RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Louis LAVELLE, TRAITÉ DES VALEURS. I. Théorie générale de la valeur. (1950) [1991]
Préface


ne édition électronique réalisée à partir du texte de Louis LAVELLE, TRAITÉ DES VALEURS. I. Théorie générale de la valeur. Paris : Les Presses universitaires de France, 1re édition, 1950, 2e édition, 1991, 753 pp. Collection : DITO. Une édition numérique réalisée par un bénévole qui souhaite conserver l'anonymat sous le pseudonyme “Antisthène”, un ingénieur à la retraite de Villeneuve sur Cher, en France.

[V]

TRAITÉ DE LA VALEUR

I. Théorie générale de la valeur

Préface

On a le sentiment parfois que le problème de la valeur est un problème nouveau. Mais il n’y a de nouveau que le nom, ou du moins l’acception générale qu’on lui donne aujourd’hui. C’est de nos jours seulement que l’on s’est demandé si l’on ne pouvait pas constituer une science autonome des valeurs à laquelle on a même proposé de donner le nom d’axiologie. Mais la recherche de la valeur est aussi ancienne que la réflexion : celle-ci pose le problème de la valeur dès qu’elle s’interroge sur l’existence pour savoir si elle mérite d’être vécue, sur les différentes fins de son activité pour savoir si elles méritent d’être poursuivies et même sur les différents objets qu’elle rencontre dans le monde pour savoir s’ils méritent qu’on s’y attache. Il n’y a point de philosophie qui n’implique une réponse à ce problème. Seulement, il n’a été isolé qu’à l’époque moderne où on a cherché d’une part à le rendre indépendant des spéculations purement métaphysiques ou à absorber en lui la métaphysique elle-même en renouvelant sa méthode et son contenu, d’autre part à l’embrasser dans toute sa généralité, c’est-à-dire à étudier la valeur dans son rapport avec tous les besoins, toutes les aspirations de l’homme, aussi bien dans sa vie économique ou affective, que dans sa vie intellectuelle morale ou religieuse.

La philosophie n’a jamais cessé de mettre la valeur au premier plan de ses préoccupations, non point seulement, comme on pouvait le croire, dans le domaine esthétique ou dans le domaine moral, mais encore dans le domaine métaphysique où l’être et la perfection ont toujours été confrontés, soit pour être opposés, soit pour être confondus : ce qui donnait leur signification profonde au pessimisme et à l’optimisme, [VI] car le mot de perfection désignait ce caractère interne d’une chose qui constitue sa raison d’être, qui suffit à la justifier, c’est-à-dire à faire qu’elle soit désirée et voulue. A ce mot pourtant s’attachait un certain caractère de suspicion, soit parce que la perfection est impossible à concevoir même comme idée, soit parce qu’elle apparaît comme une propriété statique, un état d’achèvement, une sorte de fermeture de la chose sur elle-même qui arrête le mouvement de l’esprit, au lieu de le promouvoir.

Mais la valeur était pour nous l’objet d’une expérience plus concrète et plus familière. Si la perfection nous surpasse et nous échappe, la valeur nous intéresse et nous touche. Sous sa forme la plus basse et la plus immédiate, elle se confond avec l’utilité, quitte plus tard à la contredire. Mais surtout, tandis que la perfection semble subordonner la conscience à un objet posé indépendamment d’elle, la valeur réintroduit l’idée d’un intérêt subjectif qu’elle découvre dans le réel ou qu’elle lui confère.

Ajoutons que les raisons qui expliquent le succès d’une philosophie des valeurs traduisent sans doute cette inquiétude que suggèrent les périodes très troublées à l’égard d’un Être défini traditionnellement par sa stabilité même, et en même temps cette exigence qui est au fond même de tout esprit d’affirmer ses aspirations essentielles avec plus de force quand la réalité semble leur résister ou les démentir, en cherchant à la faire coïncider avec elles.

*
*   *

Mais nous n’entendons pas faire ici une œuvre exclusivement personnelle. Nous essaierons de tracer d’abord une sorte de tableau de toutes les directions dans lesquelles s’est engagée la réflexion humaine au cours de son histoire lorsqu’il s’est agi de définir pour elle la valeur absolue et les valeurs particulières, c’est-à-dire la signification qu’elle donne à la vie et aux différentes démarches de la vie par une option qui dépend d’elle seule, mais où se fixe sa destinée et la destinée même du monde.

[VII]

Que toutes les grandes philosophies soient des philosophies de la valeur, c’est ce qui apparaît clairement si l’on songe non pas seulement qu’il n’en est aucune qui ne prétende nous donner les règles mêmes de la pensée et de la conduite, c’est-à-dire qui ne cherche à déterminer la nature de la vérité et de la sagesse (comme on voit par exemple dans la méthode cartésienne), mais encore qu’il n’en est aucune, si éloignée qu’elle puisse paraître de toute considération de valeur, qui n’introduise une distinction entre la réalité et l’apparence, c’est-à-dire, une hiérarchie de valeur entre les formes différentes de l’être.

Cependant on ne peut mettre en doute que le problème de la valeur n’ait été renouvelé depuis environ trois quarts de siècle sous l’influence à la fois du progrès de la science qui, en trouvant dans son propre domaine un développement à la fois assuré et illimité, a mieux montré ce qu’elle était incapable de nous donner, — d’une critique de la science qui, l’insérant dans l’activité totale de l’homme, en a fait une sorte de moyen au service d’une fin qu’il fallait d’abord définir, — et peut-être aussi des malheurs qui sont venus ébranler le monde et qui ont amené chaque individu à considérer le problème de la signification de la vie comme étant le problème fondamental auquel tous les autres étaient subordonnés.

En Allemagne une spéculation indivisiblement subjectiviste et cosmologique, inclinée vers le pessimisme, mais alimentée par la volonté de puissance, devait s’interroger naturellement sur la valeur de l’existence au moment même où celle-ci commençait à se sentir déjà anxieuse et menacée, avant de connaître les grandes oscillations entre une ambition messianique et les catastrophes qui risquaient de l’engloutir. — L’empirisme anglais ou américain dans la forme dernière qu’il avait reçue avec le pragmatisme, renouvelé par un ferment métaphysique venu du platonisme et de l’hégélianisme et qu’une tradition religieuse rendait plus actif, s’épanouissait lui-même à la fin en une philosophie des valeurs. — En Belgique, dans les Pays-Bas et en Suisse, dans les pays de langue latine comme l’Italie et l’Espagne, les travaux philosophiques les plus importants gravitent [VIII] autour du problème des valeurs : on y découvre partout le double dessein, tantôt de s’affranchir de la métaphysique et tantôt de lui donner un contenu vivant capable de satisfaire les exigences les plus pressantes de notre conscience et de conférer une signification à l’existence.

En France le même problème avait provoqué d’abord moins de travaux. Et les raisons pourraient en être cherchées dans le succès prolongé du positivisme scientifique, dans un attachement, pour ainsi dire unanime, aux principes du rationalisme cartésien, dans une certaine absence d’inquiétude religieuse, dans une fidélité beaucoup plus grande qu’on ne croit à l’égard des valeurs traditionnelles qui ne sont point mises sérieusement en question. Il est remarquable aussi que le problème des valeurs n’ait été examiné longtemps dans notre pays que sous la forme des rapports de l’individu et de la société : il a été le domaine privilégié des sociologues, comme s’ils pensaient trouver dans le fait une sorte d’incarnation du droit. Mais c’est cette question de droit dont on peut dire pourtant qu’elle intéresse plus que toute autre la pensée française : aussi la valeur n’a-t-elle été étudiée pendant longtemps chez nous que dans le jugement de valeur. Cependant, en France comme dans le monde entier, les événements des deux guerres, l’idée même de la destinée humaine qui devient de nouveau présente à toutes les consciences, le sentiment de plus en plus aigu et de plus en plus vif que nous prenons de ces valeurs spirituelles dont nous pensions que la possession était assurée tant qu’on n’avait pas mesuré le péril auquel elles étaient exposées, tournent aussi tous les regards vers le problème de la signification de la vie et des fins que nous devons proposer à notre activité pour qu’elle puisse l’assumer.

Les philosophes ont souvent une tendance à limiter leur information, au moins en ce qui concerne la discussion des problèmes actuels, à l’horizon de leur propre pays. Ils y sont invités à la fois par la différence des langues, l’amour-propre national et par la difficulté aussi de connaître tant de livres qui paraissent partout sur ces grands problèmes et d’établir entre eux une sérieuse discrimination. Mais [IX] la philosophie qui n’est ni nationale, ni internationale, est pourtant universelle. Et nous qui sommes du pays de Descartes, nous sommes inclinés à dire comme Descartes que l’esprit humain, étant toujours le même, chacun de nous peut tirer toute la vérité de son propre fonds. Mais ce n’est pas absolument vrai. Chacun de nous n’a qu’une perspective sur la vérité. Il y a sans doute une unité de la conscience humaine, mais qui a besoin pour se réaliser, de la diversité de toutes les consciences individuelles.

Nous nous sommes astreints à prendre possession de tous les travaux importants qui ont déjà été publiés sur la valeur hors de France et en France, non seulement pour donner aux étudiants et au public les instruments d’information qu’ils sont en droit de nous réclamer, mais aussi parce que toutes les tendances qui se sont déjà exprimées dans la théorie de la valeur sont pour ainsi dire des éléments de la conscience universelle. En écrivant un Traité des valeurs, nous voudrions rester fidèle à la tradition de notre pays qui n’a jamais rien laissé perdre des aspects les plus différents de la vie de l’esprit, qui s’est toujours efforcé d’établir entre eux une mesure et un équilibre, qui se défie de toutes les vues unilatérales ou excessives, mais qui s’entend pourtant à leur donner cette forme rationnelle qui permet à l’humanité tout entière de retrouver en elles des parties de son commun patrimoine.

S’il n’y a que les valeurs qui puissent donner un sens à la vie de l’homme, aussi bien dans son fondement que dans ses modes, c’est par l’effort qu’il fait pour les découvrir et les mettre en œuvre qu’il naît à la conscience dans l’acception la plus simple et la plus pleine du mot, c’est-à-dire à une vie spirituelle qui dépasse la vie matérielle et qui la justifie [1]. Ce qui est le sens du vieil adage : « Eritis sicut Deus, scientes malum et bonum. »

[X]

L’objet principal de notre recherche sera de découvrir dans un premier volume la signification de l’idée de valeur prise en elle-même, et pour cela de définir les acceptions différentes dans lesquelles le mot a été pris dans le langage et dans l’histoire, puis d’analyser ses caractéristiques essentielles et les antinomies qu’elle soulève, de la confronter ensuite avec l’être auquel on l’oppose presque toujours, mais dont elle est la justification et avec le possible qu’elle ne manque jamais d’évoquer, mais dont elle exige la réalisation : ainsi nous serons amenés à montrer que le propre de la valeur est d’avoir toujours besoin de s’incarner. Nous serons fondés alors à nous interroger sur l’acte même par lequel la valeur est posée et qui, s’il suppose toujours une comparaison entre les formes différentes qu’elle peut revêtir, peut toujours être nommé un acte de préférence ; de cet acte de préférence le jugement de valeur est, si l’on peut dire, une expression ou une justification intellectuelle. Il n’y a que lui qui puisse nous autoriser à parler, si cette expression a encore un sens, d’une vérité de la valeur. Il y a enfin une échelle hiérarchique des valeurs qui est telle que les valeurs inférieures sont des degrés des valeurs supérieures et doivent être intégrées dans celles-ci, bien qu’elles puissent changer de sens et se convertir en anti-valeurs dès qu’elles sont poursuivies pour elles-mêmes et deviennent un obstacle et non plus un moyen de notre ascension : c’est alors que se forme l’alternative du bien et du mal.

Dans un second volume, intitulé : Le système des différentes Valeurs, nous tenterons de déterminer comment se distinguent les unes des autres les espèces de valeurs et comment, dans chacune d’elles, la valeur est présente tout entière, bien qu’elle n’en exprime qu’un aspect privilégié qui s’oppose à tous les autres et pourtant les appelle. Ainsi nous serons amenés à distribuer les valeurs en trois couples différents dont les deux termes expriment l’aspect objectif et l’aspect subjectif [XI] que chaque type de valeur est capable de recevoir. Nous distinguerons alors les valeurs économiques qui correspondent à la satisfaction des besoins du corps et les valeurs affectives à tous les ébranlements qu’il est capable de nous donner, les valeurs intellectuelles qui correspondent à la connaissance des choses et les valeurs esthétiques à toutes les émotions qu’elles peuvent nous faire ressentir, les valeurs morales qui correspondent à tous les actes que nous devons accomplir, et les valeurs religieuses à tous les sentiments qui unissent l’homme à la source dont son existence dépend.

Nous remercions ici Mlle Y. de C. et M. G. Varet qui ont eu l’extrême obligeance de vérifier toutes les bibliographies, de les rectifier, de les compléter et de les ordonner : c’était là assumer une tâche singulièrement ingrate, qui n’aurait pas pu être menée à bien sans leur précieux concours et dont on leur garde une infinie reconnaissance.

__________

[XII]



[1] C’est parce que le discernement des valeurs est caractéristique de la conscience humaine qu’il peut servir à donner une définition de l’homme au sens où Nietzsche disait dans Le Voyageur et son ombre : « Le mot homme signifie celui qui évalue : il a voulu se dénommer par sa plus grande découverte. » Mais il disait aussi : « Sans l’évaluation, la noix de l’existence serait creuse », formule qui implique déjà que la valeur, loin d’être la négation de l’existence, en est précisément le contenu, c’est-à-dire en constitue l’essence.



Retour au livre de l'auteur: Louis Lavelle (1883-1951) Dernière mise à jour de cette page le mercredi 18 mai 2016 6:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref