moi un être qui subsiste et qui s’accroît dans le monde à la manière d’une roche sédimentaire. Car ce passé n’existe que pour moi et je suis seul à pouvoir l’opposer à mon présent : il est une ténèbre pour tous, alors qu’il est ma propre lumière. Et loin d’être en moi comme une chose que je ne puis qu’y retrouver toujours, comme un trésor qui s’augmente et que je ne cesse de recompter, il est mobile et variable, changeant de forme à mesure qu’il s’accroît, selon la perspective de l’attention et les dispositions intérieures de l’activité qui l’évoque, à laquelle il demeure toujours suspendu et sans laquelle il ne serait rien.

8. On peut donc se représenter le passé comme une subjectivisation de l’objectivité, par laquelle on voit d’une part se convertir en connaissance une existence qui ne cesse de se faire, et d’autre part le moi naître à l’existence spirituelle en portant désormais en lui, comme une puissance secrète dont il dispose, tout ce qui lui a été révélé du monde dans une incidence momentanée. De là une relation étroite entre la connaissance du réel et la constitution de la conscience, chacune d’elles étant par rapport à l’autre à la fois sa condition et son effet, et toutes deux se distinguant l’une de l’autre selon que le regard porte sur le contenu de l’appréhension ou sur l’acte qui l’appréhende.

[108]

II. LE PASSÉ DÉTACHÉ DU MOI
ET ADHÉRENT AU MOI


9. Ce double caractère du passé de transformer l’être en connaître et de faire de ce connaître mon être propre, crée une antinomie qui est inséparable de l’essence du passé. Car le passé est d’abord une rupture de contact entre le moi et le monde. Le monde dans lequel ma vie se trouvait engagée me devient tout à coup absent. Sa réalité s’écroule. Il me semble qu’il s’éloigne de moi en arrière, ce qui veut dire aussi, en vertu de la relativité des mouvements, que je m’éloigne de lui en avant. Mais ce sont là encore des métaphores. Et je parle comme si le monde et le moi tels qu’ils étaient donnés tout à l’heure à la fois dans une sorte de co-présence, continuaient encore à subsister, maintenant qu’ils se sont séparés, et comme s’ils changeaient seulement leur place respective. C’est leur attribuer à chacun désormais une présence propre et nier que ces deux présences coïncident. La représentation du passé est un effort pour faire disparaître ce paradoxe. Quand on dit que ces deux présences ne coïncident plus, on leur attribue encore un sens univoque : mais ces deux présences, dans l’acception où on les prenait quand elles coïncidaient, ne sont pas simplement disjointes, elles sont abolies, c’est-à-dire métamorphosées. On ne considère dans le moi que sa nouvelle présence à lui-même qui est corrélative d’un nouvel état du monde. Et l’on ne considère dans le monde que son ancienne présence au moi, corrélative de son côté d’un ancien état du moi. Ainsi le moi et le monde ont cohabité dans le même passé et cohabitent dans le même présent. Mais quand on confronte le moi présent avec le monde passé, on réunit deux formes différentes de la présence et on donne une forme nouvelle à la relation du moi et du monde. Dire en effet que le présent se change en passé, c’est dire qu’il perd sa forme sensible pour acquérir une forme spirituelle, et qu’au lieu de subir la présence du monde, le moi donne au monde une autre présence qui dépend de lui seul.

10. Je ne puis distinguer le présent du souvenir du présent de la perception que parce que je réfère la présence du souvenir à la présence d’une autre perception dont le rôle du souvenir est [109] précisément d’évoquer et de suppléer l’absence. Mais cette perception passée est séparée de mon souvenir actuel par un intervalle qui représente l’idée même du temps qu’il a fallu pour le franchir. Il est comparable à l’intervalle d’espace qui sépare le corps percevant de l’objet perçu, avec cette double différence toutefois que celui-ci peut toujours être parcouru tandis que l’autre l’a été et ne peut plus l’être, et que l’un exprime l’extériorité de l’objet par rapport à mon corps, et l’autre l’intégration du passé dans la continuité de ma vie. De là ces deux conséquences paradoxales et en apparence contradictoires : la première, c’est que le passé, c’est ce qui s’est détaché de moi à tout jamais, ce que je ne retrouverai plus ; ainsi tout souvenir est comme un mort dont je ne rencontrerai plus le visage ; mais c’est par ce détachement que le souvenir acquiert pour moi une clarté représentative dont l’objet était dépouillé quand il était sous mes yeux, semblable précisément à ces morts que j’ai méconnus pendant qu’ils vivaient et auxquels je ne puis penser sans qu’ils m’apportent une sorte de révélation. La seconde, c’est que le souvenir, par la connaissance qu’il me donne, que je porte en moi et qui se rappelle à moi, même à mon insu, adhère à moi d’une manière plus profonde et plus constante qu’aucun autre état dont je puis avoir l’expérience, de telle sorte que l’on peut dire de lui à la fois qu’il est ce qui n’est plus moi-même, ce que je rejette hors de moi pour le contempler, et le tout de moi-même, cette sorte de volume de mon être qui ne cesse de croître et dont mon état présent n’exprime que la surface, où se produit sa rencontre avec le monde. Telle est la raison pour laquelle le passé prend naturellement la forme d’un tableau, devient l’objet d’une histoire et s’ordonne dans un récit, mais pour laquelle en même temps je ne puis l’évoquer sans m’interroger sur ce que je suis ou plutôt encore sur ce que je suis devenu, sans commencer un examen de conscience qui fait de chaque souvenir un repentir.

11. Ainsi je puis dire du passé à la fois qu’il est si loin de moi qu’il est comme s’il ne m’était rien, de telle sorte que je ne le connais jamais que comme un spectacle étranger, et qu’il est si près de moi qu’il est comme une épine dans ma chair qui ne me devient jamais sensible que par quelque blessure. Mais ces deux interprétations doivent pourtant être rapprochées. Car d’une part ce qui est passé n’est plus rien à quoi je puisse m’intéresser [110] si je n’ai de regard que pour une action par laquelle je m’engage dans le monde et le marque de mon empreinte : et il est le seul objet possible de ma connaissance, précisément parce qu’il est accompli et que je ne puis faire qu’il ne le soit point. Mais, d’autre part, c’est parce qu’il n’est rien pour le monde et qu’il n’est que pour le moi qui l’évoque, qu’il est l’essence du moi en tant qu’il s’oppose au monde, que, le connaissant, je ne puis plus l’effacer, et que, l’ayant fait, je suis obligé de le subir.

III. LE PASSÉ, ENGAGÉ DANS LE DEVENIR
ET NON POINT IMMUABLE


12. Si le monde était réduit tout à coup pour moi au présent de la perception, je ne pourrais distinguer ni la perception de l’objet perçu, ni le moi lui-même du monde qu’il a sous les yeux. Mais que ce monde vienne tout à coup à changer et que je puisse m’en apercevoir, que j’arrive à distinguer maintenant de tout à l’heure et que ce tout à l’heure ne soit plus qu’un être de pensée soutenu dans l’existence par le seul acte de l’esprit qui l’empêche de retomber au néant, cela suffit sans doute à me permettre de découvrir en moi un pouvoir représentatif qui non seulement est capable de produire toujours à nouveau l’image subjective d’un objet disparu, mais encore de se confronter avec l’objet présent, en cessant de confondre l’acte qui le saisit et le contenu auquel il s’applique, et enfin de s’engager dans un avenir vide d’objets comme le passé, et tel qu’il offre encore une carrière à son activité créatrice, mais pour ajouter la représentation du possible à celle de l’accompli. Ainsi le propre de notre pouvoir représentatif, c’est d’engendrer le temps comme la condition de son exercice même. Et l’on peut dire qu’il consiste en effet à se séparer du présent, soit dans le sens du passé, soit dans le sens de l’avenir, afin de conquérir son indépendance, de telle sorte qu’il puisse opposer le contenu que le présent lui impose à un contenu qui le fuit et qu’il cherche à retenir ou à un autre contenu encore qu’il appelle et qu’il cherche par avance à déterminer. On conviendra que la conscience tout entière réside dans cette circulation indéfinie de notre attention entre le passé et l’avenir. Le présent n’est pour elle qu’un point d’attache ; mais agir, pour elle, c’est le quitter [111] : dès qu’elle entre en jeu, elle le dépasse. Dans le passé elle mesure ce qu’elle a perdu, c’est-à-dire ce qu’elle possède, dans l’avenir ce qu’elle peut attendre et espérer. Cependant, il faut que le passé m’ait été d’abord révélé pour que je puisse imaginer devant moi un avenir, non seulement parce que j’emprunte au passé les matériaux à l’aide desquels je le compose, mais encore parce que je sais que mon passé, quand il était mon présent d’hier, avait lui-même comme avenir mon présent d’aujourd’hui. Peut-être faut-il dire que si la conscience réside toujours dans l’union d’un acte et d’un contenu, c’est l’avenir qui me découvre cet acte, et le passé ce contenu. Mais on n’oubliera pas ni que l’avenir est toujours destiné à se changer en passé, le présent n’étant entre eux qu’un lieu de passage, ni que le passé est toujours évoqué par un acte, de telle sorte qu’il est pour la mémoire un avenir qu’elle ne parvient pas toujours à actualiser.

13. On en revient, il est vrai, presque toujours à penser que, puisque le passé est accompli, il est impossible de le modifier, et qu’il se conserve en moi non point tout à fait comme une chose indépendante, mais comme un sédiment qui en recouvre d’autres, et qui va se trouver recouvert à son tour de manière à constituer, avec toutes les couches qui sont au-dessus et au-dessous de lui, la substance même de mon être subjectif. Mais c’est là une image qui est empruntée au corps. C’est dans le corps que les modifications qui proviennent du dehors ajoutent leurs traces les unes aux autres de manière à modifier peu à peu sa constitution interne et toutes les réactions dont il est capable. Et le passé lui-même agit ainsi sur le corps qui porte toujours sa marque. Mais le passé dont nous nous occupons, c’est celui que la conscience peut actualiser comme passé sous la forme du souvenir. Et celui-là n’est rien que par l’activité de l’esprit qui lui donne l’existence et fait varier son essence avec chacune de ses opérations. Je ne puis faire pourtant que le passé ne soit pas révolu. Et l’effort même que j’accomplis pour en retrouver un souvenir fidèle montre assez bien, semble-t-il, qu’il est impossible qu’il n’ait pas été précisément ce qu’il a été, de telle sorte qu’il a pu être défini comme le lieu même de l’immuable. Cette affirmation ne va pas pourtant sans difficultés. Car elle suppose que le passé se conserve comme une chose en dehors du devenir et qu’il échappe à sa loi. Mais c’est là une erreur de perspective singulière. Tout ce que nous pouvons [112] dire, c’est que chaque étape du devenir est ce qu’elle est au moment où elle s’accomplit, mais non pas qu’elle reste la même au moment où elle cède la place à une autre, comme si elle pénétrait alors dans une sorte de retraite où le temps n’aurait pas de prise. Un préjugé tenace nous fait penser que le souvenir n’est rien de plus que cette sorte de survivance de l’événement sous la forme d’une représentation virtuelle toujours prête à reparaître avec le même visage, pourvu que nous suspendions toute activité qui la modifie. Mais on observe au contraire que lorsque le passé surgit le plus spontanément dans notre conscience, il ne ressemble jamais au présent que nous avons vécu. Il s’est profondément altéré au cours de sa vie souterraine. Et c’est une entreprise laborieuse, à travers toutes les déformations qu’il a subies, de le retrouver tel qu’il a été. Ici toute notre activité intellectuelle est engagée, car il s’agit d’acquérir une connaissance réelle. Il n’y a de véritable souvenir que dans un jugement de vérité que nous portons sur le passé ; et nous ne pouvons pas l’obtenir sans effort : c’est que, loin que le passé se conserve en nous comme une sorte d’effigie dématérialisée calquée exactement sur un modèle réel, mais qui a disparu, ce passé est une parcelle de nous-même qui est entraînée par la vie ultérieure de la conscience dont il supporte toutes les épreuves. Il y a donc toujours une continuité entre ce passé et le présent par lequel il est porté, mais dont il subit le sort. Aussi toute tentative pour restituer le passé tel qu’il a été se produit, si l’on peut dire, à contre-pente. Il s’agit en effet de redonner une présence à cela même qui l’a perdue, ou de le détacher de la présence actuelle à laquelle il s’est incorporé et qui lui donne encore la vie. Cela n’est possible que par une analyse du présent où ce passé sera isolé comme un élément indépendant que nous situerons en arrière sur la ligne du temps. Mais ce temps rétrospectif est construit par nous. On le voit bien par cette résistance héroïque que l’historien est obligé d’opposer sans cesse à l’anachronisme : l’anachronisme, c’est la loi même de notre conscience.

IV. LA LIBERTÉ,
EN TANT QU’ELLE DISPOSE DU PASSÉ


14. Il est trop simple d’opposer le passé à l’avenir comme la fatalité qui pèse toujours sur moi, à la liberté qui m’est sans cesse [113] offerte. Car je ne réussis à évoquer de mon passé que ce qui avait quelque rapport avec un acte de ma liberté, et dans l’événement lui-même, ce qui était pour elle une limite, ou une occasion. Bien plus, c’est ma liberté encore qui l’évoque à la fois comme un obstacle qu’elle doit surmonter et comme un moyen dont elle peut se servir. Ce qui m’est arrivé n’a de sens que par son rapport avec le parti que j’en puis tirer. Non pas que je puisse réduire le rappel du passé à l’utilité : car à ce passé lui-même ma liberté s’applique, tantôt pour le rappeler à la lumière quand elle en a besoin, tantôt pour en pénétrer le sens et en former avec lui la substance même de ma vie spirituelle.

15. Il faut donc éviter de retomber dans cette idolâtrie de croire que le passé peut être conservé quelque part sous la forme même où il était quand il était présent, et reconnaître que la réalité du passé tient tout entière dans l’acte même qui l’évoque, mais que, lorsque nous ne l’évoquons pas, il n’est rien de plus que la pure puissance de l’évoquer. On dira que cette puissance n’est rien si on entend réduire le réel au donné, mais qu’elle est le trait d’union entre la perception passée et le souvenir actuel et l’instrument de leur conversion si on veut chercher pourquoi le souvenir lui-même finit par être donné. Alors on s’aperçoit que la puissance, c’est l’esprit lui-même en tant qu’il requiert le temps afin de se donner à lui-même l’être par une opération qu’il dépend de lui d’accomplir. Or l’esprit reste une puissance indéterminée aussi longtemps qu’il ne reçoit pas du dehors une matière qui le limite. Dans l’appréhension de cette matière, il se change lui-même en sujet percevant. Mais il ne coïncide avec elle que dans une instantanéité évanouissante. Par son infinité, qui ne fait qu’un avec son activité même, il se délivre aussitôt de cette coïncidence où il menaçait de s’anéantir. Il se porte au delà dans un avenir qui le rend à son activité pure ; la matière cesse de l’asservir ; elle recule et s’abolit ou, ce qui revient au même, elle se renouvelle d’une manière ininterrompue. Mais le propre de l’esprit, c’est précisément de pouvoir disposer aujourd’hui de cette limitation qu’il était autrefois obligé de subir. Il se limite maintenant lui-même en évoquant le souvenir du passé. Cette limitation, qui était d’abord le signe de sa misère, est maintenant le signe de sa fécondité. Sa richesse est faite de toutes les limitations qu’il peut désormais s’imposer à lui-même. Il oppose indéfiniment [114] à la limitation nouvelle que le présent lui impose toutes les limitations qu’il a subies autrefois qui, en devenant la substance même de sa pensée, ont changé pour ainsi dire leur négativité en positivité.

16. Pourtant quand je m’interroge pour savoir si c’est de mon avenir ou de mon passé que je dispose, ma réponse ne va pas sans ambiguïté. Car d’une part cet avenir est pour moi le lieu de la possibilité : c’est en lui que s’engage ma liberté, au lieu que le passé est le séjour de la nécessité, il est révolu, et je ne puis ni le modifier ni l’effacer. Et d’autre part cet avenir échappe sans cesse à mes prises : je suis incapable de le prévoir, je ne puis jamais être assuré que ma volonté suffise à le déterminer ; il est l’effet des circonstances autant que de mes desseins ; il résulte de l’action concurrente et imprévisible de toutes les libertés ; en lui toutes les possibilités, et non pas seulement celle que j’assume, se composent afin de s’actualiser. Au contraire, je porte maintenant en moi tout mon passé : c’est dans ma conscience qu’il subsiste désormais ; il est maintenant ma vie secrète : seul, je suis capable de lui donner une existence nouvelle dans le souvenir. Non point qu’il ne se dérobe souvent, mais ce n’est pas en raison de son essence même, qui serait hétérogène à la mémoire, c’est en raison seulement de l’infirmité de celle-ci, qui, si elle avait tout son emploi, lui deviendrait co-extensive. Il y a plus : bien que je puisse agir sur le contenu de l’avenir, et déterminer jusqu’à un certain point ou hâter sa venue, je suis obligé d’attendre qu’il se produise. Il appartient au temps et me montre à quel point le temps m’asservit. L’attente est au fond du désir, de l’impatience et de l’effort, de tous les mouvements de l’âme qui accusent l’intervalle qui me sépare de ce qui n’est pas encore, et sont des tentatives pour le franchir. Il n’en est pas ainsi du passé : en se détachant du présent, il semble qu’il cesse d’être dans le temps. Le passé comme tel ne passe plus : il est devenu intemporel. Je puis le rappeler quand je l’entends, me transporter, comme je le veux, en n’importe quel moment de ma vie abolie, sans avoir besoin de traverser les moments qui le séparent de mon présent, sans être tenu de les retrouver dans l’ordre inverse de celui où je les ai une première fois parcourus. Il y a entre eux une sorte de simultanéité potentielle qui évoque la simultanéité actuelle de l’espace. De part et d’autre je puis adopter pour la pensée n’importe quel point comme origine [115] du parcours. De part et d’autre je puis me transporter par la pensée en un autre point par un décret de ma liberté sans avoir besoin de parcourir réellement tout l’intervalle qui les sépare : c’est seulement quand il s’agit d’accomplir un mouvement réel que je suis obligé de prendre le lieu de mon propre corps comme origine et, pour atteindre un autre lieu, de traverser tous les lieux intermédiaires, de telle sorte que la liberté des parcours dans l’espace n’est possible que quand la simultanéité de ses positions réelles est devenue, comme celle du passé, une simultanéité de pensées. De part et d’autre je laisse subsister l’ordre réel des objets ou des événements en le supposant sans m’y assujettir. Tout au plus puis-je dire que, quand je veux me représenter un objet réel ou un événement qui a eu lieu, il faut que je respecte la situation respective de ses parties ou de ses phases. Il en est comme dans un tableau que j’embrasse tout à la fois et dont je puis entreprendre l’analyse selon un ordre arbitraire sans pouvoir m’empêcher pourtant d’y retrouver les synthèses que la nature ou le peintre a formées. Il importe de faire une distinction entre ce caractère atemporel du passé, ou si l’on veut tout entier présent à la fois dans la puissance même qu’a l’esprit d’en garder la disposition, et l’évocation que j’en fais, qui est elle-même une évocation temporelle, sans que l’ordre des souvenirs reproduise nécessairement l’ordre des événements.

V. LE PASSÉ, EN TANT QU’IL EST
UNE VIRTUALITÉ QUI NE S’ACTUALISE
QUE DANS L’AVENIR


17. Dire que le passé est engagé dans le devenir de notre vie, ce n’est pas le réduire à cette suite de modifications qu’il a subies à notre insu au cours de notre vie et qui l’intègrent à notre présent sans que nous soyons capable de le reconnaître et de l’en séparer. Cela serait contraire à l’essence même de la conscience qui ne se distingue sans doute du corps que par l’opposition qu’elle établit sans cesse entre la présence et l’absence, entre ce qu’elle a et ce qu’elle n’a pas, et d’abord entre ce qui lui est donné et ce qu’elle a perdu, qui est, dans tout ce qu’elle n’a pas, la seule chose qu’elle ait eue. Par conséquent la conscience, bien que toujours présente à elle-même, naît pourtant d’un certain [116] contraste entre son présent et son passé dont elle fait son présent spirituel. Non point qu’elle cherche d’abord à le contempler comme un objet qui s’est éloigné, mais elle en sent aussitôt la perte. Elle ne se le représente que comme ce qui lui manque. Et c’est ce manque même qui révèle l’esprit à lui-même, l’oblige à mettre en jeu son activité pour le transformer en une possession dont il dispose et qui ne le quitte plus. Il est remarquable pourtant que cette conception commune du passé, à savoir qu’il est une image de l’événement aboli, est elle-même impossible à réaliser. Elle est un témoignage de ce préjugé réaliste qu’il n’y a que des choses et que, lorsque les choses sont absentes, il y a encore en nous des portraits-choses qui les représentent. Ces portraits, je m’efforce, il est vrai, de les produire, mais sans jamais y parvenir. Et c’est l’effort pour les obtenir et l’impuissance d’y réussir qui constitue la mémoire en tant qu’elle est une fonction proprement spirituelle qui cherche à se refermer sur un objet qui a disparu et qu’elle ne saurait ni ressusciter ni étreindre. C’est parce qu’elle n’achève jamais de former l’image de l’objet qu’elle ne peut jamais être confondue avec la perception, ce que n’expliquent jamais les psychologues qui croient à la réalité des images et qui sont toujours ramenés à les distinguer des états primaires par une différence incertaine d’intensité. La mémoire est toujours une recherche qui se referme sur un savoir et non point sur une image, ni sur une chose. Non pas que l’on puisse méconnaître le rôle des images qui manifestent la puissance créatrice de l’esprit, comme une virtualité qui tend toujours à s’actualiser. Mais comment pourrait-elle s’actualiser dans la restitution d’un passé que j’ai dépassé ? Comment admettre qu’à défaut de la chose qui m’échappe toujours, je puisse en retrouver une sorte d’effigie intérieure, vidée de sa substance, mais qui serait encore une chose de l’esprit ? Car il n’y a pas de choses de l’esprit. Cette image qui tend à se réaliser est toujours infidèle. Comment pourrais-je contrôler sa fidélité ? L’exactitude du souvenir est abstraite et non point concrète : elle réside dans le savoir et non pas dans la représentation. Quand l’image commence à se former, c’est toujours une image actuelle, qui, au lieu d’évoquer le passé, le refoule et s’y substitue. Il y a donc une sorte de contradiction entre la mémoire et l’image : et celui qui imagine le passé le plus vivement et dont on dit qu’il se transporte dans le passé, transporte le passé dans le présent et lui donne toujours une forme [117] nouvelle. Du passé lui-même il n’a retenu qu’une puissance renouvelée de penser et d’agir. En croyant évoquer le passé, il reste tourné vers l’avenir, et il n’achève de prendre possession de l’image que lorsqu’il l’incarne dans des mots, dans des gestes, dans une œuvre de ses mains qui ajoute toujours au passé, et ne cesse de le continuer et de le promouvoir. Tel est ce passé agissant, incapable de nous fournir une simple représentation de ce qui a été, et qui ne redevient vivant pour nous qu’en nous obligeant à une création nouvelle et ininterrompue. C’est la loi de l’esprit de ne nous permettre de prendre possession du passé que dans un avenir qui le recrée sans cesse et sans lequel le passé ne serait rien. On trouverait une confirmation de ces vues dans l’invention artistique qui ne laisse subsister du passé qu’une idée, c’est-à-dire une puissance de réalisation dont nous ne pouvons pas prendre possession par les seules ressources de notre esprit, mais qui tend toujours à s’achever dans quelque œuvre visible sans laquelle il serait impossible de l’arracher à l’indétermination.

18. On voit par là qu’il y a entre les différents moments du temps une solidarité rigoureuse, et que le passé survit en moi non point comme une image, mais comme une puissance que je cherche à actualiser dans des ébauches de représentation auxquelles l’avenir, en les incarnant, donnera une forme nouvelle. La mémoire n’achève jamais la représentation du passé : il faudrait pour cela qu’elle coïncidât avec lui et par conséquent abolît l’intervalle qui l’en sépare. Comme toutes les représentations elle se distingue du réel qu’elle représente par sa pauvreté et par sa virtualité ; pour que cette pauvreté se répare, pour que cette virtualité se réalise, il faut que la mémoire trouve son dénouement au delà de la mémoire, que je ne puisse plus retrouver la vérité de mon passé que dans un avenir qui le nie. On peut dire par conséquent qu’il n’y a point à proprement parler d’images du passé, mais que l’image constitue une sorte d’intermédiaire entre cette pure virtualité qui est le passé lui-même en tant que je le porte en moi dans ma propre puissance d’agir, mais sans être capable de me le représenter, ni de le reconnaître, et l’actualisation de cette virtualité dans un avenir où le passé lui-même est méconnu et aboli. Ainsi, en cherchant à recréer le passé, je ne puis que créer sans cesse un nouvel avenir. C’est le regard même que je crois diriger vers le passé qui dirige vers l’avenir à la fois ma [118] pensée et mon action. De telle sorte que le passé, loin de pouvoir être défini, comme il l’avait semblé d’abord, par une représentation de l’immobile, de ce qui est à jamais immuable parce qu’il est maintenant accompli, nous apparaît au contraire comme constitutif du devenir même de notre vie en tant qu’il ne cesse de se modifier et de s’accroître. Et ces modifications elles-mêmes se présentent sous deux formes différentes, puisque, d’une part, quand nous l’évoquons à nouveau, le souvenir est devenu autre comme la conscience qui le porte, et puisque, d’autre part, ce souvenir ne peut être dissocié de l’activité même qui le produit et qui donne une existence nouvelle à l’événement, ce qui ne peut arriver que dans l’avenir du monde et non pas dans le présent de notre conscience.

VI. LE PASSÉ, OU L’AVENIR DE L’AVENIR

19. Tout ce qui précède montre que la conception que l’on peut se faire du passé comporte deux étapes ou si l’on veut deux degrés : tout d’abord le passé en tant qu’il est identifié avec l’accompli est considéré comme l’objet propre de la connaissance. Il est soustrait comme tel au devenir : je ne puis que le contempler et il n’y a que lui que je puisse contempler. Mais c’est là encore une conception abstraite et artificielle précisément parce que nous ne pouvons pas couper ce passé du présent qui l’évoque et de l’avenir qu’il contribue à déterminer. C’est dans ce présent et dans cet avenir qu’il faut chercher tout ce qu’il a de réalité et qui ne cesse par conséquent de se modifier indéfiniment. Le passé n’est plus ici un objet de connaissance, mais un élément de l’existence, d’une existence qui ne cesse de se faire par une confrontation continue de nos acquisitions avec une expérience actuelle dont le rôle est de les enrichir et de les promouvoir. Il ne s’agit plus ici d’un passé dont nous essayons de ressusciter l’image, mais d’un passé qui s’incorpore à l’avenir et qui le féconde. Faut-il s’en tenir là ? Il est également chimérique de chercher à revivre un passé révolu et de penser que notre vie n’aura de sens que dans un avenir qui recule toujours. Mais on comprend facilement que les uns tournent le dos au passé et ne l’évoquent que pour le renier, précisément parce qu’ils sentent que leur vie est toujours [119] à naître, et que c’est dans l’avenir qu’ils ne cessent de l’enfanter, et que les autres se détournent au contraire de l’avenir obscur et incertain qui peut-être leur sera refusé, et trouvent dans le passé une quiétude et une lumière qui ne s’épuisent jamais. Car on a vite fait de dire que le passé a déjà été vécu et qu’il ne produit en nous qu’un sentiment de satiété. Dès qu’un événement s’est produit, si bref qu’il ait pu être, et peut être retrouvé par la mémoire, il entre en contact avec l’infinité de l’esprit et participe désormais lui-même de cette infinité. Toute perception est finie, parce qu’elle se termine aussitôt. Mais le passé nous donne l’expérience d’une infinité actuelle et chaque souvenir fourmille d’éléments que la perception n’avait pas pu dégager (de telle sorte qu’il semble, par une sorte de paradoxe, plus riche que la perception qu’il évoque) et de significations jusque-là inaperçues (mais que la réflexion ne cesse de susciter). On a montré souvent que le passé change de visage à mesure que la vie avance. Mais il faut dire surtout que chaque souvenir entre en contact avec tous les souvenirs qui l’ont précédé ou suivi et que la conscience n’a jamais achevé de découvrir toutes les relations qu’il peut soutenir avec eux. Relations qui sont notre œuvre, toujours reprise et toujours nouvelle, et qui constitue l’essence même de notre existence spirituelle.

20. Nous ne devons pas oublier en effet que le temps ne peut être défini que comme un cycle qui recommence sans cesse. De ce cycle, c’est le présent qui est le centre. Presque toujours il nous semble que le rôle du passé, c’est seulement de contribuer à la formation de l’avenir : et il semble qu’ainsi nous sauvions pour ainsi dire notre passé. Mais nous négligeons que la destinée de l’avenir est toujours de se convertir en passé. De telle sorte que le passé est lui-même l’avenir de l’avenir. Ainsi il est vrai que tous les hommes regardent vers l’avenir, mais ceux qui regardent vers le passé regardent souvent vers un avenir encore plus lointain. Peut-être faut-il dire que ceux qui ne veulent connaître que l’avenir sont avides de ce contact toujours nouveau avec les choses, qui les soutient dans l’existence, qui les porte indéfiniment au delà de ce qu’ils ont et dont ils attendent toujours une nouvelle révélation. Mais ceux qui dirigent le regard vers le passé sont ces réflexifs ou ces méditatifs qui ne s’intéressent qu’à des significations, qui pensent que toute vérité est intérieure à [120] l’esprit et qu’elle ne peut être atteinte autrement que par la réminiscence. Non pas qu’ils méprisent et refusent l’avenir qui est le moyen sans lequel il n’y aurait pas de passé. Mais ils ne commencent à y prendre goût qu’à partir du moment où il est tombé dans le passé, où il a reçu dans la conscience cette forme épurée et spirituelle qui le met pour ainsi dire d’une manière permanente à la disposition de notre pensée.

VII. LE PASSÉ DÉDATÉ ET DÉSINCARNÉ

21. Il s’opère alors une sorte de conjugaison admirable du passé et de l’avenir et non pas seulement parce que l’avenir s’est changé en passé, mais encore parce que ce passé, loin d’être un spectacle immobile, va devenir le champ où s’exercera désormais l’activité même de notre esprit. L’avenir de l’esprit, c’est le passé qu’il porte en lui tout entier, mais qu’il ne cesse de transfigurer. L’opposition du passé et de l’avenir se trouve ici surmontée et même dans une certaine mesure renversée : surmontée, puisque ce qui subsiste du passé est devenu l’objet d’une action spirituelle dont il est l’avenir, et renversée, puisque c’est vers le passé que l’action elle-même chemine et que la contemplation est maintenant son avenir. Il est vrai que nous ne pouvons faire ainsi du passé notre avenir spirituel sans lui faire subir une incessante transformation. Nous savons que c’est une idolâtrie de dire que le passé, étant ce qu’il a été et ne pouvant être autrement, se conserve d’une manière inerte et immuable, indépendamment de l’acte qui le ressuscite, ou que l’événement même qui a disparu et dont l’essence même était de périr, a gardé mystérieusement dans les limbes de la mémoire son impérissable visage : c’est l’objet temporel que l’on prétend arracher ainsi au temps pour le transporter dans l’éternité. Mais cette entreprise est contradictoire. Un tel objet ne survit à l’instant où il a apparu que s’il se change en une puissance de l’esprit : et cette puissance elle-même s’actualise d’abord dans un souvenir et ensuite dans une idée. Aussi longtemps que c’est dans un souvenir, elle cherche à restituer la présence perdue ; elle n’a pas rompu ses attaches avec le devenir où elle a pris naissance. Mais l’idée, c’est le souvenir, si l’on peut dire, dédaté. A ce moment, il entre dans [121] l’éternité où il commence une vie nouvelle qui est la vie propre de l’esprit, en tant qu’il porte maintenant en lui une richesse infinie qui non seulement ne lui manque jamais, mais qui ne s’use jamais et où les mêmes choses acquièrent, à chaque rencontre qu’il en fait, plus d’intimité et plus de profondeur.

22. Quand on compare le passé avec l’avenir, on s’aperçoit que l’avenir n’est un avenir qu’à condition de s’incarner un jour dans une chose ou dans un événement. L’avenir est donc une procession de l’esprit au corps. Et dans cette réalisation de l’avenir, l’esprit a besoin des circonstances sur lesquelles il doit compter et qui jusqu’à un certain point l’asservissent. Mais le passé, c’est au contraire pour nous une désincarnation. L’esprit retourne à l’état de puissance pure. Le passé n’est rien que par l’acte de l’esprit qui l’évoque. Il est tout entier spirituel. Peu importe même que je ne puisse l’introduire dans le temps que sous la forme du souvenir et que ce souvenir lui-même ne puisse renaître que par le moyen du corps : je sais bien que le corps n’est ici qu’un instrument et qui me permet, à l’inverse de ce que l’on voit dans la création de l’avenir, d’atteindre ou de réaliser un être incorporel. Quand je descends le cours du temps, je m’engage dans le temps ; quand je remonte le cours du temps, c’est pour m’affranchir du temps. L’avenir cherche un corps dont le passé le délivre. Mais cette double démarche est nécessaire pour que l’esprit puisse conquérir sa propre indépendance. Il n’était d’abord qu’une puissance indéterminée : l’avenir l’oblige à sortir sans cesse de lui-même, à avoir un contact toujours nouveau avec l’autre que lui, mais afin de pouvoir à la fin rentrer en lui et actualiser ses propres puissances avec les ressources dont il dispose. Le passé, c’est un monde qui est maintenant en nous et qui ne doit l’existence qu’à l’efficacité de notre acte créateur. Et si le passé n’a point d’existence ailleurs que dans cet acte même qui le ressuscite, on comprend sans peine que c’est en lui que se produit sans doute cette confrontation primitive entre l’être et le néant qui devient inintelligible quand on l’extrapole et qu’on la détache de son origine. Car d’une part, en disant que les choses tombent dans le passé, on veut dire qu’elles tombent dans le néant, ce qui montre assez clairement que le néant est postérieur à l’être, qu’il est l’être anéanti ; mais d’autre part, l’esprit a le pouvoir de les rappeler à l’existence, il leur donne [122] l’être qui leur manquait, il les tire à chaque instant du néant. Cependant il est évident que cette opposition de l’être et du néant ne peut s’appliquer qu’aux choses qui sont dans le temps et non pas à l’esprit, c’est-à-dire à la puissance même que nous avons de les y introduire et de les en retirer. C’est l’exercice de ce double pouvoir qui constitue la vie même de l’esprit et le secret du monde.

23. Pourtant cette transformation de l’avenir en passé ne se produit pas d’une manière nécessaire et sans que nous y participions. Et l’on peut dire qu’elle s’effectue toujours, mais de manières bien différentes : toutefois nous pouvons choisir entre elles ; et ce choix témoigne pour ainsi dire de notre degré de liberté. Le passé est d’abord la marque même de notre servitude. Ce que nous tenions nous échappe sans que nous puissions le ressaisir. Cependant nous en avons l’image que nous comparons avec la possession et qui nous permet de mesurer notre perte. Bientôt cette image elle-même se change en une possession nouvelle qui deviendra pour les uns une suppléance illusoire et pour les autres une appartenance plus profonde et plus délicate que celle que nous avons perdue et qui en un certain sens la découvre et l’illumine. Aussi longtemps que nous comparons encore l’événement avec le souvenir, le passé continue à nous asservir : on le voit aussi bien dans les efforts que nous faisons pour rendre notre mémoire fidèle, ce qui prouve qu’elle n’a de sens elle-même que pour nourrir une invention toujours nouvelle, que dans le regret qu’elle nous donne de ce passé qui nous retient et qui nous enchaîne. Mais on a pu dire que le passé n’est agissant en moi qu’à condition qu’à chaque instant je m’en délivre. Et c’est pour cela que le passé tend toujours à engendrer un nouvel avenir, soit spontanément par la vie dont il est chargé, soit indirectement par l’usage que j’en fais, lorsque, en le dépouillant de toute liaison avec le temps où il s’est produit, je cherche seulement en lui une lumière et une force pour agir. Alors déjà le passé s’affranchit du temps : il est devenu comme une puissance intemporelle au service de ma vie temporelle. Il n’est encore qu’un moyen : mais qu’il se change ainsi en moyen, cela explique assez bien, semble-t-il, cette impossibilité où je suis de me le représenter jamais sous la forme d’une image dont les contours seraient arrêtés comme ceux de la perception ; cette image, c’est en effet un acte [123] de l’esprit et qui ne peut pas s’achever intérieurement dans une représentation capable de se suffire. C’est parce qu’elle est incapable de retrouver le passé et même de le reproduire qu’elle entreprend toujours, pour prendre possession d’elle-même, de créer un objet nouveau dans lequel le passé vivant en nous tend toujours à s’exprimer par un dépassement du passé réalisé. Il reste que, si ce passé tend à s’intégrer toujours dans un avenir, il ne sert pas seulement à constituer notre avenir temporel, il sert aussi à constituer cet avenir spirituel qui est la vie actuelle de l’esprit.

Conclusion

LE TEMPS SPIRITUEL

24. Rien de plus difficile à définir que cette vie de l’esprit pur qui ne cherche plus la contemplation de ces images immobiles dans lesquelles on suppose quelquefois que le passé s’est pétrifié et qu’il ne parvient jamais à ressusciter, ni la création de ces actions toujours nouvelles par lesquelles il tente de retrouver en avant de lui ce qu’il n’atteint plus en arrière et dans laquelle il n’a plus affaire qu’au jeu le plus secret de ses propres puissances. C’est là que le passé reçoit sa signification dernière et nous découvre sa véritable essence. Loin de subir la contrainte de l’événement aboli et de s’assujettir à le reproduire, il est devenu précisément une puissance pure que l’événement a libérée au contraire en s’abolissant. Loin de chercher seulement à pénétrer dans une expérience nouvelle qui devra s’abolir à son tour pour se spiritualiser, il exerce désormais ses propres puissances sans le secours de l’objet et de l’événement : ce qui n’était pas possible sans doute aussi longtemps que l’on voulait que ces puissances vinssent produire de simples images. La vie spirituelle n’est pas une vie d’images, laquelle est encore une imitation de la vie du corps. Elle produit cette transfiguration de tous les objets qui sont dans le monde non point en objets nouveaux, mais en opérations intérieures qui n’engendrent rien de plus que des significations. Il ne faut pas dire que ces significations ne sont rien que par rapport aux choses qu’elles signifient. Car nous savons bien au contraire que ce sont les choses qui ne sont rien qu’à travers ces significations que nous cherchons en elles et dont elles [124] sont seulement les véhicules. C’est quand les choses ont disparu que ces significations nous apparaissent dans leur état de pureté. Il fallait pour cela que le présent fût changé en passé ou plus exactement que le présent sensible fût devenu pour nous un présent spirituel. Cela ne se produit jamais que par un acte de liberté. C’est ce pouvoir de transformation incessante qui est la définition même de la liberté, beaucoup plus que le pouvoir de s’engager toujours à nouveau dans le monde des choses. Ou plutôt tout engagement ne ferait que nous asservir s’il ne préparait pas un acte de dégagement qui nous libère. Aussi longtemps qu’elle est engagée, notre liberté ne cesse d’être entravée et menacée : il lui arrive d’être vaincue et d’abdiquer. Mais c’est un chemin qu’elle est obligée de traverser pour réussir à s’affranchir. Et les deux étapes de son parcours sont solidaires : c’est dans la première qu’elle acquiert la puissance, dont elle dispose dans la seconde. Il n’y a rien qui lui soit donné autrement que par l’acte même par lequel elle se le donne. Et ce passé désincarné et dédaté que nous aimerions mieux appeler notre spiritualité, c’est aussi un temps nouveau, un temps dans lequel il n’y a plus d’irréversibilité et qui peut être défini comme une constante disponibilité de nous-même, un temps véritablement spirituel dans lequel se change indéfiniment le temps des phénomènes, un temps dont nous avons une expérience quotidienne et que l’on pourrait appeler le temps de l’éternité. Le passé dont nous croyons qu’il nous fait tout perdre, nous fait tout gagner, selon que la réalité possède pour nous un caractère matériel, ou un caractère spirituel, selon que notre vie véritable est pour nous notre vie publique et manifestée, ou notre vie intime et secrète, selon que l’être réside pour nous dans ce qui nous est donné ou dans ce que nous pouvons nous donner à nous-même. C’est l’effet sans doute de notre limitation que notre vie véritable, la seule qui nous découvre toute chose dans sa véritable lumière et qui délivre notre liberté, soit une seconde vie : la première en était non pas une ombre ni une ébauche, comme on l’a toujours cru, mais le moyen et l’occasion qui lui permettait de se former. C’est là le véritable monde spirituel où nous pénétrons non pas à la fin de la vie, mais à chaque instant de la vie. L’autre ne fait que passer, il est extérieur à nous et nous en demeurons toujours jusqu’à un certain point détaché : celui-ci ne peut plus être détruit, du moins dans le pouvoir que nous avons de lui donner l’être, il est si adhérent à [125] nous-même qu’il ne se distingue plus de nous-même. C’est un préjugé de penser que les significations qui le composent ont un caractère purement abstrait ; on pourrait dire que la signification est non seulement le concret de chaque chose, à la fois ce que nous cherchons et que nous voulons en elle, mais encore sa valeur, dépouillée de tous les modes d’expression qui la dissimulent, l’altèrent ou la corrompent. Dans ce passé qui n’est plus passé et où l’idée s’est dépouillée de la chose qui l’emprisonnait, les consciences ne disposent plus de cette médiation des corps qui les distinguait les unes des autres et leur permettait de communiquer ; mais, au point même où chacune d’elles se trouve repliée sur son intimité pure en ne gardant plus de contact avec toutes les autres que par la vie qui leur était commune, elle leur est unie, au moment même où elle ne croit plus pouvoir reconnaître leur existence séparée, par des liens plus étroits que tous ceux du corps ou des sens.

Louis LAVELLE.



Retour au livre de l'auteur: Louis Lavelle (1883-1951) Dernière mise à jour de cette page le jeudi 5 octobre 2017 15:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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