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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Immanuel Kant, Critique de la raison pure. [1781] (2019)
Préface de la 2e édition (1787)


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Immanuel Kant, Critique de la raison pure. [1781] Traduction française par Jacques Auxenfants, 2019, 423 pp. [Autorisation du traducteur accordée le 4 février 2019 de diffuser cette traduction en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[10]

Préface de la 2e édition (1787)

(B VII)

Apprécier si l'élaboration des connaissances relevant de l'activité de la raison emprunte ou non la voie sûre d'une science, cela se peut mener bien vite au vu du résultat obtenu. Quand, après de multiples dispositions et préparatifs, cette élaboration s'empêtre dans des difficultés aussitôt qu'elle touche au but ; ou quand, pour atteindre ce but, il lui faut rebrousser chemin à maintes reprises et emprunter une autre voie ; ou quand, de même, il apparaît impossible que différents collaborateurs se mettent d'accord sur la manière dont le but commun doit être poursuivi, et bien dans tous ces cas, on peut se convaincre qu'une telle étude n'a pas encore emprunté, tant s'en faut, la voie sûre d'une science, mais qu'elle relève du simple tâtonnement ; et c'est déjà un mérite pour la raison que de découvrir, autant qu'il est possible, cette voie sûre, fallût-il pour cela abandonner comme vaines bien des dimensions de ce qui était contenu dans l'objectif que l'on s'était au départ fixé sans réflexion.

(B VIII)

Que la logique ait suivi cette voie sûre déjà depuis les temps les plus anciens, on peut le constater au fait que, depuis Aristote, elle n'a éprouvé le besoin de faire aucun pas en arrière, pour autant qu'on accepte de ne pas compter comme des améliorations la mise au rancart de quelques subtilités superflues ou une détermination plus claire de ce qu'elle expose, toutes modifications se rapportant davantage à l'élégance qu'à la sûreté de cette science. Encore doit-on remarquer que cette discipline n'a pu, jusqu'ici, faire non plus aucun pas en avant et qu'elle semble donc, selon toute apparence, être close et achevée. Et si quelques modernes pensèrent l'étendre en y incluant des chapitres, tantôt de psychologie, portant sur les diverses facultés de connaître (sur l'imagination, sur l'ingéniosité), tantôt de métaphysique, sur l'origine de la connaissance ou les divers types de certitude en rapport à la diversité des objets (l'idéalisme, le scepticisme, etc.), tantôt d'anthropologie, sur les préjugés (leurs causes et leurs remèdes), cela prouve plutôt leur ignorance de la nature propre de cette science. C'est en effet non pas élargir, mais défigurer les sciences que de laisser leurs sphères empiéter les unes sur les autres ; or les limites de la logique se fixent de façon tout à fait précise en ceci que l'objet de cette science (B IX) est d'exposer en détail et de démontrer avec rigueur les seules règles formelles de toute pensée (que cette pensée soit a priori ou empirique, qu'elle ait telle ou telle origine ou tel ou tel objet, qu'elle rencontre dans notre esprit des obstacles accidentels ou naturels).

Si la logique a si bien réussi, elle ne doit cet avantage qu'à son champ d'application, lequel l'autorise et même l'oblige à faire abstraction de tous les objets de la connaissance et de leurs différences, de telle sorte qu'en elle l'entendement n'a donc affaire à rien d'autre qu'à lui-même et à sa forme. Il devrait être beaucoup plus difficile, naturellement, pour la raison d'emprunter la voie sûre de la science dès lors qu'il lui appartient de s'occuper, non pas simplement d'elle-même, mais aussi d'objets ; de là vient aussi que la logique, en tant que propédeutique, ne constitue pour ainsi dire que le vestibule des sciences, et que, s'agissant de connaissances proprement dites, on présuppose certes une logique pour porter sur elles une [11] appréciation, mais on présuppose également que leur acquisition doit nécessairement être recherchée dans des sciences qui portent proprement et objectivement ce nom.

Or, en tant que la raison doit participer de ces sciences, il faut que quelque chose y soit connu a priori, de telle sorte que la connaissance rationnelle peut se rapporter de deux manières à son objet : elle peut soit simplement (B X) déterminer cet objet et son concept (objet qui doit alors être donné par ailleurs), soit, en outre, rendre effectif cet objet. La première manière correspond à la Connaissance théorique (spéculative), la seconde à la Connaissance pratique de la raison. Dans l'une comme dans l'autre, la partie pure (à savoir la partie où la raison détermine entièrement a priori son objet), si vaste ou si restreint que puisse en être le contenu, doit être exposée en premier, isolément, et sans être mêlée à ce qui provient d'autres sources ; car c'est mal gérer son affaire que de dépenser aveuglément ses revenus, sans être capable par la suite, quand on s'empêtre dans des difficultés, de distinguer quelle partie desdits revenus pourrait supporter la dépense et sur quelle partie il faut faire des coupes.

Mathématique et Physique sont les deux connaissances théoriques de la raison qui doivent déterminer leur objet a priori, la première d'une façon entièrement pure, la seconde du moins en partie, mais ce faisant en tenant compte d'autres sources de connaissance que celles de la raison.

La mathématique, depuis les temps les plus reculés où s'étend l'histoire de la raison humaine, a emprunté, chez l'admirable peuple grec, la voie sûre d'une science. Il ne semble simplement pas pensable qu'il lui ait été aussi facile qu'à la logique, science dans laquelle la raison n'a affaire qu'à elle-même, de découvrir cette voie royale, (B XI) ou plutôt de se la frayer elle-même ; je suis plutôt porté à croire qu'avec elle on en est resté longtemps (notamment encore chez les Égyptiens) aux tâtonnements et que sa transformation heureuse est à attribuer à la révolution qu'accomplit l'idée d'un seul homme, adoptant une démarche à partir de laquelle on ne pouvait plus manquer la direction à prendre et par laquelle la voie sûre d'une science se trouvait ouverte et tracée pour tous les temps et avec une portée infinie. L'histoire de cette révolution dans la façon de penser, qui fut beaucoup plus importante que la découverte de la voie maritime passant par le fameux cap, et celle du bienheureux mortel qui l'accomplit ne nous ont pas été conservées. Pourtant, la tradition que nous rapporte Diogène Laërce, qui nomme le prétendu inventeur des plus petits éléments des démonstrations géométriques, de ces éléments qui, d'après le jugement commun, n'ont besoin d'aucune preuve, témoigne que le souvenir de la transformation issue du premier pas accompli lors de la découverte de cette nouvelle voie a dû apparaître aux mathématiciens comme fondamental et qu'il est devenu pour cette raison inoubliable. Le premier donc qui définit génétiquement le triangle isocèle (qu'il s'appelât Thalès ou de n'importe quel autre nom), eut une illumination ; il s'aperçut en effet qu'il (B XII) ne devait pas suivre pas à pas ce qu'il voyait sur la figure, ni s'attacher au simple concept de celle-ci, comme pour en extraire l'apprentissage de ses propriétés, mais qu'il lui fallait produire cette figure au moyen de ce qu'il y pensait et présentait lui-même a priori d'après des concepts (autrement dit qu'il la lui fallait construire) et que, pour savoir avec sûreté quelque chose a priori, il fallait n'attribuer à la chose rien d'autre que ce qui résultait nécessairement de ce qu'il y avait posé lui-même conformément à son concept.

Pour ce qui est de la physique, on parvint beaucoup plus lentement à trouver la grande route de la science ; car ce ne fut guère qu'il y a un siècle et demi que [12] l'initiative du judicieux Bacon de Verulam en partie provoqua, mais en partie, puisqu'on était déjà sur sa trace, ne fit que stimuler cette découverte qui, de la même façon, n'est explicable que par une brusque révolution dans la manière de penser. Je n'entends considérer ici la physique qu'en tant qu'elle est fondée sur des principes empiriques.

Quand Galilée fit rouler ses boules jusqu'au bas d'un plan incliné, leur appliquant ainsi une accélération, due à la pesanteur, fonction de ses propres choix, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il avait d'avance conçu comme égal à celui d'une colonne d'eau de hauteur connue de lui, ou quand, plus tard encore, Stahl transforma des métaux en chaux et celle-ci, à son tour, (B XIII) en métal, en retirant quelque chose aux premiers, puis en le restituant à ce dernier, il se produisit une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même en référence à son projet, qu'elle doit prendre les devants en partant des principes qui régissent ses jugements selon des lois constantes et ainsi forcer la nature à répondre à ses questions, mais qu'elle ne doit pas se laisser guider uniquement par elle, pour ainsi dire en laisse ; car sinon, des observations faites au hasard, menées sans aucun plan projeté d'avance, ne convergeraient en rien de manière cohérente vers une loi nécessaire, loi que pourtant la raison recherche et dont elle a besoin. La raison doit donc se tourner vers la nature en tenant d'une main ses propres principes, en vertu desquels seulement des phénomènes concordants peuvent avoir valeur de lois, et de l'autre main l'expérimentation qu'elle a conçue d'après ces mêmes principes, tout ceci assurément en vue de recevoir les enseignements de cette nature, non pas toutefois à la façon d'un écolier qui se laisse enseigner tout ce que veut le maître, mais comme un juge dans l'exercice de ses fonctions, qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur soumet. Et, en ce sens, la physique elle-même ne saurait être redevable de la révolution si profitable opérée dans sa manière de penser qu'à l'idée selon laquelle c'est conformément (B XIV) à ce que la raison elle-même inscrit dans la nature qu'il lui faut chercher dans cette nature (sans pour autant lui prêter ses propres inventions) ce qu'elle doit apprendre d'elle, et dont elle ne saurait rien par elle-même. C'est en respectant cette démarche que la physique a été pour la première fois placée sur la voie sûre d'une science, alors que, pendant tant de siècles, elle n'avait été rien d'autre qu'un simple tâtonnement.

En ce qui concerne la métaphysique, connaissance spéculative de la raison tout à fait distincte, connaissance qui entend se hisser entièrement au dessus de l'enseignement de l'expérience, et cela à partir de simples concepts (et non pas, comme la mathématique, par application des concepts à l'intuition), et où, par conséquent, la raison doit elle-même être son propre élève, le destin n'a pas encore été jusqu'ici assez favorable pour qu'elle pût emprunter la voie sûre d'une science, bien qu'elle fût plus ancienne que toutes les autres sciences et qu'elle pût continuer d'exister quand bien même celles-ci devraient être toutes ensembles englouties entièrement dans le gouffre d'une barbarie capable de tout anéantir. La raison, en effet, s'y trouve continuellement en difficulté, y compris quand elle peut apercevoir a priori (comme elle s'en targue) les lois que l'expérience la plus commune confirme. On y est contraint de rebrousser chemin à de multiples reprises, parce que celui emprunté ne conduit pas, trouve-t-on, là où l'on veut aller, et quant à l'accord de ses adeptes (B XV) au sujet de ce qu'ils affirment, elle en est encore si éloignée qu'elle constitue bien plutôt une arène semblant tout spécialement destinée à l'exercice des forces de chacun en des jeux de lutte où aucun combattant n'a jamais [13] encore pu emporter la moindre place-forte, ni fonder sur sa victoire une possession durable. Il ne fait donc aucun doute que sa démarche a été jusqu'ici un simple tâtonnement et, ce qui est le plus grave, un tâtonnement entre de simples concepts.

Or, à quoi tient qu'en ce domaine nulle voie sûre de la science n'ait pu encore être découverte ? Serait-ce éventuellement impossible ? D'où vient donc que la nature a affligé notre raison de l'inlassable aspiration à en chercher la trace, comme s'il s'agissait là d'une de ses affaires les plus importantes ? Bien plus, combien peu avons-nous de motifs de faire confiance à notre raison si, dans un des domaines les plus importants où s'exerce notre curiosité, non seulement elle nous abandonne, mais encore nous leurre par des mirages et en fin de compte nous abuse ! Ou alors, si la voie sûre d'une science a simplement, jusqu'ici, été manquée, quels indices pouvons-nous utiliser pour espérer, en nous livrant à des recherches renouvelées, être plus heureux que ne l'ont été nos prédécesseurs ?

Je ne pouvais que me référer aux exemples de la mathématique et de la physique, qui sont devenues ce qu'elles sont désormais à la faveur d'une révolution brutale, (B XVI) comme assez remarquables pour me mettre à méditer l'élément déclencheur de la transformation intervenue à leur si grand avantage dans la manière de penser et pour les imiter à cet égard, du moins à titre d'essai, autant que le permet leur analogie, en tant que connaissances rationnelles, avec la métaphysique. Jusqu'ici, on admettait que toute notre connaissance devait nécessairement se régler à partir des objets ; mais toutes les tentatives pour fixer sur eux a priori, par concepts, quelque chose par quoi notre connaissance eût été élargie ne parvenaient à rien en partant de ce présupposé. Que l'on fasse donc au moins une fois l'essai de voir si nous n'aurions pas plus de succès, dans les problèmes de métaphysique, dès lors que nous admettrions à l'inverse que les objets doivent se régler d'après notre connaissance, hypothèse qui se concilie déjà mieux avec la possibilité revendiquée d'une connaissance a priori de ces objets, permettant d'établir quelque chose à leur égard avant que ces objets nous soient donnés. C'est ici reproduire les premières idées de Copernic, lequel, comme il ne se sortait pas bien de l'explication des mouvements célestes en partant du principe que toute l'armée des astres tournait autour du spectateur, tenta de voir s'il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur et en laissant au contraire les astres immobiles. Or, en métaphysique, on peut faire (B XVII) une tentative du même genre en ce qui concerne l'intuition des objets. Si l'intuition en effet devait se régler uniquement sur la nature des objets, je ne vois pas comment on pourrait connaître a priori quelque chose de ceux-ci ; en revanche, si l'objet (en tant qu'objet des sens) se règle sur la nature de notre pouvoir d'intuition, je peux parfaitement me représenter cette possibilité. Étant donné toutefois que je ne puis m'en tenir à ces seules intuitions, pour qu'elles puissent devenir des connaissances, mais qu'il me faut les rapporter, en tant que représentations, à quelque chose qui forme l'objet auquel elles correspondent et déterminer cet objet par l'intermédiaire de ce quelque chose, je peux admettre l'une ou l'autre des deux hypothèses suivantes : ou bien les Concepts, par l'intermédiaire desquels j'effectue cette détermination, se règlent également sur l'objet, et je me trouve alors à nouveau devant la même difficulté quant à la manière dont je puis en savoir quelque chose a priori ; ou bien les objets, ou, ce qui est équivalent, Y expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu'objets donnés), se règlent sur ces concepts, alternative qui, aussitôt, me fait apercevoir une issue plus commode. En effet, l'expérience elle-même devient alors un mode de connaissance requérant le concours de l'entendement, dont je dois présupposer la faculté régulatrice présente [14] logiquement en moi-même avant même que les objets me soient donnés, par conséquent a priori : laquelle faculté régulatrice s'exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l'expérience doivent (B XVIII) nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s'accorder. Pour ce qui concerne les objets en tant qu'ils peuvent être simplement pensés par la raison, et cela de manière nécessaire, mais sans qu'ils puissent aucunement être donnés dans l'expérience (du moins tels que la raison les pense), les tentatives de les penser (car il faut pourtant bien qu'ils se puissent penser) constitueront ensuite une superbe pierre de touche de ce que nous admettons comme la révolution de méthode dans la manière de penser, à savoir que nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes [1].

Cette tentative réussit à souhait et promet à la métaphysique, dans sa première partie (ontologie), partie où elle ne s'intéresse qu'à ceux des concepts a priori dont les objets qui leur correspondent peuvent être donnés dans l'expérience en conformité avec eux, la (B XIX) voie sûre d'une science. On peut en effet, suite à cette révolution dans la manière de penser, parfaitement bien expliquer la possibilité d'une connaissance a priori et, mieux encore, donner leurs preuves suffisantes aux lois qui sont a priori au fondement de la nature, entendue comme l'ensemble global des objets de l'expérience - deux acquis auparavant inaccessibles en suivant la façon antérieure de procéder. Mais, au terme de la première partie de la métaphysique, de cette démonstration probante de notre pouvoir de connaître a priori, se dégage un résultat étrange et apparemment très dommageable au regard de ce qui constitue précisément l'objectif le plus essentiel de cette science, lequel intéresse sa seconde partie, à savoir que nous n'avons, avec ce pouvoir, jamais la possibilité d'aller au-delà des limites de l'expérience possible. C'est d'ailleurs en ce point (B XX) précisément que l'on peut expérimenter une contre-épreuve de la vérité du résultat obtenu dans la première appréciation de notre connaissance rationnelle a priori, à savoir qu'elle ne porte que sur des phénomènes, mais qu'en revanche elle laisse à la chose en soi sa réalité par elle-même, mais inconnue de nous. Car ce qui, immanquablement, nous pousse à aller au-delà des limites de l'expérience possible et de tous les phénomènes, c'est la recherche de l’inconditionné, dont la raison réclame nécessairement et de façon entièrement légitime la présence dans les choses en soi, faisant face à tout ce qui est conditionné, afin qu'ainsi la série des conditions soit close. Or, s'il apparaît qu'en admettant notre connaissance d'expérience réglée sur les choses en tant que choses en soi, l'inconditionné ne peut alors nullement être pensé Sans contradiction ; que bien au contraire, à supposer qu'en admettant que notre représentation des choses, telles qu'elles nous sont données, soit réglée non pas sur celles-ci en tant que choses en soi, mais que ce sont les objets, leur apparition en tant que phénomènes, qui se règlent sur notre mode de représentation, [15] la Contradiction disparaît ; à supposer, par voie de conséquence, que l'inconditionné ne devrait pas être trouvé dans les choses en tant que nous les connaissons (telles qu'elles nous sont données), mais en tant que nous ne les connaissons pas, comme choses en soi : alors, on tiendra pour (B XXI) fondé [2] ce qu'au point de départ nous n'avions admis qu'à titre d'essai. Cela étant, une fois que nous aurons dénié à la raison spéculative qu'elle puisse envisager aucun progrès dans ce champ du suprasensible, il nous restera encore à rechercher si ne se trouvent pas, dans le domaine de sa connaissance pratique, des données propres à déterminer ce concept transcendant de la raison qu'est l'Inconditionné, permettant ainsi de faire accéder notre connaissance a priori, conformément au souhait de la métaphysique, au-delà des limites de toute expérience possible, mais alors uniquement du point de vue pratique. Dans le cadre d'une telle démarche, la raison spéculative nous a en tout cas ménagé une place pour un tel élargissement, bien qu'elle ait dû la laisser vide, et il ne nous est donc pas interdit de songer à la remplir - elle nous y invite même - si nous le pouvons, à l'aide des données (B XXII) pratiques qu'elle nous fournit [3].

C'est dans cette tentative pour transformer la démarche jusqu'ici suivie par la métaphysique, et dans le fait d'y entreprendre une complète révolution, à l'exemple des géomètres et des physiciens, que consiste la tâche de cette Critique de la raison pure spéculative. Elle se veut un traité de la méthode, non un système de la science elle-même ; mais elle en dessine cependant tout le contour, à partir de la considération des limites de la raison, tout autant qu'elle en fait ressortir (B XXIII) entièrement l'architecture interne. En effet, la raison pure spéculative possède en soi une spécificité : elle peut et doit mesurer son propre pouvoir au regard des diverses façons dont elle se choisit des objets de pensée, procéder même à un dénombrement complet des différentes manières de se poser des problèmes, et ainsi esquisser tout le plan d'un système de métaphysique ; cela parce que, pour ce qui concerne le premier point, dans la connaissance a priori, rien ne peut être attribué aux objets que ce que le sujet pensant tire de lui-même, et parce que, pour ce qui touche au second, la raison pure spéculative constitue, vis-à-vis des principes de la connaissance, une unité entièrement distincte, subsistant par elle-même, dans laquelle chaque membre, comme dans un corps organisé, existe en considération de tous les autres et tous existent en considération de chacun, et que nul principe ne peut être accepté pour assuré sous un seul point de vue sans avoir en même temps été examiné dans la relation globale qu'il entretient avec tout l'usage pur de la raison. C'est pourquoi la métaphysique a aussi cette chance rare, qui ne saurait être le lot d'aucune autre [16] science rationnelle ayant affaire à des objets (car la logique s'occupe uniquement de la forme de la pensée en général) : une fois mise par la présente Critique sur la voie sûre d'une science, elle peut embrasser complètement le champ entier des connaissances qui relèvent d'elle, (B XXIV) achever ainsi son œuvre et la transmettre à la postérité comme un capital définitivement fixé, cela parce qu'elle a affaire uniquement à des principes et aux limites de leur utilisation, et qu'elle les détermine elle-même. Par conséquent, en tant que science fondamentale, elle s'oblige même à cette complétude, et d'elle il faut que l'on puisse dire : « En considérant que rien n'est fait si quelque chose reste à faire. »

Mais quel est donc, demandera-t-on, ce trésor que nous entendons léguer à la postérité avec une telle métaphysique, décantée par la présente Critique, mais aussi, par là-même, stabilisée ? On croira percevoir, en cas de survol rapide de cet Ouvrage, que son utilité reste pourtant encore simplement négative, et qu'elle consiste à nous détourner de nous risquer jamais, avec la raison spéculative, au-delà des limites de l'expérience, et telle est bien, effectivement, sa première utilité. Mais cette utilité devient positive aussitôt qu'on prend conscience que les principes sur le fondement desquels la raison spéculative s'aventure au-delà de ces limites ont pour résultat inévitable, non un élargissement, mais au contraire, pour autant qu'on y regarde de près, un rétrécissement àe notre usage de la raison, dans la mesure où ces principes conduisent en réalité (B XXV) à appliquer à toutes choses les limites de la sensibilité, de laquelle ils relèvent proprement, et ce faisant de supprimer bel et bien l'usage pur (pratique) de la raison. En conséquence de quoi, une Critique limitant la raison spéculative dans ses prétentions est certes, en tant que telle, négative, mais étant donné que, ce faisant, elle supprime en même temps l'obstacle qui restreint l'usage pratique de la raison, voire même menace de l'anéantir, elle est en fait d'une utilité positive, fondamentale dès lors que l'on est convaincu de l'existence d'un usage pratique absolument nécessaire de la raison pure (l'usage moral), dans le cadre duquel elle s'étend inévitablement au-delà des limites de la sensibilité - usage en vue duquel elle n'a certes besoin d'aucune assistance de la raison spéculative, mais doit pourtant être garantie contre toute opposition de sa part, pour ne pas se mettre en contradiction avec elle-même. Dénier l'utilité positive de ce service que rend la Critique équivaudrait à dire que la police ne procure aucune utilité positive, parce que son activité principale consiste en fait uniquement à faire obstacle à la violence que les citoyens ont à redouter venant d'autres citoyens, afin que chacun puisse mener ses propres affaires en toute tranquillité et sécurité. Que l'espace et le temps ne soient que des formes de l'intuition sensible, par conséquent uniquement des conditions de l'existence des choses en tant que phénomènes, qu'en outre nous ne possédions pas de concepts de l'entendement (donc, aucun élément) permettant de parvenir à la connaissance immédiate des choses, si ce n'est dans la mesure où (B XXVI) une intuition corrélative à ces concepts peut nous être donnée, que, par conséquent, nous ne puissions acquérir la connaissance d'aucun objet comme chose en soi, mais seulement en tant qu'il est objet d'intuition sensible, c'est-à-dire en tant que phénomène, c'est là ce qui est prouvé dans la partie analytique de la Critique. Il s'ensuit, de fait, que la seule connaissance spéculative possible de la raison est restreinte à de simples objets de l'expérience. Pourtant, il faut toujours émettre cette réserve - et le point est à bien noter - que nous ne pouvons certes pas Connaître, mais qu'il nous faut cependant du moins pouvoir penser ces objets aussi comme choses [17] en soi [4]. Car, si tel n'était pas le cas, il s'ensuivrait la proposition absurde selon laquelle (B XXVII) un phénomène apparaîtrait sans rien qui s'y phénoménalise (un phénomène existerait sans que rien de ce qui apparaît n'ait de corrélat réel). Or, à supposer que l'on ne distingue pas, distinction qu'exige notre Critique, les choses en tant qu'objets de l'expérience des mêmes choses en tant que choses en soi, alors le principe de causalité, et par conséquent le mécanisme de la nature, devrait valoir absolument, dans le processus de leur détermination, à propos de toutes les choses en général, au regard de leurs causes efficientes. Du même être, par exemple de l'âme humaine, je ne pourrais donc pas dire que sa volonté est libre et qu'elle se trouve pourtant en même temps soumise à la nécessité de la nature, autrement dit qu'elle n'est pas libre, sans tomber dans une contradiction manifeste : en effet, dans l'expression de ces deux propositions, j'ai considéré l'âme de façon univoque, à savoir comme chose en général (chose en soi), et, sans avoir procédé au préalable à la Critique, je ne pouvais d'ailleurs pas considérer le terme autrement. Mais si la Critique ne s'est pas fourvoyée en nous enseignant à prendre l'objet selon deux significations différentes, à savoir comme phénomène d'une part ou bien comme chose en soi d'autre part ; si la déduction qu'elle fait des concepts de l'entendement est juste, par conséquent aussi si le principe de causalité ne s'applique qu'aux choses prises dans le premier sens, c'est-à-dire en tant qu'elles sont des objets de l'expérience, tandis que ces mêmes choses, entendues selon la seconde signification, ne sont pas soumises à ce principe, alors la même volonté est pensée, dans le (B XXVIII) phénomène (l'action visible), comme se conformant avec nécessité à la loi de la nature et, en tant que telle, comme non libre, et cependant, d'un autre côté, comme appartenant à une chose en soi, par conséquent comme libre, sans que survienne là une contradiction. Or, bien que je ne puisse Connaître mon âme, au sens du second point de vue, par l'intermédiaire d'aucune raison spéculative (encore moins par l'observation empirique), ni par conséquent connaître la liberté comme étant la propriété d'un être auquel j'attribue des effets dans le monde sensible, cela parce qu'il me faudrait alors connaître un tel être de manière déterminée en son existence sans que ce soit pourtant dans le temps (ce qui est impossible dans la mesure où je ne peux apposer à mon concept aucune intuition), j'ai néanmoins la possibilité de penser la liberté, autrement dit d'affirmer que la représentation de ce concept ne contient du moins en elle aucune contradiction, pour autant qu'entre en jeu notre distinction critique entre les deux types de représentations (la représentation sensible et la représentation intellectuelle), ainsi que la limitation qui en procède à l'égard des concepts purs de l'entendement, par conséquent aussi à l'égard des principes qui découlent de ces derniers. Or, admettons que la morale présuppose nécessairement la liberté (au sens le plus strict) comme propriété de notre volonté, en ceci qu'elle pose a priori, comme des données de la raison, des principes pratiques originels, inscrits en celle-ci, dont la présence serait absolument impossible sans (B XXIX) la supposition de cette liberté là - mais admettons également que la raison spéculative ait démontré que cette liberté là ne peut [18] aucunement être pensée : dans ce cas, il faut que la première supposition, à savoir celle de la morale, cède la place devant celle dont le contraire contient une contradiction manifeste, et qu'en conséquence la liberté et, avec elle, la moralité cèdent la place au mécanisme de la nature (car le contraire n'en contient aucune contradiction si la liberté n'est pas déjà présupposée). Mais étant donné que, pour la défense de la morale, j'ai seulement besoin que la liberté ne se contredise pas elle-même et que l'on puisse donc, en tout cas, du moins la penser sans qu'au surplus il soit nécessaire de la connaître avec discernement ; étant donné par conséquent que j'ai simplement besoin que la liberté ne mette aucun obstacle, pour la même action (envisagée sous un seul rapport), au mécanisme de la nature, la doctrine de la moralité confirme la place qu'elle occupe, de même que la physique confirme aussi la sienne - résultat qui, en revanche, n'aurait pu être obtenu si la Critique ne nous avait instruits auparavant de notre ignorance inévitable à l'égard des choses en soi et n'avait pas limité aux simples phénomènes tout ce que nous pouvons Connaître dans le registre théorique. Une démonstration similaire de ce qui se trouve de positivement utile dans les principes de la raison pure possédant une dimension critique peut être avancée en ce qui concerne le concept de Dieu et celui de la nature Simple de notre âme, ce que toutefois je laisse de côté par souci de brièveté. Je ne peux donc pas même admettre (B XXX) Dieu, la liberté et l’immortalité à destination de l'usage pratique nécessaire de ma raison, si je n'ampute pas, dans le même temps, la raison spéculative de sa prétention à des vues débordant toute appréhension, pour cette raison qu'il lui faut, pour atteindre ces vues, se servir de principes qui, n'ayant d'application légitime qu'à l'égard des objets d'une expérience possible, sont cependant alors appliqués à ce qui ne peut être un objet de l'expérience, transforment effectivement, à chaque fois, cet objet en phénomène et ainsi déclarent impossible toute extension pratique de la raison pure. Il me fallait donc mettre de côté le savoir afin d'obtenir de la place pour la Croyance (au sens de foi rationnelle). Du reste, le dogmatisme de la métaphysique, c'est-à-dire le préjugé selon lequel il serait possible d'y faire des progrès sans une Critique de la raison pure, est la vraie source de toute incroyance entrant en conflit avec la moralité, incroyance toujours très fortement dogmatique elle aussi. S'il n'est donc pas impossible de transmettre à la postérité une métaphysique systématique construite en suivant les indications de la Critique de la raison pure, ce legs n'est pas un cadeau négligeable, soit que l'on compare simplement la culture de la raison, telle qu'elle s'accomplit un fois entrée dans la voie sûre d'une science en général, avec sa façon de tâtonner sans principes et de (B XXXI) tourner en rond avec légèreté quand elle est dépourvue de Critique, soit que l'on considère aussi quelle meilleure utilisation de son temps en résulte pour une jeunesse désireuse de savoir, jeunesse qui en revanche, avec le dogmatisme habituel, trouve un encouragement si précoce et si puissant à ratiociner tout à son aise sur des choses auxquelles elle ne comprend rien et n'entendra jamais rien, pas plus que personne au monde, ou même à partir à la recherche de nouvelles idées et opinions en négligeant ainsi l'apprentissage de sciences solidement établies ; mais c'est encore plus vrai si l'on prend en compte l'inestimable avantage d'en finir à tout jamais, en appliquant la méthode Socratique, autrement dit par la démonstration limpide de l'ignorance des adversaires, d'en finir, dis-je, avec toutes les objections élevées contre la moralité et la religion. Car il y a toujours eu quelque métaphysique dans le monde, et sans nul doute y en aura-t-il toujours une, mais force sera de la voir également accompagnée d'une dialectique de la raison pure, comme lui étant naturelle. C'est donc la première et plus importante [19] préoccupation de la philosophie que de priver à tout jamais la métaphysique de la moindre influence dommageable, et ce en colmatant la source des erreurs commises.

En dépit de ce changement important dans le champ des sciences et du préjudice que doit en conséquence subir la raison spéculative dans le domaine qu'elle s'imaginait maîtriser jusqu'ici, tout demeure néanmoins, au regard de ce qui touche à l'intérêt général (B XXXII) de l'humanité et de l'utilité que le monde retirait jusqu'alors des doctrines de la raison pure, dans la même situation avantageuse qu'auparavant, le préjudice en question n'atteignant que le monopole des écoles, mais nullement l'intérêt des êtres humains. Je demande au dogmatique le plus inflexible si la preuve que notre âme continue d'exister après la mort, preuve qu'il tire de la simplicité de la substance, si la preuve de la liberté du vouloir en face du mécanisme universel, qu'il tire des distinctions subtiles, bien que stériles, entre les nécessités pratiques subjective et objective, ou si la preuve de l'existence de Dieu, qu'il tire du concept de l'être suprêmement réel (et ce à partir de la contingence de ce qui change et de la nécessité d'un premier moteur), je lui demande donc si, après être sorties des écoles, ces preuves sont jamais parvenues jusqu'au grand public et si elles ont jamais pu avoir la moindre influence sur sa conviction. Si cela n'est pas arrivé, et si l'on ne peut même pas s'attendre à ce que cela se produise, en raison de la faiblesse de l'entendement du commun des hommes face à d'aussi subtiles spéculations ; si c'est bien plutôt, en ce qui concerne le premier point, la disposition, naturelle à tout homme, de ne pouvoir jamais être satisfait par rien de temporel (en tant que le temporel se révèle insuffisant pour les dispositions de la complète destination de l'homme), laquelle a dû suffire amplement à susciter l'espérance d'une vie future ; si, quant au deuxième point, la simple présentation (B XXXIII) claire de ses devoirs dans leur opposition à toutes les prétentions de ses penchants a dû faire naître la conscience de la liberté ; et si enfin, pour ce qui touche au troisième point, l'ordre, la beauté et la prévoyance magnifiques qui apparaissent partout dans la nature ont à eux seuls dû produire la croyance en un sage et puissant auteur du monde, conviction qui se propage dans le public, dans la mesure où elle repose sur des fondements rationnels : non seulement, dans ces conditions, se présente là un domaine demeuré intact, mais bien plutôt gagne-t-il en prestige du fait que les écoles ont désormais appris à ne pas prétendre accéder, sur un point concernant l'intérêt universel de l'humanité, à une vision plus élevée et plus large que celle à laquelle la grande foule (pour nous, la plus digne de respect) peut également parvenir avec tout autant de facilité, et par conséquent à se limiter uniquement à la culture des seules preuves admissibles universellement et suffisantes au regard des besoins de la morale. La transformation mise en avant ne touche par conséquent que les prétentions arrogantes des écoles, qui se feraient volontiers passer dans l'examen de telles questions (comme c'est au demeurant légitime dans beaucoup d'autres domaines) pour seules capables de connaître et de conserver ces vérités dont elles communiquent au public uniquement l'usage, mais dont elles gardent jalousement la clef (« Ce qu'il ignore avec moi, il veut paraître Seul le Savoir »). On a pourtant également pris en compte une prétention (B XXXIV) plus légitime du philosophe spéculatif. Il continue à être le dépositaire exclusif d'une science utile au public, sans que ce dernier le sache, à savoir la Critique de la raison ; cette dernière ne peut, en effet, en aucun cas devenir populaire, et il n'est d'ailleurs pas non plus nécessaire qu'elle le devienne : en effet, si les arguments finement tissés portés à l'appui de vérités utiles entrent peu dans la tête du peuple, son esprit n'est pas moins rebelle aux objections pareillement subtiles qu'on pourrait élever [20] contre ces mêmes vérités. En revanche, parce que l'École, de même que tout homme s'élevant à la spéculation, s'engage inévitablement dans ces arguments comme dans ces objections, la Critique se doit, par l'examen approfondi des droits de la raison spéculative, de prévenir une fois pour toutes le scandale que doivent causer tôt ou tard, y compris pour le peuple, les conflits dans lesquels s'empêtrent inévitablement les métaphysiciens (et, comme tels, finalement aussi les théologiens) quand ils procèdent sans Critique, et qui viennent même ensuite fausser leurs doctrines. Cette

Critique seule peut éradiquer le matérialisme, le fatalisme, l’athéisme, l’incroyance des libres penseurs, l'exaltation de l'esprit (schwärmerei) et la superstition, tous excès qui peuvent être universellement dommageables, mais aussi l’idéalisme et le Scepticisme, plus dangereux pour les écoles, mais qui ne peuvent que difficilement passer dans le public. Si des gouvernements (B XXXV) trouvent bon de s'impliquer dans les affaires des savants, alors favoriser la liberté d'une telle Critique, critique par laquelle seule peut être établi sur un socle solide ce que la raison élabore, serait beaucoup plus conforme à leur sage sollicitude pour les sciences comme pour les hommes, que de soutenir le ridicule despotisme des écoles, qui crient vigoureusement au danger pour la collectivité dès lors que l'on déchire leurs toiles d'araignée, dont le public n'a pourtant jamais pris connaissance et dont il ne peut par conséquent pas davantage ressentir la perte.

La Critique n'est pas opposée à la démarche dogmatique qu'adopte la raison dans sa connaissance pure considérée comme science (car cette dernière doit toujours être dogmatique, c'est-à-dire procéder de manière rigoureusement démonstrative à partir de principes a priori avérés), mais elle est opposée au dogmatisme, c'est-à-dire à la prétention d'aller de l'avant uniquement à l'aide d'une connaissance pure par concepts (la connaissance philosophique), selon des principes qui sont ceux que la raison utilise depuis longtemps, sans rechercher auparavant de quelle façon ni de quel droit elle y est parvenue. En ce sens, le dogmatisme est la démarche spontanée qu'adopte la raison pure avant toute critique préalable de son propre pouvoir. À travers cette opposition, il ne s'agit donc pas de plaider la cause du bavardage superficiel qui revendique avec audace le nom de (B XXXVI) popularité, ni encore moins celle du scepticisme qui fait prompte justice de la métaphysique ; la Critique est plutôt la préparation indispensable à l'établissement progressif d'une métaphysique solide possédant la valeur d'une science, laquelle doit nécessairement être exposée de manière dogmatique et strictement systématique, donc scolastique (et non populaire) ; c'est là une exigence inévitable en métaphysique, dans la mesure où cette dernière s'engage à conduire à terme son entreprise totalement a priori, donc à l'entière satisfaction de la raison spéculative. Ainsi devrons-nous, dans le développement du plan que trace la Critique, c'est-à-dire dans le système futur de la métaphysique, respecter la méthode rigoureuse du célèbre Wolff, le plus grand de tous les philosophes dogmatiques. Le premier il donna l'exemple (et c'est par cet exemple qu'il devint en Allemagne le fondateur de cet esprit de profondeur qui ne s'est pas encore éteint jusqu'ici) de la manière dont il faut prendre la voie sûre d'une science, à savoir en fondant comme il se doit les principes, en déterminant clairement les concepts, en recherchant des preuves rigoureuses et en évitant tous sauts téméraires dans le développement des conséquences. Plus que tout autre, il était voué à donner à la métaphysique le caractère d'une science, si seulement l'idée lui était venue à l'esprit qu'il fallait préalablement préparer le terrain par la Critique de l'instrument, c'est-à-dire de la raison pure (B XXXVII) elle-même : c'est là une lacune qu'il faut plutôt attribuer au mode de penser dogmatique de son temps qu'à [21] lui-même, lacune à l'égard de laquelle les philosophes de son époque aussi bien que de toutes les époques antérieures n'ont rien à se reprocher les uns aux autres. Ceux qui récusent sa méthode d'enseignement et cependant aussi, en même temps, la démarche de la Critique de la raison pure, ne peuvent avoir d'autre intention que de briser les liens de la science et de transformer le travail en distraction, la certitude en opinion et la philosophie en philodoxie.

En ce qui concerne cette deuxième édition, je n'ai pas voulu, comme de juste, laisser passer l'occasion qu'elle m'offrait de porter remède, autant que possible, aux difficultés et à l'obscurité d'où ont pu provenir maintes incompréhensions auxquelles se sont trouvés exposés, peut-être non sans quelque responsabilité de ma part, des hommes à l'esprit perspicace dans l'appréciation de ce livre. Dans les propositions elles-mêmes et dans les argumentations qui y conduisent, de même que dans la forme et la structure globale du plan, je n'ai rien trouvé à modifier - ce qui est à imputer en partie au long examen auquel je les avais soumises avant de livrer cet ouvrage au public, en partie à ce qu'il en est de la chose elle-même, c'est-à-dire à la nature d'une raison spéculative pure, laquelle contient une véritable structure où tout est organe, autrement dit : où le tout existe pour chaque élément (B XXXVIII) et chaque individu existe pour tous, où par conséquent il n'est pas de si petite insuffisance, qu'il s'agisse d'une faute (d'une erreur) ou d'un manque, qui ne doive se trahir inévitablement à l'usage. J'espère qu'une telle inaltérabilité sera aussi conservée à l'avenir par ce système. Ce n'est pas de la présomption qui me justifie dans cette confiance, mais simplement l'évidence qu'engendre l'expérience qui se peut faire du résultat identique auquel on parvient en allant des plus petits éléments jusqu'au tout constitué par la raison pure et en revenant du tout (car il est lui aussi donné pour lui-même par ce qui est le but final de la raison dans le domaine pratique) jusqu'à chaque partie, quand on constate que la tentative pour modifier ne serait-ce que la partie la plus minime suscite aussitôt des contradictions internes non seulement au système, mais à la raison humaine universelle. C'est uniquement dans la présentation qu'il reste encore beaucoup à faire, et j'ai essayé dans cette édition d'apporter des améliorations portant remède à l'incompréhension suscitée par l'Esthétique, notamment celle qui s'est introduite dans le concept du temps, à l'obscurité de la déduction des concepts de l'entendement, au prétendu manque d'évidence suffisante dans les preuves des principes de l'entendement pur, enfin à l'interprétation erronée des paralogismes objectés à la psychologie rationnelle. C'est jusqu'en ce point (savoir uniquement jusqu'à la fin du premier chapitre de la Dialectique (B XXXIX) transcendantale), mais pas plus loin, que s'étendent les changements que j'ai apportés dans le mode de présentation [5], parce que le temps [22] m'était trop compté et qu'à propos de la suite aucun malentendu n'était parvenu à ma connaissance de la part de personnes ayant examiné l'ouvrage avec compétence et (B XLI) impartialité, lesquelles personnes, sans même qu'il me faille les nommer en leur décernant les louanges qu'elles méritent, se rendront compte d'elles-mêmes, (B XLII) aux endroits correspondant à leurs observations, de la façon dont je les ai prises en considération. Cela étant, à ce travail de correction, se relie pour le lecteur une légère perte, que l'on ne pouvait éviter sauf à rendre le livre vraiment trop volumineux : divers éléments, qui certes n'appartiennent pas de façon essentielle à l'intégrité du tout, mais dont plus d'un lecteur pourrait cependant regretter d'être privé dans la mesure où ils pouvaient être utiles d'un autre point de vue, ont dû être laissés de côté ou exposés plus brièvement pour ménager de la place à la présentation que j'adopte et dont j'espère qu'elle sera maintenant plus compréhensible. Cette présentation nouvelle ne modifie absolument rien quant au fond, en ce qui concerne les propositions et même leur démonstration, mais cependant, dans la méthode de l'exposé, elle diffère ici ou là tellement de la précédente qu'elle ne se pouvait mettre en œuvre en l'y intercalant. Cette légère perte, qui peut au reste, selon le souhait de chacun, être réparée en procédant par [23] comparaison avec la première édition, est largement compensée, je l'espère, par la meilleure compréhensibilité. J'ai perçu avec une satisfaction reconnaissante, dans plusieurs écrits publiés (d'une part à l'occasion de la recension de divers livres, d'autre part dans des traités particuliers), que l'esprit de profondeur n'est pas mort en Allemagne, mais qu'il n'y a été étouffé que sur une brève période par le ton devenu à la mode d'une (B XLIII) liberté de pensée cultivant l'allure du génie, et que les épineux sentiers de la Critique, qui conduisent à une science de la raison pure dont la démarche conserve un caractère scolastique, mais qui, comme telle seulement, peut être durable et correspond par conséquent à une extrême nécessité, n'ont pas empêché les esprits courageux et clairs de la maîtriser. À ces hommes de mérite, qui associent de façon si heureuse, à la profondeur de vue, le talent d'une présentation lumineuse (talent qui pour ma part m'est inconnu), je laisse le soin d'achever mon ouvrage, qui reste encore imparfait, ici ou là, sous ce dernier rapport ; car le danger, dans ce cas, n'est pas d'être réfuté, mais bien de n'être point compris. De mon côté, je ne peux dorénavant m'engager dans ces controverses, même si je m'attache à être scrupuleusement attentif à tout ce qui me sera signalé, que ce soit par des amis ou par des adversaires, afin d'en faire usage dans la mise en œuvre future du système qui viendra trouver place conformément à cette propédeutique. Étant donné que, au terme de ces travaux, je suis déjà parvenu à un âge assez avancé (en entrant, ce mois-ci, dans ma soixante-quatorzième année), il me faut, si je veux mener à bien mon projet de livrer la métaphysique des mœurs et celle de la nature à titre de confirmation de l'exactitude de la Critique de la raison tant spéculative que pratique, procéder en économisant mon temps et attendre des hommes de mérite qui en ont fait leur affaire la clarification des obscurités, qui ne pouvaient guère, initialement, être évitées dans cette (B XLIV) œuvre, de même que la défense de l'ensemble. Il y a toujours certains endroits où un exposé philosophique est vulnérable (car il ne peut s'avancer aussi solidement cuirassé que l'exposé mathématique), quand bien même la structure du système, envisagé comme une unité, ne saurait courir en cela le moindre danger - tant il est vrai que, pour une vue d'ensemble du système, lorsqu'il est nouveau, peu de personnes seulement disposent de l'agilité d'esprit requise, mais moins nombreuses encore en ont envie, parce que toute nouveauté leur est désagréable. Aussi des contradictions apparentes peuvent-elles être débusquées en tout écrit, quand on compare les uns aux autres divers passages que l'on isole de leur contexte, notamment si le discours s'y développe librement, et ces contradictions apparentes projettent un jour défavorable sur cet écrit, aux yeux de celui qui s'en remet à l'appréciation d'autrui - alors que, pour celui qui a acquis une maîtrise de l'idée dans sa totalité, elles sont très faciles à résoudre. Cependant, si une théorie possède en soi de la consistance, la façon dont elle suscite action et réaction, par quoi, initialement, elle se trouvait menacée d'un grand danger, sert uniquement, avec le temps, à en polir les aspérités, et si les hommes capables d'impartialité, d'intelligence et d'une vraie popularité s'en préoccupent, elle contribue à lui procurer même, rapidement, l'élégance requise.



[1] Cette méthode, empruntée aux physiciens, consiste donc à rechercher les éléments de la raison pure en rapport avec ce qu'on peut confirmer ou rejeter au moyen d'une expérimentation. Or, on ne peut faire aucune expérimentation portant sur leurs objets (comme c'est le cas en physique) et permettant de soumettre à examen les propositions de la raison pure, surtout quand elles se sont aventurées au-delà des limites de l'expérience possible. On ne pourra donc effectuer cet examen que sur des concepts et des propositions fondamentales que nous admettons a priori, c'est-à-dire en les disposant de telle manière que les mêmes objets puissent être considérés sous deux angles différents, d'une part comme objets des sens et de l'entendement du point de vue de l'expérience, et d'autre part cependant comme objets simplement pensés, en tout cas comme objets du point de vue de la raison fonctionnant isolément et s'efforçant d'aller au-delà des limites de l'expérience. S'il se trouve qu'en envisageant les choses de ce double point de vue, on tombe en accord avec le principe de la raison pure, alors qu'à se placer d'un point de vue unique on voit surgir un inévitable conflit de la raison avec elle-même, alors l'expérimentation tranche en faveur de la justesse de cette distinction.

[2] Cette expérimentation de la raison pure est fortement analogue à celle que les chimistes appellent souvent l'essai de réduction, mais à laquelle en général ils donnent le nom de méthode synthétique, h' analyse du métaphysicien sépare la connaissance a priori en deux éléments très différents, à savoir : celui des choses comme phénomènes et celui des choses en soi. La dialectique les combine de nouveau afin d'obtenir l’accord avec l'Idée nécessaire de la raison qui est celle de l’inconditionné, et elle trouve que cet accord n'intervient jamais autrement que par cette distinction, laquelle est par conséquent vraie.

[3] Ainsi les lois fondamentales du mouvement des corps célestes ont-elles entièrement validé ce qu'initialement Copernic avait pris pour simple hypothèse et simultanément démontré la force invisible qui lie le système du monde (celle de l'attraction newtonienne), force qui serait restée pour toujours cachée si Copernic n'avait eu l'audace, d'une façon allant à l'encontre des sens, mais cependant avérée, de rechercher les mouvements observés, non pas dans les objets du ciel, mais dans leur spectateur. Dans cette préface, je présente comme une simple hypothèse le changement de méthode que j'expose dans la Critique et qui est analogue à l'hypothèse de Copernic. Dans le corps du texte lui-même, ce changement sera prouvé, non pas hypothétiquement, mais apodictiquement, en partant de la nature de nos représentations de l'espace et du temps, ainsi que des concepts élémentaires de l'entendement. Je le présente ici comme hypothèse simplement pour faire observer que les premières tentatives d'une telle transformation sont toujours hypothétiques.

[4] Connaître un objet, cela requiert de pouvoir en prouver la possibilité (soit d'après le témoignage que l'expérience donne de sa réalité, soit a priori par la raison). En revanche, je peux penser ce que je veux, pourvu simplement que je ne me contredise pas moi-même, c'est-à-dire pourvu que mon concept soit une pensée possible, quand bien même je ne puis garantir que dans l'ensemble de toutes les possibilités un objet corresponde ou non à ce concept. Cela dit, pour attribuer à un tel concept une validité objective (une possibilité réelle, car la première était simplement la possibilité logique), quelque chose de plus se trouve requis. Mais ce surplus ne nécessite pas d'être recherché encore dans les sources théoriques de la connaissance : il peut aussi résider dans les sources pratiques.

[5] La seule addition véritable que je pourrais indiquer - mais encore ne relève-t-elle que du mode d'argumentation - est celle par laquelle j'ai proposé une réfutation nouvelle de l’idéalisme psychologique et une démonstration rigoureuse (qui est aussi, à ce que je crois, la seule possible) de la réalité objective de l'intuition externe. Pour si inoffensif que l'on veuille tenir l'idéalisme (ce qu'il n'est pas en fait) par rapport au but essentiel de la métaphysique, cela reste toujours un scandale de la philosophie et de la raison humaine universelle que de devoir admettre simplement sous la forme d'une Croyance l'existence des choses en dehors de nous (desquelles pourtant nous tenons toute la matière de nos connaissances, même pour notre sens interne), et de ne pouvoir, quand quelqu'un s'avise d'en douter, lui opposer aucune preuve suffisante (voir B 275). Parce qu'il se trouve quelque obscurité dans la façon dont la preuve est exprimée, de la troisième à la sixième ligne, je prie de modifier ainsi ce passage : « Or cet élément permanent ne peut être une intuition en moi. Car tous les principes de détermination de mon existence qui peuvent être trouvés en moi sont des représentations et ont besoin eux-mêmes, en tant que représentations, d'un élément permanent qui s'en distingue, élément par rapport auquel leur changement et, par conséquent, mon existence dans le temps où ces représentations Changent puissent être déterminés. » On objectera vraisemblablement, contre cette preuve, que je ne suis pourtant, de manière immédiate, conscient que de ce qui est en moi, c'est-à-dire de ma représentation de choses extérieures, et que reste par conséquent toujours non tranchée la question de savoir s'il y a ou non, hors de moi, quelque chose qui corresponde à cette représentation. Il n'en demeure pas moins que (B XL) j'ai conscience de mon existence dans le temps (par conséquent aussi de la déterminabilité de cette existence dans le temps) par expérience interne, et c'est là bien davantage que d'être simplement conscient de ma représentation, même si cela ne fait qu'un avec la Conscience empirique de mon existence, laquelle n'est déterminable que par rapport à quelque chose qui existe hors de moi et est associé à mon existence. Cette conscience de mon existence dans le temps est donc associée à la conscience, à laquelle ainsi elle s'identifie, d'un rapport à quelque chose qui se trouve hors de moi, et c'est en ce sens l'expérience et non pas la fiction, le sens et non pas l'imagination qui relient indissolublement l'extériorité à mon sens interne ; car le sens interne est déjà en soi relation de l'intuition à quelque chose de réel hors de moi, et la réalité de ce dernier, à la différence de l'imaginaire, repose uniquement sur ceci qu'il est associé indissolublement à l'expérience interne elle-même, en tant qu'il constitue la condition de sa possibilité - ce qui est ici le cas. Si, à la conscience intellectuelle que j'ai de mon existence dans la représentation : Je suis, laquelle accompagne tous mes jugements et tous les actes de mon entendement, je pouvais associer simultanément une détermination de mon existence par intuition intellectuelle, la conscience d'un rapport à quelque chose d'extérieur à moi n'appartiendrait pas nécessairement à cette détermination. Or cette conscience intellectuelle vient certes en premier, mais l'intuition interne, dans laquelle seulement mon existence peut être déterminée, est d'ordre sensible et liée à la condition du temps, tandis que, de son côté, cette détermination, par conséquent l'expérience interne elle-même, dépend de quelque chose de permanent qui ne se trouve pas en moi et qui, par conséquent, ne peut être qu'extérieur à moi et avec quoi je dois me considérer en relation : ainsi la réalité du sens externe est-elle nécessairement associée à celle du sens interne pour que soit possible une expérience en général - ce qui veut dire que j'ai, avec tout autant de certitude, conscience de l'existence des choses en dehors de moi, se rapportant à mon sens, que conscience d'exister moi-même de manière déterminée dans le temps. En revanche, pour ce qui est de savoir à quelles intuitions données correspondent effectivement des objets extérieurs à moi, et qui appartiennent donc au sens externe, auquel il faut les attribuer (et non pas à l'imagination), cela ne peut qu'être défini dans chaque cas particulier, d'après les règles selon lesquelles l'expérience en général (même interne) se distingue de l'imaginaire - le principe qu'il y a une expérience réellement externe restant ici fondamental. On peut encore ajouter une remarque : la représentation de quelque chose de permanent dans l'existence ne se confond pas avec la permanence de cette représentation ; car celle-ci peut être très fluctuante et variable, comme toutes nos représentations, y compris les représentations de la matière, et elle se rapporte pourtant à quelque chose de permanent, qui doit donc être une chose distincte de toutes mes représentations et extérieure à moi - une chose dont l'existence est nécessairement comprise dans la détermination de ma propre existence et constitue avec elle une expérience unique qui jamais n'adviendrait intérieurement si elle n'était pas en même temps (pour une part) externe. Quant à savoir comment cela se produit, il est tout aussi impossible, ici, de l'expliquer davantage qu'il nous est impossible d'expliquer comment nous pensons en général ce qui perdure dans le temps, et dont l'existence simultanée avec ce qui varie produit le concept du changement.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 11 février 2019 10:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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