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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Trois drames de l'Asie (1943)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis LALOY [(1874-1944) [Érudit, auteur de livres sur Debussy, Ravel, Stravinsky. Traducteur de drames chinois], Trois drames de l’Asie. Éditions de la Baconnière – Neuchatel, Décembre 1943, 146 pages. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Préface

En 1755, Voltaire retiré « au pied des Alpes, et vis-à-vis des neiges éternelles », offrait à monseigneur le maréchal duc de Richelieu son nouvel ouvrage, l’Orphelin de la Chine, et après les compliments d’usage expliquait son dessein : « L’idée de cette tragédie me vint, il y a quelque temps, à la lecture de l’Orphelin de Tchao, tragédie chinoise, traduite par le P. Prémare, qu’on trouve dans le recueil que le P. du Halde a donné au public ».

Sans rechercher le patronage d’un si grand seigneur, le livre qui paraît aujourd’hui simplement se présente à qui garde encore en des temps si troublés le goût de la lecture, la force de penser ; le village du Jura qui abrite mes travaux ne contemple que de fort loin les neiges du Mont-Blanc, et je ne suis pas Voltaire, mais crois avoir autant que lui le droit de chercher mes héros hors de l’antiquité classique ou de l’Europe qui se dit chrétienne, et suivant son exemple de prendre avec les auteurs de la Chine ou de l’Inde, dans la mesure de mes moyens, les libertés que s’est permises Corneille à l’égard de Guilhen de Castro, Racine avec Euripide et Sénèque, et Goethe aux dépens de Marlowe.

Le premier de ces drames appartient à la religion taoïste et retrace la conversion d’un saint. Liù Yén est un des huit Immortels que l’on voit si souvent représentés sur les peintures et les objets d’art de la Chine, avec leurs attributs signalétiques : pour Liù Yên, l’épée rappelant son passage aux armées, qui lui fut si funeste ; pour Tchoung-lî K’iuên, l’éventail, insigne du haut commandement qu’il exerçait sur terre ; la gourde et la béquille de fer de Li T’ieh-koài réincarné dans le corps d’un boiteux ; les castagnettes du solitaire Ts’âo Kouoh-kiou, le panier de fleurs que porte le joyeux Lân Ts’aì-houô, la boîte où Tchang Kouo enferme son âne de papier, la flûte de Hân Siang-tzè, la fleur de lotus cueillie par la dévote Hô Sien-kou.

Le taoïsme est une doctrine purement chinoise en son principe et déjà constituée par ses éléments essentiels avant l’introduction du bouddhisme qui est venu des Indes et n’a commencé d’être connu en Chine qu’au deuxième siècle de l’ère chrétienne. Mais ensuite les deux religions ont réagi l’une sur l’autre et le bouddhisme de la Chine s’est imprégné de la pensée taoïste pendant que le taoïsme admettait plusieurs divinités du bouddhisme.

La philosophie taoïste pousse plus loin que Kant la critique de la raison dont elle n’accepte aucune notion, pas même celle de l’existence, et la religion taoïste prêche une morale de renoncement, analogue à celle du bouddhisme mais beaucoup plus absolue, détachée de toutes les œuvres et sous sa forme la plus haute réduite à la contemplation pure. Il n’y a que la foi qui sauve, la foi dans le táo, mot qui signifie la voie, la route. Cette route est celle que suit l’univers ou plutôt, car l’univers n’est lui-même qu’une apparence encore, le grand Tout insondable dont nous n’apercevons jamais que l’ombre et le reflet. Celui qui a su se confondre avec le grand Tout a trouvé le chemin du salut. Quelques-uns y parviennent d’eux-mêmes, par la seule puissance de leur méditation. A d’autres il faut des épreuves pour renoncer au monde. Celles qui par l’intervention de Tchoung-lî déjà élevé au céleste séjour seront proposées à Liù Yên encore retenu sur la terre ont ceci de particulier qu’elles se produisent en rêve.

Les philosophes de la Chine, comme aussi ceux de l’Inde, ont très tôt remarqué que dans le rêve les objets sont pour nous aussi vrais et nos sensations aussi fortes qu’à l’état de veille. Rien ne prouve donc, si l’on veut bien y réfléchir, que le monde que nous appelons réel ne soit pas lui aussi un rêve. C’est une des idées fondamentales de la philosophie hindoue ; elle conduit à la conviction, développée surtout par le bouddhisme, que tout ce que nous voyons autour de nous est illusoire. Parler d’illusion, c’est affirmer encore qu’une réalité existe ou peut exister. Pour le taoïsme chinois, qui voit plus haut, il n’y a, au sens absolu du mot, ni illusion ni réalité. Tout dépend du point de vue et du moment. Le rêve quand on rêve est réel, et devient illusoire au réveil. Ce que nous apercevons les yeux ouverts cesse d’exister quand nous prend le sommeil. Le héros de ce drame vivra sa vie en rêve mais en recevra des impressions aussi fortes que si ce n’était pas un rêve, et c’est par leur action qu’il sera sauvé. En peu d’instants il aura vécu, ou ce qui revient au même, il aura cru vivre plusieurs années. C’est que le temps n’a pas la même valeur dans ces deux univers sans commune mesure. Nous avons rencontré tant de personnes différentes, fait un si long chemin et vu se succéder tant d’images, qu’il nous semble avoir dormi longtemps, mais notre montre ou les témoins nous apprennent que c’est à peine si notre assoupissement a duré quelques minutes. Réalité du rêve et relativité du temps : telles sont les deux idées qui expliquent ce drame et lui impriment son mouvement.

La légende de Liù Yên et du rêve d’épreuve est narrée, non sans notables variantes, par un conte fantastique qui date du huitième siècle de notre ère, plusieurs Vies des saints taoïstes dont aucune n’est antérieure au quatorzième siècle, et elle forme le sujet d’un drame de la même époque. J’ai donné jadis la traduction littérale de l’un de ces récits hagiographiques, et un peu plus tard celle du drame. Ainsi aura-t-on les moyens, si l’on estime que le problème en vaille la peine, de confronter les textes pour mesurer ma part, bonne ou mauvaise, de responsabilité.

Le roi Vikrâma et l’apsâra Ourvâsi apparaissent fréquemment, jusqu’à nos jours, dans les drames sacrés de l’Inde et les opéras-ballets du Siam, du Cambodge et de Java, qui en sont dérivés. La religion nationale de l’Inde s’appelle le brahmanisme et aussi, dans les temps modernes, l’hindouisme. Le bouddhisme s’y est formé, vers le sixième siècle avant l’ère chrétienne, par un mouvement de réaction analogue à celui qui en Europe a produit la Réforme. Il a passé de là au Tibet, à la Chine, au Japon et aux autres pays de l’Asie orientale, mais a été presque complètement expulsé des Indes. L’islam, introduit par la conquête musulmane au douzième siècle, a encore de nombreux adhérents, mais est resté complètement étranger au théâtre comme aux autres arts figurés. Il n’est pas malaisé de reconnaître dans la religion des brahmanes plusieurs traits de ressemblance avec la mythologie antique : Indra brandit la foudre comme le Zeus des Grecs, le Jupiter romain ; et l’un des principaux incidents de la pièce sera une métamorphose pareille à celles qui donnent leur titre à un poème d’Ovide. Mais la croyance hindoue est loin de s’enfermer en des contours aussi nets et aussi limités. Elle touche d’un côté à la philosophie la plus haute, de l’autre au sentiment direct de la nature. Indra est le maître du monde et même des trois mondes où sont répartis les dieux, les hommes et les êtres doués de la vie animale, végétale ou minérale. C’est précisément en raison de cette fonction qu’il réside dans le ciel inférieur et n’est pas éternel ; il passera, comme toutes les formes déterminées qu’il gouverne, n’étant comme elles que l’émanation d’un principe universel et inconnaissable, celui qui sera invoqué par le brahmane à la fin de ce drame. D’autre part on verra les animaux et les fleurs de la forêt écouter la voix qui les implore et compatir à la douleur d’un homme, ce qui dans le paganisme des Grecs leur était rigoureusement interdit. Enfin, la grâce féminine reçoit ici une vertu rédemptrice dont l’antiquité gréco-romaine n’a jamais eu l’idée ; il a fallu le christianisme pour la lui restituer. Les apsaras sont les danseuses du ciel où les contemplent Indra et les dieux qui l’accompagnent ; elles sont préposées non pas à leurs plaisirs, mais à la mission de signifier leurs pensées. Et c’est l’une d’elles qui en exil sur terre va conduire le roi, loin du monde terrestre, sur la voie du salut. La fiction répond ici à la réalité. Il n’y a pas de pays, hors de la chrétienté, où la femme ait été comme dans l’Inde des brahmanes honorée, respectée, adorée.

La première version de ce drame est attribuée à Kalidâsa, qui semble avoir vécu au quatrième siècle de l’ère chrétienne, et c’est elle que j’ai suivie, mais seulement pour les lignes principales de l’action.

Le Chagrin au palais de Hán est un drame historique. Mais il contient aussi sa leçon de vertu, car en Chine la politique ne peut pas se séparer de la morale dont elle n’est qu’un chapitre et une application. Cette morale n’est pas celle du taoïsme ni du bouddhisme, qui l’une et l’autre conduisent au détachement et à la contemplation. Il faut à l’homme d’État une doctrine qui lui permette et même lui ordonne d’accepter son emploi et d’y développer son activité. Cette doctrine a été procurée à la Chine par l’enseignement de Confucius, qui en trouvait les éléments dans les croyances et les coutumes de ses contemporains. Ce n’est pas, au sens où nous prenons ce terme, une morale laïque. La religion en est l’appui inébranlable ; mais c’est une religion très simple, qui assure l’invisible solidité des fondations, et ne va pas plus loin ; la raison et le cœur font le reste, achevant au grand jour l’édifice. L’hommage aux ancêtres d’une part, de l’autre le culte du ciel et des forces de la terre, montagnes, fleuves, dieux du sol, génie du foyer, maintiennent l’homme en contact avec les morts à qui il doit la vie, en harmonie avec l’univers dont il doit vénérer la grandeur et de son mieux imiter l’ordre souverain. La société humaine a son ordre, elle aussi, déterminé et conservé par le système rigoureux des obligations réciproques, où chacun, sans aucune exception de race, de rang ni de naissance, trouve à la place qui lui est assignée le décret qui lui prescrit son devoir et confère sa dignité. Et de même en son âme passions, intérêts et sentiments vivent en paix, contenus entre leurs limites et soumis à l’autorité des vertus supérieures qui s’appellent justice et humanité.

La dynastie des Hán a régné sur la Chine durant les deux siècles qui ont précédé et les deux qui ont suivi l’ère chrétienne. C’est une belle dynastie qui eut comme toute autre ses défaillances passagères, sa grandeur et sa décadence, mais a donné à la nation, durant ces quatre siècles, une gloire et une prospérité dont témoignent les œuvres littéraires et les monuments de l’époque, particulièrement les sculptures, d’un style robuste et magnifique, qui sont parvenues jusqu’à nous.

Il y a dans cette assurance, cette majesté aisée, cette plénitude de vie, quelques traits qui rappellent notre siècle de Louis XIV. Comme la France de ce temps-là, la Chine bénéficiait alors d’un régime solide, d’un ordre bien établi, d’un souverain prestige. Le seul danger lui venait de ses voisins tartares du nord et de l’ouest, tribus nomades et guerrières dont les incursions étaient toujours à redouter. C’est pour s’en préserver qu’un souverain de la dynastie antérieure avait bâti la Grande muraille. Sous les Hán les armées chinoises eurent souvent à lutter contre ces redoutables adversaires qui leur infligèrent plus d’un échec, mais finalement elles parvinrent à les tenir en respect. C’est alors que sous le nom de Huns et conduits par Attila, les hordes refluèrent vers l’ouest, et moins heureuse que la Chine, l’Europe fut envahie.

L’empereur qui apparaît en cette pièce a pour nom Yuên-tí et son règne a duré de l’an 48 à l’an 32 avant notre ère. Il a laissé dans l’histoire le souvenir d’un prince délicat et raffiné, ami des lettres et des arts, soucieux avant tout de maintenir la paix. Un traité d’alliance ou plutôt, comme nous dirions aujourd’hui, un pacte de non-agression avait été conclu avec le chef ou grand khan des Tartares, qui devait recevoir pour épouse une princesse du palais impérial. Celle qui lui fut envoyée avait pour nom de famille Wâng, pour prénom Tchao-kiun. L’histoire ne nous dit rien de plus, mais l’infortune de cette jeune femme, accoutumée au luxe de la cour et obligée d’aller vivre sous la tente de feutre, dans la steppe sauvage, a laissé un long souvenir dans la mémoire populaire. Quatre siècles plus tard, des complaintes qui nous ont été conservées déplorent son malheur, et les poètes de l’époque des T’âng, qui est le huitième siècle de notre ère, se plaisent à évoquer sa beauté, son regret, sa résignation. Il était réservé à l’un des plus grands poètes dramatiques de la Chine, qui vivait sur la fin du treizième siècle, de mettre ce sujet si simple à la scène et d’en tirer par d’ingénieuses péripéties, jointes à la profonde connaissance du cœur humain, les plus émouvants effets. C’est lui qui a introduit le personnage du ministre infidèle Maô Yên-chéou, auteur de tout le mal ; son nom lui a été suggéré par l’histoire où il désignait un peintre célèbre de l’époque.

C’est principalement de cet ouvrage que je m’étais inspiré pour un drame donné en 1912 au Théâtre des Arts que dirigeait alors M. J. Rouché. Une musique de scène de M. Gabriel Grovlez l’accompagnait, le rôle de l’empereur y fut créé par M. René Rocher, et eut ensuite pour interprète M. Charles Dullin. J’ai gardé de ces représentations le plus beau souvenir, mais on ne sera pas surpris qu’à trente ans de distance je donne de mon œuvre une version nouvelle.

Aux Indes comme en Chine, la règle du théâtre est que le chant alterne avec le dialogue parlé. Il ne pouvait être question d’employer ici un tel procédé, qui fut celui de la tragédie grecque et des mystères du moyen âge, mais n’a été adopté après la Renaissance que par l’opéra-comique du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, et de nos jours par l’opérette. Restreint volontairement aux moyens littéraires, l’auteur s’est efforcé d’obtenir une modulation analogue par le passage du poème en vers cadencés à la prose.

Le théâtre des Chinois, pareil en cela encore à celui des anciens Grecs, se joue sur une scène, mais sans aucune machinerie, le décor et les accessoires réduits aux éléments indispensables, tout le reste indiqué par le texte et le jeu des acteurs. C’est ainsi que dans le premier de ces drames, s’il paraissait en Chine, on verrait au premier et au dernier acte le fourneau de l’auberge, le lit de camp et l’oreiller, points de repère que l’action exige, mais non la barque à la troisième scène du deuxième acte, ni la rivière, ni même le linge de la lavandière : les gestes de celle-ci suffiraient et plus tard on reconnaîtrait, aux mouvements des personnages et à leurs réactions pour garder l’équilibre, l’embarcation où ils sont portés. Quant au théâtre des Hindous, plus frugal encore, il se passe de scène et n’a aucun décor ; la pièce est jouée sur la Place du village ou dans la cour d’un temple. Pas plus que les lecteurs, les spectateurs n’apercevraient ce char ailé qui à la première scène du second drame déposera le roi légendaire sur un sommet proche du ciel, ni plus tard la liane qui va reprendre figure humaine entre ses bras. Il leur suffirait d’écouter les paroles, comme à nous de les lire.

De nos jours, le progrès de la science rend possible une autre méthode d’interprétation, orale comme au théâtre, mais qui laisse à l’imagination de chacun aussi libre jeu que la lecture : c’est la transmission par les ondes. L’expérience en a été faite pour ces drames, avec un succès qui de beaucoup a passé mon espoir.

Je ne croyais pas possible, sans aucun secours visuel, d’atteindre à cette intensité de l’émotion, à cette qualité du style, et tiens à dire ici toute la reconnaissance que je dois à M. Pierre Sabatier, directeur des programmes à la Radiodiffusion nationale de France, qui m’a rallié à cette idée, ainsi qu’aux artistes dont on lira les noms plus loin et qui furent, chacun en son emploi, admirables de conviction, d’intelligence, de caractère et de puissance évocatrice. A eux tous je dédie cet ouvrage qui sans l’encouragement précieux qu’ils m’ont donné n’aurait pas vu le jour.

Rahon (Jura), 5 avril 1943.


Retour au livre de l'auteur: Louis Laloy (1874-1944) Dernière mise à jour de cette page le mercredi 17 janvier 2007 17:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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