William JAMES [1842-1910] LA VOLONTÉ DE CROIRE


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

William JAMES [1842-1910] LA VOLONTÉ DE CROIRE. (1916)
Préface de l'auteur


Une édition électronique réalisée à partir du livre de William JAMES [1842-1910] LA VOLONTÉ DE CROIRE. Traduit de l’Anglais par Loÿs Moulin. Paris: Ernest Flammarion Éditeur, 1916, 345 pp. Collection : Bibliothèque de philosophie scientifique dirigée par Gustave Le Bon. Un document produit à partir d’un facsimilé de la Bibliothèque nationale de France, Gallica. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

[13]

La volonté de croire (1916)

Préface de l'auteur


Je me suis attaché, dans les essais que je réunis ici, à exprimer de la manière la moins technique une attitude philosophique. S'il me fallait donner un nom à cette attitude, je choisirais celui d’empirisme radical, bien que des appellations aussi brèves ne provoquent nulle part autant de malentendus que dans le domaine philosophique. J'emploie l'expression « empirisme » pour indiquer que les conclusions les plus certaines touchant les matières de fait ne sauraient être considérées autrement que comme des hypothèses sujettes à être modifiées au cours de l'expérience future. J'ai ajouté « radical » parce que mon empirisme traite la doctrine du monisme elle-même comme une hypothèse et que, contrairement au demi-empirisme qui a cours sous les noms de positivisme, d'agnosticisme ou de naturalisme scientifique, il ne pose point dogmatiquement le monisme comme une réalité avec laquelle toute expérience doive compter.

La différence qui sépare le monisme du pluralisme est peut-être la plus féconde de toute la philosophie. Prima facie le monde se présente comme un pluralisme ; tel qu'il nous apparaît, son unité est celle d'une collection ; et nos efforts les plus élevés visent principalement à le dégager de cette forme primitive et imparfaite. Nous découvrons, à mesure que nous [14] la cherchons, une unité plus complète que n'en apporte notre expérience première ; mais l'unité absolue, en dépit de l'impétuosité brillante que nous déployons pour l'atteindre, continue à nous échapper et demeure une « limite conceptuelle ».

« Jamais complètement », tel est, à cet égard, l'aveu final du philosophe rationaliste. Lorsque la raison a épuisé son pouvoir, les faits opaques et finis restent donnés avec leurs particularités qui, pour la plupart, ne s'expliquent ni par elles-mêmes, ni l’une par l'autre. En dernier ressort, il faut encore tenir compte des « points de vue » variés que comporte toute discussion relative à l'univers ; tel objet qui d'ici nous semble clair et entièrement connu, apparaît de là-bas comme une donnée dont on n'aperçoit que la façade extérieure. La négation, l'absence de logique, ne sont jamais entièrement bannies. Fussiez-vous le plus grand parmi les philosophes, il est encore une chose — appelez-la destin, hasard, liberté, spontanéité, démon, ce que vous voudrez — qui, de votre point de vue sera fausse, différente, extérieure, rebelle à toute classification. Quelque chose demeurera toujours un simple fait, une simple donnée ; et peut-être ne sub-siste-t-il pas dans tout l'univers un seul point de vue qui échappe à cette règle. « La raison, dit un excellent auteur, n'est qu'un des éléments du mystère ; et au sein de la conscience la plus altière qui ait régné ici-bas, la raison et le miracle ont rougi face à face ; l'inévitable s'écoule tandis que le doute et l'espoir fraternisent. L'univers garde heureusement son aspect sauvage, cette odeur de gibier qui accompagne le vol du faucon. La nature entière n'est que prodige. La répétition du même phénomène n'est pas suivie des mêmes effets. Lorsque la pièce fixée sur le tour a accompli son mouvement de rotation, le ciseau du graveur ne vient point frapper rigoureusement au même point que précédemment ; il s'en faut de la [15] largeur d'un cheveu ; mais cet intervalle est réparti sur toute la courbe antérieure qui ne se trouve donc jamais parfaite, —jamais complètement [1]. »

Ceci est du pluralisme exprimé dans un langage imagé. J'appelle empiriste radical celui qui veut voir dans ce pluralisme la forme permanente du monde et qui admet comme élément éternel l'expérience dans toute sa crudité. Quel que soit le point de vue où il se place, le monde ne lui apparaîtra jamais comme un fait absolument un. Des possibilités réelles, des indéterminations réelles, des commencements réels, des fins réelles, un mal réel, des crises, des catastrophes, des affranchissements réels, un Dieu réel et une vie morale réelle, toutes ces notions peuvent subsister dans l'empirisme tel que le sens commun les conçoit et sans que cette philosophie puisse songer à les « dépasser » ou à les réinterpréter sous la forme moniste.

Beaucoup de mes confrères professionnels souriront à mes conclusions irrationnelles, comme à ces essais dont la forme technique est dépourvue de tout artifice. Sans exclure à l'occasion toute la rigueur désirable, je voudrais qu'on les considérât comme un commentaire de l'attitude empirique radicale plutôt que comme une démonstration de sa validité ; j'aimerais que cette altitude fût mise en valeur avec une certaine réalité dramatique, qu'elle apparût en pleine lumière entre ces dogmatismes supérieurs et inférieurs qui, dans l'histoire de la philosophie, l'ont généralement éclipsée.

Mes quatre premiers essais ont pour objet général de défendre la légitimité de la foi religieuse. Quelques lecteurs rationalistes estimeront que choisir une telle cause, c'est abuser fâcheusement d'une influence professionnelle. L'humanité, diront-ils, n'est que [16] trop disposée à embrasser la foi sans raisonner, et elle n'a que faire des sermons et des encouragements dans cet ordre d'idées.

J'accorde absolument que ce qui manque le plus à l'humanité, ce n'est point la foi, mais l'esprit critique et la circonspection. Sa faiblesse cardinale est de laisser la foi poursuivre témérairement une conception vivante, surtout lorsque cette conception possède des attaches instinctives. J'admets donc que si je m'adressais à l'Armée du Salut ou à une foule populaire mêlée, je ferais fausse route en prêchant la liberté de croire ainsi que je l'ai fait dans ces pages. Il est nécessaire à de tels auditoires que leurs croyances soient analysées et discutées, que le vent septentrional de la science emporte par son souffle ce qui subsiste en elles de maladif et de barbare. Mais des auditoires académiques déjà nourris dans la science ont des besoins très différents. Leur faiblesse mentale revêt une forme particulière qui se traduit par une sorte de paralysie de la faculté de croire, par une aboulie timorée dans le domaine religieux ; et cette faiblesse est déterminée par l'idée, soigneusement entretenue, d'une prétendue évidence scientifique dont la possession écarterait tout danger de naufrage dans la recherche de la vérité.

Mais, en réalité, il n'existe pas de méthode scientifique ou autre qui permette à l'homme de voguer en sûreté entre les deux périls opposés de croire trop peu ou de trop croire. Regarder ces périls en face est apparemment notre devoir, et savoir nous diriger à travers leurs écueils est la mesure de notre sagesse. Il ne suit pas de là, sous prétexte que la témérité est un vice chez les soldats, qu'il ne faille jamais les exhorter au courage. Ce que l'on devrait prêcher, c'est le courage qui s'appuie sur la responsabilité — ce courage qui n'a jamais fait défaut aux Nelson et aux Washington une fois qu'ils avaient tenu compte [17] de tous les obstacles qui pouvaient s'opposer à leur succès et pris toutes les mesures nécessaires pout réduire, au cas de défaite, le désastre au minimum. Je ne pense pas que l’on puisse m'accuser d'encourager une foi téméraire. J'ai prêché le droit pour l'individu de s'abandonner à sa foi personnelle à ses propres risques. J'ai discuté la nature de ces risques ; j'ai affirmé que personne d'entre nous ne pouvait les éviter tous ; et j'ai simplement plaidé qu'il valait mieux les regarder franchement en face que d'agir comme si nous ignorions leur présence.

Que de bruit, me direz-vous, pour une matière sur laquelle, en dépit de nos divergences théoriques, nous nous accordons dans la pratique ! A notre époque de tolérance, aucun savant ne tentera jamais de contrarier nos opinions religieuses pourvu que nous nous y adonnions calmement entre amis et que nous n'en fassions pas un mauvais usage sur la place publique. — Or, je vous répondrai que c'est précisément cette question de publicité qui m'importe. Le critérium expérimental de la valeur des hypothèses religieuses relatives à l'univers, le seul moyen qui nous soit offert de les déclarer vraies ou fausses, réside dans l'examen des croyances individuelles actives et de leur expression spontanée dans la vie.

L'hypothèse scientifique la plus vraie est celle qui « fonctionne » le mieux ; il n'en peut être autrement des hypothèses religieuses. L'histoire des religions nous montre que, l'une après l'autre, chaque hypothèse a mal fonctionné, qu'elle s'est écroulée au contact d'une connaissance plus approfondie de l'univers, et qu'elle a disparu de l'esprit humain. Quelques articles de foi cependant ont survécu à toutes ces vicissitudes, et possèdent même aujourd'hui plus de vitalité que jamais ; c'est à la « science des religions » qu'il appartient de les déterminer avec précision. En attendant, la lutte la plus libre des opinions et l'application [18] la plus ouverte qui en est faite à l'existence par leurs divers champions, constituent les conditions les plus favorables pour que la mieux adaptée puisse survivre. C'est pourquoi il est nécessaire qu'aucune d'elles ne demeure cachée sous le boisseau pour être cultivée dans l'ombre par quelques amis. Elles doivent s'épanouir au grand air, rivaliser entre elles, et j'estime — le régime de la tolérance la plus large étant admis — que la science n'a rien à redouter pour ses propres intérêts d'un état de fermentation vivante du monde religieux. Elles ne supporteront que mieux l'épreuve à laquelle sont soumises les hypothèses scientifiques, et engloberont ces dernières dans leur sein.

Le savant devrait donc accueillir avec bienveillance toute espèce d'agitation ou de discussion religieuse, dans la mesure où il accorde qu'une hypothèse religieuse puisse être vraie. Certes, un grand nombre de ses semblables repousseraient dogmatiquement une telle possibilité et maintiendraient que la science a déjà chassé toute espèce d'hypothèse religieuse. De tels esprits devraient, j'en conviens, s'attacher à reléguer les croyances religieuses dans le domaine privé, puisque toute manifestation publique n'en pourrait être, à leurs yeux, que nuisible. A leur égard, comme à l'égard des alliés qu'ils possèdent en dehors de la science, le débat reste ouvert, et j'espère que mon ouvrage contribuera à les confondre et à ranger les lecteurs de mon côté. La fermentation religieuse est toujours un symptôme de la vigueur intellectuelle d'une société ; et nos croyances ne sont nocives que lorsqu'elles oublient leur caractère hypothétique pour émettre des prétentions rationalistes ou dogmatiques. La nature humaine n'offre rien de plus intéressant et de plus précieux que ses idéals et ses croyances en l'au delà. Et cela est vrai partout et de tout temps ; les excès dont les individus et les époques historiques [19] sont coupables se compensent au total, et deviennent à la longue une source de profils pour l'humanité.

Mon essai « sur quelques points de la philosophie hégélienne » traite superficiellement un sujet sérieux et appelle l'indulgence du lecteur. C'est une esquisse satirique que je réimprime ici (non sans quelque appréhension), à la fois parce que j'estime la méthode dialectique détestable lorsqu'elle a recours aux seuls concepts, et parce que cet essai projette quelque lumière positive sur le point de vue pluraliste-empirique.

Le travail sur les « recherches psychiques » a été ajouté au volume pour des raisons de convenance et d'utilité. Attiré depuis quelques années vers ce genre d'études par amour de la loyauté scientifique, j'ai pu me convaincre de son importance et je désire lui gagner le plus d'adeptes possible. La branche américaine de la Société des recherches psychiques a besoin d'être encouragée, et si mon article dirige vers elle de nouveaux adhérents, il aura satisfait à son objet.

Je réclame enfin l'indulgence du lecteur pour avoir répété le même passage en deux essais (pages 78 et 116) ; on voudra bien m'accorder qu'il est parfois malaisé d'exprimer en termes différents et avec une force égale une même pensée.

William James.

[20]


[1] B. P. Blood, The flaw in supremacy, chez l'auteur, Amsterdam (New-York), 1895.


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien (1879-1936) Dernière mise à jour de cette page le samedi 11 juin 2016 6:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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