Marcel Jousse, L'ANTHROPOLOGIE DU GESTE


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Marcel Jousse, L'ANTHROPOLOGIE DU GESTE. (1969)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Marcel Jousse, L'ANTHROPOLOGIE DU GESTE. Paris: Les Éditions Resma, 1969, 395 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec. [Avec l'autorisation formelle des ayant-droit, la Société Marcel Jousse.]

[p. 9]

Avant-propos


« Explorer l'inconscient, travailler dans le sous-sol de l'esprit avec des méthodes spécialement appropriées, telle est la tâche principale de la psychologie dans le siècle qui s'ouvre. Je ne doute pas que de belles découvertes ne l’y attendent, aussi importantes peut-être que l’ont été, dans les siècles précédents, celles des sciences physiques et naturelles. »

Henri BERGSON [1].


I. ORIENTATION DES RECHERCHES DE JOUSSE


« Comment l'Homme, placé au sein des perpétuelles actions de l'Univers, réagit-il à ces actions et en conserve-t-il le souvenir ? »

Tel est le grand problème qui, dès sa jeunesse, a hanté Marcel Jousse et qui est, ainsi posé en termes objectifs, le problème de la Connaissance et donc celui de la Mémoire. Tous ses travaux tendent à trouver une réponse à cette question par la recherche toujours plus approfondie des lois anthropologiques qui, sous tous les cieux, depuis que l'homme est homme, commandent les innombrables formes de l'expression humaine.

Le chercheur
Son orientation


Marcel Jousse avait été préparé à cette entreprise gigantesque et qui peut paraître a priori téméraire, par une enfance paysanne, en plein contact avec le réel élémentaire, objectif et concret [2]. Cette enfance paysanne a été capitale dans l'œuvre de Jousse et toujours il y revenait pour expliquer l'origine de ses découvertes. Puis ce fut le collège où il aborda le problème du langage par l'étude des langues classiques : latin-grec, hébreu-araméen. Mais une étude grammaticale de textes écrits ne pouvait lui suffire. Il lui fallait les posséder jusque dans leurs racines gestuelles et les sentir se rythmer, dans sa bouche récitante et tout son corps mimeur, comme une expression vivante. C'est ainsi que, dès le collège, il sentit s'élaborer en lui ce qu'il appellera « les lois du Style oral » qui sont très différentes de celles du Style écrit.

De ces lois du Style oral, il descendit jusqu'aux lois fondamentales qui commandent toute l'expression humaine. Primordialement, c'est l'homme tout entier qui est le vivant porteur de sa science et de sa tradition. Jousse s'en explique ainsi lui-même en 1912, lors de sa première rencontre avec le R.P. de Boynes [3], rencontre qui décida de son entrée dans la Compagnie de Jésus :


« Je porte en moi un gros travail sur l'Anthropologie de l'expression humaine depuis le « concrétisme), jusqu'à l'« algébrisme ». Je me destinais à faire de l'astronomie. L'astronomie m'a amené à poser le problème de l'algèbre : comment est-on arrivé à ne plus penser qu'à coups d'X, Y, Z ? Alors, je suis descendu de mécanisme en mécanisme et je suis arrivé au langage de gestes qui est à l'origine de l'expression humaine et donc de toutes les liturgies et qui m'a fait comprendre l'expression mimodramatique des prophètes et des peuples demeurés spontanés. Voilà le grand système de recherches que je poursuis. »


Devenu prêtre et jésuite, ses multiples observations en plein réel vivant le conduisirent, après la guerre 1914-1918 qu'il fit comme officier d'artillerie, et deux années d'études parmi les tribus amérindiennes des États-Unis, vers les chaires des autorités scientifiques de l'époque, afin de contrôler et d'enrichir ses expériences. Il devint, à Paris, en [p. 11] 1922, l'élève de Pierre Janet, de Georges Dumas, d'Henri Delacroix, de Jean-Pierre Rousselot, d'Antoine Meillet, de Marcel Mauss, etc.


« Ce qui est frappant chez Jousse, dira Frédéric Lefèvre, alors critique aux Nouvelles Littéraires et auteur d'un ouvrage sur Marcel Jousse, c'est la souple maîtrise avec laquelle il joue à travers tant de techniques qui, jusqu'ici, ne s'étaient rencontrées que réparties entre plusieurs spécialistes.

« Physiologie, neurologie, rythmologie, phonétique expérimentale, linguistique, psychologie, ethnologie, etc., toutes ces sciences vont venir, avec leurs méthodes respectives et leurs outillages plus ou moins perfectionnés, apporter à l'exigeant observateur, des faits rigoureusement dépouillés de toute équation personnelle [4]. »


La difficulté majeure pour saisir les faits purement anthropologiques, les analyser, les confronter, réside dans l'interpénétration constante de l'anthropologique et de l'ethnique. Sous l'ethnique diversifiée jouent nécessairement les lois anthropologiques. Mais comment arriver à distinguer, dans le comportement humain, ce qui est ethnique, donc particulier à un milieu, de ce qui est anthropologique, donc permanent et universel ?

D'où la nécessité méthodologique d'observer, par priorité, l'Anthropos là où il se manifeste avec toute la spontanéité possible. C'est pourquoi, dans cet immense « Laboratoire » humain, Jousse a choisi, sans négliger les autres, trois laboratoires privilégiés où il pouvait rechercher et vérifier les mécanismes spécifiques de l'Homme dans leur complexe et vivante unité.

C'est d'abord, innombrable et universel, le laboratoire du foyer maternel où Jousse peut observer le petit Anthropos dont toutes les « fibres quêteuses » se tendent vers les choses à saisir et à « rejouer ». C'est aussi le laboratoire inépuisable des peuples spontanés où les lois anthropologiques s'épanouissent avec un minimum de contrainte et peuvent plus facilement être remarquées sous les variantes ethniques. C'est enfin le laboratoire tragique des cliniques psychiatriques où l’étude des démontages des gestes humains projette parfois de si vives lumières sur les lois profondes qui en commandent la marche normale.

Le
« Style oral »

Dans son premier ouvrage : Le Style oral rythmique et mnémotechnique chez les Verbo-moteurs [5], fruit de vingt années de recherches et qui lui fit atteindre aussitôt une large audience, Jousse aborde les problèmes de l'origine du langage et des diverses formulations ethniques. C'est à l'intérieur même des mécanismes psycho-physiologiques du mystérieux « Composé humain » qu'il essaie de saisir les lois de l'expression humaine. En effet, Jousse ne part pas des phénomènes linguistiques pour les réduire à nos catégories grammaticales, mais poussant plus profond que les langues ethniques, il pénètre dans la jaillissante spontanéité expressive de l'Anthropos. Il s'explique en présentant son livre :


« Les enregistrements du Laboratoire expérimental et les manifestations spontanées du Laboratoire ethnique, révèlent la loi rythmique qui propulse ces « complexus de gestes » que sont les êtres vivants. D'un bout du monde à l'autre, on voit l'homme « mimer » instinctivement toutes les actions ambiantes, et, faber quia sapiens, prolonger et stéréotyper volontairement ces gestes mimismologiques intuitifs en gestes expressifs concrets, subtils et innombrables. C'est avec ces gestes d'« actions agissant sur d'autres actions », c'est avec ces gestes interactionnels que l'Homme conserve en lui ses expériences et même les projette, en « mimogrammes » peints ou sculptés, dans ses premiers hiéroglyphes. Cependant, il utilise la transposition laryngo-buccale sonore, instinctive et de plus en plus prédominante, de ses intuitifs gestes corporels-manuels, autrement expressifs pourtant.

« Ces gestes propositionnels oraux se balancent automatiquement et parallèlement, par deux ou par trois, et forment ainsi l'unité mnémonique universellement retrouvée dans les proverbes ethniques qui, s'élaborant en une sorte de Style oral, servent de Schèmes rythmiques à toute la science concrète et religieuse de ces milieux spontanés, mais non point ignorants. La Mémoire, infatigablement exercée dès l’enfance, donne son plein et merveilleux rendement en se confondant d'elle-même aux lois rythmiquement mnémoniques de l'organisme humain. »


Ce qui avait frappé Frédéric Lefèvre et, parmi tant d'autres, Marcel Brion, Maurice Martin du Gard, les PP. Léonce de Grandmaison et [p. 13] Gaston Fessard [6], c'est, dans ce livre étrange, mosaïque de citations, la multitude des faits jusque là erratiques, qui apparaissent « enchaînés par le dedans », et qui découvrent une pensée maîtresse d'elle-même :


« Dans son "Style oral", des faits enregistrés par des centaines d'observateurs qui n'avaient aucun souci de les insérer dans un ensemble, viennent s'emboîter dans l'immense synthèse concrète que Jousse nous révèle... [7]).


C'est bien là un des traits particuliers de Marcel Jousse dont il avait d’ailleurs pleinement conscience : « je suis un être qui a besoin d'unifier. Je ne peux pas me disperser. Il me faut, à travers les faits multiples, trouver la loi. » (Sorbonne, 14-1-34.)

Sa méthode
de travail

Nous ne sommes donc pas étonnés de voir chacun des programmes annuels des quelque mille cours qu'il professa, de 1932 à 1957, à l’amphithéâtre Turgot de la Sorbonne, à l'École des Hautes-Études (section des sciences religieuses), à l'École d'Anthropologie, à son Laboratoire de Rythmo-pédagogie, se terminer invariablement par cette formule :


« Les travaux anthropologiques de Marcel Jousse ont pour but de rechercher une liaison entre les disciplines pédagogiques, psychologiques, ethnologiques... »


Ce qu'il nous donne dans ces cours dont aucun de ceux qui les ont suivis, même occasionnellement, ne peut oublier la richesse vivante, c'est sa saisie originale du réel. On le sent lié aux forces de la vie « intelligée » qu'il approfondit dans ses interactions multiples. Avec lui, comme dans la vie, tout est dans tout. L'unité profonde de son enseignement et de son œuvre se trouve dans son exigence de saisir la Vie dans ses mécanismes anthropologiques spécifiques.

De là ce mot bien simple, qui revient sans cesse dans ses cours et dont la prégnance n'est plus guère ressentie dans nos milieux d'érudition livresque et de technique, le mot « vivant ». Toujours il parle de rythmes vivants, de parole vivante, de pédagogie vivante, de transport vivant des traditions, etc. « Le respect de la vie et le respect de l'individu, voilà les deux pôles autour desquels gravite mon anthropologie. »

[p. 14]

(École d'Anth., 15-3-37.) On ne pourra qu'en être frappé dans cet ouvrage.

Il faut se tourner vers la réalité totale de l'Anthropos, qui ne saurait être réduit à ses composantes biologiques. Telle est l'attitude fondamentale de Jousse et le principe directeur de sa méthode d'investigation. Il se montre toujours comme n'ayant qu'un seul maître : le réel ; une seule loi : la fidélité à ce réel ; une seule crainte : celle de le déformer, sachant que la découverte ne peut être qu'au prix de cette dure ascèse. Aussi sa science ne se crée-t-elle pas en dépendance des livres, mais dans la dépendance des choses. Il enregistre des faits, encore des faits, « car le réel ne se propose pas à nous en fonction de nos systèmes tout faits ou de nos ignorances. Il est ce qu'il est. À nous d'être des enregistreurs purs en face de ce réel pur », nous répète toujours Jousse.


« S'il faut rester jalousement soi-même dans l'investigation du réel, il est également indispensable de savoir se faire aider par d'autres chercheurs demeurés aussi jalousement individuels dans leurs recherches. C'est d'ailleurs par cette multiplicité d'individualisations qu'on est ramené vers l'unité et l'objectivité de la découverte. En effet, ces observateurs, indépendants dans leur méthode d'observation, n'ont pu que se trouver en face d'un même aspect objectif du réel.

« Cette unanimité dans l'unité de la recherche objective est d'un tout autre ordre que l'accord verbal de tant de « perroquets » humains, répétant les mêmes lieux communs parce qu'ils les ont tous appris dans les mêmes livres... [8] »


Ce réel qu'il enregistre, qu'il « intussusceptionne [9] » dans sa prodigieuse mémoire, Marcel Jousse le laisse souplement : et logiquement s’organiser en lui, se contentant d'enrichir son expérience par des observations toujours nouvelles. Chez lui, découverte et méthode s'appuient et s'approfondissent au fur et à mesure qu'elles progressent. Aussi écrit-il peu et rarement. C'est qu'il craint, en écrivant trop tôt, [p. 15] de fixer ou de figer prématurément sa recherche. Il veut se garder disponible, ouvert, réceptif. Mais quand il écrit, pour prendre date, son style prend alors la densité du proverbe. Ses mémoires scientifiques sont, pourrait-on dire, la « cristallisation » algébrique des exemples qu'il donne dans ses cours, c'est la loi qui a été serrée sur la multiplicité des faits [10]

Les découvertes
anthropologiques

a) Le Rythmo-
Mimisme

Son point de départ dans l'étude de l’Anthropos, c'est la loi spécifique du Mimisme humain. Le vieil Aristote n'avait-il pas noté déjà que l'homme est le plus mimeur de tous les animaux [11] ? Marcel Jousse, sans cesse, analyse et approfondit cette caractéristique de l'homme. « La solution d'une infinité de problèmes secondaires, mais très graves, dépend de notre conception plus ou moins exacte de cette loi primordiale. »

Ce qui frappe, en effet, quand on observe l’être humain spontané, c'est sa tendance à imiter, plus exactement à « mimer » toutes les actions des êtres vivants, toutes les attitudes des êtres inanimés qui l'entourent. L'Anthropos, c'est le microcosme qui « réfléchit » en miroir et en écho, le macrocosme.


« Ses gestes sont énergétiques, en ce sens que propulsés par une explosion d'énergie nerveuse. Cette énergie nerveuse, déflagrant à des intervalles biologiquement équivalents, les rend rythmiques. Et à cause du caractère spécifique de l'homme, ils sont mimismologiques [12] »


Du berceau à la tombe, l'Anthropos est sous la contrainte de cette loi fondamentale du Rythmo-Mimisme. Il reçoit, et cette réceptivité accumule en lui les « Mimèmes » des choses, c'est-à-dire le rejeu du geste infligé par l'objet. De ces Mimèmes, l'homme prend conscience et c'est cela la pensée. Tout ce qu'on appelle les opérations de l'esprit : mémoire, imagination, raisonnement, etc. ne sont que des rejeux de Mimèmes conscients ou inconscients, spontanés ou dirigés, exacts ou combinés, ou transposés et sublimés. Le rejeu est microscopique dans la pensée et le rêve. Il est macroscopique dans l'action. [p. 16] Mais le mécanisme anthropologique est toujours le même. Tout part d'intussusceptions. Les aphasies et les apraxies ne sont que des désimbrications dans le rejeu interactionnel des mimèmes.

Ce Mimisme anthropologique joue selon un mécanisme de base qui constitue, sur ce point, la découverte centrale de Jousse : « Je n'ai pas découvert la loi de l'Inter-attraction universelle. Mais le premier, j'ai formulé la loi de l'Inter-action universelle. »

En effet, dans l'Univers, tout est action et ces actions agissent sur d'autres actions. Ces interactions innombrables s'enregistrent, dans le Composé humain qui les reçoit, sous forme de gestes élémentaires triphasés qui constituent une unité indéchirable. C'est toujours un Agent — agissant — un Agi.

Mais ces interactions innombrables sont imbriquées, car jamais, dans l'Univers, il n'y a de phénomènes séparés. Il s'agit toujours d'une imbrication d'Agents agissant des Agis à l'indéfini. La science ne peut être que la saisie de ces multiples interactions sans arriver jamais à les épuiser. Toute connaissance n'est que la prise de conscience de l'un ou l’autre de ces « gestes interactionnels » intussusceptionnés.

Les myriades d'interactions du Cosmos sont inconscientes. Elles ne deviennent conscientes que par une saisie de l’Anthropos qui les intellige. La conscience est le privilège unique de l'homme.

Ces interactions inconscientes, intussusceptionnées par toutes les fibres diversifiées de l’Anthropos et rejouées par lui — ou globalement par tout son être mimeur, ou oralement par une transposition et un amenuisement du mécanisme expressif — deviennent le « Geste propositionnel », élément de base de la pensée humaine. Mais dans ce sujet, ce verbe, ce complément que l’enfant analyse dans notre grammaire, vit et joue le mécanisme fondamental de l'Agent — agissant — l'Agi. D'où la loi énoncée par Jousse :

« L'Anthropos est un animal interactionnellement mimeur. »


b) Le
Bilatéralisme

Nous devrions ajouter, à la suite de Jousse, « bilatéralement mimeur », car l'homme ne peut distribuer normalement ses « Mimèmes » qu'en fonction de sa structure bilatérale. C'est ce Bilatéralisme humain que nous verrons analysé au second chapitre de cet ouvrage et dont personne, avant Jousse, n'avait remarqué l'influence, non seulement sur le plan des gestes expressifs et des balancements corporels, sur le plan [p. 17] du parallélisme dans les compositions orales ou littéraires, mais dans les domaines les plus profonds et délicats de la réflexion humaine. Car l'homme pense avec tout son corps.

C'est en fonction de sa structure bilatérale que l’homme partage l’espace en avant et arrière, droite et gauche, haut et bas, l’homme au centre faisant le partage. Tel est le fondement de la Logique formelle et peut-être de la Mathématique [13]. Cette tendance de l’homme, que nous retrouvons dans les règles sociales et religieuses, est susceptible d'éclairer nombre de problèmes psychiatriques, voire métaphysiques. Comme d'ailleurs le Formulisme.

c) Le
Formulisme

Il s'agit là, en effet, d'une autre loi anthropologique fondamentale. L'homme ne pourrait pas vivre dans une spontanéité jaillissante perpétuelle. On peut dire que le Formulisme est la tendance biologique, mystérieuse mais irrésistible, à la stéréotypie des gestes de l’Anthropos. C'est cette tendance qui pousse l'expression humaine du « concrétisme » vers l’« algébrisme » et, la paresse aidant, vers l'« algébrose ». Mais c'est aussi par elle que se crée l'armature de la trame qui fait le lien entre les générations et qui constitue les mentalités et les cultures. À ce titre, le Formulisme est à la fois source de vie pour un peuple, lorsqu'il donne lieu à des formules vivantes, porteuses de réalités. Mais il peut être aussi cause de dessèchement et de stérilité dans la mesure où la stéréotypie aboutit à l’« algébrose » et à la « nécrose » des formules sociales, religieuses, liturgiques, artistiques, etc. Cette ambivalence est une des lois de la vie ; elle est constamment présente dans ce livre.

Homme
global
et justesse
gestuelle


Ce sont toutes ces lois vitalement entrepénétrées qui jouent dans toute expression humaine et concourent à la création des diverses cultures et des langues ethniques qui différencient les groupes humains. Mais nous entrons là dans le domaine de l'ethnographie, alors que Jousse s'enfonce toujours plus profondément dans la recherche des lois fondamentales de l'Anthropos et, sous l’ethnique diversifié, tente de saisir l'universel. Nous sommes là, en effet, dans une anthropologie [p. 18] vivante, « expérimentable », dynamique, qui prend l'homme global dans ses mécanismes inconscients, aussi bien que dans ses mécanismes conscients, dirigés et même sublimés [14].


« Les gestes triphasés (agent — agissant — agi) forment un engrenage successif, et c'est cela la justesse des gestes. De là ce mot qu'on ne comprend plus : la Justesse des gestes, qu'on a algébrosé en justice. Avoir le respect de la justesse pour avoir l'exactitude et l'efficacité... Tous nos gestes doivent être justes pour qu'ils puissent être efficaces. »

« Cette justesse surveillée et cette efficacité prévenue vont se transposer dans ce qu'on appelle les Liturgies. Là, toutes les actions sont, pour ainsi dire, préformées par la grande « politesse » transcendantale qui vient de la Tradition, de ce conformisme résultant d'un usage éprouvé et approuvé. Ainsi, nous n'avons pas le droit de dire la Messe n'importe comment. Nous n'avons pas le droit de bouleverser les parties de la Messe n'importe comment. De même qu'un ingénieur n'a pas le droit, s'il veut l'efficacité, de faire marcher une mécanique en dépit de ses rouages. Il faut que tous nos gestes soient porteurs d'un sens et que ce sens soit exact... Nous avons trop ignoré que la Liturgie est fondamentalement une pédagogie... Toute la pédagogie religieuse devrait être une pédagogie anthropologique...

« La religion, je l'inscrirais
en facteur commun de tout
 [15]. »


Applications
ethniques


Actuellement encore, malgré de très remarquables exceptions, les sciences humaines, sous l'emprise de métaphysiques purement théoriques, se réfugient dans des constructions formalistes au lieu de s’attacher à l’étude objective des phénomènes anthropologiques qui sont à l'origine de la pensée. Peut-être, à ce point de vue, Jousse sera-t-il considéré, par les générations futures, comme le Claude Bernard de l'Anthropologie expérimentale ? Il nous montre bien, en effet, que les réalités anthropologiques — à condition d'être prises dans leur vivante complexité — peuvent faire l’objet d'une étude purement objective et progresser d'une façon indéfinie dans les voies qu’il a ouvertes.

L’effervescence que tout le monde s'accorde à constater de nos jours [p. 19] dans toutes les sciences de l'homme, rend d'une urgence manifeste une Anthropologie expérimentale fondée sur l'observation des faits anthropologiques tels qu'ils sont. Redisons-le après Jousse : le manque de contact avec le réel perd, non seulement les hommes et les civilisations, mais aussi la solidité des techniques scientifiques.

Dans le domaine si important et si pressant des sciences religieuses chrétiennes, dans le foisonnement parfois anarchique des recherches de toutes les Églises en matière de théologie, de catéchèse, de pastorale, de liturgie, sur la nature de l’autorité de Pierre ainsi que des rapports entre Écriture et Tradition, l’Anthropologie du Geste pourrait de toute évidence apporter de grands apaisements, en ce qu'elle montre les réalités anthropologiques et ethniques à partir desquelles ces questions devraient être posées.

Pour les problèmes alarmants que posent aux peuples du Tiers-Monde l'invasion des techniques occidentales, il est également de toute nécessité de pouvoir procurer à ces peuples des références anthropologiques solides qui permettent des choix susceptibles d'orienter leur propre évolution, sans perdre pour autant les richesses vivantes de leurs diverses civilisations ni tout bouleverser des grands rythmes naturels. Il importe, avant tout, sous prétexte de progrès, de ne pas sacrifier l’HOMME.

Et voilà pourquoi Marcel Jousse ne cesse d'attirer notre attention sur l’indispensable effort qui s'impose à notre milieu de style écrit, de formation trop exclusivement gréco-latine, pour devenir apte à comprendre les milieux traditionnels du passé et surtout ceux qui, heureusement, existent encore actuellement.


« C'est fausser les problèmes anthropologiques et ethniques et empêcher toute solution valable que de tout ramener au seul gréco-latinisme qui ne peut poser et résoudre que des problèmes gréco-latins...

« Les faits de la Mécanique humaine ne se réduisent pas à notre petite formation classique. En face du gréco-latinisme, nous montrons le Planétarisme. Nous avons, à travers le monde, que ce soit en Asie, en Afrique, dans les Amériques, de quoi enrichir tous nos gestes d'Anthropos, c'est-à-dire aider à la prise de conscience de ce qu'est fondamentalement l'Homme.

« Si notre vieux monde gréco-latin et livresque disparaît, ce sera sous le poids des lois anthropologiques qu'il n’a pas su admettre ni utiliser...
[p. 20]

« 
C'est commettre une grave erreur que de vouloir tout réduire au seul gréco-latinisme qui représente une culture, un aspect de la pensée humaine assurément très riche... mais d'autres peuples aussi ont pensé... [16] »


Nous verrons Jousse revenir inlassablement sur la nécessité d'élargir le champ de notre observation et de notre intelligente sympathie « à la mesure du monde ». Cette vivante compréhension, ou, selon le mot de Marcel Jousse, cette « confraternisation », aurait le singulier avantage de nous ouvrir à la richesse de leur expression gestuelle et de leurs langues concrètes qui leur permettent d'entrer de plain-pied dans le « concrétisme [17] » et le « gestualisme » de la Bible, mais en même temps nous apporterait, à nous, de quoi rénover nos pédagogies et nos liturgies devenues exsangues à force d'intellectualisme desséchant et algébrosé.


2. LA SYNTHÈSE JOUSSIENNE


Il est évident qu'avec pareille méthode, lorsque Jousse voulut approfondir l'immense expérience humaine qui sous-tend les Civilisations, et en particulier notre Civilisation occidentale, il n’allait pas se contenter de suivre les maîtres de notre philosophie classique, mais descendant plus profond, dans ses propres gestes de paysan, il allait se trouver devant le problème crucial des fondements de notre Civilisation.

Civilisation gréco-latine ? Le gréco-latinisme n'est qu’un vernis qui recouvre une réalité autrement profonde. « Je sais maintenant qui je suis. Je n'ai plus à me poursuivre » disait Jousse. En lui, la vieille Gaule récitante rejoignait la Galilée enseignante. Son enracinement avait une profondeur insoupçonnée dont il a pris conscience de plus en plus.

[p. 21]

Dès sa petite enfance, Marcel Jousse avait appris l'Évangile des lèvres de sa mère orpheline et quasi illettrée qui l'avait appris elle-même d'une grand-mère totalement illettrée. Pouvait-il exister pour lui, meilleure préparation à comprendre ce que peut être une Parole vivante qui se transporte traditionnellement de génération en génération ?

Dès lors, comment aurait-il pu, pour étudier scientifiquement Jésus, se livrer à un travail de pur philologue et se borner à scruter minutieusement les multiples variantes des manuscrits grecs ? Il appliquera à Jésus sa méthode anthropologique. Il le lui faut tout vivant et pensant et s'exprimant. Il prend donc les textes écrits, mais, dans ces « textes morts », il cherche les « gestes vivants » sous-jacents. Aussi replace-t-il l'homme Jésus dans son contexte historique, dans son milieu ethnique et linguistique araméen, dans sa pédagogie qui est celle des Rabbis d'Israël. C'était « toute une révolution, mais le bon sens même », comme le lui dit, en 1927, Pie XI, qui l'assurait que « d'ici cinquante ans, toute la tradition vivante de l'Église reposerait sur ses travaux ».

Dans sa perspective anthropologique et ethnique, Jousse a été particulièrement frappé dans la personne de Jésus par l'Enseigneur, modèle et régulateur des gestes humains, à tel point qu'il dira : « Le vrai christianisme domine tellement toute particularité ethnique qu'il semble jaillir du tréfonds même de l'anthropologique. » (Sorbonne, 3-3-54.)

Une raison plus impérieuse encore guidait Marcel Jousse : grâce à sa recherche rigoureuse des lois de l'in - formation et de l’ex - pression humaines, à sa connaissance approfondie de la littérature palestinienne et de la pédagogie pratiquée par ces maîtres incontestables que furent les Rabbis d'Israël, il était à même de saisir l’Anthropos dans l'élaboration et le portage gestuel et oral de ses Traditions. Il en venait ainsi à prouver l'authenticité de la Parole vivante d'un Jésus araméen sous l'enveloppe grecque des Évangiles écrits.

Le lecteur trouvera en Appendice à cet ouvrage, le « plan de synthèse » de Marcel Jousse. Ce plan, qui pourra orienter bien des chercheurs, a l'avantage de nous montrer sa méthode de travail et l'ensemble des recherches anthropologiques et ethniques auxquelles il s'est astreint avant d'oser affronter les Paroles de celui qu'il appelait de son nom [p. 22] araméen : Rabbi Iéshoua. Partant de l'Anthropos face à un cosmos in - formateur, sa synthèse aboutissait à la « mise par écrit » de ce qui est la base même de notre civilisation : l’Annonce orale (Besôretâ) qui, au lieu d'être toujours parmi nous une Parole vivante, n'est plus qu'un livre : le Livre des Évangiles.

Plan de
Synthèse


Le développement de cette Synthèse devait s'intituler : La Mécanique humaine et la Tradition de Style oral galiléen et comprendre deux parties essentielles :

I. L'élaboration intra-ethnique d'une tradition de style oral. C'est dans cette première partie que se situe le présent ouvrage où sont analysées les lois anthropologiques du Rythmo-Mimisme, du Bilatéralisme et du Formulisme, concourant, avec les forces ethniques, à la cristallisation de vivantes « perles-leçons », portées et transmises gestuellement et oralement. On touchait ainsi, avec Jésus et ses Appreneurs, aux « Origines chrétiennes » véritables : celles du Iéshouaïsme araméen [18].

II. L'ÉMIGRATION EXTRA-ETHNIQUE DUNE TRADITION DE STYLE ORAL, avant sa mise par écrit dans une autre langue que l’araméen original. Mise par écrit qui n'est d'abord qu'un simple aide-mémoire de leçons apprises et répétées par cœur, et qui devient, peu à peu, un livre de lecture. Nous sommes là dans l'expansion hellénistique du Iéshouaïsme local galiléen qu'on appellera, dans la suite, le Christianisme.

Synthèse
et Méthode


Sans le vouloir peut-être, c'est lui-même que Jousse exprimait quand il disait :


« L'habitude d'observer et de rejouer la grande mimodramatique des choses, d'être en souplesse obédientielle aux interactions du réel un et multiple, prépare le chercheur aux grandes synthèses scientifiques.

« Le milieu social, sous prétexte de spécialisations, ne nous offre qu'un réel découpé en tranches : psychologie, ethnologie, linguistique, etc. Seule, l'habitude de jouer le réel en sa vivante complexité nous [p. 23] convainc qu'il n'y a qu'un seul réel qui n'est découpé, pour l'étude, que par notre faiblesse. Et celui qui aura l'habitude de la mimodramatique, reprendra toutes ces spécialisations découpées et les rejouera dans des synthèses...

« Synthèse, mais aussi recherche aiguë du détail, parce que quiconque a le sens de la synthèse sent bien qu'elle n'est qu'une imbrication de choses extraordinairement fines et précises. De là pourquoi on est stupéfait de voir que les plus grands synthétistes ont été, en même temps, les analystes les plus subtils.

« C'est une erreur de croire que le sens de la synthèse empêche le sens du détail précis, de l'analyse aiguë. Bien au contraire. Ce sont les fausses mécaniques synthétistes qui nous dérivent hors des conséquences normales.

« Le véritable observateur fait la synthèse d'abord, car il ne peut rien observer qui ne fasse partie d'un tout. Mais après, il revient vérifier et confirmer chacun des gestes dans le détail. Alors se fait la vérification [19]. »


On ne saurait porter jugement plus exact sur la méthode et l'œuvre de Marcel Jousse. Son plan général nous donne un aperçu de sa synthèse. Les pages qui suivent nous montrent comment il poussait son analyse.

Stimulation
des
Recherches


Mais précisément la richesse de cette vue d'ensemble peut heurter le lecteur :


« De par la complexité des disciplines scientifiques qu'elle utilise et fait converger vers le réel, de par son expression rigoureusement technique, la pensée de Marcel Jousse ne peut être abordée, pourrait-on dire, que par approximations successives. Chaque travailleur n'aura qu'à prolonger l'élan donné pour pénétrer, plus profondément encore, dans une pensée qui s'avère comme l'une des plus puissantes et des plus riches de notre temps [20]. »


Marcel Jousse en avait parfaitement conscience. Aussi nous dira-t-il :


« Nous avons été obligé de créer une discipline neuve. On ne refait [p. 24] pas une science du jour au lendemain. je ne crois pas qu'avant de longues années, un seul homme puisse manier toutes les techniques que nous avons été obligé de manier, parce qu'il faut faire converger, sur un seul point, un nombre appréciable de disciplines qui avaient été jusqu'ici trop différenciées... C'est pour cela qu'il ne pourra y avoir une synthèse de nos travaux avant longtemps... car il ne s'agit pas de s'agripper à un seul outil de recherches. Il faut un outillage vivant et souple comme la vie elle-même [21]. »


C'est qu'en effet, nous voyons cette Anthropologie du Geste projeter des lumières neuves, non seulement sur l'origine du langage et de l'écriture, sur la psychologie, la psychiatrie, l’ethnologie, la pédagogie, mais aussi sur la structure interne des textes oraux qui servent de véhicule à toutes ces grandes traditions millénaires et qu'on avait si étrangement négligés jusqu'ici en tant que documents sûrs [22].

Celui qui crée une discipline est aussi celui qui en aperçoit le mieux les difficultés et les limites. Marcel Jousse n'ignorait pas qu'il n'apportait pas de solutions toutes faites et définitives, mais seulement une méthode. Il savait trop bien qu'ici-bas, rien n'est terminé et que « la science ne peut être qu'une immense et magnifique installation provisoire, mais tout de même certains aspects du réel ont-ils été reçus sans une déformation totale »[23]. Aussi, à sa « joie de connaître » se mêlera un insatiable désir de voir d'autres travailleurs continuer ce qu'il n'a fait qu'orienter et réaliser ce qu'il ne pouvait qu'entrevoir.


« Ma science ne peut être qu'une science de pointillés. Je n'ai ni le temps ni les moyens de tracer une ligne continue. Mais cette sorte de pointillés se transformera peu à peu en une ligne de plus en plus pleine au fur et à mesure que se multiplieront les travaux de mes prolongateurs exécutés d'après une méthode personnellement ajustée. En effet, on ne reçoit pas du dehors et toute faite une méthode scientifique. On se la crée partiellement à soi-même en ajustant celle d'autrui. Il y a aussi, en méthodologie, une équation personnelle. Le maître ne saurait avoir que le rôle d'orienteur [24]. »


3. L'« ANTHROPOLOGIE DU GESTE »

Composition et terminologie de l'ouvrage.


L'ensemble des textes de Jousse que nous présentons sous un titre spécifiquement joussien : L'Anthropologie du Geste se situe dans ce vaste panorama [25]. Centrés sur l'étude des lois anthropologiques (Rythmisme, Bilatéralisme, Formulisme), ils constituent véritablement le fer de lance de son œuvre.

Lorsque la maladie vint interrompre ses travaux, Marcel Jousse avait composé ce qui constitue maintenant les deux grands chapitres de cette étude. Quant au troisième sur le Formulisme, resté en suspens, il nous a été possible d'y suppléer en intégrant, dans l’ouvrage, le mémoire déjà publié sur le PATER [26] qui était, pour Jousse, la plus belle illustration, en style oral araméen, de la loi du Formulisme.

Il ne faut pas s'étonner d'un certain manque d'homogénéité dans le style des deux premiers chapitres : le « style parlé [27] » y apparaît nettement par endroits — on ne saurait d'ailleurs le lui reprocher, bien au contraire. C'est que Jousse avait entrepris leur rédaction à partir de son enseignement oral que la sténotypie lui avait gardé (et que nous avons conservé). Or son enseignement se faisait sans notes rédigées, mais avec un plan soigneusement préparé. L'expression s'accomplissait devant l'auditoire et selon l'auditoire, un auditoire que Jousse désirait convaincre et amener à une prise de conscience. Car il ne visait pas à former de simples répéteurs ; il cherchait des collaborateurs et des continuateurs.

[p. 26]

Le lecteur pourrait parfois regretter que des exposés très riches soient traités trop brièvement. Nous ne pouvons que le renvoyer à la conclusion de Jousse : « Un immense univers vivant ne peut se condenser en quelques pages mortes. » Il faut se rappeler aussi que nous donnons ici ce que Jousse avait préparé sans avoir eu le temps de lui donner une forme définitive.

Tel qu'il est, ce livre constitue une œuvre vivante et neuve, qui ouvre des perspectives intéressant toutes les sciences humaines. C'est précisément cette nouveauté qui oblige Jousse à rappeler les lois anthropologiques fondamentales trop souvent oubliées ou même simplement ignorées. Encore que Jousse ne se « répète » pas, il creuse, il approfondit, il essaie d'approcher de plus en plus la vérité qu'il s'attache à poursuivre :


« Les positions que je définis devant vous, au point de vue méthodologique, sont des positions sûres de recherches. Ai-je tout découvert ? Hélas, j'ai trop travaillé pour vous dire que la recherche peut aboutir définitivement. Nous ne travaillons que pour un but qui fuit toujours...

« Nous ne connaîtrons jamais l'essence des phénomènes. Nous ne pouvons avoir que des solutions qui s'efforcent de nous en rapprocher... Mon rôle n'est pas d'épuiser les questions, ce qui est d'ailleurs impossible, mais de vous en montrer la complexité... je n'ai pas la prétention de clore la voie, mais je dis seulement : C'est par là qu'il faut marcher [28]. »


N'attendons pas que, dans cet ouvrage, comme il le fit dans son Style oral, Jousse nous montre par d'innombrables citations, son érudition et la justesse de son observation. Il nous donne, en prise directe, sa science, qui est avant tout travail personnel et prise de conscience, et il invite chacun à un travail et à une prise de conscience analogues.

Le
vocabulaire
joussien


Pour remplir son rôle d'orienteur, il lui faut communiquer ses expériences, et pour cela, il lui faut des mots. Le langage courant ne lui offre que des termes dont le sens est fixe par l’usage social. Il lui faudra donc forger son outil d'expression et se créer un vocabulaire neuf, précis, algébrique au besoin, coiffant les faits observés.

[p. 27]

Le vocabulaire de Jousse est un « outil mnémonique de classement ». C'est pourquoi il cherchait à unifier ses termes quand il s’agissait de faits de la même famille. En dépendance de la loi du « Mimisme », nous avons donc les mimènes, le mimage, l'écriture mimographique, etc.

Au début, pour être davantage en résonance avec le milieu social, il avait parlé de « Style à clichés ». Mais ce terme ne lui permettait aucune extension dans notre vocabulaire et prêtait à de fâcheuses confusions. Pour le remplacer, il emprunta à l'exactitude mathématique le mot « formule », d'où dériveront « loi du Formulisme », « Style formulaire », « Formulations ethniques », etc.

De même que le symbole algébrique fait perdre de vue l’objet qu'il recouvre, ainsi perdons-nous de vue, par l’usure des mots, leur concrétisme initial. C'est, analogiquement, le processus joussien de l’« Algébrose ».

Les mots « geste, gesticulation » avaient un sens plutôt péjoratif. En particularisant le mot Geste, Marcel Jousse a créé un vocabulaire et une science aux irradiations indéfinies. En 1927, une assemblée de doctes objectait que le mot « gestuel » n'était pas français. Il n'était alors que joussien. Il est devenu universel.

On verra souvent, dans cette étude, le professeur faire allusion aux « affres de l'expression ». C'est que le réel ne se présente pas tout étiqueté dans une langue donnée. Il faut, non seulement trouver des termes adéquats, mais les faire accepter par le milieu social. Là est le drame. Aussi Jousse a-t-il été obligé d'aller très lentement dans l’application de son vocabulaire. C'est pourquoi, pour la précision de sa terminologie, il faut en référer à ses dernières publications. (Cf. Baron, p. 189.)

Par exemple, dans son Style oral, en 1924, Jousse avait parlé de Mimisme et de « gestes mimiques ». Aussitôt on a confondu avec la Mimique, mise en valeur, à ce moment, par le Dr Georges Dumas et qui est l'expression spontanée des émotions : joie, colère, peur, tristesse, etc. Mais le Mimisme va beaucoup plus profond et il est spécifiquement anthropologique (infra, p. 43 et suiv.). Pour éviter cette confusion (qui dure encore), Jousse a risqué progressivement de parler de gestes mimismologiques, d'anthropologie mimismologique, de mimismo-cinétisme, de mimismo-phonétisme, de mimismiatrie au lieu de psychiatrie, afin de sauvegarder le terme « Mimisme » et sa pleine signification.

[p. 28]

Également, au début de ses travaux, Marcel Jousse a été catalogué comme « psychologue-linguiste ». Puis on a parlé de la « Psychologie du Geste ». Par le canal de la Psychologie, il a pu tout doucement faire passer son Anthropologie du Geste et du Rythme. Mais ce fut très dur. L'Anthropologie, jusqu'à lui, consistant dans l'étude et la comparaison des squelettes de l'anthropoïde et de l'anthropos et des premiers outils de l'homme, mais pas du tout dans l'étude de l'homme vivant qui est pourtant le seul Anthropos.

Aussi, son Anthropologie mimismologique a beau être vieille comme le monde, elle n'a pu véritablement s'exprimer que dans les toutes dernières années et dans les dernières publications. Et Dieu sait si, malgré tant de précautions, son vocabulaire a été jugé passablement ésotérique. Comme si une science neuve pouvait s'exprimer dans le langage de tous les jours ! Une belle étude serait à faire sur le vocabulaire de Jousse considéré comme outil de classement scientifique.


« De là notre vocabulaire qui paraît si étrange au début, et si simple quand on l'a une fois compris. C'est que, si vous cassez les mots, vous trouvez le réel. Qu'est-ce que le Rythme ? Je le laisse couler devant vous et en vous. Le Geste interactionnel ou propositionnel ? Je le déplie en ses trois phases : agent — action — agi. L'intussusception ? Je vous l'explique. Le Mimisme, les Mimèmes ? Je vous les montre en vous. De là mon rejet des « images ». Les idées ? Je prends simplement conscience de mes mimèmes. L'Abstraction ? Je vous l'explique dans son geste sous-jacent et nous tombons en plein Concrétisme. En prenant conscience de tous ces mécanismes, je vous montre comment on peut essayer de pénétrer jusque dans l'inconnu par un transport de gestes qu'on appelle la Métaphore, ou par une juxtaposition de gestes qu'on appelle la Comparaison [29]. »


De la
parole
vivante
à l'écrit


Mais nous ne sommes plus maintenant que devant des pages mortes. Nous n'avons plus le professeur vivant devant nous... On nous pardonnera donc d'insérer, à la suite, cet avertissement qu'il adressait à ses auditeurs qui seront remplacés, ici, par des lecteurs :


« Quand vous me lirez, vous ne m'aurez plus tout vivant en face de vous. Toute ma pauvre souffrance humaine qui a tant lutté pour la recherche de la vérité, qui a tant lutté avec la phrase, les articu-[p. 29] lations, avec le rythme, avec le balancement des phrases, la série des enchaînements logiques, tout cela qui constitue l'expression humaine vivante, le livre ne vous le donnera pas. Vous n'aurez plus ma voix, vous n'aurez plus tout mon être vivant et frémissant, car l'homme pense avec tout son corps...

« Dans l'écrit, joue un tout autre mécanisme. À partir de ce moment-là, il n'y a plus contact direct d'homme à homme. La pensée est jetée, la création est faite, mais chacun va l'interpréter. De là pourquoi on a pu dire que le disciple est peu ou prou un traître...

« Mais c'est peut-être à ce moment-là que nous commençons à nous survivre. Quand notre pensée a été jouée par chacun des individus qui la font à leur image et ressemblance... Chacun fait alors sa propre vérité... L'interprétation c'est la survie du créateur... [30]. »


La voie reste ouverte à ceux qui, selon le vœu du Cardinal Bea, « en émules et disciples du Père Jousse, seront les dignes continuateurs de son œuvre [31] ».

Comité des Études Marcel Jousse, 1968.



[1] Conférence à l'Institut général psychologique, 28 mars 1901. L'Énergie spirituelle. Alcan 1920.

[2] Pour tout ce qui a trait à la genèse de la pensée de M. Jousse, cf. l'ouvrage de Gabrielle BARON, Marcel Jousse, Introduction à sa vie et à son œuvre. Casterman, Paris, 1965. (Ouvrage couronné par l'Académie française et par la Société des Gens de Lettres de France.)

[3] Assistant du R.P. Général des Jésuites.

[4] Frédéric LEFÈVRE, Marcel Jousse : Une nouvelle psychologie du Langage, Cahiers d'Occident, Paris, 1926, pp. 1 à 116.

[5] Marcel JOUSSE, Le style oral rythmique et mnémotechnique chez les Verbomoteurs. Archives de Philosophie, vol. II, cahier 4, Beauchesne, Paris 1924. Cet ouvrage forme la table des matières de ce qui devait fournir la matière de son enseignement de 1930 à 1957.

[6] Cf. G. BARON, pp. 83 à 93.

[7] Fr. LEFÈBRE, ib.

[8] Marcel Jousse. — École des Hautes-Études de la Sorbonne, cours du 8 avril 1940.

[9] « Intussusception » : mot de signification si pleine dont Jousse a fait un des mots essentiels de son vocabulaire pour désigner une des pierres d'angle de son édifice anthropologique, si robuste dans sa nouveauté : suscipere = amasser, cueillir, intus = d'un mouvement qui porte à l'intérieur de soi-même... » (Docteur Morlaâs, dans son étude Connaissance et Mouvement, 1965.)

[10] « Mes mémoires constituent mon œuvre écrite. Mais le volume primordial, inépuisable, il est en vous, dans la prise de conscience de votre être profond. » (École d'Anthropologie, 12-11-1951.)

[11] Cf. Poétique, IV, 2.

[12] Marcel Jousse. — École d'Anthropologie, cours du 9-2-1938.

[13] Conférence de M. Henri Savonnet à la Société française de Cybernétique, le 29 avril 1967 dans Interéducation, n° 8, mars 1969 : Les schémas opératoires du Calcul propositionnel.

[14] Cf. L.-J. DELPECH, Un renouvellement des Sciences de l'Homme : l'Anthropologie du Geste de Marcel Jousse. Sciences ecclésiastiques, Montréal, vol. XVIII, 3. Desclée de Brouwer, Bruges, 1966.

[15] Marcel Jousse : — École d'Anthropologie, cours du 18-12-1944, Le Mimodrame explicatif.

[16] Marcel JOUSSE. — École d'Anthropologie, cours du 30-11-1942 et 19-5-47. C'est cette tendance — et cet excès — que Jousse appelle gréco-latinicisme.

[17] « La Confraternisation : se prendre en conscience dans son ethnie profonde pour s’assouplir aux autres dans une transposition approximative. » (id.)

[18] « C'est le gréco-latinicisme et ses pseudo-problèmes qui tombent et s'effritent actuellement, mais le Iéshouaïsme est encore à son aurore... » (Dernières dictées, août 1956.)

[19] Marcel Jousse. — École d'Anthropologie, cours du 17-2-1936.

[20] Frédéric LEFÈVRE, Marcel Jousse : Une nouvelle Psychologie du Langage, Cahiers d'Occident, Paris, 1927, p. 11.

[21] Marcel Jousse. — École d'Anthropologie, cours du 26-2-1940.

[22] « Voir sur ce point les travaux de Marcel Jousse, qui a su faire bénéficier l'anthropologie et même la psychiatrie des découvertes faites en milieu ethnique palestinien et, en retour, éclairer certains problèmes d'exégèse avec les connaissances positives et expérimentales fournies par l'Anthropologie du Geste. Nous avons dans cette œuvre un exemple du fruit que peut porter la rencontre de disciplines trop souvent maintenues sans contact ». Claude Tresmontant. Études de Métaphysique biblique. Gabalda, Paris, 1955, p. 34.

[23] Marcel Jousse. — École d'Anthropologie, cours du 19-3-1936.

[24] Marcel Jousse. — École d'Anthropologie, cours du 2-3-1938.

[25] Nous avons cru devoir également ajouter au texte des titres marginaux et diverses notes tirées des cours qui mettent en relief des points importants et pourront aider le lecteur moins initié à entrer dans la pensée de Jousse.

[26] Les Formules targoûmiques du Pater dans le milieu ethnique palestinien, « L'Ethnographie », n° 42, 1944, Geuthner, Paris.

[27] Nous disons bien « style parlé » et non « style oral » selon la regrettable confusion qui tend à s'établir actuellement. Le style parlé est individuel. C'est le style de la conversation, du discours, du dialogue. Le style oral, par contre, est traditionnel et obéit à des lois mnémoniques et mnémotechniques (parallélisme, formulisme, assonances ou rimes, rythmo-mélodie) puisqu'il est fait précisément pour être retenu par simple audition. Ce qui n'est pas le cas du style parlé. Mais style oral ou style parlé peuvent ensuite être mis par écrit sans que change pour autant leur caractère spécifique.

Il est indispensable que le lecteur ait constamment à l'esprit cette distinction fondamentale s'il veut pénétrer véritablement la signification et la portée des exposés successifs qui forment cet ouvrage.

[28] Marcel JOUSSE. — École d'Anthropologie, cours du 27-2-1940.

[29] Marcel JOUSSE. — École d'Anthropologie, cours du 2-3-1938.

[30] Marcel JOUSSE. — Amphithéâtre Turgot de la Sorbonne, 22-2-1934.

[31] Lettre-préface du Cardinal Bea à Gabrielle Baron pour son ouvrage Marcel Jousse : Introduction à sa vie et à son œuvre. Casterman, 1965.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 avril 2011 7:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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