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Collection « Les auteur(e)s classiques »

LE MAL ET LA SOUFFRANCE (1940)
Extraits


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis LAVELLE  (1883-1951) [Philosophe français, Un des représentants des existentialistes français, Professeur, puis membre du Collège de France], LE MAL ET LA SOUFFRANCE. Librairie Plon, Paris, 1940, 230 pages. collection Présences. Une édition numérique de Pierre Palpant, bénévole, Paris. Une édition numérique de Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extrait. L’influence. Le prestige.

Il arrive très souvent que l’on pense rencontrer une communion entre les êtres, là où il s’agit seulement d’une influence mutuelle qu’ils subissent. Mais l’influence peut être le contraire de la communion. Elle peut asservir les êtres l’un à l’autre, au lieu de les délivrer de leurs limites et de leur permettre de les dépasser. On dira sans doute que c’est lorsqu’elle y parvient qu’elle atteint aussi sa forme la plus par­faite : alors en effet elle ne fait plus qu’un avec la communion. C’est là, pour ainsi dire, le sommet de l’influence, dont il faut savoir distinguer ses formes inférieures qui risquent de donner le change sur elle et d’empêcher la communion, au lieu de la produire.

Le mot influence, qui est d’un usage si courant, a pourtant une résonance mys­térieuse et presque mystique. On n’avoue pas facilement l’influence que l’on subit ni celle que l’on exerce, bien que l’on soit parfois reconnaissant de la première et orgueilleux de la seconde : c’est qu’il semble que, dans l’influence, il y ait toujours une sorte d’atteinte à l’indépendance de la personne, et, par conséquent, une vic­time et un coupable. Pour les Anciens, l’influence désignait l’action que les astres exercent sur notre vie ; il n’était possible ni de la définir, ni d’y échapper ; elle fixait le sens de notre destinée. Cependant les astres n’étaient là que pour tenir la place des personnes ; et ils servaient à figurer le caractère à la fois obscur et irrésistible des influences qui émanent d’elles. L’in­fluence n’est réelle que lorsqu’elle est ignorée à la fois de celui qui la possède et de celui qui la reçoit : à plus forte raison est‑elle toujours involontaire. On ne peut pas l’expliquer par des raisons ; elle con­tredit les plus vraisemblables. Elle pénètre dans des régions cachées où on ne la reconnaît pas toujours ; et là où elle semble le plus visible, elle n’a parfois, aucune profondeur. Celui dont elle paraît rayonner ne fait souvent que réfléchir celle même qu’il a reçue. Elle est toujours fra­gile et elle craint une lumière trop vive : dès que l’on commence à en prendre cons­cience, on commence aussi à s’en délivrer.

En réalité, le problème de l’influence nous place en présence d’une sorte de contradiction dont on aperçoit bien l’ori­gine. Car les influences les plus vraies nous découvrent à nous‑même : loin de produire en nous le sentiment d’un assu­jettissement à un autre être, ou de nous inviter à l’imiter, elles nous délivrent tout à coup de toutes les contraintes et nous rendent la conscience de notre authen­tique originalité. Ainsi nous ne pouvons les reconnaître que pour les nier.

Ce ne sont pas toujours les hommes que nous admirons et que nous aimons le plus qui ont sur nous le plus d’influence. Mais l’événement le plus significatif pour la plu­part d’entre nous a presque toujours été pourtant la rencontre d’un autre homme qui tout à coup a donné à notre vie une lumière nouvelle, en a changé l’orienta­tion et le sens, lui a assuré un équilibre et, pour ainsi dire, une inflexion qu’elle n’avait pas su obtenir jusque‑là. Il n’est pas nécessaire, pour que ce résultat soit atteint, que nous ayons vécu avec lui dans une longue familiarité : un contact très bref a pu nous suffire. Il arrive que nous puissions nommer l’être qui a su imposer ainsi à notre vie sa courbe décisive ; nous avons pu l’oublier. Certaines influences ressemblent à une imprégnation : elles sont d’autant plus décisives qu’elles sont plus insensibles. Nous serions surpris parfois si on nommait devant nous qui les exerce. Elles paraissent se confondre avec le jeu des forces naturelles. L’influence d’un livre, celle d’une personne morte dont nous avons gardé le souvenir et l’exemple ont souvent plus de perfection et de force que celle d’un vivant qui vit près de nous, dont le charme nous séduit et dont l’auto­rité nous entraîne. On aurait bien tort de ne voir dans l’influence qu’une sorte d’effi­cacité causale, produite par les paroles ou par les actions ; les paroles ou les actions n’en sont que les instruments et les signes. L’influence vraie est celle de la présence toute pure ; elle a une portée métaphy­sique ; c’est une découverte de son être propre au contact d’un autre être.

Dès que nous en prenons conscience, l’influence commence à se dissiper. Car elle nous détourne de nous‑même et attire notre regard vers un être qui n’est pas nous et dont la vie semble nous envahir et se substituer à la nôtre. Alors nous entreprenons de nous défendre. Il est presque impossible de reconnaître l’in­fluence que l’on subit sans en souffrir. Celui qui la recherche et qui l’aime la crée avec des forces qui lui appartiennent en propre ; celui qui la ratifie la juge, et par conséquent la domine. Mais celui qui soup­çonne qu’elle agit sur lui, malgré lui, sent tout à coup sa conscience et sa liberté en péril ; il se révolte à la fois contre elle et contre sa propre faiblesse. Il a peur d’avoir abdiqué, d’avoir cédé à un autre cette existence dont il avait la responsabilité et la charge. C’est la conscience la plus vaste qui est la plus accueillante ; elle accomplit à l’égard de tous les êtres qu’elle rencontre sur son chemin un acte de confiance qui est déjà un don d’elle-même. Aussi court‑elle toujours le risque de se laisser surprendre : elle croit par­fois se donner quand elle s’est laissé ravir.

Les influences les plus pures et les plus bienfaisantes ne sont pas celles qui nous donnent le moins d’inquiétude : la facilité, la joie avec lesquelles nous leur cédons nous montrent au fond de nous‑mêmes une sorte de passivité complaisante, une sug­gestion à laquelle nous sommes devenus dociles. C’est la présence d’un autre que nous découvrons quelquefois en nous au lieu de la nôtre propre. Nous ne pouvons abandonner à personne notre destinée et notre conduite. Il est beau qu’en aper­cevant la vocation d’autrui nous aper­cevions aussi la nôtre : mais toute activité d’imitation ou de substitution ruine l’âme qu’elle croit édifier. Aussi existe‑t‑il un drame de l’influence qui tantôt nous rend, tantôt nous retire à nous‑mêmes ; tantôt s’empare de nous d’un seul coup, tantôt s’insinue en nous par touches insensibles ; tantôt demeure ignorée sans nous asservir, tantôt pénètre dans la conscience et aus­sitôt la divise et la trouble.

Il y a donc des degrés différents de l’in­fluence : au degré le plus bas, deux êtres sont en présence l’un de l’autre et ils agissent l’un sur l’autre par la partie pure­ment individuelle de leur nature. L’un d’eux possède sur l’autre un prestige qui lui en impose. Le motif de ce prestige n’intervient pas ici et peut être le plus noble ou le plus vil : la seule chose qui compte, c’est un rapport entre des forces, qui fait qu’une activité plus intense, trou­vant devant elle une activité plus faible et qui lui cède aisément, abolit son indé­pendance et l’entraîne à sa suite.

Dans le prestige individuel, l’influence est unilatérale ; elle se produit toujours dans le même sens : c’est toujours le même qui l’impose et le même qui la reçoit. Elle est tantôt ignorée et subie, tantôt acceptée et aimée. Elle est la marque d’une certaine puissance chez celui qui l’exerce, mais non point toujours d’une supériorité réelle. Car nous rencontrons tous les jours des êtres supérieurs à nous et qui n’ont sur nous aucune action, et d’autres êtres qui valent moins que nous et dont nous subissons le prestige sans parvenir à nous défendre. Le prestige suppose pourtant une certaine cor­respondance entre les êtres : seul peut s’y montrer sensible celui qui éprouve en lui un vide intérieur qu’un autre vient rem­plir, un appel auquel un autre répond, ou seulement l’éveil d’une certaine émulation admirative par laquelle il cherche à res­sembler à l’objet qui l’a séduit. C’est là, en même temps qu’un témoignage d’humi­lité et qu’une défiance naturelle à l’égard de ses propres forces, un mouvement de la vanité et de l’amour‑propre qui entre­prennent de s’égaler, au moins par l’appa­rence, à ce qui les surpasse.

Il y a plus : l’homme isolé hésite devant ses pensées les plus secrètes ; il n’ose point achever de les faire siennes. Il a besoin d’être rassuré sur elles, de trouver autour de lui quelqu’un qui les relève et qui ai le courage d’en assumer la responsabilité. Il n’y a pas d’homme dont la conscience n’ait été traversée de certaines clartés, de certains désirs dont il n’a point eu la hardiesse de prendre possession ; il lui fallait pour cela une sorte d’excès d’intimité avec soi dont il était incapable ; ce qui lui rendait tous ces états suspects. Mais le prestige d’un homme ou d’un auteur en renom va leur donner tout à coup une valeur inattendue qui flattera un moment son orgueil ; seulement, cette fascination matérielle ne le change pas profondément.

L’influence ne peut naître que quand nous rencontrons hors de nous non point l’image fidèle de ce que nous sommes, mais l’achèvement d’une tentative que nous commençons nous‑même aussitôt d’ébaucher. Seulement, en reconnaissant qu’elle est achevée ailleurs, nous nous croyons souvent dispensé de l’achever pour notre propre compte. L’ébauche suffit à nous contenter ; nous sommes trop porté à la confondre avec l’œuvre réelle que nous imitons maintenant par des gestes vains dont l’origine n’est plus dans le vif de nous‑même. Ainsi, notre accord même avec celui qui agit sur nous nous nuit au lieu de nous servir : à l’inverse de la com­munion, une telle influence, au lieu d’épa­nouir les tendances qui sont en nous, crée en nous un simulacre de notre être propre.

Dans le prestige, c’est toujours l’individu qui se montre. C’est toujours lui que l’on cherche. Aussi m’apparaît‑il toujours comme exceptionnel et unique, différent de tous les autres et différent de moi ; les dépassant et me dépassant, réalisant sans effort tout ce que je désire et que j’aime et à l’égard de quoi je demeure moi-même impuissant, possédant toujours une ri­chesse où je ne cesse de puiser et qui sus­cite et devance tous mes vœux. La qualité de ce qu’il nous apporte nous devient vite indifférente ; car nous nous sommes atta­ché à lui par ce qu’il est plutôt que par ce qu’il nous donne. Comment pourrait‑on s’interroger encore pour savoir si ce qui vient de lui est un bien, puisque à nos yeux un bien n’est un bien que parce qu’il vient de lui ? Et il arrive bientôt que nous demeurions aveugle à l’égard de ses dis­positions spirituelles les plus profondes qui n’éveillent en nous aucun élan capable d’y répondre. L’esprit critique est détruit : la conscience se fait un mérite de son effacement et de sa docilité. Pourtant elle ne peut point invoquer l’exemple de l’amour qui, lui aussi, mesure la valeur des dons par l’être même qui les donne, mais qui fonde la personne au lieu de l’abolir, et qui restitue toujours le cen­tuple.

Le prestige intellectuel est celui qui pro­duit sur nous la plus grande fascination. Il n’y a point d’émerveillement qui puisse surpasser l’apparition en nous d’une pensée qui n’est point issue de nous et qui pour­tant devient nôtre, dès qu’un autre être parvient à la susciter en nous par la magie de la parole. Aussi est‑il difficile de penser autrement que celui qui nous a appris à penser : chez les hommes les plus mûrs, on retrouve certaines formes de pensée qui leur ont été imposées par leur premier maître. Ici encore il est presque impossible d’avoir égard à la vérité indépendamment de celui qui l’enseigne : et l’adhérence de la vérité à la personne nous mène souvent à subir une autorité extérieure, au lieu de nous inviter à approfondir les raisons personnelles de notre propre consentement. Car nulle proposition ne peut avoir pour nous le même prix selon qu’elle est ex­primée par la bouche d’un homme que nous admirons, ou par celle d’un indiffé­rent. Et il est bien certain en effet que si la vérité n’est point un objet, si elle est vivante, elle est inséparable de la conscience même qui la pense et toujours ac­cordée en valeur avec elle : ainsi les plus belles formules prennent l’aspect le plus trivial, et les plus communes une singu­lière noblesse selon la qualité d’âme de celui qui les profère. Mais il arrive que le prestige, en s’attachant à l’apparence de la personne plutôt qu’à la personne elle-même, nous cache la source personnelle d’où la vérité doit jaillir ; il la tarit en nous ; il ne laisse subsister qu’une forme qui nous éblouit et que nous nous conten­tons de reproduire.


Retour au livre de l'auteur: Louis Lavelle (1883-1951) Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 février 2007 19:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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