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Collection « Les auteur(e)s classiques »

L'automatisme psychologique (1889)
Préface de la 2e édition, 1893


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pierre Janet (1859-1947) (philosophe devenu médecin et psychologue), L'automatisme psychologique. Essai de psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l'activité humaine. (1889). 1re édition: Paris, Félix Alcan, 1889. Réédition du texte de la 4e édition. Paris: Société Pierre Janet et le Laboratoire de psychologie pathologique de la Sorbonne avec le concours du CNRS, 1973, 464 pp. Une édition numérique réalisée par mon amie, Gemma Paquet, bénévole.

Préface de la 2e édition, 1893

Paris, septembre 1893.

Cet ouvrage, qui était présenté à la Sorbonne comme thèse de doctorat en philosophie, a été publié pour la première fois en juillet 1889. Nous croyons devoir le laisser tel qu'il était et l'imprimer de nouveau sans changements sérieux. Il faudrait le modifier et surtout l'augmenter beaucoup pour le mettre au courant des recherches et des discussions nouvelles. Ces dernières sont d'ailleurs pour la plupart étudiées dans les autres ouvrages que nous avons publiés depuis cette époque et qui viennent naturellement compléter notre premier travail. D'autre part, quelques-unes des études contenues dans « l'Automatisme psychologique » perdraient un peu de leur intérêt si on oubliait la date à laquelle elles ont été publiées. Exposées par nous pour la première fois en 1886 et 1887, et ayant eu l'honneur d'être reproduites depuis par un grand nombre d'auteurs, elles paraîtraient aujourd'hui un peu banales. Nous désirons donc que notre ouvrage conserve sa date, et c'est pourquoi nous ne nous sommes permis dans cette seconde édition que des modifications insignifiantes.

Dans cette préface, nous nous bornerons à indiquer sommairement quels sont les points de notre livre qui nous semblent aujourd'hui réclamer des modifications et des compléments. D'une manière générale, on peut remarquer que la plupart des descriptions contenues dans cet ouvrage sont très simples, tandis que les phénomènes que l'on observe d'ordinaire paraissent très complexes. Cela est juste, et ce défaut qui nous paraît nécessaire a été en grande partie voulu et cherché. Sans doute, il est toujours un peu hypothétique de choisir au milieu de détails innombrables ceux que l'on croit intéressants et de négliger les autres, mais sans cette hypothèse aucune exposition n'est intelligible. Nous n'avons pas décrit tous ces détails parce que les uns nous paraissaient inutiles et les autres encore incompréhensibles. Par exemple, en étudiant les troubles du mouvement du membre anesthésique chez une malade, Léonie, nous avons décrit les faits que nous pensions pouvoir classer et interpréter. Nous avons passé sous silence d'autres phénomènes bizarres comme ceux de la syncinésie ou nous n'y avons fait qu'une brève allusion, c'est que nous n'avions pas observé un assez grand nombre de ces faits pour pouvoir les interpréter. Depuis, nous avons eu l'occasion d'étudier plus complètement ce phénomène dans d'autres ouvrages. La simplicité de nos descriptions résulte aussi du choix des sujets. Au milieu d'un grand nombre d'observations, nous avons choisi pour les exposer celles qui étaient simples et en quelque sorte typiques. Il est facile aujourd'hui, et nous l'avons fait nous-même, de parler des complications et des irrégularités, mais nous n'aurions pas pu nous faire comprendre, si nous n'avions d'abord exposé les cas les plus intelligibles.

Pour expliquer les diverses modifications de la conscience pendant les états somnambuliques, nous avons souvent rappelé les théories psychologiques de Maine de Biran qui, disions-nous, s'intéressait à l'étude de ces phénomènes. Voici un texte intéressant qui prouve notre assertion et que nous avions négligé de citer. Dans un mémoire curieux et peu connu « sur la faculté de prévision », Deleuze donne la liste des témoins qui signèrent le compte rendu d'une séance somnambulique, et parmi ces noms se trouve celui de Maine de Biran (
Note 1). Nous regrettons aussi de ne pas avoir cité plus souvent l'ouvrage du Dr Gerdy, qui exprime à plusieurs reprises des idées tout à fait analogues à celles de Maine de Biran. Pour étudier ces faits, dit-il, « il faut s'habituer à comprendre qu'il peut y avoir sensation sans perception de la sensation » (Note 2). En effet, pour interpréter les attitudes cataleptiques, nous avons été amené, comme ces auteurs, à admettre l'existence de phénomènes élémentaires aussi simples que possible. Ces phénomènes devaient encore avoir le caractère de faits psychologiques, mais ils étaient dépourvus de cette conscience réfléchie qui consiste surtout dans l'assimilation des phénomènes à la personnalité.

Sans doute de tels phénomènes ne sont pas absolument simples, et l'on peut décomposer la conscience à l'infini, sans doute on peut, d'une façon plus ou moins théorique, retrouver dans ces faits les éléments essentiels que l'on attribue à la conscience « le vouloir-vivre, l'appétition, etc. » (
Note 3), mais, d'une part, nous n'avions pas à sortir de l'observation pure pour chercher à déterminer la nature essentielle des faits de conscience ; d'autre part, il nous suffisait de montrer le caractère relativement simple de tels phénomènes et la différence qui les séparait des faits de conscience habituellement connus. D'ailleurs, nous sommes tout disposé à admettre, avec M. William James (Note 4), que de tels faits doivent être très rudimentaires pour rester ainsi impersonnels ; dès qu'ils se compliquent un peu, ils « tendent à revêtir la forme de la personnalité », ce qui arrive dans les somnambulismes ou dans les écritures subconcientes, qu'elles soient suggérées ou naturelles. Comme nous le faisions remarquer, les paroles entendues pendant la catalepsie comme de simples sons et qui ne sont pas comprises, peuvent se réveiller sous forme de souvenirs dans un état ultérieur plus intelligent. Elles seront alors comprises par une personne et auront leur puissance suggestive. La tendance à la synthèse et à la personnalité reste le caractère général des phénomènes psychologiques.

Dans tout le cours de cet ouvrage, nous avons insisté sur le rapport étroit qui semble exister entre les phénomènes psychologiques et les phénomènes physiologiques, en particulier entre les pensées et les mouvements. Nous avons essayé de montrer que les sensations et les images étaient accompagnées par des mouvements des membres et que, d'autre part, les disparitions de la sensation ou de l'image provoquaient une suppression parallèle dans les mouvements, si bien que certaines paralysies pouvaient être considérées comme des amnésies (cf. infra) : « Il n'y a pas, disions-nous, deux facultés, l'une celle de la pensée, l'autre celle de l'activité, il n'y a à chaque moment qu'un seul et même phénomène se manifestant toujours de deux manières différentes. » Cette dépendance des deux phénomènes est certainement vraie dans sa généralité ; nous l'avons depuis vérifié bien souvent. Ainsi, nous exprimons le regret de ne pas avoir à notre disposition la description d'un malade prenant pendant ses attaques la posture des tableaux qu'il pouvait voir. Nous avons eu depuis l'occasion d'observer le fait d'une manière extrêmement nette (
Note 5). Mais nous avons aussi remarqué que cette dépendance générale était modifiée par mille influences particulières. On trouvera quelques-unes de ces études dans notre travail sur les troubles des mouvements chez les hystériques et dans les travaux récents de beaucoup d'auteurs sur le sens musculaire et ses relations avec les mouvements.

Une étude sur l'automatisme psychologique nous amenait à étudier surtout les phénomènes de l'habitude et de l'association des idées dans lesquels les images se succèdent régulièrement les unes aux autres, en un mot, cette activité qui tend à conserver et à répéter. Mais nous avons toujours cherché à démontrer que, pour nous, cette catégorie de phénomènes et cette forme d'activité n'existaient pas seules dans l'esprit humain. « Sont suggérées les unes par les autres, disions-nous, les pensées qui auparavant ont fait partie d'un même tout, d'un même acte de connaissance ». « L'automatisme ne crée pas de synthèses nouvelles, il n'est que la manifestation des synthèses qui ont déjà été organisées à un moment où l'esprit était plus puissant ». En un mot, cet automatisme n'est que la conséquence d'une autre activité toute différente qui autrefois l'a rendu possible et qui d'ailleurs l'accompagne aujourd'hui presque toujours. Non seulement ces deux activités, l'une qui conserve les organisations du passé, l'autre qui synthétise, qui organise les phénomènes du présent, dépendent l'une de l'autre, mais elles se limitent et se règlent réciproquement et ce n'est que la diminution de l'activité de synthèse actuelle, affaiblissement manifesté par toutes sortes de symptômes, qui permet le développement exagéré de l'automatisme ancien. La conception de ces deux activités, conception hypothétique sans doute, mais qui permet de résumer et de classer un grand nombre de faits, a déjà été souvent exprimée par des philosophes que nous avons souvent cités, Leibniz, Maine de Biran, Hamilton, Taine, Ferri, Fouillée, Paulhan, etc. ; elle a été aussi exposée d'une façon plus ou moins nette par les aliénistes. Ceux-ci avaient été conduits à cette théorie psychologique par l'étude de certains malades qui semblent agités, actifs à un certain point de vue, et qui cependant, par un contraste frappant, sont inertes et immobiles à un autre. Nous avons souvent cité dans cet ouvrage Moreau (de Tours) : il nous semble encore l'un de ceux qui ont le mieux interprété médicalement cette pensée des philosophes. Nous regrettons de ne pas avoir signalé aussi d'autres aliénistes qui ont exprimé des idées analogues. « Les rêves, disait Macario, ont une grande analogie avec les distractions, qui sont pour ainsi dire les rêves de l'état de veille. Les uns et les autres découlent d'une série d'idées qui naissent, surgissent d'une manière mécanique, sans que l'âme y prête une attention délibérée, de là la confusion et le désordre que l'on trouve dans ces deux états passifs de l'esprit. » (
Note 6) Delasiauve interprète de la même manière les impulsions automatiques qui apparaissent au cours des maladies caractérisées par la stupeur et par l'inertie intellectuelle.

C'est cette opposition entre l'activité créatrice de l'esprit et l'activité reproductrice qui mérite vraiment le nom d'automatisme et que nous avons essayé de préciser dans nos différents travaux sur l'aboulie, sur la suggestion et sur les idées fixes.

Notre étude sur les modifications de la mémoire nous paraÎt aujourd'hui très incomplète. Elle ne décrit que les altérations de la mémoire en rapport avec les états somnambuliques et seulement les plus simples de ces altérations. Bien que les états somnambuliques décrits dans cet ouvrage semblent déjà assez variés, il est facile de constater qu'il en existe encore d'autres. Ainsi, il faudrait insister plus que nous ne l'avons fait sur les somnambulismes simplement réciproques ; le sujet en état somnambulique ne se souvient que des somnambulismes précédents, il relie entre elles toutes ces périodes anormales pour en former une existence continue, mais il n'a aucune mémoire de l'état de veille. Il faudrait aussi étudier davantage ces cas auxquels nous avons simplement fait allusion dans lesquels le sujet semble n'avoir aucune mémoire pendant l'état somnambulique et oublier un événement aussitôt qu'il s'est produit. Enfin, nous venons de constater un cas en quelque sorte intermédiaire aux deux précédents. Une femme a des attaques de somnambulisme spontané qui durent plusieurs jours ; dans ces attaques, elle semble avoir perdu tout souvenir non seulement de la veille, mais même des somnambulismes précédents. Cependant, elle a une certaine mémoire, très limitée, il est vrai, celle des événements de l'attaque présente. Au troisième jour de l'attaque, elle se souvient de ce qui s'est passé le premier ; elle semble, par une sorte de rééducation qui a été souvent signalée, se former une personnalité nouvelle. Mais le réveil survient ; ces quelques nouveaux souvenirs disparaissent complètement et ne semblent pas ressusciter dans l'attaque suivante. La formation de cette nouvelle personnalité n'avance guère et reste toujours à ses premiers débuts. Ces formes d'amnésie, qui sont au premier abord très compliquées, nous paraissent se rattacher à un phénomène que nous avons décrit récemment sous le nom d'amnésie continue (
Note 7). Cette amnésie continue, qui consiste dans une incapacité du sujet de prendre conscience, de percevoir les souvenirs des événements récents, vient dans tous ces cas se mêler à l'anésie périodique du somnambulisme. Ces nouvelles descriptions viennent compléter celles que nous avions données dans cet ouvrage.

Pour interpréter ces amnésies, nous n'avons aussi examiné que les cas les plus simples et les plus nets ; nous avons étudié les modifications de la mémoire dans leur rapport avec les modifications de la sensibilité, l'amnésie dans son rapport avec l'anesthésie. Nous pensons encore que ces explications s'appliquent à tout un groupe de malades, qu'elles rendent compte des amnésies les plus profondes et des somnambulismes les mieux caractérisés ; mais nous sommes disposés à insister aujourd'hui sur des amnésies déjà signalées rapidement dans lesquelles la modification psychologique est moins profonde (
Note 8). Certains rêves, certaines idées fixes plus ou moins subconscientes deviennent un centre autour duquel se groupent un grand nombre de faits psychologiques et même toute une existence psychologique qui devient subconsciente comme les idées fixes elles-mêmes. En un mot, les somnambulismes sont très variés, et l'amnésie qui les caractérise ne nous paraît pas être toujours aussi profonde ni pouvoir s'expliquer par les mêmes raisons.

Dans notre étude sur la suggestion, nous avons cherché à décrire le phénomène et ses innombrables variétés, puis nous avons essayé de montrer comment les phénomènes psychologiques se combinaient et se modifiaient pour les produire. Nous voudrions aujourd'hui insister sur un caractère essentiel qui nous semble indiqué d'une manière insuffisante. A notre avis, le mot suggestion ne doit pas être appliqué à des phénomènes psychologiques quelconques, à des pensées, à des associations d'idées qui existent chez tous les hommes d'une manière normale. Il doit, pour éviter les confusions de langage, être réservé pour désigner un fait très réel et très important ., mais anormal, qui ne se produit nettement que dans des états maladifs. Dans un travail plus récent nous nous sommes efforcé de mettre en relief le caractère pathologique de la suggestion véritable.

La suggestion proprement dite semble dépendre d'une altération de l'esprit que l'on peut constater cliniquement. Moreau (de Tours) avait déjà exprimé la nécessité de cet état primordial de faiblesse psychique au moins momentanée pour expliquer l'invasion de la folie. Nous avons essayé dans divers travaux d'analyser cette faiblesse mentale, de montrer en quoi consiste cette réduction des phénomènes de volonté et d'attention au moment où la suggestion se développe ; nous avions en particulier comparé cette faiblesse à un état de distraction exagéré. Sans doute, comme plusieurs auteurs le font observer, ce n'est pas là une distraction ordinaire ; celle-ci ne se produit qu'au moment où l'esprit est fortement attentif à quelque objet. Mais nous avions justement essayé de montrer que cet état a tous les caractères de la distraction sauf un , c'est qu'il n'est pas produit, entretenu par une attention fortement dirigée dans un autre sens ; c'est une distraction perpétuelle sans motif, sans excuse, et c'est justement à cause de cela qu'elle est pathologique.

Dans un état de ce genre, l'esprit ne peut synthétiser qu'un petit nombre de phénomènes à la fois ; il est forcé de laisser de côté des sensations, des souvenirs, des images motrices qu'il est incapable de percevoir. Nous avons tenté d'exprimer l'ensemble de ces phénomènes par un terme qui a eu quelque succès, le rétrécissement du champ de la conscience. Nous sommes heureux de voir que ce caractère, à notre avis important, a été constaté depuis par bien des auteurs chez les individus malades et suggestibles. Parmi les études assez nombreuses sur ce rétrécissement de la conscience, nous signalerons le travail de M. Pick (
Note 9). Cet auteur étudie surtout l'influence de ce rétrécissement sur les mouvements des hystériques et il vérifie ce que nous avions avancé : ces malades ne peuvent faire volontairement que très peu de mouvements simultanés, comme ils ne peuvent percevoir consciemment qu'un très petit nombre de sensations simultanées. M. Pick résume les faits qu'il a observés en disant qu'il s'agit là d'un rétrécissement de l'impulsion motrice. Nous ne pensons pas que cette expression diffère sensiblement de la nôtre : les mouvements volontaires dépendent des images qui sont momentanément réunies dans la pensée, et cette diminution des mouvements simultanés n'est en somme qu'une réduction du nombre des images motrices qu'une personne peut à chaque mouvement synthétiser. Nous sommes donc heureux de cette vérification intéressante que M. Pick a ajoutée à nos recherches.

Il n'y a pas lieu d'insister sur telle ou telle forme particulière de suggestion que l'on pourrait facilement ajouter à notre liste sommaire. Mais nous sommes obligé de dire que sur un point relatif à ces suggestions nous avons été amenés à modifier sensiblement nos opinions. Nous avions dit que la possibilité de provoquer des crimes véritables par suggestion ne nous paraissait pas démontrée. En effet, les discussions théoriques ne prouvent rien et les expériences de laboratoire ne peuvent pas dans ce cas être convaincantes ; l'observation clinique est ici la seule méthode qui puisse nous permettre de trancher la question. Or, par un malheureux hasard, nous avons été amené à constater cette année deux actes criminels accomplis par deux personnes différentes, un adultère et un avortement qui dans les deux cas ont été effectivement déterminés par des suggestions pendant le somnambulisme. Sans doute ces deux cas, si cela était possible, devraient être discutés en détail. Nous ne prétendons aucunement que les mêmes actes chez les mêmes sujets n'auraient pas pu être déterminés autrement. Au contraire, il s'agit de malades, gravement hystériques, de volonté très faible que l'on aurait pu, sans aucun doute, amener aux mêmes actes par simple persuasion pendant la veille. Il n'y a pas eu de transformation miraculeuse effectuée par suggestion ; il s'agit simplement d'un crime connu, l'abus des mineurs, des aliénés. Mais, quoi qu'il en soit, dans ces deux cas, les actes ont été en réalité suggérés pendant le somnambulisme, et l'on a pu, par ce moyen, triompher plus facilement de la résistance des malades. Les auteurs, qui ont soulevé cette question du crime par suggestion, ont peut-être exagéré le danger ; mais ils me paraissent avoir raison, si l'on considère les individus mentalement débiles qui peuvent être amenés à des actes criminels par la suggestion.

Le rétrécissement du champ de la conscience amène à sa suite une grave conséquence, c'est que tous les phénomènes psychologiques ne sont plus synthétisés dans une même perception personnelle et qu'un certain nombre d'entre eux restent isolés et non perçus. Cette remarque importante nous a conduit à l'étude des phénomènes subconscients et de la division de la personnalité.

Des faits de ce genre étaient déjà signalés fréquemment par les philosophes et par les médecins ; on en trouve même la trace dans des œuvres purement littéraires. Dans un roman du célèbre écrivain russe Dostoiewski, Crime et Châtiment, se trouve un passage curieux à ce point de vue, que M. J. Soury a eu l'obligeance de nous indiquer à propos de nos premières études sur les actes subconscients. « J'allais chez vous, commença Raskolnikoff ; mais comment se fait-il qu'en quittant le marché au foin, j'aie pris la perspective ?... Je ne passe jamais par ici, je prends toujours à droite au sortir du marché au foin ; ce n'est pas non plus le chemin pour aller chez vous. A peine ai-je tourné de ce côté que je vous aperçois, chose étrange ! - ... Mais vous avez apparemment dormi tous ces jours-ci, répond Sviérigaïlof ; je vous ai moi-même donné l'adresse de ce trackis et il n'est pas étonnant que vous y soyez venu tout droit. Je vous ai indiqué le chemin à suivre et les heures où l'on peut me trouver ici, vous en souvenez-vous ? - Je l'ai oublié, dit Raskolnikoff avec surprise. - Je le crois ; à deux reprises, je vous ai donné ces indications ; l'adresse s'est gravée machinalement dans votre mémoire et elle vous a guidé à votre insu. Du reste, pendant que je vous parlais, je voyais bien que vous aviez l'esprit absent (
Note 10). » Nous avons essayé d'ailleurs, dans cet ouvrage, de donner un historique assez complet des diverses études sur le magnétisme, le spiritisme, l'hypnotisme, qui ont préparé la connaissance de ces phénomènes subconscients.

Nos deux chapitres sur ces questions, nous demandons la permission de le rappeler, étaient la reproduction d'études plus anciennes publiées de 1886 à 1888 dans la Revue philosophique. Nous avions cherché à déterminer autant que possible, par des observations et des expériences, la nature de ces faits en apparence mystérieux. En suivant toujours la même méthode, nous avons cru devoir insister tout d'abord sur les cas les plus simples et les plus nets. Nous avons décrit des actes et des sensations qui semblaient entièrement ignorés par le sujet, tout à fait en dehors de sa perception personnelle. Ces phénomènes totalement subconscients formaient par leur développement et leurs combinaisons une seconde existence psychologique, quelquefois une seconde personnalité qui se manifestait en même temps que la personnalité normale. Mais nous ne nous en sommes pas tenu à l'étude de ces formes typiques du phénomène, dans le chapitre suivant sur « les diverses formes de la désagrégation psychologique », nous avons essayé de décrire et de classer les nombreuses variétés et combinaisons de ces phénomènes les uns avec les autres. Nous avons dit et répété bien des fois que ce second groupe de phénomènes était extrêmement suggestible ; que le nom et même la forme personnelle étaient déterminées par des exercices et des suggestions ; que cette personnalité, ainsi formée, s'éduquait, prenait des habitudes ; que dans les expériences elle collaborait sans cesse avec la personnalité normale (cf. infra). Bien souvent, des phénomènes déterminés dans l'une des couches de la conscience avaient une action, un contre-coup remarquable sur l'autre système de phénomènes. Les caprices, les préférences de la personnalité subconsciente comme de la personnalité consciente interviennent à chaque instant pour compliquer les expériences.

Nous sommes heureux de voir que la plupart de ces faits ont été constatés de nouveau par beaucoup d'auteurs qui ont bien voulu répéter nos expériences en se plaçant dans les mêmes conditions. Nous ne pouvons signaler tous ces travaux très nombreux dans ces dernières années ; nous rappellerons seulement un travail curieux de M. William James sur l'écriture automatique. La plupart des détails qui nous avaient paru importants dans nos observations, l'anesthésie qui accompagne un acte automatique, l'ignorance que le sujet normal a de pareilles actions, les mouvements qui persistent subconsciemment dans des membres paralysés en apparence, le développement des phénomènes subconscients qui tendent à former une personnalité, tous ces faits se retrouvent dans les observations de M. James (
Note 11).

L'interprétation de tous ces faits, leur classement dans des hypothèses assez claires et compréhensives sont loin d'être terminés. Les suppositions que nous avons présentées ne sont que des résumés, des expressions abrégées des faits qu'il était d'abord important de vérifier. Dans nos travaux plus récents sur l'anesthésie des hystériques, nous avons reproduit ces théories et ces schémas peut-être avec un peu plus de précision.

L'unité au moins relative de l'esprit nous semble au contraire réalisée plus ou moins complètement dans les phénomènes de la volonté et de l'attention. Nous n'avions pas à étudier ici la nature de ces phénomènes qui sont les opposés des faits d'automatisme. Nous avons seulement cherché à marquer leurs principaux caractères pour faire en quelque sorte contraste. Il ne s'agit pas d'une étude métaphysique sur la volonté, sur sa nature et ses relations avec l'essence de la personne humaine ; il s'agit d'un problème psychologique bien plus précis. A quel caractère psychologique se reconnaît en fait un acte volontaire? Nous avions répondu que l'action volontaire est un acte déterminé par un jugement : « Le sujet, disions-nous, prononce telle parole simplement parce qu'elle traverse son esprit sans songer à autre chose ; nous nous parlons ainsi parce que nous jugeons que cela est vrai. » Cette remarque nous paraît encore juste, mais nous croyons qu'elle peut être précisée et qu'il faut y ajouter d'autres caractères sommairement indiqués. Aussi, avonsnous fait un nouvel effort pour préciser la définition psychologique de la volonté. Dans nos différents travaux sur l'aboulie, nous avons montré comment la nouveauté des actes et le caractère conscient, personnel de l'action, devaient être considérés comme des éléments essentiels de la volonté. Ces nouvelles études nous semblent avoir un peu complété les précédentes.

Notre travail sur l'automatisme n'était pas seulement une étude de psychologie, il était encore une étude médicale, car l'automatisme ne se manifeste d'une manière aussi nette et aussi exagérée que dans des états pathologiques. Nos descriptions se rapportent à plusieurs maladies mentales, des délires toxiques, des états neurasthéniques, des obsessions, des impulsions ; mais une maladie mentale particulière a été surtout l'objet de nos études, c'est l'hystérie. C'est chez des hystériques que nous avons étudié ces états cataleptiques et somnambuliques, ces modifications complètes et brusques de la mémoire et de la sensibilité, ces actes subconscients, etc

Nous avons essayé de montrer que le somnambulisme n'était pas un accident isolé, mais qu'il avait ses racines dans un état pathologique de la veille elle-même ; que cet état avait les rapports les plus étroits avec les attaques convulsives et délirantes ; qu'il disparaissait quand les malades revenaient momentanément à la santé. Nous en avons conclu que certaines maladies dites nerveuses « méritaient tout aussi bien d'être appelées maladies psychologiques », et que les phénomènes de division successive ou simultanée de la personnalité constituaient précisément un symptôme essentiel de ces maladies mentales. Ces opinions ont été l'objet de beaucoup de controverses, car plusieurs auteurs sont encore disposés à croire que la suggestion, le somnambulisme, les actes subconscients, l'écriture automatique sont des phénomènes de la vie normale, compatibles avec la santé physique et morale la plus parfaite. Cette discussion est difficile à terminer, car elle porte sur des questions toujours insolubles, des questions de limites. Les phénomènes automatiques, les faits de division de la personnalité se rattachent, comme tous les symptômes pathologiques, par des transitions innombrables aux phénomènes de la psychologie normale, et l'on peut discuter indéfiniment sur la limite entre la maladie et la santé. Afin de pouvoir s'entendre, il ne faut considérer que les cas les plus nets et se faire une opinion d'après eux. Si l'on procède ainsi, nous pensons encore que l'on constatera dans tous les cas complets de somnambulisme et d'écriture automatique une hystérie cliniquement indiscutable. D'autre part, il sera facile de voir que tous les phénomènes hystériques sont caractérisés précisément par ce dédoublement de la personnalité qui existe au suprême degré dans le somnambulisme. « Le somnambulisme, disions-nous, n'est pas seulement hystérique, parce qu'il coïncide avec des symptômes d'hystérie ; en lui-même, il présente de la façon la plus complète le caractère de tous les phénomènes de cette maladie. » Dans notre travail sur les définitions de l'hystérie auquel nous renvoyons, nous avons résumé les diverses opinions des auteurs qui ont discuté cttte opinion et nous avons essayé de la fortifier encore (
Note 12).

Quant aux détails médicaux relatifs à l'hystérie, nous relèverons seulement quelques points qui nous paraissent aujourd'hui devoir être modifiés. Nous avons signalé un malade R... comme épileptique, en exprimant, il est vrai, quelque doute ; nous n'aurions plus maintenant cette hésitation. En relisant l'observation, nous sommes convaincus qu'il s'agit d'un homme hystérique et non d'un épileptique. À propos du rétrécissement du champ visuel, nous avons écrit d'après les auteurs que « l'anesthésie s'étend irrégulièrement sur la rétine, tantôt rétrécissant concentriquement le champ visuel, tantôt le coupant par moitié, tantôt formant des scotomes irréguliers, c'est-à-dire des taches d'insensibilité au milieu d'une rétine restée normale ». Sur plus de cent cinquante malades que nous avons examinés souvent à ce point de vue, nous n'avons constaté que le rétrécissement plus ou moins concentrique du champ visuel et jamais les autres modifications. Nous ne nions pas a priori que l'hémiopie ne puisse se rencontrer dans l'hystérie (non compliquée bien entendu de lésions encéphaliques) ; mais jusqu'à ce que l'on ait étudié sur ce point des observations précises, nous considérons ce symptôme comme fort douteux. Nous ajouterons aussi qu'il faudrait insister plus que nous ne l'avons fait dans cet ouvrage sur les sensations visuelles subconscientes et surtout sur les sensations provoquées à la périphérie du champ visuel. D'autres modifications des sensations, l'amaurose unilatérale, la diplopie monoculaire, l'allochirie ont été également étudiées avec plus de soin dans notre livre sur l'état mental des hystériques.

Un passage de notre étude sur le caractère des hystériques manquait sans doute de précision, car il n'a pas été bien compris. Nous avons écrit que le mensonge n'est pas, comme on l'a cru longtemps, un stigmate naturel et permanent de l'hystérie. D'une part, bien des individus sont extrêmement malhonnêtes et mentent sans être hystériques et, d'autre part, un grand nombre d'hystériques peuvent présenter au suprême degré tous les symptômes de la maladie et rester cependant très honnêtes. Mais il ne faut pas en conclure que nous nions l'existence du mensonge chez les hystériques ; nous croyons qu'il est, au contraire, très fréquent, mais à titre d'accident, de délire tout particulier. Nous avons indiqué ailleurs plusieurs origines de ce mensonge, la plus fréquente est l'idée fixe qui absorbe complètement l'esprit du malade et le rend incapable de comprendre aucune autre pensée. L'hystérique sacrifie tout à son idée du moment présent, parce que en réalité elle oublie tout et elle devient ainsi capable et de mensonges et d'actions criminelles. Si on se décide à considérer franchement ces malades comme des aliénés, on sera moins étonné de ces désordres de conduite qui ne sont pas essentiels à la maladie mais qui constituent des accidents très fréquents.

Nous n'avons fait dans cet ouvrage que des allusions rapides aux autres maladies mentales. Notre étude sur le spiritisme a été complétée par un article récent « sur le spiritisme contemporain ». Nous avons brièvement montré comment les phénomènes d'obsession et d'impulsion se rattachaient à la désagrégation mentale ; c'est un travail que nous espérons reprendre plus tard.

Ces descriptions de diverses maladies mentales sont restées purement symptomatiques et cliniques. Nous avons fait remarquer que la désagrégation de l'esprit peut avoir les mêmes caractères cliniques, tout en dépendant de causes différentes : l'hérédité, des intoxications, des auto-infections, etc., pourront produire ce syndrome. Il nous semble qu'il n'était pas inutile de l'analyser et de le comprendre avant de chercher à remonter à ses causes. Notre ouvrage ne cherchait à pénétrer ni dans la nature de l'esprit, ni dans la cause première des maladies. Nous espérons que les quelques observations qu'il renferme n'auront pas été inutiles pour le développement de la psychologie pathologique.

Paris, septembre 1893.


Notes:

(1) Deleuze. Mémoire sur la faculté de prévision, avec notes de Malle, p. 145.
(2) Gerdy. Les sensations et l'intelligence, 1846, 23 à 29.
(3) Fouillée. Psychologie des idées-forces, 1893, II, 372.
(4) William James. Principles of psychology, 1890, I, 229.
(5) Conférence sur la suggestion chez les hystériques. Archives de Neurologie, 1892, II, 448.
(6) Macario. Du sommeil et des rêves, 1857, 292.
(7) L'amnésie continue. Revue générale des sciences, 1893, 167.
(8) Stigmates mentaux de l'hystérie, 120. Accidents mentaux, 213.
(9) A. Pick. Ueber die sogenannte «conscience musculaire» (Duchenne) Zeitschrift für Psych. und Physiol. des Sinnesorgane, t. IV, 1892.
(10) Dostoiewski, Crime et Châtiment, II, 219.
(11) William James. Notes on automatie Uwiting. Proceed. of the Ameri. can soc. of Psychol. research, 1889, 542, et Principles of psychology, 1890, I, 208.
(12) Quelques définitions récentes de l'hystérie. Archives de Neurologie, juin et juillet 1893.

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Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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