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Collection « Les auteur(e)s classiques »

ÉTUDES SUR LA DIALECTIQUE DANS PLATON ET DANS HEGEL. (1861)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Paul JANET, ÉTUDES SUR LA DIALECTIQUE DANS PLATON ET DANS HEGEL. Paris: Librairie philosophique de Ladrange, 1861, 396 pp. + 56 pp. Une édition numérique réalisée à partir d’un facsimile de la Bibliothèque nationale de France par Jean ALPHONSE, bénévole, responsable du site philosophique Métascience.

[I]

ÉTUDES SUR LA DIALECTIQUE
DANS PLATON ET DANS HEGEL

Introduction

La situation de la philosophie est aujourd'hui assez délicate et même périlleuse. À la vérité, elle parait moins menacée d'un certain côté qu'elle ne l'était il y a quelques années. La théologie est beaucoup moins agressive à son égard, et lui laisse une sorte de paix, qui peut paraître douce après les violences et les injustices des temps passés ; elle lui emprunte même son secours, et au lieu de répéter sans cesse, comme il y a vingt ou trente ans, que la philosophie conduit nécessairement soit au scepticisme, soit au panthéisme, elle recommence elle-même à philosopher ; elle reprend la tradition de saint Augustin et de Malebranche ; elle comprend enfin qu'il est beaucoup plus prudent de se servir de la philosophie que de s'armer contre elle.

Mais tandis que d'un côté les hostilités paraissaient [II] s'apaiser, ou tout au moins changer de caractère et de tactique, de nouveaux périls se sont découverts et sont aujourd'hui tout à fait présents. D'où viennent-ils ? Des sciences exactes et positives, dont le développement considérable devait évidemment amener un jour ou l'autre l'état de choses où nous sommes aujourd'hui. Les sciences, après avoir été sous le gouvernement de la philosophie, pendant le xviie et le xviiie siècle, ont commencé à marcher sans elle, à partir de la révolution. Depuis cette séparation, elles ont fait des progrès considérables, et elles ont surtout conquis une grande puissance sur la vie pratique. Aussi ont-elles laissé entrevoir de nouvelles ambitions ; elles ont voulu avoir dans le monde moral la même part d'influence que dans le monde physique ; il ne leur a plus suffi de s'être affranchie de la philosophie ; elles ont prétendu la détruire et la remplacer. Tel est l'esprit d'une nouvelle école, qu'on appelle l'école positive, dont l'empire est extrêmement puissant aujourd'hui, parce qu'il correspond à deux tendances généralement répandues, l'aversion pour les principes, et l'admiration pour les faits.

À la vérité, quelques esprits plus éclairés que les positivistes absolus essaient de soutenir une thèse plus modérée. Suivant eux, la philosophie est condamnée comme science distincte ; mais l'esprit philosophique, le sentiment philosophique ne périra pas. [III] C'est là, à mon avis, une bien naïve illusion. Sans être un grand prophète, on peut affirmer que s'il n'y a plus de philosophie, l'esprit philosophique ne survivra pas longtemps. Sans doute des générations élevées par la philosophie peuvent bien conserver l'esprit philosophique en renonçant à la philosophie elle-même. Mais en sera-t-il de mène, lorsque la philosophie aura été entièrement abandonnée ? Ces considérations générales que nos critiques déploient en se jouant, ces vues générales sur les sciences que nos positivistes proposent comme la philosophie de l'avenir, ne paraîtront-elles pas à leur tour entachées d'abstraction, suspectes de métaphysique ; et après les avoir acceptées comme arme de guerre, ne les rejettera-t-on pas pour se concentrer sur les seules choses qui paraissent ne pas tromper, les choses qui se pèsent, se comptent et se calculent ! À coup sûr, il est difficile d'avoir l'esprit plus élevé et plus libéral, que les savants auxquels je fais allusion : mais ils travaillent contre eux-mêmes ; et s'ils réussissaient, ils verraient bientôt s'établir, en vertu de leurs propres principes poussés plus loin, l'empirisme dans la science, l'industrialisme dans la pratique, et le servilisme dans la société.

C'est pourquoi nous n'avons pu voir sans une véritable inquiétude un spirituel et vigoureux penseur, M. Ernest Renan, s'emparer récemment de la thèse [IV] positiviste [1], et diriger contre la philosophie une de ces attaques si dangereuses dont il a le secret. Jusqu'ici, nous avions cru avoir en lui un allié, indépendant sans doute, et cherchant sa voie à ses risques et périls, mais comprenant en même temps que la philosophie est la seule garantie de la liberté de la pensée et aussi de l'élévation morale chez les peuples éclairés. Il nous faut le prendre, à notre grand regret, pour un adversaire. Mais laisser de telles provocations sans réponse, ce serait s'abandonner soi-même, et trahir la cause de la vérité.

Quelle est donc, sur l'objet et la nature de la philosophie, la doctrine de M. Renan ? Cette doctrine, dégagée de tous les voiles qui l'obscurcissent et de tous les ornements qui la parent, n'est autre que celle-ci : Il n'y a pas de philosophie, il n'y a pas de métaphysique : il n'y a que des sciences particulières qui se lient les unes aux autres, et tendent à se confondre en une science unique, à mesure que leurs résultats se généralisent et se simplifient. La philosophie n'est pas une science, mais un côté des sciences, « l'assaisonnement sans lequel tous les mets sont insipides, mais qui à lui seul ne constitue pas un aliment ; » elle est le résultat, l'esprit, la pensée de toutes les sciences ; et enfin comme l'infini, son éternel [V] et insaisissable objet, on peut dire à la fois qu'elle n'est et qu'elle n'est pas.

Cette doctrine, on le voit, est bien, comme je l'ai dit, la doctrine de l'école positiviste. Il y a cependant une différence, qui ne me parait pas à l'avantage de M. Renan. Dans le système de MM. Comte et Littré, toutes les sciences sont comprises ; toutes viennent, à leur ordre et dans leur rang, s'échelonner dans un savant système qui résume l'ensemble des connaissances humaines ; et dans cet ensemble, quelques-unes des sciences qui composent maintenant la philosophie, pourraient encore subsister à titre de sciences spéciales. Dans le plan de M. Renan, au contraire, il semble que toutes les sciences soient sacrifiées à une seule, l'histoire, et encore à une certaine histoire, l'histoire des origines, l'histoire des faits perdus et obscurs, en un mot, à ce qu'on appelle vulgairement l'érudition. La thèse de M. Renan est donc la thèse même de M. Littré, mais rétrécie, amoindrie, étranglée, rendue insoutenable par son excès même.

Sans méconnaître l'utilité de l'érudition [2], je ne [VI] puis me résoudre à croire qu'elle doive tout remplacer, et qu'il n'y aura désormais que des archéologues. N'est-il pas étrange qu'un travail intitulé : De l'Avenir de la Métaphysique, ne traite en réalité que de l'avenir de l'érudition ? N'est-ce pas trop ouvertement se faire centre de toutes choses ? Ce n'est pas la métaphysique seule qui souffre de cette exclusion, ce sont toutes les sciences morales et philosophiques. Que faites-vous, par exemple, des sciences qui s'occupent de la société et de ses lois, l'économie politique, la jurisprudence, la politique proprement dite ? Dans votre plan, ni la Politique d'Aristote, ni l'Esprit des lois, ni le Traité de la richesse des nations de Smith, ni les Lois civiles de Domat, aucun de ces grands livres n'a sa place, et la philosophie tout entière se réduit à l'étude des langues, au déchiffrement d'une inscription, à la description d'une médaille ! Je ne veux rien dédaigner, et j'accorde que le plus petit fait, bien étudié, peut avoir une grande importance par ses relations avec les autres, par les conjectures qu'il fournit aux esprits pénétrants. J'accepte donc, pour ma part, l'apologie que l'auteur fait de l'érudition. Il est dans son droit ; et d'ailleurs [VII] rien de ce qui intéresse l'humanité ne doit nous être indifférent. Mais, encore une fois, sacrifier tout à l'érudition, et au nombre des sciences de l'humanité ne compter ni la politique, ni l'économie politique, ni la jurisprudence, est un parti pris inexplicable, ou qui suppose un dessein arrêté de nier et de taire tout ce qu'on n'a pas appris.

J'entends ce que l'auteur va nous dire : Mais les sciences dont vous parlez ne sont que les annexes de l'histoire ; elles ne peuvent se passer d'elle ; elles lui empruntent leurs données et leurs matériaux. Je l'accorde en partie ; mais de ce que deux sciences se rendent de mutuels services, faut-il nier l'une absolument et la sacrifier à l'autre ? Or, de bonne foi, qui pourra jamais soutenir que la Politique d'Aristote est un livre d'histoire ? Qui verra un ouvrage historique dans le Cours d'économie politique de M. Rossi ou dans le Traité des obligations de Pothier ? Et réciproquement, est-ce l'archéologue, le philologue, l'historien qui nous apprendront les éléments essentiels du gouvernement et les principes du droit de souveraineté ; si le contrat de vente est de droit naturel ou de droit des gens ; jusqu'où s'étend le droit de tester ; quelles sont les lois qui règlent la valeur ; lequel vaut mieux du libre échange ou de la protection, etc. ? Ou il faut exclure toutes ces questions, supprimer toutes les recherches qui ont rapport au [VIII] bon ordre des sociétés, c'est-à-dire rompre avec les tendances les plus puissantes de notre temps, ou il faut reconnaître à côté des sciences historiques au moins un nouvel ordre de sciences, les sciences sociales, politiques, économiques, juridiques, qui ont leurs principes, leurs méthodes, leurs objets séparés.

Admettez cependant un instant le principe de M. Renan dans toute sa rigueur ; supposez que l'histoire soit la seule source de la politique et de la jurisprudence, il faudra soutenir alors que la condition sociale d'un peuple est nécessairement et doit être le résultat de tous les faits qui constituent l'histoire de ce peuple. Il n'y a plus de doctrine politique, juridique, sociale, qui soit vraie en soi ; le juste n'est plus que le résultat nécessaire des traditions, des habitudes, des faits antérieurs. Cette doctrine est celle d'une école célèbre en Allemagne, dans la jurisprudence, et qui a même eu une certaine importance politique : c'est l'école historique. Cette école s'allie à l'école traditionaliste ; elle représente le parti de l'ancien régime, et est en général très opposée aux maximes de la Révolution.

Personne sans doute ne peut soupçonner M. Renan de n'être pas un esprit libéral ; mais on a été fort étonné de le voir prendre parti si vivement contre la Révolution française, et, dans un article récent, trahir une certaine complaisance pour le principe de la [IX] légitimité. On a pu croire à un jeu d'esprit, à une fantaisie d'imagination : c'était la conséquence même de ses principes. Rien de plus contraire, sans doute, à la philosophie générale de M. Renan, que le principe du droit divin : toute intervention particulière de la Divinité dans les choses de ce monde répugne à son esprit critique. D'ailleurs le principe du droit divin est un principe a priori aussi bien que le principe du droit populaire. Or M. Renan rejette tout principe a priori. Par ces raisons et beaucoup d'autres, M. Renan est aussi opposé que personne, je le suppose, au principe de l'ancien régime. Mais à son point de vue historique, la Révolution, qui s'est permis de rompre au nom de certains principes absolus avec les faits antérieurs, la Révolution, qui dérive de la philosophie et non de l'histoire, est une entreprise fatale, fausse, qui ne peut amener avec elle que le despotisme ou une fausse démocratie. Si, au lieu de vouloir fonder la liberté sur le droit abstrait, on se fût contenté d'organiser les éléments de liberté qui subsistaient sur le sol ; si, au lieu de détruire les privilèges, on s'en fût servi comme de moyens de résistance et de protection, on eût fondé une liberté possible et durable : 89 est donc une grande illusion.

Voilà comment, sans aucun mélange de mysticisme politique, ce pénétrant écrivain, dont on attendrait [X] les idées les plus libérales, semble faire cause commune avec ceux qui passent pour se défier de la liberté. Mais ce qui est vraiment remarquable et digne d'attention, c'est que le même esprit qui se montre si peu favorable à la Révolution française est au contraire plein de sympathie pour l'idée révolutionnaire prise en soi. C'est ainsi que nous le voyons admirer beaucoup l'Histoire des révolutions d'Italie de M. Ferrari, où cet auteur compte avec orgueil les vingt-deux mille révolutions dont peut s'honorer sa patrie. M. Renan, dans cet article, semble adopter celle philosophie de l'histoire qui aime le changement pour le changement, la destruction pour la destruction, qui nous raconte avec indifférence le renversement des oligarchies, des tyrannies, des théocraties, des monarchies, des républiques, sans prendre parti pour aucune de ces formes, pour aucun de ces principes, mais toujours favorable à celui qui réussit. C'est la philosophie de l'universel devenir transportée dans l'histoire. Et ainsi, la même doctrine, et par les mêmes principes, se rattache d'une part à l'école traditionaliste, et de l'autre à l'école révolutionnaire. Tous les faits lui sont sacrés, soit parce qu'ils ont été, soit parce qu'ils sont, soit parce qu'ils seront. À la vérité, en exposant cette philosophie, de l'histoire, M. Renan proteste au nom du sentiment moral. Mais le sentiment moral, ce n'est pas dans l'histoire, c'est [XI] en nous-mêmes que nous le puisons. L'histoire ne peut donc être à elle seule le principe de la politique.

Maintenant, cette doctrine, prise en elle-même, a-t-elle au moins quelque nouveauté, quelque originalité ? Nullement ; elle n'est que l'exagération systématique d'une idée juste et solide qui a près de quarante ans de date. Il y a en effet à peu près ce temps qu'on a vu l'histoire littéraire introduite dans la critique, l'histoire du droit dans la jurisprudence, l'histoire de la philosophie dans la philosophie, l'histoire des institutions dans la politique ; peut-on dire même que l'histoire des langues ait été négligée dans le pays d'Eugène Burnouf ? Que venez-vous donc nous parler d'histoire ? Ce n'est plus d'histoire que nous avons besoin, mais de principes. Votre théorie est la formule d'un mouvement qui finit, et non le prélude d'un mouvement qui s'annonce. La jeunesse brûlante de votre style dissimule mal la vieillesse de vos idées.

Mais, sans nous arrêter plus longtemps à la thèse particulière et étroite de M. Renan, et, sans le séparer de ses alliés les positivistes, allons droit à la question : y a-t-il ou n'y a-t-il pas une philosophie ?

I

Le fondement de la philosophie n'a pas besoin d'être cherché bien loin : et l'on est dispensé ici de tout frais d'originalité. Il est dans ce fait primitif [XII] que Socrate et Descartes ont exprimé l'un et l'autre à leur manière, lorsque le premier a dit : « Connais-toi toi-même ; » et le second : « Je pense, donc je suis. » Il est dans l'existence incontestable de ce que saint Paul appelle admirablement l'homme intérieur, l'homme spirituel, et qu'il oppose à l'homme charnel et extérieur. Quel homme pourra nier qu'il existe pour lui-même à un autre titre que pour les autres hommes, et qu'il ne connaît pas les autres hommes de la même façon qu'il se connaît lui-même ? La connaissance de soi-même ou le sens intime est un fait sans analogie avec aucun de ceux que les autres sciences étudient : c'est le seul qui donne entrée dans un autre monde que le monde extérieur ; seul il est le titre réel et indubitable de la réalité de l'esprit. Jusqu'à quel point sera-t-il possible de pénétrer scientifiquement et méthodiquement dans ce monde de l'esprit qui s'oppose an monde des choses, quoique étroitement lié avec elles ? c'est une autre question. Mais qu'il y ait un homme intérieur, un homme spirituel, qui ne puisse pas se représenter à soi-même comme quelque chose d'extérieur, c'est là une vérité de toute évidence, puisque, si on la niait, il faudrait avouer que les sciences sont faites par un esprit qui ne se connaît pas, c'est-à-dire par un automate ; elles ne seraient donc que des opérations mécaniques. Si, au contraire, comme il faut bien [XIII] l'admettre pour sauver leur dignité, celui qui les fait sait qu'il les fait, il existe donc pour lui-même à titre de sujet pensant : et là, encore une fois, est le fondement inébranlable de la philosophie.

L'erreur capitale de M. Ernest Renan est de supprimer absolument comme non avenu ce fait si important de l'homme intérieur. Il ne parait pas même en soupçonner l'existence, et il croit qu'on peut remplacer avantageusement la psychologie par la philologie, celle-ci s'appliquant à des faits extérieurs que l'on peut en quelque sorte manier, palper, éprouver de toutes les manières. Mais en supposant, ce que je ne crois pas, que la philologie pût rendre tous les services qu'il en attend, ne voit-on pas que le vice de ce point de vue est toujours de traiter l'homme comme une chose ? Dès lors ce n'est plus l'homme, c'est un végétal d'une nature supérieure, si l'on veut, mais analogue. Aussi dans cette nouvelle philosophie (beaucoup plus ancienne que nouvelle, à vrai dire), toutes les images, toutes les comparaisons sont-elles empruntées à la végétation. La vie de l'homme et de la race humaine, en effet, n'est dans ce point de vue qu'une pure végétation ; et il serait impossible de décider si les faits que l'on étudie sont le résultat d'un admirable mécanisme, ou le signe d'un esprit vivant et pensant qui s'atteste lui-même.

C'est encore en se plaçant au même point de vue [XIV] que l'auteur affirme que, pour bien connaître l'homme, il faut en observer surtout les types primitifs, ébauchés ou dégénérés. Si l'on veut dire que cette étude des origines ou des anomalies est curieuse, instructive et amusante, qui peut le nier ? Qu'elle peut servir de contrepartie, de rectification à la psychologie normale, je le reconnais de grand cœur. Mais prétendre que pour connaître l'homme, il faut principalement s'attacher aux types imparfaits, est une idée insoutenable. Quoi ! voilà un être dont la nature est la personnalité intelligente et morale, ou qui peut au moins y arriver, et pour le bien connaître, vous n'étudierez que les cas dégénérés ou les faits obscurs, c'est-à-dire ceux où la vraie nature de l'homme est le plus déguisée. Quoi ! si vous voulez étudier les lois de cristallisation d'un minéral, vous n'examinerez que les sujets où ces lois sont le moins sensibles, où les angles sont effacés et détruits, où la force de cristallisation a été arrêtée par des forces contraires ! Quoi ! si vous voulez étudier le corps humain, ce ne sera pas sur l'homme sain, sur l'adulte, mais sur l'embryon, sur les monstres, sur les infirmes, sur les malades ! Pour vous rendre bien compte des lois de l'organisation humaine, vous détournerez vos regards des types où elle est arrivée à son développement, et vous rechercherez seulement ceux où elle a été arrêtée ou déviée ! Sans doute, il ne faut mépriser [XV] ni l'embryologie, ni l'anatomie pathologique ; mais le goût de l'anormal et de l'incomplet nous ferait-il sacrifier l'anatomie et la physiologie normale ? L'auteur affirme qu'il s'est produit, de notre temps, un grand progrès dans l'étude de l'âme humaine : on a cessé de l'étudier en elle-même, « On a, dit-il, rayonné au-dessus et au-dessous. » Mais quel plaisir peut-on trouver à regarder ainsi les choses de côté, au lieu de les contempler en face ? Que si une espèce était perdue, et que l'on sût positivement qu'elle était intermédiaire entre deux autres, l'une inférieure, l'autre postérieure, que nous possédons, je conçois parfaitement que l'on cherchât à se faire quelque idée de ce qu'elle a pu être, en étudiant les deux extrêmes dont elle était la moyenne ; à défaut de documents positifs, la conjecture et l'analogie sont des procédés scientifiques. Mais, lorsque vous avez un être sous les yeux, s'obstiner à regarder au-dessus ou au-dessous pour le connaître est un caprice qui ne peut se supporter. Et quelles belles découvertes a-t-on faites par cette étrange optique ? On a appris « que la vie avait son point de départ dans la force et le mouvement, et sa résultante dans l'humanité. » Donnez cette pensée aux plus savants : je défie qui que ce soit de l'entendre et de l'expliquer. [3]

[XVI]

Mais en supposant encore une fois que par cette méthode d'observation oblique et indirecte on obtint ce qu'on cherche, la description exacte et précise de l'espèce humaine, elle pécherait encore, comme je l'ai dit, par un vice essentiel : c'est que l'homme ainsi obtenu ne serait pour nous qu'un objet, quelque chose d'extérieur et d'indifférent, auquel manquerait le souffle vivant : car ce n'est pas le mouvement qui prouve la vie (les marionnettes se meuvent), c'est le sens intérieur ; en renonçant à ce sens, on perd la seule preuve que l'on puisse avoir de la vie de l'humanité.

L'auteur, d'ailleurs, parle de la psychologie avec une légèreté peu philosophique, lorsqu'il nous dit avec dédain que les psychologues dissèquent l'âme en facultés. Mais que l'on nous dise pourquoi il est intéressant de voir Lavoisier décomposer l'air, Newton la lumière, et pourquoi l'analyse et la décomposition de la pensée serait quelque chose de plaisant et de ridicule. Comment ! vous dites vous-même [XVII] que l'étude des faits les plus minutieux peut avoir de l'importance pour la formation des théories générales ; vous défendez les monographies, et vous avez raison ; et vous parlez avec ce dédain des faits de l'âme et de ceux qui les observent ! Ainsi, pour qu'un fait vous intéresse, il faut qu'il soit extérieur ; dès que les faits sont intérieurs, ils perdent tout leur prix. Vous admirerez beaucoup un philologue qui aura trouvé la loi d'une transmutation de consonnes, et vous dédaignerez le psychologue qui aura trouvé les lois de l'association des idées ! Ainsi, pour que l'homme vous intéresse, il faut qu'il se cristallise, et se moule hors de lui-même dans des faits morts et immobiles.

Il y a plus : il m'est impossible de comprendre ce que serait la philologie sans certains éléments empruntés à la psychologie. Je ne vais pas bien loin chercher un exemple. Je demande à un philologue de m'expliquer la distinction, par laquelle commence la grammaire des petits enfants, des noms propres et des noms communs. Je défie qu'on m'explique cette différence sans arriver à la distinction logique de l'individu et du genre, distinction qui, elle-même, implique l'étude psychologique de l'abstraction et de la généralisation. Je vous défie également de nous faire l'analyse de la proposition, sans faire la théorie du jugement ; l'analyse du verbe, sans la théorie de [XVIII] l'affirmation. Ce sont là, direz-vous, « d'inoffensives banalités. » Soit, mais la théorie de l'addition, en mathématiques, est aussi une banalité inoffensive : croyez-vous cependant qu'Archimède ou Laplace dédaignassent cette opération ? D'ailleurs, la théorie des abstraits, des universaux, du jugement, etc., est loin d'être une théorie élémentaire : elle implique les questions les plus difficiles et les plus profondes de la science de l'entendement. J'accorderai que la philologie comparée est l'auxiliaire indispensable de la grammaire générale ; que si la psychologie étudie les phénomènes intellectuels dans leur généralité abstraite, la philologie nous apprend comment les mêmes phénomènes s'expriment dans les langues diverses ; elle nous montre les progrès de l'analyse changeant les flexions en particules, remplaçant la construction synthétique des anciens par la construction logique des modernes, les mots figurés par les mots abstraits ; en un mot, elle nous fait voir dans l'histoire des races et de l'humanité, les mêmes lois de développement intellectuel que la psychologie constate dans l'individu lui-même : elle est ainsi une vérification de la psychologie. Pour certaines questions obscures et éloignées, telles que l'invention du langage, l'unité de la race humaine, la philologie comparée est, avec l'anthropologie, la condition indispensable des recherches : et cependant, même dans ces sortes de [XIX] questions, quelle que soit la valeur des faits philologiques, ethnographiques, physiologiques, ce sont encore les raisons psychologiques qui seront les plus décisives.

Ce point de vue intérieur que vous méprisez est d'ailleurs le seul qui puisse servir à séparer les sciences morales des sciences physiques et mathématiques. Cette séparation que vous cherchez à établir entre vous et les positivistes, vous ne la trouverez pas tant que vous renoncerez au point de vue que je vous signale. Supposez, en effet, qu'il n'y ait rien en vous d'intérieur qui vous atteste que vous êtes quelque chose de différent de la plante et de l'animal ; quelle est, je vous prie, la différence essentielle des faits historiques et des faits physiques ? En réalité, tout fait historique est physique. Une bataille est une grande opération mécanique et chimique de la nature : les balles pleuvent et frappent en vertu des lois du mouvement ; le sang coule en vertu des lois de l'écoulement des liquides ; les plaies s'enveniment en vertu de certaines lois chimiques et physiologiques. Le tout n'est qu'un grand phénomène de mouvement. Ainsi d'une naissance, d'une mort, d'une révolution, d'une expédition, etc. Mais tous ces faits, dira-t-on, supposent l'intelligence ! Qu'importe ? les cellules des abeilles la supposent également ; et d'ailleurs, tous [XX] les faits de la nature impliquent l'intelligence. Mais vous, en particulier, vous affirmez qu'il n'y a point de causes finales : donc tout se fait par nécessité géométrique ; donc tout ce qui ressemble à l'intelligence n'est pas toujours l'effet de l'intelligence ; donc les faits historiques ne sont en soi que des faits physiques. On peut sans doute leur supposer, si l'on veut, quelque cause intelligente : mais ce n'est là qu'une conjecture gratuite du sentiment, ce n'est pas l'objet de l'observation et de l'expérience. Il n'y a donc pas de séparation absolue entre les sciences historiques et les sciences physiques. Car la distinction que l'on tirerait de ce que l'objet des uns est permanent, et l'objet des autres sujet au changement et à la succession, est une distinction vaine : car la géologie s'applique à un objet qui a changé, la paléontologie est l'histoire des races perdues ; enfin l'astronomie même constate, dit-on, des changements dans les corps célestes. Ainsi reconnaissez que l'histoire n'est qu'une branche détachée de la zoologie, ou revenez à ce point de vue intérieur qui, attestant à chacun de nous qu'il est un être intelligent, l'autorise à le supposer également pour les autres.

On nous dit que la psychologie part de l'hypothèse d'une humanité partout homogène : nullement, ce n'est pas là l'hypothèse dont elle part, [XXI] c'est le résultat auquel elle arrive. La psychologie part, non pas d'une hypothèse, mais d'un fait, à savoir, que l'homme est présent à lui-même par la pensée, qu'il se connaît lui-même. Il peut donc faire attention à ce qui se passe en lui, s'apercevoir que certains faits sont différents les uns des autres, qu'ils se produisent d'une certaine façon, dans de certaines conditions ; ces observations multipliées, répétées, retournées en tous sens, le conduisent à établir des groupes de faits distincts, à affirmer leurs lois ; et c'est là la psychologie que chacun fait pour soi-même. Maintenant, ce que l'un fait, l'autre peut le faire. Les résultats que chacun a trouvés sont présentés en commun et débattus contradictoirement ; ce qui est universellement reconnu par tous les observateurs est considéré comme acquis à la nature humaine ; on discute sur le reste. Que si, dans tous les temps et dans tous les pays, des psychologues qui n'ont pu communiquer entre eux ont reconnu les mêmes faits fondamentaux, il faut bien admettre une humanité homogène ; or, c'est précisément ce qui arrive. Lisez Confucius, lisez les légendes bouddhiques, lisez les lois de Manou, les Entretiens de Socrate, tous les écrits des philosophes, partout vous rencontrerez la distinction de l'entendement et des sens, de la raison et des passions, de la volonté et de l'instinct, du souvenir et de la prévision. Les lignes [XXII] essentielles de l'humanité sont donc les mêmes partout. Que si la philologie, la physiologie, l'histoire des mœurs et des religions ont des rectifications à apporter à ce principe, des faits contradictoires, qu'elles les proposent, on les jugera. Seulement, il ne faut pas prendre des accidents pour des traits essentiels ; c'est en quoi peuvent se tromper ceux qui ne sont pas psychologues ; de même que ceux qui ne sont pas anatomistes peuvent croire, par l'apparence, que les hommes sont beaucoup plus différents qu'ils ne le sont en réalité. Au point de vue du monde et de ses idées de beauté, la différence d'un nez camus et d'un nez aquilin est considérable ; pour un anatomiste, elle n'existe pas, ou elle n'a aucune importance.

Enfin, on dit et on répète que la philosophie est une science immobile et sans avenir, et qu'elle n'a fait aucun progrès depuis Platon et Aristote. Il faudrait, pour répondre complètement à cette objection, faire le tableau de toute l'histoire de la philosophie. On voudra bien nous en dispenser ici, et nous permettre de nous borner à quelques points.

En psychologie, les grandes lignes de la nature humaine ont été reconnues, à la vérité, par Aristote et par Platon (comment en pourrait-il être autrement ?) ; mais on peut considérer néanmoins comme des progrès incontestables : 1° l'analyse et la théorie [XXIII] des sentiments et des inclinations ; 2° la théorie des signes et de leur rapport avec la pensée ; 3° la théorie de la volonté libre ; 4° la théorie des rapports du moral et du physique. De ces quatre théories, la première est principalement due à l'école écossaise, la seconde à l'école de Condillac, la troisième et la quatrième à Maine de Biran, et à Cabanis.

En logique, il faut reconnaître que la logique déductive a été fondée d'une manière définitive par Aristote. Cependant, même là, les modernes, et récemment encore M. Hamilton, ont fait des progrès importants, et les travaux de Hegel sur ce point sont dignes de la plus grande attention. Mais, 1° quoi qu'en disent les partisans exagérés d'Aristote, la logique inductive est toute moderne et date de Bacon. C'est la gloire de l'Angleterre et de l'Écosse ; et récemment encore, un des esprits les plus originaux, M. Mill, a recueilli tous ces progrès, en y ajoutant lui-même dans son remarquable ouvrage de la Logique inductive ; 2° la théorie des erreurs, ébauchée par Bacon avec une grande supériorité, est évidemment l'œuvre de Malebranche, et elle serait encore susceptible de grands progrès ; 3° la théorie du témoignage et de la méthode historique est encore l'œuvre des temps modères et appartient, en quelque sorte, à tout le monde ; elle n'en est pas moins très importante et très digne d'intérêt.

[XXIV]

En morale, on peut citer également :

1° La théorie des sentiments moraux, œuvre admirable d'Hutcheson, de Smith, de Fergusson, de Jacobi, et de toute l'école sentimentale du xviiie siècle ;

2° La théorie de l'obligation morale, dégagée par Kant, avec une netteté incomparable, de tous les embarras où l'antiquité, le moyen âge et même le xviie siècle l'avaient laissée ;

3° Enfin, la théorie du droit, telle qu'elle est sortie des admirables travaux de Grotius, de Montesquieu, de Rousseau et de Kant, et qui est le grand principe de la politique moderne.

4° Quant à l'esthétique, on peut dire que c'est une science toute moderne et presque contemporaine. Sans doute, dans l'antiquité, Platon, Aristote et surtout Plotin ont eu d'admirables intuitions. Mais leurs vues sont restées complètement stériles jusqu'au xviiie siècle. Dans la philosophie de Descartes, il n'y a pas un mot sur la question du beau : j'excepte le Père André, qui est le véritable rénovateur de cette science dans les temps modernes. Burke, Diderot, Hemsterhuys et Baumgarten ont été également d'utiles initiateurs. Mais les vrais fondateurs de l'esthétique scientifique sont, en Allemagne, Kant et Hegel, et, en France, MM. Cousin et Jouffroy.

C'est là, sans doute, un résumé fort incomplet et qui demanderait à être prouvé lui-même par l'étude [XXV] des faits. Mais là, où l'on se contente de nier, pourquoi ne nous serait-il pas permis de nous contenter d'affirmer ? Heureusement, il serait si étrange que l'esprit, perfectible partout ailleurs, restât précisément immobile en philosophie, et que malgré cette immobilité, il s'obstinât encore à une étude ingrate et inféconde, une telle hypothèse est si peu conforme à la nature des choses, que ne pouvant pas la réfuter ici par les textes, nous pouvons au moins en appeler aux présomptions et à la vraisemblance contre une objection qu'il est facile de glisser dans une phrase, mais dont la réfutation exigerait un volume.

À la vérité, cette objection est beaucoup plus dirigée contre la métaphysique elle-même que contre la philosophie. Mais avant de rechercher si la métaphysique est susceptible de progrès, il faut d'abord savoir si elle existe : c'est ce que nous allons maintenant examiner.

II

On peut nier la métaphysique de deux façons : d'abord, par des raisons extérieures, superficielles, et, si j'ose dire, littéraires ; on peut la nier par des raisons intrinsèques, essentielles, philosophiques. De ces deux méthodes de nier la métaphysique, c'est la première que notre auteur emploie. La plus forte [XXVI] de ces objections, sinon la plus neuve, c'est que la métaphysique n'est pas une science faite ; or, on peut bien conclure de là que c'est une science incomplète, inexacte, sujette aux dissentiments, mais non pas qu'elle ne soit rien. Lorsqu'il nous dit ensuite qu'il ne croit pas plus à la formation d'un nouveau système philosophique qu'à la naissance de nouvelles épopées, ce n'est là qu'une opinion individuelle, que les faits peuvent démentir d'un instant à l'autre : jamais on n'a moins cru à la possibilité des systèmes nouveaux qu'à la fin du xviiie siècle, lorsque la doctrine de Condillac était universellement admise : c'est cependant le moment où l'école allemande a commencé ses gigantesques évolutions. L'auteur nous dit qu'en lisant quelques-uns de ces métaphysiciens intrépides, qui savent l'alpha et l'oméga de toutes choses, il se demande involontairement ce que fera l'auteur désormais. Mais ce n'est rien là de décisif ; car, après tout, c'est un petit malheur qu'un auteur n'ait plus rien à dire, et si, par hasard, quelqu'un avait trouvé la vérité absolue, il faudrait bien en prendre son parti. Enfin, l'auteur dit que les écrits métaphysiques ressemblent à ces soutras bouddhiques, vastes portiques, préambules sans fin, où tout se passe à annoncer une révélation excellente. On ne peut mieux critiquer les programmes ambitieux et les promesses, non suivies d'effets : mais ce défaut [XXVII] n'appartient-il qu'aux métaphysiciens de profession ? et ceux qui nous promettent dans l'avenir une magnifique philosophie fondée sur l'étude des langues primitives, ne feraient-ils pas mieux de nous en donner dès à présent les prémices ?

Il y a beaucoup de raisons de ce genre dans l'article de M. Renan, c'est-à-dire des vues piquantes et agréables ; mais de raisons vigoureuses, sérieuses, philosophiques ! je n'en ai pas vu. Cette critique de la métaphysique est faite pour plaire aux lettrés : c'est un lieu commun charmant, habillé en paradoxe. Mais comme M. Renan dédaigne autant que personne la philosophie littéraire, je veux croire qu'il en a une autre par devers lui, et qu'écrivant pour le monde et un peu pour les dames, il a réservé pour son propre esprit la vraie critique de la métaphysique, telle qu'elle a été faite par Kant et par M. Hamilton. Voilà de vrais, de forts, de profonds critiques. Ils ne se contentent pas de « saisir la physionomie des choses, » ils creusent, ils pénètrent jusqu'au cœur même des questions : pour les suivre ou les goûter, il faut renoncer aux vanités de la forme, aux gloires du bel esprit, aux à-peu-près de la métaphore : il faut penser.

Or, je crois que l'on peut soutenir contre les critiques de la métaphysique trois choses : 1° En fait, il y a nécessairement et il y aura toujours une métaphysique ; [XXVIII] 2° En principe, la métaphysique est légitime et a un fondement solide dans la nature de l'esprit humain ; 3° Historiquement, la métaphysique n'est pas immobile, et elle se développe comme toutes les sciences.


La métaphysique, ou philosophie première, est définie, depuis Aristote, la science des premiers principes et des premières causes. Or, pour savoir s'il y a une science qui soit en état d'affirmer quelque chose de ces causes et de ces principes, il faut savoir si, dans l'entendement humain, il y a quelques notions qui leur correspondent : la critique de la métaphysique suppose donc la critique de l'entendement humain. C'est cette idée que Locke avait eue le premier, et qu'il a faiblement exécutée, mais qui, reprise par Kant avec une force de génie supérieure, fera l'immortelle renommée de son nom. Or, je dis que cette critique de la métaphysique est elle-même une métaphysique. Car on ne peut critiquer les notions métaphysiques et en déterminer la portée sans prononcer par là même sur la nature des choses telle qu'elle nous apparaît. Aussi voyons-nous que, dans la Critique de la raison pure de Kant, toutes les questions métaphysiques sont successivement traitées, creusées, résolues : c'est une métaphysique négative et sceptique, je le veux bien, mais c'est une métaphysique. La théorie de l'espace et du temps, la théorie des antinomies, [XXIX] la distinction des noumènes et des phénomènes, la critique des preuves de la spiritualité de l'âme, des preuves de l'existence de Dieu, sont autant d'admirables chapitres de métaphysique.

Ainsi, lors même qu'on admettrait la critique de Kant, il faudrait accorder l'existence d'une métaphysique négative, contrepartie de la métaphysique dogmatique, la suivant dans toutes ses questions, opposant réponse à réponse : cette sorte de métaphysique a existé de tous les temps ; c'est une des formes de la métaphysique éternelle : c'est le scepticisme.

Supposons maintenant un esprit parfaitement convaincu de la métaphysique critique : il y a mille à parier contre un qu'une fois satisfait sur ce point, l'inquiétude et un certain pressentiment de l'inconnu se feront sentir d'un autre côté. Quelques-uns peut-être supporteront avec une parfaite sécurité cet état de vide, et nul soupir ne s'élèvera plus en eux vers le monde invisible. Je veux le croire, et cependant je ne le crois pas ; partout et chez tous se fait sentir un mouvement dans le sens opposé. Quelques-uns, par un tour de force logique, essayeront de reconstruire le monde invisible sur la base de la loi morale, et retrouveront Dieu par le devoir ; c'est là révolution morale de Kant ; d'autres, comme Pascal et l'abbé de Lamennais, se plongeront dans la foi positive ; [XXX] d'autres, comme Jacobi et Rousseau, feront appel au sentiment ; d'autres enfin, comme MM. Comte et Littré, s'exalteront à l'idée de l'humanité, et inventeront le culte des grands hommes ; les plus ignorants ou les plus exaltés croiront aux fluides, aux esprits, aux ombres, que sais-je ? aux vertus secrètes et mystérieuses ; et enfin les plus sages, ceux qui critiqueront tous ces retours, toutes ces évolutions, tous ces démentis, auront encore leurs moments d'oubli ; et à une heure fortuite, un soupir inattendu entraînera malgré eux leur cœur vers ce monde idéal, objet d'amour et de terreur, que l'on ne peut ni démontrer ni détruire, qui n'a pas de proportion avec notre être, et qui cependant nous appelle, nous enveloppe, nous engloutit de tous côtés. Ce n'est pas M. Renan qui pourrait nier cette contrepartie de la métaphysique critique, lui qui a dit que l'évolution de Kant devait se passer dans toute âme sérieuse, lui qui dit encore dans ce nouveau travail que le Dieu de l'abstraction ne suffit pas, et qu'il faut y ajouter le Dieu du sentiment, lui enfin qui termine ce travail par une prière, dont je ne puis croire qu'elle soit une pure fiction. Elle s'adresse à quelqu'un, ne fût-ce qu'au Dieu inconnu ; elle est ce soupir de l'âme vers ce nescio quid que la raison n'atteint pas ; et ainsi M. Renan lui-même est un témoignage de cette réaction produite par la critique jusque dans l'âme du critique lui-même. On me [XXXI] dit que ce n'est pas sincère, mais je n'en crois rien ; ce n'est pas seulement parce que je n'ai aucune raison de douter de la loyauté d'un si noble esprit, mais ce mouvement est si naturel, si nécessaire, que je le supposerais encore lors même que l'auteur ne le déclarerait pas.

Que conclure de cette analyse ? C'est que, s'il y a une métaphysique critique, il y en aura nécessairement une autre correspondante, à savoir, la métaphysique de la foi, du sentiment, et, pour en embrasser d'un seul mot toutes les formes, la métaphysique mystique ; on peut y entrer un peu ou beaucoup, s'y sauver on s'y perdre, s'y élever ou s'y abêtir, mais on ne peut y échapper.

Maintenant, je demanderai aux critiques devenus quasi-mystiques, c'est-à-dire faisant appel au sentiment, je leur demanderai si la critique peut s'appliquer au sentiment lui-même, s'il est permis à la raison de chercher à se rendre compte, dans la mesure de ses forces, de ce que le cœur, le sentiment moral, l'amour de l'idéal devine, pressent, adore ; je demande par exemple, si, lorsque la critique adresse, au Père suprême une prière mystérieuse, une autre critique n'aurait pas le droit de critiquer cette prière et de chercher à qui elle s'adresse. Or, cette nouvelle critique, qui ne serait autre chose que l'analyse même du sentiment religieux, pourrait conduire [XXXII] ceux qui la suivraient à deux résultats opposés. Ou bien, en réfléchissant, on s'apercevrait que ce sentiment ne s'adresse à rien, absolument à rien. On renoncerait pour toujours aux élans, aux soupirs, aux hymnes et aux prières ; on ne laisserait à la poésie aucune prise sur nos âmes ; on ne lui accorderait que le droit d'amuser l'imagination : analysant, creusant, disséquant toutes nos idées et tous nos sentiments, on ne trouverait rien dans l'âme qui n'y soit entré par les sens, et rien dans les sens qui ne soit image des choses corporelles, d'où il suivrait que rien n'existe qui ne soit corps ou combinaison de corps. Voilà une troisième métaphysique qui diffère de la métaphysique critique, en ce que celle-ci ne sait rien de la nature des choses et ne nie pas le monde invisible et supérieur, tandis que celle-là sait positivement que tout se réduit à des corps : c'est la métaphysique matérialiste ou athée.

Ou bien, on trouverait que tout sentiment implique un objet ; on admettrait donc quelque chose de réel auquel s'appliquerait la prière, dont nous supposons,1a critique. On dirait, avec l'auteur, de cet être inconnu : Il est. Mais on chercherait encore si on ne peut pas dire quelque chose de plus. Partant de cette affirmation, on se demanderait s'il est possible que la raison ne sache absolument rien d'un objet dont elle affirme invinciblement qu'il est : à la lumière de [XXXIII] cette nouvelle idée, fournie, on le voit, par la critique elle-même, on examinerait de nouveau toutes les affirmations de la métaphysique critique ; on verrait s'il est vrai de dire que l'idée de cause ne répond à rien, que l'idée de substance ne répond à rien, que l'absolu exclut la détermination, que la substance ne peut pas être personne, que l'individu ne peut pas être substance, que l'âme est le résultat et l'harmonie du corps, que la vie a son point de départ dans la force et le mouvement, et sa résultante dans l'humanité ; que les causes finales sont absentes de la nature, etc. ; et l'on pourrait arriver sur tous ces points à des pensées tout à fait différentes de celles de nos critiques : de là une quatrième espèce de métaphysique, la métaphysique déiste et spiritualiste.

Ainsi, l'on verrait renaître par la force des choses les quatre systèmes les plus généraux, et, à leur suite, toutes les combinaisons différentes que l'on peut faire entre eux ; et ainsi renaîtrait la métaphysique tout entière, indestructible comme l'esprit humain.

L'une des pensées les plus belles et les plus ingénieuses de M. Cousin a été certainement cette réduction des systèmes de philosophie à quatre types essentiels ayant tous leur raison d'être dans la nature humaine et l'esprit humain. On peut contester cette classification. Mais que ce soit celle-là ou une autre, il est certain que lorsqu'on aura détruit dans la science [XXXIV] tous les systèmes philosophiques, ils renaîtront dans la foule : si ce n'est plus l'école, ce sera le peuple qui aura ses sceptiques, ses mystiques, ses matérialistes et ses spiritualistes. Il y aura donc toujours une métaphysique latente ; et comme le besoin de se rendre compte de ce qu'il pense est inhérent à l'esprit humain, cette métaphysique latente et populaire redeviendra nécessairement une métaphysique savante. Elle est donc indestructible.


Ce n'est pas assez de dire que la métaphysique existera toujours en fait. Il faut encore prouver qu'elle doit exister, c'est-à-dire qu'elle est légitime. Or, ici encore, M. Renan nous rend la défense très difficile.

En effet, il se contente d'affirmer que Kant et Hamilton eu ont fini décidément avec la métaphysique, et il s'en réfère à leurs arguments sans prendre la peine de les reproduire. Mais, pour notre défense, nous imposer de réfuter Kant et Hamilton, ce n'est rien moins que nous demander une philosophie tout entière, œuvre sans contredit au-dessus de nos forces, et qui d'ailleurs ne peut être entreprise en passant. Pour échapper à ce piège, nous nous contenterons de présenter quelques observations d'où l'on pourra conjecturer que la métaphysique n'est pas aussi condamnée qu'on le prétend, par les travaux de ces deux éminents philosophes.

Je suis loin de méconnaître que Kant ait fait en [XXXV] philosophie une révolution immense, dont les conséquences sont incalculables. Il est impossible aujourd'hui de toucher à une question métaphysique, sans rencontrer sa trace. Traiter de l'existence de Dieu par les arguments de l'École, sans discuter les objections de Kant ; exposer une théorie de l'infini dans l'espace et dans le temps, sans chercher à résoudre les antinomies, serait faire preuve de l'ignorance la moins excusable. J'irai plus loin, et j'accorderai que la critique de Kant nous a fort utilement appris à mesurer avec plus de circonspection nos affirmations sur les choses invisibles, et enfin que peut-être a-t-il démontré que certaines questions sont en dehors et au-dessus de la raison spéculative.

Ces concessions faites, je nie que Kant ait absolument ruiné la métaphysique ; et cela, par une raison très simple : c'est que le système de Kant est lui-même une hypothèse métaphysique. Il suffit, en effet, d'ouvrir pour s'en convaincre, la Critique de la raison pure : « Jusqu'ici, dit-il, l'on a cru que toute notre connaissance devait se régler d'après les objets ; mais tous nos efforts pour décider quelque chose sur ces objets au moyen de concepts sont restés sans succès, dans cette supposition. Essayons donc si l'on ne réussirait pas mieux dans les problèmes métaphysiques, en supposant que les objets doivent se régler sur nos connaissances… Il en est ici comme de [XXXVI] première pensée de Copernic, lequel voyant qu'il ne servait de rien pour expliquer les mouvements des corps célestes, de supposer que les astres se meuvent autour du spectateur, essaya s'il ne vaudrait pas mieux supposer que c'est le spectateur qui tourne et que les astres restent immobiles. Or, en métaphysique, on peut tenter la même chose pour ce qui concerne l'intuition des objets. » [4]

Voyons maintenant quelle est cette hypothèse. Il établit d'abord, qu'il y a deux choses dans la connaissance : la matière et la forme. « La matière, ce sont les phénomènes ; la forme, c'est ce qui fait que la diversité des phénomènes peut être coordonnée dans de certains rapports. » En un mot, la matière, c'est le divers ; la forme, c'est l'unité dans la connaissance.

Or, Kant pose en principe, sans le prouver, que la matière, c'est-à-dire le phénomène, est seule donnée dans l'expérience, et que « la forme doit l'attendre toute préparée a priori dans l'esprit. » Tout le système est là, mais on voit du premier coup combien il est hypothétique. Sur quoi établit-on un pareil principe ? Pourquoi la forme ne serait-elle pas donnée en même temps que la matière ? Pourquoi l'expérience en même temps qu'elle me donne le multiple, ne me donnerait-elle pas aussi une certaine unité ? Pourquoi le lien des phénomènes [XXXVII] ne serait-il pas l'objet de l'expérience, aussi bien que les phénomènes eux-mêmes ? Pour démontrer qu'il n'en est pas ainsi, il n'y aurait qu'une seule méthode rigoureuse : ce serait d'analyser la matière de la connaissance avant d'en analyser la forme. Pour savoir ce qui est préparé a priori dans l'esprit, il faut savoir tout ce qui lui est donné par l'expérience ; car il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité ; il ne faut donc pas multiplier sans nécessité les notions a priori ; il faut se borner en ce genre au strict nécessaire. Mais comment savoir ce qui est nécessaire, si nous ne savons pas exactement ce que l'expérience nous fournit. Ainsi, la théorie de la matière de la connaissance devait nécessairement précéder celle de sa forme ; la théorie du phénomène était la seule base scientifique de la doctrine de Kant. Or, elle manque entièrement. Rien de plus vague, de plus obscur que ce qu'il dit du phénomène. « C'est, dit-il, l'objet indéterminé d'une intuition empirique. » C'est affirmer implicitement ce qu'il faudrait prouver, à savoir que toute forme et toute détermination est a priori. Or, c'est cette première erreur de méthode, qui fait que la critique de la raison pure est une œuvre si artificielle, malgré le profond génie dont elle témoigne. En effet, Kant ayant négligé de déterminer expérimentalement la limite entre la matière et la forme de la connaissance, fut réduit, pour découvrir les formes élémentaires [XXXVIII] de la pensée, à prendre pour fil conducteur la logique vulgaire ; et il crut que les formes logiques de la pensée supposaient autant de formes pures et a priori dans l'esprit : conception essentiellement fausse, et qui est une des causes des égarements de l'idéalisme en Allemagne. [5] C'est là ce qui rend la théorie des catégories si obscure, si confuse, si peu satisfaisante ; et là cependant est le cœur de la doctrine.

Non seulement le système de Kant est une hypothèse, mais encore une hypothèse contradictoire et incompréhensible.

Puisque la connaissance, selon Kant, est la réunion de deux choses, la matière et la forme, il faut que chacune d'elles, prise à part, ait une certaine intelligibilité : autrement on ne saurait ce qu'on réunit. Or, je maintiens que dans cette théorie, la matière de la connaissance, c'est-à-dire le phénomène, se refuse à toute notion. En effet, faites abstraction, je ne dis pas seulement de l'espace et du temps, ce qui peut se comprendre, mais de toutes les notions contenues dans la table des catégories, par exemple l'unité, la pluralité, la réalité, la limitation, l'existence, etc., je demande ce que peut être un tel objet, qui n'est ni un, ni plusieurs, ni réel, ni limité, etc. : je dis que c'est un pur rien. Non seulement, sans ces catégories, il ne peut être [XXXIX] logiquement pensé, mais il ne peut même être perçu ; il ne peut être donné dans aucune intuition : car l'objet d'une intuition est déterminé, c'est ceci ou cela. Par conséquent le phénomène séparé des catégories est un chaos ; il n'est pas.

La difficulté se complique, lorsqu'on réfléchit qu'il y a, selon Kant, deux ordres de phénomènes, les uns externes, les autres internes : quelle peut être la différence entre les uns et les autres, dans un système qui n'admet pas que nous connaissions les choses en soi : car puisque nous ne percevions les choses externes que par les modes dont nous sommes affectés, comment distinguera-t-on dans ces modes ce qui est interne ou externe ; et d'ailleurs toute affection n'est-elle pas nécessairement interne, et alors à quelle partie du phénomène s'applique la forme pure de l'espace, d'où résulte l'extériorité ? Et enfin, qu'est-ce que ces phénomènes internes, qui, pris en soi, nous sont donnés, sans unité ; sans pluralité ; sans réalité, sans existence, etc.

On voit que la notion du phénomène est absolument incompréhensible dans ce système. Mais enfin passons sur ces difficultés. En voici une autre bien plus grave encore et plus profonde. Nous connaissons, dit-on, en appliquant aux phénomènes les formes préparées a priori dans l'esprit. Soit ; mais qu'appelle-t-on l'esprit ? Je comprendrais que si l'on commençait [XL] par poser, comme Descartes, l'existence de l'esprit, c'est-à-dire du moi pensant, on affirmât que le moi ne connaît le dehors qu'en raison des lois de son intelligence, mais sans aucune garantie de leur exactitude et de leur fidélité. Mais il n'en est pas ainsi ; le moi lui-même, dans le système de Kant, n'est qu'un ensemble de phénomènes, qui, pris en soi, ne sont absolument rien de déterminé, dont on ne peut absolument rien dire, et qui n'arrive à se connaître et à se penser qu'en vertu de ces mêmes formes a priori, qui s'appliquent aussi bien aux phénomènes internes qu'aux phénomènes externes. Mais alors, où résident ces formes, ces lois, ces catégories, ces idées ? Quel sujet les reçoit ? Quel être les applique ? On ne peut dire qu'elles soient en moi, puisque je ne suis moi que par elles, et qu'on ne pourrait les placer, tout d'abord en moi, sans un manifeste cercle vicieux. Dire qu'elles sont dans l'esprit, c'est parler le langage de la philosophie vulgaire, mais non celui du système. Car il n'y a pas d'esprit, pour celui qui ne connaît aucune chose en soi. Entend-on par esprit l'ensemble des phénomènes subjectifs, présents à la conscience empirique ? Mais alors, il faudrait admettre que les formes a priori ont pour sujet ce qui n'est donné qu'a posteriori. Les formes pures de la pensée ne sont donc nulle part, elles ne résident dans aucun sujet. Et en méditant cette difficulté, on voit qu'il [XLI] n'est pas si extraordinaire qu'on l'a supposé de voir l'idéalisme objectif de Schelling sortir du kantisme, tout aussi bien que l'idéalisme subjectif de Fichte. En effet, on pouvait tout aussi bien supposer que ces lois étaient les lois mêmes de l'être, pris en soi, que les lois d'un sujet qu'il était impossible de saisir, et qui échappait à toute expérience.

La théorie de Kant, bien loin d'être la ruine de toutes les hypothèses métaphysiques, n'est donc elle-même qu'une de ces spéculations a priori qu'il a si vivement attaquées, et une spéculation contradictoire et incompréhensible. Locke, génie moins profond que Kant, était cependant beaucoup plus près de la vérité, lorsqu'il fondait la critique de la métaphysique sur l'analyse expérimentale de l'esprit humain. C'est cette analyse seule qui peut découvrir si l'homme est capable de s'élever au-dessus des phénomènes, et de pénétrer dans le monde des existences.

Or, voici ce que nous soutenons. 1° La conscience, en même temps qu'elle nous apprend que nous sommes affectés de mille manières diverses, nous apprend qu'il y a en nous quelque chose qui ne change pas, tandis que nos affections changent et passent ; quelque chose d'absolument un, quoique affecté à la fois de diverses manières, et souvent même d'une façon contradictoire. Or, ce qui est identique et un, au sein de la multiplicité et du changement, nous [XLII] l'appelons substance, ou être, et nous n'avons pas une autre idée d'être ou de substance que celle-là. 2° L'esprit, c'est-à-dire ce qui a conscience de soi-même, et se perçoit comme un et identique dans le divers et le changeant, l'esprit se saisit en même temps comme une activité permanente, capable de produire, spontanément ou volontairement, une suite indéterminée de phénomènes. Or, cette puissance de produire des phénomènes, c'est ce que nous appelons cause. Ainsi, l'esprit se saisit lui-même comme une substance et comme une cause ; et par là, il échappe au monde des phénomènes, et il habite dans le monde des existences et des êtres. À ce titre, il est une chose en soi, un noumène. Les deux idées fondamentales de la métaphysique, la substance et la cause, ne sont donc pas des notions a priori, des idées innées, moules vides, préparés à l'avance pour recevoir et coaguler la matière flottante et bouillonnante des phénomènes. Ce sont des notions puisées dans l'expérience ; elles ont un type précis et immanent, qui est le moi lui-même. Ainsi la psychologie rationnelle se confond avec la psychologie expérimentale : le monde intelligible n'est plus un monde mystérieux où l'on ne peut pénétrer que par le sentiment, l'extase ou les artifices de logique les plus raffinés ; c'est le monde naturel, où chacun de nous se trouve, quand il est présent à lui-même par la réflexion, et même avant [XLIII] toute réflexion, par le sentiment immédiat de son existence une et identique.

Le passage du phénomène à l'être est le premier degré de la métaphysique ; le passage de l'être fini à l'être infini, du relatif à l'absolu, en est le second. C'est ici que le plus redoutable adversaire de la métaphysique n'est plus Kant ; c'est le savant critique écossais, M. Hamilton.

Sans doute, Kant a déclaré tout à fait impossible l'application des idées d'infini ou d'absolu à l'ordre de l'expérience ; il a essayé de prouver que toute tentative de ce genre est contradictoire ; et c'est là sans aucun doute qu'il a fait à la métaphysique les blessures les plus dangereuses. Mais il ne faut pas oublier qu'au-dessus de la sphère de l'expérience, dans le monde suprasensible, Kant conserve la notion de l'absolu, et il n'en considère pas l'objet comme impossible.

Il est vrai que l'absolu n'est à ses yeux que la règle suprême de la pensée, la limite nécessaire d'une raison qui ne peut remonter à l'infini la chaîne des phénomènes et des êtres, un point d'arrêt enfin. Mais je dis qu'il suffit d'accorder que la raison humaine ne peut se passer de la notion d'absolu. Car une fois ce point reconnu, le doute hyperbolique que l'on émet sur la valeur de cette idée, est de peu d'importance. La raison peut parfaitement bien prendre son parti de ne connaître les choses que suivant [XLIV] les lois de sa propre constitution ; car il est impossible à un être pensant de penser à d'autres conditions que celles-là. À la vérité, Kant va plus loin, et il essaie de ruiner toute tentative de démontrer logiquement l'existence de l'absolu ou de Dieu, en établissant que si l'on part du fini, on ne peut fonder l'infini sur le fini, et que si l'on part de l'idée de l'infini, on ne peut conclure de l'idée à l'être. Mais je dis : si vous commencez par accorder qu'il est dans les nécessités de la raison de s'élever du fini à l'infini, du contingent à l'absolu, je n'ai pas besoin d'une autre démonstration que celle-là. Ce fait fondamental que vous accordez est caché au fond de toutes vos démonstrations, et c'est lui qui en fait la force ; ce que, du reste, Hegel a admirablement démontré. [6] Enfin, dans le système de Kant, la métaphysique de l'absolu est en suspens, en raison du doute sceptique qui pèse sur toutes nos connaissances ; mais elle n'est pas impossible. Ce qui le prouve, c'est qu'il a suffi aux successeurs de Kant de passer par-dessus ce doute, pour construire, avec ses propres principes, la métaphysique la plus ambitieuse qui fut jamais.

M. Hamilton, le savant critique écossais, est bien plus radical ; il reproche à Kant d'avoir conservé cette notion qui peut encore laisser quelque espoir aux [XLV] métaphysiciens, et de n'avoir pas une bonne fois exorcisé le fantôme de l'absolu. « Il aurait dû montrer, dit-il, que si l'inconditionnel n'a aucune raison objective, c'est qu'en fait il n'est pas susceptible d'une affirmation subjective ; qu'il ne donne pas une vraie connaissance, parce qu'il ne contient rien de concevable. » [7] La notion de l'inconditionnel, c'est-à-dire de l'infini ou de l'absolu, est une notion négative, vide de tout contenu, qui est produite dans l'esprit par la faculté que nous avons de concevoir les contradictoires : « Les contradictoires, dit-il, s'impliquent nécessairement, car la connaissance des contraires est une. Mais la réalité d'un des contradictoires, loin d'être une garantie de la réalité de l'autre, n'est rien moins que sa négation. Ainsi toute notion positive (la connaissance d'une chose en tant qu'elle est) suggère une notion négative (la connaissance d'une chose en tant qu'elle n'est pas) ; et la plus haute notion positive, celle du concevable, est toujours accompagnée de la notion négative correspondante, celle de l'inconcevable. Mais, bien que ces notions se supposent réciproquement, la positive est seule réelle ; la négative n'est que l'abstraction de l'autre, et dans sa plus haute généralisation, elle n'est que l'abstraction de la pensée elle-même. » [8]

[XLVI]

Mais il n'est pas vrai que toute notion négative soit nécessairement une notion vide de tout contenu. Par exemple, l'idée d'incorporel, quoique négative, correspond certainement dans notre pensée à quelque chose ; car on peut bien discuter s'il y a des substances incorporelles, mais non s'il y a des choses incorporelles ; par exemple, la pensée, la vertu, un rapport abstrait, etc. Et, quand même nous ne saurions absolument pas ce que c'est que l'incorporel pris en soi, on ne pourrait cependant pas soutenir que nous n'en avons pas absolument d'idée, puisque nous en pouvons donner des exemples.

Une notion négative n'est donc pas nécessairement une notion vide, et ainsi il est possible que la notion d'inconditionnel, quoique obtenue par la négation du conditionnel, soit cependant quelque chose dans l'esprit. Or, je remarque que nous obtenons cette idée en faisant abstraction de ce qui restreint notre notion d'être, et non pas en faisant abstraction de l'être lui-même. Nous avons vu que nous avons une notion positive de l'être, mais que nous ne le percevons que limité et subordonné ; or, si nous supprimons la condition, nous ne supprimons pas pour cela ce qui est le fond de notre perception, à savoir, l'être : nous obtenons ainsi la conception de l'être sans restriction. On ne voit pas comment la suppression de ce qui limite une notion entraînerait la suppression totale [XLVII] de cette notion. Il faut bien d'ailleurs supposer qu'il reste quelque chose dans l'esprit après cette négation ; autrement il serait impossible de comprendre ce que dit M. Hamilton : « Cette conscience même que nous avons de notre impuissance à rien concevoir au delà du fini et du relatif, nous inspire, par une étonnante révélation, la croyance à quelque chose d'inconditionnel au delà de la sphère de la réalité compréhensive. » Or, je demande comment il serait possible de croire à l'objet d'une notion absolument vide. On conçoit qu'au delà du compréhensible je croie à l'existence de quelque chose d'incompréhensible ; mais encore faut-il que cette croyance ait un fondement dans un acte de l'entendement, et, par conséquent, que l'inconditionnel soit, dans une mesure que je ne détermine pas, quelque chose de pensable. C'est, du reste, ce qui résulte évidemment de cette phrase du savant et pénétrant traducteur de M. Hamilton : « On ne nie pas que notre science n'atteigne jusqu'à Dieu, jusqu'à la nature et jusqu'à nous ; on ne discute que sur la nature, le contenu et la forme de cette science… C'est dans l'appréciation différente de la valeur des notions ontologiques, et non dans la réalité de ces notions, que réside la difficulté. » [9] Ainsi, ce qui est un acte de foi, dans M· Hamilton, est, selon M. Louis Peisse, une notion [XLVIII] réelle, dont il s'agit seulement de déterminer le contenu. Or, c'est précisément ce que nous disons.

Nous n'avons pas ici à aller plus loin ; car déterminer la valeur de cette notion, est l'objet même de la Science dont nous défendons l'existence. Peut-on, par exemple, avoir de Dieu une idée adéquate, quoique incomplète, ou ne le concevons-nous que par rapport à nous-mêmes ? C'est la première question que la métaphysique elle-même aura à résoudre. On peut soutenir la doctrine du Deus absconditus, sans nier pour cela la métaphysique. Il est parfaitement permis de dire que Dieu ne se montre pas face à face à l'intelligence créée, ou encore, comme Fénelon, que « cette distinction des perfections divines que j'admets en Dieu…, n'est rien de vrai en lui ; que c'est un ordre et une méthode que je mets par nécessité dans les opérations bornées et successives de mon esprit, pour me faire des espèces d'entrepôts dans ce travail, et pour contempler l'infini à diverses reprises, en le regardant par rapport aux diverses choses qu'il fait hors de lui. » Dans la première hypothèse, la métaphysique sera l'analyse de l'idée même de Dieu considéré en soi ; dans la seconde, la métaphysique sera l'analyse des divers points de vue sous lesquels nous le considérons. Choisir entre ces deux théories est l'œuvre de la science elle-même.

[XLIX]

Non seulement la métaphysique prise en soi est éternelle, mais j'ajoute qu'elle fait des progrès avec le temps, qu'elle a, quoi qu'on en dise, des résultats acquis, et enfin que parmi les systèmes qui se partagent le champ de la pensée, il en est qui restent éternellement les mêmes, sans s'améliorer, ou qui disparaissent progressivement ; d'autres, au contraire, qui se développent sans cesse, et auxquels l'avenir appartient. C'est ce que démontrerait une histoire complète et profonde de la philosophie ; c'est ce que nous ne pouvons indiquer ici qu'en quelques mots.

Par exemple, des divers systèmes que nous venons de signaler, il en est un qui n'a fait aucun progrès depuis l'antiquité, et qui, dans l'avenir, sera évidemment écarté de la spéculation philosophique : c'est le matérialisme. Le matérialisme a eu, dans l'antiquité, sa période de gloire. Comme adversaire des superstitions polythéistes, il a pu rendre quelques services et jeter quelque éclat. Le matérialisme de Lucrèce, par exemple, a, si l'on veut, une sorte de grandeur. Encore cette grandeur doit-elle être surtout attribuée, comme l'a montré un ingénieux et pénétrant critique [10], aux emprunts involontaires que ce poète éloquent fait aux vérités du spiritualisme. Mais, depuis ce temps, où sont les conquêtes [L] et les progrès du matérialisme ? Au moyen âge, il n'y en a pas trace ; au dix-septième siècle, tandis que Descartes, Malebranche, Leibniz, Spinoza lui-même, renouvellent si audacieusement le champ du spiritualisme, Gassendi et Hobbes ne font que traduire, sans aucune invention, le système d'Épicure. Ce dernier n'est original que dans la politique ; le premier n'est qu'un érudit. Au dix-huitième siècle, ni Montesquieu, ni Rousseau, ni Voltaire même ne sont matérialistes. Locke ne l’est pas davantage. Berkley, Hume, Condillac, sont des idéalistes, non des matérialistes. Les seuls matérialistes de ce temps, d'Holbach, Lamettrie, Naigeon, sont des esprits aussi lourds que grossiers, étrangers à toute connaissance sérieuse et délicate de la nature humaine. Aucun d'eux n'offre trace d'une idée qui lui appartienne. La philosophie allemande, la philosophie écossaise, la philosophie française de notre temps sont trois mouvements absolument contraires au matérialisme. En un mot, la métaphysique tend à rejeter de plus en plus de son sein cette philosophie grossière et inférieure, qui n'a pu avoir quelque valeur que dans les premiers temps de la spéculation philosophique.

Le scepticisme et le mysticisme ont plus d'avenir que le matérialisme, car ils ne viennent pas seulement de l'ignorance, mais de certaines conditions essentielles de notre nature : l'esprit humain est à la [LI] fois très faible et très impatient ; quand il remarque sa faiblesse, il est sceptique ; quand il s'abandonne à son impatience, il est mystique. On ne peut donc supposer que ces deux travers, si ce sont des travers, disparaîtront jamais. Il n'est même pas à désirer qu'ils disparaissent entièrement : un peu de scepticisme, un peu de mysticisme sont un utile assaisonnement et un correctif intéressant à un dogmatisme qui pourrait devenir présomptueux et impertinent, et à un rationalisme qui pourrait dessécher l'âme. Disons cependant que le scepticisme et le mysticisme sont plutôt deux états de l'esprit ou de l'âme que deux doctrines : ce sont des accidents dans le développement de la science ; ce n'est pas la science elle-même.

En réalité, il n'y a qu'une seule métaphysique : la métaphysique idéaliste ou spiritualiste. Seulement, elle a encore, à l'heure qu'il est, deux formes très opposées, et c'est là qu'est le débat. Suivant les uns, le principe des choses est une force obscure, indéterminée, qui ne se connaît pas elle-même, qui devient successivement toutes choses, et qui ne prend conscience de soi que dans la conscience de l'homme ; selon les autres, le principe des choses est un être souverainement parfait, une intelligence distincte du inonde dont elle est la cause, ayant donné naissance à des créatures libres et morales dont elle est la fin. De ces deux conceptions, la première est le pan théisme ; [LII] la seconde, le spiritualisme proprement dit. Mais, entre ces deux conceptions contraires, combien encore de principes communs : 1° Il y a quelque chose : 2° ce quelque chose peut être connu par la raison ; 3° le principe des choses est esprit et non matière ; 4° il n'y a qu'un seul principe ; 5° l'ordre des choses se développe conformément à des lois régulières. Je ne voudrais pas affaiblir l'opposition du panthéisme et du spiritualisme ; mais je crois utile de montrer qu'à mesure que la philosophie fait plus de progrès, le débat se circonscrit davantage. Or, dans les sciences morales, il est impossible de demander et de concevoir un autre progrès que celui-là.


Il y a donc une métaphysique, c'est-à-dire une philosophie première qui traite des premiers principes et des premières causes. Cette métaphysique, comme l'ont démontré Socrate, Descartes, Locke et Kant, a son point de départ dans la science de l'esprit humain. Est-ce à dire qu'elle ne puisse pas sortir de ce cercle étroit, qu'elle ne doive pas jeter les yeux sur le monde extérieur, sur la nature inorganique ou vivante ? Loin de là, et c'est ici que la thèse de MM. Littré et Renan nous paraît solide et appeler la réflexion de tous les philosophes qui aiment le progrès. D'une part, les sciences physiques, naturelles et mathématiques ; de l'autre, les sciences historiques, [LIII] philologiques, archéologiques nous paraissent l'auxiliaire indispensable de la science de l'esprit humain et de la science du principe des choses. C'est là une voie nouvelle ouverte à tous les jeunes penseurs : et s'il y avait encore aujourd'hui, comme autrefois, une pépinière de philosophes, c'est dans cette voie qu'il faudrait les diriger.

Mais, lorsqu'il est si facile d'avoir une idée juste, quel plaisir peut-on avoir à en soutenir une fausse ? De ce qu'une science peut avoir besoin du secours d'une autre, s'ensuit-il qu'elle n'existe pas comme science indépendante ? Que serait la physique sans le calcul ? Une science très circonscrite, très étroite, trop peu féconde. Dira-t-on pour cela que la physique n'est que la « vibration qui sort de l'éther divin des mathématiques ? » Les physiciens riraient bien de cette définition. Que serait la physiologie sans l'anatomie ? Rien, absolument rient Est-ce à dire que la physiologie ne soit rien par elle-même, qu'elle ne soit que l'esprit de l'anatomie, le résultat de l'anatomie, l'assaisonnement de l'anatomie ? Que diraient nos grands physiologistes si l'on traitait ainsi leur science, par la raison que, comme toute chose humaine, elle ne se suffit pas à elle-même ? Aucune science ne se suffit à elle-même. Cependant le progrès n'est possible dans chacune d'elles qu'à la condition de les étudier séparément.

[LIV]

D'ailleurs, lorsqu'on reproche au spiritualisme contemporain son indifférence pour les sciences de la nature, on oublie que le devoir de la philosophie, au commencement de ce siècle, était de rétablir les droits de l'homme dans la science, comme la Révolution l'avait fait dans la société ; et que, pour fonder le droit politique et le droit public, il fallait d'abord établir que l'homme est essentiellement un esprit et une personne, et non pas un simple résultat de l'organisation. Car si l'homme n'est qu'une chose semblable à celles qui nous entourent, et seulement plus complexe, il doit être gouverné comme les choses (quoique peut-être avec plus de délicatesse, parce qu'il résiste) ; mais ce n'est plus qu'une question d'art, et non point de principe et de droit.

À mon avis, tous ceux qui demandent à la philosophie, non pas de s'allier avec les sciences (ce qui est légitime), mais de s'absorber dans les sciences, demandent à la nature morale d'abdiquer. Le principe de la justice et de la vertu ne sera jamais trouvé en dehors de nous. Et ceux qui nous disent que cela importe peu, parce que la pratique n'est pas la même chose que la théorie, et que nous devons faire abstraction de l'intérêt moral de notre âme quand il ne s'agit que de l'intérêt logique de nos déductions, ceux-là comprennent bien peu la nature de Tordre moral ; ils n'y voient qu'une nécessité pratique, indispensable [LV] pour vivre, mais dont on peut facilement se dégager par la pensée. Ils ne voient pas que c'est là, au contraire, la vie la plus haute de l'âme ; je dirai même que c'est toute sa vie ; et lui demander de se séparer un instant d'elle-même et de se chercher au dehors, dans son corps, dans les animaux, dans les éléments des choses, dans l'histoire de ceux qui nous ont précédés, dans l'histoire de la terre qui les porte, partout enfin, excepté là où elle est, c'est-à-dire en soi, c'est la mettre à la poursuite de son ombre, c'est lui dire de commencer par mourir pour ressusciter. Le dehors est la condition de notre existence ; mais ce n'est pas le principe de notre existence. L'homme ne peut pas vivre seulement en soi, cela est vrai ; et il doit s'unir à tout le reste ; mais pour cela il faut d'abord qu'il soit lui-même. Autrement il n'est rien. La théorie des milieux, qui explique tout être par la rencontre des choses environnantes, est un véritable non-sens, comme l'a dit avec raison un philosophe éminent. [11] Car toute chose résultant d'un milieu, et ce milieu étant composé lui-même de choses qui résultent encore d'un milieu, et cela à l'infini, comme il serait impossible de découvrir jamais un premier milieu, puisque le raisonnement n'a pas de fin, il s'ensuit que rien n'existerait. Pour qu'il y ait des milieux, il faut qu'il y ait des éléments. Or l'un de ces [LVI] éléments est l'âme humaine, et les conditions intimes de sa vie ne peuvent être cherchées au dehors d'elle. Le milieu est la limite de son être, mais ne constitue pas son essence. Cette essence est la moralité. C'est là ce que ne nous apprendront jamais les mathématiques, la physique, la physiologie, l'archéologie, etc. Dire que, pour connaître cette essence, il faut commencer par en faire abstraction, c'est dire que, pour connaître la nature d'un être vivant, il faut le tuer. Tel est, selon nous, le vice radical de toutes ces doctrines négatives, qu'enivre le spectacle magnifique des sciences de la nature. Elles concourent ainsi, sans le vouloir et sans le savoir, à l'affaiblissement moral qu'elles déplorent elles-mêmes, je le reconnais, souvent même avec grandeur et fierté. Elles concourent encore, et aussi contre leur dessein, à l'abaissement des études spéculatives, quoiqu'elles se fassent cependant de la science une idée très élevée. En voulant abaisser la philosophie devant les sciences, elles fraient le chemin à ceux qui veulent sacrifier la théorie à la pratique, le vrai à l'utile, la science à l'industrie, et la dignité de la pensée au bien-être de la vie. Telle est pour moi la conséquence dernière de ces belles témérités de pensée qu'on appelle aujourd'hui la critique et la science positive. C'est l'extinction de toute grandeur, de toute beauté, de toute noble espérance parmi les hommes.



[1] Art. de la Revue des Deux-Mondes, du 15 janvier 1860.

[2] Voy. Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, I. IV, ch. xvi : « Je ne méprise point qu'on épluche l'antiquité jusqu'aux moindres bagatelles… Je consens qu'on écrive l'histoire de tous les vêtements et de l'art des tailleurs depuis les habits des pontifes des Hébreux, et si l'on veut, depuis les pelleteries que Dieu donna aux premiers mariés au sortir du paradis, jusqu'aux fontanges et aux falbalas de notre temps… J'y fournirai même, si quelqu'un le désire ; les mémoires d'un homme d'Augsbourg du siècle passé, qui s'est peint avec tous les habits qu'il a portés depuis son enfance jusqu'à l'âge de soixante-trois ans… Et puisqu'il est permis aux hommes de jouer, il leur sera encore plus permis de se divertir à ces sortes de travaux, si les devoirs essentiels n'en souffrent pas. »

[3] La première partie de cette proposition est contradictoire. En effet, il y a deux théories sur la vie : 1° la théorie mécaniste soutient que la vie est le résultat de la matière et du mouvement, c'est la théorie de Descartes ; 2° la théorie dynamiste soutient que la vie résulte de 1a force (qui en soi est un principe de mouvement), c'est la théorie de Leibniz. Donc, si vous me dites que la vie a son point de départ dans la force, vous n'avez pas besoin d'ajouter et le mouvement, puisque cela est déjà contenu dans l'idée de force : car on ne sait ce que c'est qu'une force qui ne serait pas principe de mouvement. M. Renan confond donc ici deux théories distinctes. Il est facile de voir qu'ici comme dans plusieurs passages de son article, il reproduit des idées qui ne lui sont point personnelles, et qu'il n'a pas bien saisies.

[4] Critique de la raison pure, trad. Tissot, t.I, suppléments, p. 332.

[5] Sur ce point, voyez plus loin, p. 308.

[6] Voy. Logique, Introduction, § l et suiv.

[7] Fragments d'Hamilton (traduction de Louis Peisse), article Cousin-Schelling, p. 24.

[8] Ibid., p. 38.

[9] Fragm. d'Hamilton, Préface du traducteur, p. lxxxviii.

[10] De Lucrèce et du Poëme de la nature, par M. Patin, Leçons d'ouverture à la Faculté des lettre·.

[11] Lamennais, Esquisse d'une philosophie, 2e partie, 1. II, c. ii.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 28 juin 2015 12:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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