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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Louis Lavelle, Bérulle et Malebranche. (1948)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Lavelle, Bérulle et Malebranche. Un texte publié dans Bulletin de l’Association Fénelon, juillet 1948, 43 pp. Une édition numérique réalisée par un bénévole qui souhaite conserver l'anonymat sous le pseudonyme “Antisthène”, de Villeneuve sur Cher, en France.

[3]

Bérulle et Malebranche.

Introduction

Les ressemblances
et les différences


Malebranche est un père de l’Oratoire. Et l’Oratoire a été fondé par le cardinal de Bérulle. Le choix que Malebranche a fait de cette congrégation pour y vivre, l’atmosphère qu’il y a respirée, laissent supposer qu’il y avait une sorte d’accord entre la spiritualité bérullienne et ses exigences intérieures les plus profondes. Pourtant ce rapprochement n’est qu’une vraisemblance : il ne s’impose pas aussitôt à la pensée ; il pourrait s’agir d’une rencontre que les événements suffiraient à expliquer. Car Bérulle est un théologien et Malebranche un philosophe : leur langage est tout différent ; il ne semble pas que leur réflexion s’applique au même objet ; ils ne se servent pas des mêmes voies de démonstration ; ils ne cherchent pas à persuader par les mêmes moyens. L’œuvre de Malebranche est un bourgeon du cartésianisme, celle de Bérulle est une mise en pratique de la vie du Christ. Bérulle est un pur théologien, mais un théologien pour qui le dogme pénètre notre âme et la change, c’est-à-dire un spirituel au sens traditionnel que l’on donne à ce mot, tandis que Malebranche est un vrai philosophe et même un philosophe pour qui l’intelligence est adéquate au réel, c’est-à-dire qu’il appartient au type de l’intellectuel, pour qui c’est la philosophie elle-même qui se change en spiritualité.

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Toutefois, ces oppositions ne sont pas aussi radicales qu’il le semble. Car la spiritualité de Bérulle est une sorte de prise de possession de la signification de l’homme et du monde à travers l’histoire de leurs relations avec Dieu : or, une telle histoire assure à l’homme et au monde une intelligibilité qui l’emporte infiniment sur celle que nous pourrions lui donner si nous étions réduits aux seules forces de notre entendement. Et si Malebranche ne fait appel qu’à la raison cartésienne, cette raison elle-même, c’est le Verbe, qui nous parle au fond même de notre conscience où il nous enseigne la même vérité que la Révélation et que l’Ecriture. Enfin, on ne peut s’empêcher de noter que Malebranche est nourri de saint Augustin autant que de Descartes et que Bérulle à son tour est considéré par Baillet comme celui qui après Dieu a exercé la plus grande influence sur l’esprit de Descartes. (Baillet, Vie de Descartes, p. 163.)

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Mais Bérulle a peu de lecteurs, au moins parmi les philosophes. Ses œuvres sont d’un accès difficile. Il arrive qu’il nous rebute, tant par une sorte de hauteur extrême vers laquelle il nous pousse toujours et que nous pouvons désespérer d’atteindre que par une certaine éloquence laborieuse, et même rugueuse, qui cache les mouvements de l’âme les plus intimes et les plus secrets, mais souvent les arrête, au lieu de les produire. Son génie n’éclate pas toujours, mais quand il éclate, il dépasse tout, dit Brémond, qui l’admire plus que personne et voit en lui l’initiateur de cette Ecole Française de spiritualité dont les représentants les plus célèbres sont peut-être Bossuet et saint Vincent de Paul.

Bérulle, après avoir introduit en France, en 1604, les carmélites réformées de Sainte Thérèse, fonde en 1611 une congrégation de simples prêtres qu’il consacre à l’oraison. Et il y a sans doute une parenté entre la spiritualité de l’Oratoire et celle du Carmel. Mais dans l’Oratoire, l’intention de Bérulle est de rappeler le clergé à la perfection de l’état sacerdotal. La plus exquise partie de l’Eglise, c’est l’état religieux qui se régit tout entier par autorité divine : cependant s’il y a une vertu propre [5] aux différents ordres, comme la pauvreté aux Capucins, la solitude aux Chartreux, l’obéissance aux Jésuites, c’est la piété qui sera la vertu propre à l’Oratoire.

On peut dire que l’Oratoire a été fondé en vue de l’adoration des deux plus grands mystères de la religion chrétienne qui sont la Trinité ou la société que Dieu forme avec soi et l’Incarnation, qui est la société que Dieu forme avec l’homme. Mais cela ne suffit pas, il faut dire qu’il nous enseigne à aimer et à honorer singulièrement Jésus-Christ, à nous mettre entre les mains de Jésus-Christ comme les organes de son esprit et les instruments de sa grâce. C’est Jésus-Christ l’instituteur de l’Oratoire, comme il est l’instituteur de la prêtrise. Et l’Oratoire est la congrégation des prêtres de Jésus, qui font profession de vivre dans l’esprit et dans les devoirs de la prêtrise.

Or la fonction essentielle du sacerdoce, c’est de disposer de l’Eucharistie qui est indivisiblement un don de Dieu à l’homme et un don de l’homme à Dieu. C’est ce double rapport de l’homme avec Dieu qui est l’objet unique de la méditation de Bérulle : et l’on peut dire à la fois que toutes ses pensées s’y ramènent et que nulle préoccupation n’est capable de l’en distraire. C’était, selon Brémond, un homme doux et volontaire, mais dont le regard était toujours tourné vers le point d’attache de l’âme avec Dieu. Il ne vivait que de la présence de l’âme à Dieu, qui est la présence de l’âme à elle-même. Mais elle ne se réalisait que par le moyen de l’Incarnation.

Or la même inspiration se retrouve dans le cartésianisme de Malebranche. Déjà la création continuée chez Descartes suggérait un contact impossible à rompre entre l’essence même de l’âme et l’acte par lequel Dieu l’appelait à être. Et l’on n’oubliera pas le texte si chargé de sens que l’on rencontre dans ses notes de jeunesse : Tria mirabilia fecit Dominus, res ex nihilo, liberum arbitrium et hominem Deum. Enfin la plus grande originalité de Malebranche, c’est d’avoir réalisé l’identification de la raison cartésienne et du Verbe de Dieu. L’âme a été créée particeps rationis. Mais le propre de la raison, c’est de m’apprendre que le monde de la nature est subordonné au monde de la grâce et l’économie de la création à l’économie de la rédemption, c’est de gouverner à la fois les deux ordres, qui sont l’ordre des grandeurs et [6] l’ordre des perfections ; c’est de dicter indivisiblement sa loi à l’intelligence et à l’amour. Il y a plus : on pourrait dire qu’il y a un accord profond entre Bérulle et Malebranche sur la hiérarchie des trois mondes sensible, intelligible et archétype dont Jésus est à la fois le modèle et le lien éternel.

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Et pourtant la parenté des doctrines et quelquefois des formules chez le théologien de l’Incarnation et le philosophe du Verbe éveillent des résonances bien différentes. Il semble qu’ils habitent la même vérité, mais non point sous le même climat. Comment ne pas reconnaître l’esprit de Bérulle dans cette conviction de Malebranche que la religion, c’est la vraie philosophie ? Mais si c’est là une affirmation qui exprime assez bien leur point de rencontre, ils y viennent l’un et l’autre par des chemins opposés. Car le propre de Bérulle, c’est de montrer qu’il n’y a rien dans la philosophie qui ne trouve dans la religion la vie intérieure qui l’anime, tandis que le propre de Malebranche serait plutôt de montrer qu’il n’y a rien dans la religion qui ne trouve dans la philosophie la lumière qui l’éclaire.

Brémond dit que pour lui le fondateur de l’Oratoire est une doctrine, une sorte de théorème et non pas un homme. Proposition qui est faite pour nous surprendre et qu’il aurait pu appliquer peut-être avec plus de vraisemblance à Malebranche, bien qu’avec autant d’injustice. En réalité, tous deux n’ont de regard que pour le pur rapport de l’homme avec Dieu, par la médiation du Verbe, c’est-à-dire non seulement pour l’idée générale de l’homme qui a été l’unique objet de méditation du XVIIe siècle tout entier, mais pour le modèle de l’homme tel que la métaphysique cartésienne permet de le concevoir et la vie même de Jésus-Christ de l’incarner. Et sans doute ce rapprochement peut paraître hardi et même choquant : du moins faut-il convenir que ce n’est pas la même chose d’élever notre raison jusqu’à la dignité du Verbe ou de faire du Verbe lui-même la source de notre raison.

Jusque dans la spiritualité de Malebranche lui-même, qu’il [7] serait injuste de méconnaître et dont on pourrait penser qu’elle ne doit pas pouvoir être distinguée de la spiritualité de Bérulle, on reconnaîtra pourtant, si on la compare avec celle-ci, une différence presque imperceptible d’accent. En ce qui concerne les rapports de la prière et de l’attention par exemple, et, bien que ce soit le philosophe qui fasse de l’attention une prière, on se demande si cette définition ne conviendrait pas mieux au théologien, alors que pour le philosophe c’est la prière, au contraire, qui serait semblable à une attention.

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On observera que les principaux ouvrages de Malebranche ont un caractère spéculatif. Ce sont les Entretiens métaphysiques, les Méditations chrétiennes, la Recherche de la Vérité, le Traité de Morale ou le Traité de l’Amour de Dieu dans lesquels la pensée s’applique à un monde intelligible dont la contemplation suffit à éclairer notre entendement et à infléchir notre volonté. Jusque dans les Petits Traités spirituels qui ont un but d’édification on trouve la même recherche d’une lumière intérieure qui est le patrimoine commun de tous les esprits et dans laquelle chacun d’eux est appelé à vivre, qui, dès qu’on la possède, apaise notre inquiétude, comble et dépasse notre espérance, change toutes nos affections et devient l’objet unique de notre pensée et de notre amour.

Les choses se présentent d’une toute autre manière chez Bérulle. Car ce n’est point assez de dire que, loin de nous apprendre à reconnaître dans la lumière de la raison la lumière de l’Evangile, il suit plutôt la marche opposée, ni que la vérité pour lui doit être indivisiblement contemplée et vécue ; l’important est qu’elle ne peut être contemplée et vécue qu’à travers le modèle que le Christ lui-même nous fournit. Ainsi Bérulle écrit une Vie de Jésus, où la théologie ne fait qu’un avec l’histoire même du Christ dans laquelle l’homme aperçoit la signification de sa propre histoire, découvre cette alliance de la souffrance et de la joie qui constitue le mystère de son existence et réalise une transfiguration spirituelle de tous ses états, qui élève chacun d’eux jusqu’à une [8] dignité proprement ontologique. Mais il écrit aussi une Vie de la Vierge afin de nous montrer, d’une part, dans sa maternité elle-même la réalité de l’Incarnation divine et, d’autre part, dans sa docilité à l’égard des paroles de l’Ange une application exemplaire du précepte : Fiat volontas tua. La Vierge devient pour nous un modèle souverain : car si le Christ engendre le Saint-Esprit en nous comme il l’engendre avec son Père dans la Trinité, on peut dire aussi, par une admirable réciprocité, que le Saint-Esprit à son tour engendre Jésus-Christ en nous comme il l’engendre dans le sein de la Vierge (op. CXXXII). Enfin, Bérulle a écrit une extraordinaire Vie de sainte Madeleine, dont on a pu dire qu’elle était son Traité de l’amour de Dieu, et dans laquelle il nous montre tous les mouvements et toutes les étapes de l’amour le plus ardent, le plus humble et le plus pur, mais d’un amour spirituel et qui fait de Madeleine la première qui ait eu part à la vie ressuscitée de Jésus.

Cette énumération suffit à nous découvrir quelle est la doctrine de Bérulle : c’est sans doute une théologie de l’Incarnation, qui, au lieu d’étudier le dogme dans sa forme proprement spéculative, le saisit à sa source même, dans l’acte vivant où il se réalise, de telle sorte qu’il paraît inutile d’en tirer aucune application morale, puisqu’il suffit de le méditer pour que Jésus-Christ devienne présent et agissant en nous, surnaturalise notre nature et divinise notre humanité.



Retour au livre de l'auteur: Louis Lavelle (1883-1951) Dernière mise à jour de cette page le jeudi 5 octobre 2017 16:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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