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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Les conséquences économiques de la paix. (1919)
Chapitre I: Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de John Maynard Keynes, Les conséquences économiques de la paix (1919). Traduction française de Paul Frank, 1920. Paris Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1920, onzième édition, 237 pp. Une édition numérique réalisée par mon amie Gemma Paquet, bénévole, professeure à la retraite en soins infirmiers du Cégep de Chicoutimi. Un ouvrage fortement recommandé par M. Serge D'Agostino, professeur de sciences économiques.
Chapitre I: Introduction
par John Maynard Keynes, 1919.



La faculté de s'habituer aux phénomènes environnants est une particularité notable de l'humanité. Fort peu d'entre nous se rendent nettement compte que l'organisation économique par laquelle, durant le dernier demi-siècle, a vécu l'Europe occidentale, était essentiellement extraordinaire, instable, complexe, incertaine et temporaire. Nous tenons certains de nos avantages les plus particuliers et les plus transitoires pour naturels, permanents et dignes de foi. Nous traçons nos plans en conséquence. C'est sur cette base erronée et mouvante comme le sable que nous établissons nos projets d'amélioration sociale et que nous préparons notre programme politique, que nous donnons cours à nos haines et à nos ambitions personnelles, et que nous nous sentons capables d'entretenir et non de calmer la guerre civile au sein de la famille européenne. Poussé par une folle erreur et un égoïsme indifférent, le peuple allemand a bouleversé les fondements sur lesquels tous nous vivions et nous construisions. Mais les représentants de l'Angleterre et de la France courent le risque d'achever la ruine commencée par l'Allemagne. Leur paix, si elle est mise en application, affaiblira au lieu de le renforcer, l'organisme délicat et compliqué, déjà ébranlé et brisé par la guerre, qui seul peut faire travailler et vivre les peuples de l'Europe.

En Angleterre, l'aspect extérieur de l'existence ne nous permet pas le moins du monde de nous rendre compte au de sentir qu'une époque est morte. Nous nous pressons de reprendre le fil de notre vie au point même où nous l'avions laissé, avec cette seule différence que beaucoup d'entre nous semblent bien plus riches qu'auparavant. Là, où avant la guerre nous dépensions des millions, nous avons appris maintenant à dépenser des centaines de millions sans souffrance apparente. Il est évident que nous n'utilisions pas à l'extrême les moyens que nous fournissait la vie économique. C'est pourquoi nous ne cherchons pas seulement à revenir aux aises de 1914, mais à les développer et à les intensifier énormément. Toutes les classes tracent également leur ligne de conduite : les riches veulent dépenser davantage et moins épargner ; les pauvres dépenser davantage et moins travailler.

Ce n'est probablement qu'en Angleterre (et en Amérique) qu'est possible pareille inconscience. Dans l'Europe continentale le sol s'agite et nul néanmoins ne prend garde à ses grondements. Il ne s'agit pas seulement d'excès ou d'agitation ouvrière, mais de vie ou de mort, de famine ou d'existence. Ce sont peut-être là les convulsions effroyables d'une civilisation qui meurt.

Pour celui qui a passé à Paris la plus grande partie des six mois qui ont suivi l'armistice, une visite à Londres, de temps à autre, était une étonnante expérience. L'Angleterre est toujours restée hors d'Europe. Elle ne remarque pas les agitations silencieuses de l'Europe. L'Europe est à côté d'elle et l'Angleterre n'est pas un morceau de sa chair, un membre de son corps. Mais l'Europe forme un bloc compact : France, Allemagne, Italie, Autriche, Hollande, Russie, Roumanie et Pologne respirent à l'unisson. Leur structure, leur civilisation sont foncièrement une. Ensemble ces pays ont prospéré, ensemble ils ont été jetés dans une guerre en dehors de laquelle nous sommes économiquement restés (comme lAmérique, mais à un moindre degré), malgré nos sacrifices et nos secours énormes ; ensemble ils peuvent succomber. C'est là que se trouve la signification destructive de la paix de Paris. si, à la fin de la guerre civile européenne, la France et l'Italie victorieuses abusent de leur pouvoir momentané

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pour détruire l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie à présent abattues, elles appellent aussi leur propre destruction, par suite des liens cachés intellectuels et économiques qui les attachent d'une façon si forte et si inextricable à leurs victimes. En tout cas, un Anglais qui a pris part à la Conférence de Paris et a été pendant ce temps membre du Conseil suprême économique des
Alliés, était forcé, - c'était pour lui une expérience toute nouvelle, - de devenir Européen par ses vues et ses soucis. Là, au cœur du système européen, ses préoccupations anglaises devaient largement disparaître devant d'autres spectres Plus effrayants. Paris était un cauchemar et tout le monde y était mal à l'aise. Le sentiment d'une catastrophe imminente dominant la frivolité du spectacle, - la vanité et la petitesse de l'homme en face des grands événements, qui s'opposent à lui, - le sens confus et l'inexistence des décisions, - la légèreté, l'aveuglement, l'arrogance, les cris confus de l'extérieur, - tous les éléments de l'ancienne tragédie y étaient. En vérité, celui qui était assis au milieu des ornements théâtraux des salons officiels français pouvait se demander si les figures extraordinaires de Wilson et de Clemenceau, avec leur aspect et leurs signes distinctifs si marqués, étaient en réalité des visages véritables et non les masques tragico-comiques de quelque drame ou de quelque guignol.

Les démarches faites à Paris avaient toutes cet ait d'importance extraordinaire et d'insignifiance tout à la fois. Les décisions semblaient grosses de conséquences pour l'avenir de l'humanité, et cependant l'air murmurait alentour que le mot ne prenait pas corps et qu'il était vain, sans valeur, sans effet et bien loin de la réalité. On avait fortement l'impression dépeinte par Tolstoï, dans La guerre et la paix, ou par Hardy, dans Chedynastes, d'événements poursuivant leur route vers leur conclusion fatale, sans être influencés ou touchés par la frénésie des hommes d'État réunis.

ESPRIT DES ANNÉES

Remarque que toute vue large et tout empire sur soi-même Ont abandonné ces foules conduites à présent à la folie Par la Négligence Immanente. Rien ici ne subsiste Que -l'esprit de vengeance parmi les forts, Et parmi les faibles qu'une impuissante rage.

ESPRIT DE LA PITIÉ

Pourquoi la Volonté excite-t-elle une œuvre si insensée ?

ESPRIT DES ANNÉES

Je t'ai déjà dit qu'elle travaille inconsciemment Dès qu'on a perdu le jugement.

Tous ceux qui, à Paris, étaient en relations avec le Conseil économique suprême recevaient presque heure par heure des rapports sur la misère, le désordre, la décomposition de l'organisation des pays alliés et ennemis de l'Europe Centrale et Orientale. Ils recevaient des lèvres des représentants financiers de l'Allemagne et de lAutriche des témoignages concluants de l'épuisement terrible de ces nations. Une visite faite à la maison du Président, dans la chambre chaude et sèche, où les Quatre passaient leur temps à de vides et arides intrigues, ne faisait qu'augmenter le sens de ce cauchemar. Toutefois, là, à Paris, les problèmes européens se posaient d'une façon terriblement pressante, et un voyage à travers la vaste indifférence de Londres avait quelque chose d'un peu déconcertant. A Londres, en effet, ces questions étaient très loin, et l'on ne s'occupait que de nos seuls problèmes, bien moins importants cependant. Londres pensait que Paris travaillait dans une grande confusion, mais ne s'intéressait pas à cela. C'est dans cet esprit que le peuple anglais accepta le traité, sans-le lire. Mais c'est sous l'influence de Paris et non de Londres que fût écrit ce livre, par un homme qui, bien qu'Anglais, se sentait aussi Européen. L'expérience de est trop fraîche et trop récente pour qu'il puisse se désintéresser du développement ultérieur du grand drame historique de ce temps, qui détruira de vastes institutions, mais peut aussi créer un monde nouveau.

Retour au texte de l'auteur: John Maynard Keynes Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 26 décembre 2002 17:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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