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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Ibn Battûta, Voyages II. De La Mecque aux steppes russes (1858)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Ibn Battûta, Voyages II. De La Mecque aux steppes russes. Traduction de l’arabe de C. Defremery et B.R. Sanguinetti (1858). Introduction et notes de Stéphane Yerasimos. Cartes de Catherine Barthel. Paris: Librairie François Maspero, 1982, 480 pages. Collection FM/La Découverte Une édition numérique réalisée par Jean-Marc Simonet, bénévole, professeur retraité de l'Université de Paris.

Introduction 

Le premier volume des Voyages d’Ibn Battûta dans cette édition correspond à la partie du récit traitant des terres centrales de l’islam avec pour objectif et aboutissement le pèlerinage à La Mecque ; ce volume possède ainsi une autonomie relative. Par contre, les deux volumes qui suivent ne seront qu’artificiellement séparés, puisqu’ils concernent l’un et l’autre le domaine islamique périphérique, avec seulement quelques excursions notables au-delà. De même, une introduction générale étant présentée au début du premier volume, les introductions aux deuxième et troisième volumes tenteront uniquement de compléter les informations données dans les notes et d’aborder un certain nombre de problèmes soulevés par le texte.

 

L’océan Indien et le golfe Persique

 

Quand Ibn Battûta quitte La Mecque en septembre 1330 pour descendre vers le sud, il se trouve, en quelque sorte, au milieu de son parcours. Il a accompli son voyage initiatique et sanctificateur, mais il n’a pas encore entrepris celui qui lui permettra de cueillir les fruits de cette sanctification. Aussi les raisons de ce circuit intermédiaire, qui sera encore bouclé sur La Mecque par le pèlerinage de 1332, restent obscures. Ce n’est pas un itinéraire parsemé de visites de saints p005 personnages, morts ou vivants, ni de rencontres de souverains avides de nouvelles, profanes ou sacrées, sortant de la bouche d’un saint pèlerin. Il s’agit de rivages, directs ou indirects, de l’océan Indien avec leur grand commerce d’or, d’ivoire et d’esclaves. Or, bien que ne dédaignant pas les biens de ce monde, notre voyageur ne semble pas avoir exercé d’activité commerciale, et son horreur de la mer transparaît à chaque occasion. Ce serait donc un parcours où la passion du voyage se manifeste à l’état pur ? Et pourquoi pas ? Ainsi Ibn Battûta n’annonce pas ses intentions au début de cet itinéraire. Il semble se laisser aller au fil du hasard et des moussons.

La mer Rouge, trait d’union, à l’époque, entre le commerce méditerranéen et celui de l’océan Indien, est contrôlée par les mameluks d’Égypte, mais ces derniers semblent déléguer, de gré ou de force, leur pouvoir à la famille des émirs de La Mecque, lesquels maintiennent à leur tour l’équilibre entre les maîtres de l’Égypte et ceux du Yémen, les Rasulides. Ibn Battûta rencontre ainsi un fils d’Abu Numayy, le Mecquois, établi à Sawakin, sur le littoral soudanais et va, par la suite, faire sa cour chez le sultan du Yémen.

Le Yémen, par sa situation géopolitique — refuges des hauts plateaux face aux plaines périodiquement envahies des tribus du Sud réfractaires à un islam mecquois et médinois —, fut mêlé à une bonne partie des péripéties sociopolitiques de l’islam. Un imamat zaydite (pour l’ensemble des références religieuses, se reporter à l’intro­duction du premier volume) se retranche solidement sur les plateaux, tandis que, dans la plaine, des sunnites, des shi’ites, des karmates ou des kharidjites se succèdent jusqu’à ce que Saladin, glaive de l’orthodoxie musulmane, entreprenne de rétablir le sunnisme dans les terres hérétiques de l’islam. Comme, en même temps, un empire syro-égyptien a besoin de contrôler le Yémen, la mise au pas politico-religieuse s’étend, avec l’arrivée p006 d’une armée ayyubide sous la direction de Turanshah, frère de Saladin, également à cette province — du moins à ses plaines. Parmi les dignitaires de cette armée figure un Turkmène nommé Muhammad bin Hasan, originaire de l’Asie Mineure et utilisé par le calife abbasside al-Mustenfid (1160-1170) dans un certain nombre de missions d’où il tirera le surnom aussi vague que ronflant de Rasul (Envoyé). Au cours du demi-siècle de règne de la branche ayyubide du Yémen, les descendants du Rasul s’y implantèrent fortement, jusqu’à ce qu’un de ses petits-fils, Nur al-din Omar, proclame son indépendance vers l’année 1230. Lui et ses descendants auront à lutter contre les imams zaydites des hauts plateaux, contre les tribus, les contingents mameluks locaux et aussi contre les prétendants de la famille. Ainsi, lorsque le cinquième souverain de la dynastie et arrière petit-fils de Nur al-din Omar, Mudjahid Nur al-din, arrive au pouvoir en 1321, il devient pratiquement roi sans royaume.Les membres de la famille déclarent leur indépendance un peu partout, les mameluks se révoltent, l’imam zaydite attaque et l’Égypte, profitant de tout cela, envoie des troupes de conquête. La situation est loin d’être calmée lorsque Ibn Battûta traverse, en deux mois, novembre-décembre 1330, le Yémen du nord au sud, en faisant une longue et rapide excursion à San’a, sur les hauts plateaux, avant d’aboutir à Aden vers le début du mois de janvier 1331. Dans cette partie du récit, l’image de l’unité idyllique de l’islam semble encore prévaloir sur les réalités. Mais il est bien possible aussi que les séries d’événements violents et remarquables qui remplissent les chroniques, compte tenu du fait que les chroniques n’ont pour objet que de répertorier ces événements, soient loin d’épuiser le calme et la continuité de la vie quotidienne qui constituent l’immense océan paisible dans la vie d’un peuple agité périodiquement d’orages passagers ; et c’est cette mer que notre voyageur traverse en recevant seulement quelques échos des troubles passés ou à venir et qu’il ne juge pas toujours dignes d’être mentionnés dans un récit p007 de voyage. Il faut également signaler que dans cet itinéraire l’excursion de San’a, bien que matériellement possible, peut paraître suspecte par la pauvreté de l’information que renferme le récit.

Aden, le verrou méridional de la mer Rouge, reste un port aussi riche que convoité sur le chemin du grand commerce oriental. Les Portugais s’y intéresseront vivement dès le début du xvie siècle, et avant les Ottomans et les Anglais. C’est ainsi qu’on possède une description portugaise de la ville, écrite avant 1515 par Tomé Pirès, premier ambassadeur européen en Chine, qui fixe, par son récit, les points d’intérêt de l’expansion portugaise.

Le pendant d’Aden sur la côte africaine est Zaïla, port de transit mais aussi débouché de l’arrière-pays éthiopien, aussi bien chrétien que musulman ; d’où une certaine imprécision dans les textes concernant son aire de mouvance politique. Les plateaux éthiopiens, traditionnellement chrétiens, voient émerger vers la fin du xiiie siècle une nouvelle dynastie, dite salomonienne, qui va consolider l’empire éthiopien pour les siècles à venir. Les basses terres, situées entre les plateaux et la mer, sont par contre des aires de pénétration musulmane où plusieurs unités évoluent lentement du statut de la fédération tribale vers celui de la royauté. Parmi celles-ci, le royaume d’Ifat émerge vers la fin du xiiie siècle comme rempart face à l’expansionnisme éthiopien. Un choc majeur se produit entre Amda Sion (1314-1344), le salomonien, et Hak al-din Ier d’Ifat, et aboutit à la défaite et la mort de ce dernier. Ifat devient vassal des Éthiopiens et en 1332 une grande révolte est matée. A celle-ci participent d’autres petites formations musulmanes dont Adal, située plus près de la côte qui est souvent présentée comme contrôlant directement Zaïla. Le roi d’Adal est tué dans cette révolte de 1332 et ce n’est que plus tard, dans la deuxième moitié du xive siècle, qu’Adal remplace Ifat comme entité dominante de l’Éthiopie musulmane. Jusqu’à cette période, p008 Zaïla, forte de sa puissance économique, semble vivre politiquement en marge, sous la forme d’une fédération tribale. L’historien du xive siècle Mufazzal raconte que le souverain du Yémen — probablement un Rasulide —, ayant voulu construire une mosquée à Zaïla pour faire dire la prière du vendredi en son nom, transporta en cette ville du matériel pour la construction et que les habitants le jetèrent à la mer, ce qui amena le souverain à décréter l’embargo sur les navires de Zaïla. Cette anecdote démontre l’indépendance, même relative, de Zaïla et son souci de la conserver. Par conséquent, on peut reconstituer la situation lors du passage d’Ibn Battûta de la façon suivante : à l’extrémité d’un arrière-pays soumis aux Éthiopiens où la révolte gronde, Zaïla conserve ses débouchés économiques et son indépendance politique. Toutefois, notre voyageur, qui ne débarque même pas, ne nous donne pas cette fois-ci d’indications sur le statut de la ville.

Le même système de fédération tribale régissait, jusqu’à la fin du xiiie siècle, la ville de Mogadiscio, comptoir fondé vers le xe siècle par les Arabes et étape suivante d’Ibn Battûta. L’évolution de la structure du pouvoir dans l’actuelle capitale de la Somalie est caractéristique de la colonisation arabe dans l’océan Indien. Au début, les clans des tribus ayant participé à la colonisation fondent une fédération. Par la suite, la fonction du cadi, dont la prééminence se trouve à la base de la loi islamique, se détache. Parallèlement se concentrent entre les mains d’un clan fortune et puissance. La fonction du cadi finit ainsi par devenir héréditaire au sein d’un clan et une première cristallisation de pouvoir s’opère. C’est le cas de la tribu des Muqri à Mogadiscio. Enfin, dans des conditions mal connues pour cette ville, un personnage, ici Abu Bakr bin Fakhr al-Din, établit une dynastie. Ce fut vers la fin du xiiie siècle, à l’issue d’un compromis avec les Muqri, qui gardèrent la fonction de cadi pour leur descendance. Les choses se p009 trouvent dans cet état lors du passage d’Ibn Battûta et le resteront probablement jusqu’au xvie siècle.

Mogadiscio est le plus septentrional des grands comptoirs islamiques situés sous la corne d’Afrique. Plus loin, il y a Mombasa, Kilwa et Sofala, pour ne citer que les plus importants. Ils ont la même origine, un peu brouillée par la légende, et par le manque de sources. Ce sont des comptoirs fondés vers le xe siècle par des Arabes de l’Arabie du Sud ou des Iraniens du golfe Persique, souvent des hérétiques fuyant les persécutions, comme les zaydites. Ils constituent le départ d’un grand arc de cercle, qui va de Madagascar à Ceylan en longeant les côtes de l’Afrique, l’Arabie du Sud, le Makran, le Sind, le Gudjarat et la côte du Malabar. Les comptoirs de l’Afrique fournissent surtout de l’or, de l’ivoire et des esclaves, auxquels viennent s’ajouter l’ambre, l’encens et les chevaux de l’Arabie du Sud. Certaines de ces marchandises, notamment les esclaves et une partie de l’or, bifurquent, à partir de Zaïla ou de Qalhat, vers la mer Rouge ou le golfe Persique, à destination du Moyen-Orient. Le reste, notamment l’ivoire, continue vers l’Inde où il s’échange contre les épices et les étoffes qui remontent ainsi vers le nord, tandis que des vivres s’acheminent pour l’approvisionnement des comptoirs africains. Enfin, ces comptoirs connaîtront le même sort, balayés ou réduits à l’impuissance par la pénétration portugaise au début du xvie siècle.

Les centres les plus importants sur le continent africain sont à l’époque Mogadiscio et Kilwa, et c’est là qu’Ibn Battûta s’arrête le plus longtemps. Les origines de Kilwa se perdent dans la légende, mais on peut parler d’une royauté beaucoup plus précoce que celle de Mogadiscio, appuyée peut-être sur une richesse plus importante, celle de l’or, et fondée par une dynastie shirazienne. Elle est remplacée par le clan des Mahduli, originaire du sud-ouest du Yémen et déjà installé sur place, dans la personne de Hasan bin Talut, qui p010 accéda au pouvoir vers 1227. Son petit-fils, Hasan bin Suleyman, est connu sous le nom d’Abu’l Mawahib, le Père des dons, pour la part qu’il réservait aux émirs de La Mecque sur le commerce des esclaves noirs, capturés par ses soins. Il régnait lors du passage d’Ibn Battûta et mourut peu après, en 1332. C’est son frère, Da’ud, auparavant gouverneur de Sofala, qui lui succéda.

Avec Kilwa, notre auteur achève le tour de ce qui constituait l’Afrique orientale aux yeux du monde musulman de l’époque : une série d’îlots vivant de l’exploitation des richesses d’un continent hostile et inconnu. C’est ainsi que, pour les géographes arabes, les points extrêmes connus, au Soudan, en Éthiopie ou au Mozambique, semblent communiquer à travers des terres inconnues dont ils n’imaginent pas l’étendue. Pour Ibn Battûta, l’arrière-pays de Sofala et celui du Mali sont presque limitrophes, et on verra souvent cette conception se perpétuer chez les Européens, et jusqu’au xviie siècle.

Les moussons, soufflant vers le nord, ramènent Ibn Battûta vers les rivages de l’Arabie au printemps 1331. A cette époque, deux villes de sa côte méridionale participent au grand commerce : al-Shihr dans le Hadramawt, sur le territoire de l’actuelle République du Sud-Yémen, et Zhafar, aujourd’hui disparue, dans la province de Dhofar, au sud-ouest de l’actuel sultanat d’Oman. Marco Polo, bien que ne les ayant pas visitées, les mentionne toutes les deux, et qualifie al-Shihr de « grandissime cité ». Ibn Battûta ne visite toutefois que Zhafar, directement située sur l’arc de cercle de la navigation indo-africaine.

Un établissement commercial fut créé en cet endroit, probablement par des Persans qui se sont dispersés vers les mers, ouvertes après le déclin du golfe Persique. On signale, en 1145, un souverain d’une dynastie d’origine persane, établie à Mirbat, ville qui existe encore p011 aujourd’hui à proximité du site de Zhafar. Le pouvoir passe vers 1220 à une dynastie arabe originaire du Hadramawt, les Habudi. On ne connaît que le nom du premier souverain, Ahmad al-Habudi, qui détruisit Mirbat pour bâtir Zhafar, et celui du dernier, Salim bin Idris, qui fut dépossédé par les Rasulides du Yémen. A partir de cette époque, et jusqu’à la fin du xive siècle, la ville est gouvernée par une branche de la famille régnante yéménite.

La ville exporte, de l’encens et des chevaux, produits tous deux de l’arrière-pays. Ibn Battûta détaille ici les productions locales. Même s’il arrive encore à dénicher quelques tombeaux, comme celui du prophète coranique Hud dont il n’avait pas manqué de signaler une autre sépulture à Damas, il commence à s’intéresser de plus en plus aux biens de ce monde et même, au-delà de Zhafar, il fait place dans son récit à l’aventure, en nous contant les péripéties maritimes et terrestres de son trajet pour l’Oman.

En contournant le Ras al-Hadd, la pointe la plus orientale de l’Arabie, notre voyageur pénètre dans l’aire du golfe Persique et, par là, dans le domaine du royaume d’Hormuz.

Après l’abandon du golfe Persique comme lieu de passage privilégié du commerce d’Orient et le déclin du califat abbasside, le littoral tombe aux mains des puissances voisines ou locales qui se partagent un commerce certes amenuisé, mais point négligeable. Le recul du grand commerce entraîne une série de conséquences et principalement le déclin des centres commerciaux de l’époque classique, notamment le quasi-abandon de Basra et la ruine progressive de Siraf après sa première destruction par un séisme, en 977. Les commerçants arabes et surtout persans se dispersent alors, soit dans d’autres points du Golfe, vers l’île de Qaïs ou Qatif sur le littoral arabe, soit sur le pourtour de la péninsule arabe jusqu’à Djedda et sur la côte de l’Est africain p012 y compris même jusqu’à Madagascar. L’affaiblissement de la police du Golfe entraîne la floraison des États dissidents sur la côte arabe : les karmates à Bahrein, les kharidjites ibadites à Oman qui s’adonnent très vite à la piraterie et portent ainsi un coup supplémentaire au commerce.

Ce vide, ainsi créé, va être occupé, dans un premier temps, par des puissances continentales qui s’avancent vers le Golfe. Une dynastie de Turcs Kara-Khitaï établie au Kirman et des vassaux des Grands Seldjukides, les atabeks Salghurides du Fars contrôlent respectivement le golfe d’Oman et le golfe Persique à l’est et à l’ouest du détroit d’Hormuz au début du xiiie siècle. Mais c’est précisément au centre, à Hormuz même, qu’une nouvelle puissance locale va naître. Au xiiie siècle, les souverains d’Hormuz sont établis à l’emplacement de l’actuel Minab, sur le littoral persan, en face du détroit. Ils sont soumis au sultan de Kirman mais cette vassalité, ainsi qu’en témoigne Marco Polo, est toute relative : « Quand le sultan de Kirman veut imposer au melic de Curmos [Hormuz] des taxes extraordinaires, celui-ci prend la mer et empêche les marins des Indes de pénétrer dans le Golfe. Le sultan de Kirman en éprouve beaucoup de pertes ; les revenus de ses douanes diminuent, de sorte qu’il doit faire la paix sans exiger autant qu’il avait réclamé. »

L’arrivée des Mongols et l’établissement de l’empire ilkhanide en Iran profite doublement à Hormuz. D’une part, aussi bien les Salghurides que les Kara-Khitaï s’affaiblissent pour disparaître vers la fin du siècle ; d’autre part, la pax mongolica s’étend sur les mers et, après la conquête définitive de l’empire des Song par les Mongols de la Chine en 1279, des contacts par mer deviennent possibles ; or ceux-ci aboutissent au golfe Persique.

Le royaume d’Hormuz devait contrôler, dès ses p013 débuts, une partie de la côte arabe du golfe d’Oman, et notamment Qalhat, à l’entrée de ce golfe. C’est de là que viendra le fondateur d’une nouvelle dynastie, Mahmud Qalhati (1243-1277), auparavant gouverneur de cette ville. Celui-ci cherche à étendre son contrôle sur les cités du Golfe et des environs, et c’est de son époque que date une expédition sur Zhafar (1262), mentionnée par Ibn Battûta, mais aussi par les chroniques d’Oman.

La montée d’une nouvelle puissance dans le Golfe inquiète les grands des familles marchandes lesquelles établies à Shiraz ou dans l’île de Qaïs, avaient profité du vide politique pour s’enrichir. Parmi ces grands se distingue, vers la fin du xiiie siècle, Djamal al-din Ibrahim, dit al-Sawamili, qui obtient le quasi monopole du commerce avec la Chine. Après avoir réussi à nommer son frère vizir d’un souverain de l’Inde méridionale où les cargaisons des jonques chinoises étaient transbordées dans les navires arabes, il avait affermé aux Ilkhans l’ensemble des revenus du Fars. Ce personnage, qui finira par acheter l’île de Qaïs pour 200 000 dinars or pour y fonder une dynastie éphémère de princes marchands, était naturellement opposé à l’extension du pouvoir d’Hormuz qui taxait les navires au passage. Ainsi, quand Saif al-din Nusrat, fils et successeur de Mahmud Qalhati, est assassiné en 1290 par son frère Rukn al-din Mas’ud, l’occasion d’un coup se présente. Un esclave turc affranchi, Baha al-din Ayaz, à l’époque gouverneur de Qalhat, est alors aidé par al-Sawamili dans son ascension au trône d’Hormuz. Ayaz conquiert ainsi le pouvoir en 1291, pour se brouiller rapidement, comme on pouvait s’y attendre, avec son protecteur qui se tourne cette fois-ci vers Rukn al-din Mas’ud, mais en vain. C’est à cette époque qu’Ayaz juge plus prudent de transférer sa capitale sur l’île d’Hormuz, endroit plus conforme à la vocation maritime du royaume.

Ayaz étant mort, ou disparu de la scène politique, en 1311, sa femme Bibi Maryam, que mentionne Ibn p014 Battûta, se retire à Qalhat où elle exerce le pouvoir au moins jusqu’en 1320, tandis que le royaume d’Hormuz retourne à la famille de Mahmud Qalhati en la personne d’Izz al-din Kurdanshah, fils de Rukn al-din Mas’ud. Celui-ci aura à lutter contre le fils d’al-Sawamili qui contrôle économiquement ou politiquement Qaïs, Bahrein, Qatif et Basra, et assiège Hormuz pendant trois ans. Comme la guerre porte préjudice au commerce, les marchands interviennent pour chercher un compromis, et la paix se fait, jusqu’à ce que la mort de Kurdanshah en 1317 brouille une nouvelle fois les cartes. Un fils, Burhan al-din, est écarté l’année suivante par un usurpateur, Shihab al-din Yusuf. C’est de nouveau à partir de Qalhat que la situation sera rétablie. Bibi Maryam aide deux autres fils de Kurdanshah, Nizam al-din Kayqubad et Qutb al-din Tehemten, à conquérir le pouvoir. C’est ce dernier qui monte sur le trône et règne jusqu’à sa mort en 1347. Allié au nouvel homme fort de Shiraz, Mahmud Shah Indju (voir préface du tome I), il étend sa puissance sur l’ensemble du golfe Persique en occupant Qaïs, Qatif et les côtes de Bahrein. Ibn Battûta le visite deux fois : en 1331 et en 1347, juste avant sa mort. C’est à son deuxième voyage qu’il apprend la révolte de son frère et de ses neveux, mais, ainsi qu’il nous a toujours habitués, il fournit toutes ses informations concernant Hormuz dans le récit de son premier voyage. Nizam al-din Kayqubad saisit Hormuz en 1344, mais il meurt l’année suivante, tandis que ses fils, soutenus par Abu Ishaq de Shiraz, continuent la lutte à partir de Qaïs. Ce n’est qu’après 1347 que le fils et successeur de Tehemten, Turanshah recouvre le domaine de son père en payant, au début, tribut à Abu Ishaq, puis, après la disparition de celui-ci, aux Muzaffarides. Ainsi, de suzerain en suzerain, le royaume d’Hormuz subsiste jusqu’à l’arrivée des Portugais. C’est Albuquerque qui mettra fin au royaume en amenant les deux derniers princes captifs à Lisbonne en 1507. p015

A l’époque du passage d’Ibn Battûta, Hormuz contrôle donc le littoral d’Oman, tandis que l’intérieur est soumis à une dynastie locale celle des Banu Nabhan, sur laquelle on ne connaît quasiment rien. L’Oman, place forte du kharidjisme ibadite, possédait, depuis le milieu du viiie siècle, une lignée d’imams électifs interrompue, à la fin du ixe siècle-début du xe siècle, par les Buwaihides, tuteurs du califat abbasside, soucieux de remettre de l’ordre dans le Golfe. Les Banu Nabhan apparaissent alors comme alliés locaux des buwaihides. Mais le pouvoir des imams reprendra et ne sera interrompu qu’en 1162 avec la prise du pouvoir par les Nabhan dans l’Oman continental. La lignée des imams reprend progressivement à partir du xve siècle, et l’ère nabhanide sera considérée comme une parenthèse impie, malgré le fait que ces derniers étaient aussi kharidjites. Mais comment un imamat kharidjite pourrait être héréditaire ? Ainsi les chroniques d’Oman gomment soigneusement trois siècles d’histoire jusqu’à n’en laisser que deux ou trois souvenirs, dont le passage de Mahmud Qalhati, en 1262, en route pour l’expédition de Zhafar, et sa demande d’aide aux nabhanides, et une autre invasion en 1276. Par conséquent, les témoignages d’Ibn Battûta sont aussi uniques qu’incontrôlables.

Après Hormuz, Ibn Battûta passe en Perse pour visiter la région de Lar. Là, pour la première fois dans cet itinéraire depuis La Mecque, une préoccupation religieuse semble le guider la visite d’un saint personnage, parfaitement inconnu par ailleurs. Le nom de la ville et de la région de Lar est inconnu des géographes antérieurs à Ibn Battûta, mais une dynastie locale paraît se perpétuer depuis les temps pré-islamiques jusqu’à l’avènement des Safavides au xvie siècle. On ne peut que constater que le nom du souverain cité par Ibn Battûta ne correspond pas à celui donné par les chroniques locales. D’ailleurs, à partir de cet endroit, le récit de notre voyageur se brouille au point que certains commentateurs (Hrbek) ont pensé qu’il s’agissait d’un itinéraire p016 factice, composé de deux trajectoires différentes : celle de 1331-1332, allant directement de l’Oman au Bahrein, par voie de terre, à travers le littoral arabe, et celle de 1347, de Hormuz à Shiraz, en traversant le Lar. Effectivement, ce sont les traversées du Golfe qui posent le plus de problèmes. Ibn Battûta confond Siraf, détruite en 977 et abandonnée depuis, avec l’île de Qaïs, fief d’al-Sawamili et de ses descendants, conquise en 1331 par Tehemten. La description qu’il en donne convient aussi difficilement à l’un qu’à l’autre. Le récit de la pêche des perles, dont la période ne correspond pas à celle du passage d’Ibn Battûta, et dont la localisation se révèle impossible, semble être de seconde main et contient des passages fantastiques. La ville de Bahrein n’existe sans doute pas et les rochers de Kusair et d’Uwair ne sont pas des montagnes mais apparemment deux îlots dans le détroit d’Hormuz. Mais « Dieu seul sait ! », comme disent les auteurs de l’époque.

Pour le reste, on a droit à quelques renseignements sur la côte de Bahrein et sur la ville de Qatif, traditionnellement shi’ite, sinon karmate, mais qui devait se trouver, à l’époque, sous la suzeraineté de Hormuz. Notre auteur arrivera, à travers l’Arabie, assez tôt à La Mecque pour participer au pèlerinage de 1332 avec station le 1er septembre à Arafat.

 

L’Asie Mineure

Après avoir accompli, selon ses dires, ce sixième pèlerinage, Ibn Battûta annonce son intention de partir pour les Indes. Quelle est la raison de cette décision et, celle-ci ne pouvant se réaliser dans l’immédiat, pourquoi se retrouve-t-il en Asie Mineure ? On n’en sait rien, sauf que, peut-être fort de ses acquis religieux et savants, il semble se décider à s’aventurer plus loin, vers les nouvelles terres de l’islam afin de tenter sa chance. p017

Son départ de La Mecque nous introduit en même temps dans le plus grand problème chronologique de ce texte. Ibn Battûta date son départ du mois de septembre 1332 et son arrivée aux frontières de l’Inde, sur l’Indus, du 12 septembre 1333. Or les éléments chronologiques intermédiaires dont on dispose (fêtes, saisons, etc.) et la réalité du chemin parcouru à travers l’Asie Mineure, la Russie méridionale et l’Asie centrale indiquent clairement un itinéraire de trois années et non d’une seule. La question qui se pose par conséquent est la suivante : est-ce qu’il faut reculer de deux ans la date du départ de La Mecque ou avancer de deux ans celle de l’arrivée sur l’Indus ? La plupart des chercheurs ont adopté jusqu’ici la deuxième solution qui a principalement l’avantage de ne pas bouleverser la chronologie antérieure en réduisant, en fin de compte, le séjour à La Mecque, de 13271330, de trois ans à un an. Or, pour le séjour en Inde, on ne dispose de toute façon pas de chronologie précise et risquant d’être remise en cause. Cette solution a pour autre avantage de ne pas mettre en cause la parole de l’auteur en ramenant ainsi le problème à une simple erreur de recopiage : 1333 (733) à la place de 1335 (735) ; et enfin de « coller » avec presque tous les événements survenus en route, tous sauf un : la rencontre avec Tarmashirin, le souverain mongol de la Transoxiane, déposé et tué en 1334. Cette unique non concordance entre La Mecque et l’Indus peut s’arranger en reculant la date du départ de deux ans. Alors tous les événements collent, mais dans ce cas il faut soumettre à une révision drastique la chronologie antérieure à partir de 1328 et remettre en question la véracité de certains dires d’Ibn Battûta. Ce nouveau scénario, déjà abordé par Gibb, donnerait ceci :

Ibn Battûta rentre de son voyage en Irak et en Perse pour le pèlerinage de 1327 et passe l’année suivante à La Mecque jusqu’au pèlerinage de 1328. Ensuite, il part pour sa tournée dans l’océan Indien, laquelle a été avancée de deux ans, moins vingt et un jours, pour la p018 concordance entre le calendrier solaire et le calendrier lunaire. Dans ce cas, il aurait menti en affirmant être resté à La Mecque pendant les années 1328 et 1329, et cela pourrait être appuyé par le fait qu’il ne cite pas de personnalités ayant accompli le pèlerinage en 1329. Pour le reste, il n’existe aucune visite ou rencontre dans l’océan Indien ou au sud de l’Arabie qui ne pourrait se placer en 1328-1329, avec tout de même une réserve sur les nouvelles de la mort en 1332 d’Abu’l Muwahib, le roi de Kilwa, qui dans ce cas n’auraient pas pu l’atteindre pendant le pèlerinage de 1332. Il faut maintenant penser qu’il a dû les apprendre en Inde ou au retour. Par contre, au-delà d’Oman, on devrait se rabattre sur un itinéraire direct Oman-Bahrein, en laissant de côté Hormuz et Lar pour la visite de 1347, afin de ramener notre voyageur le plus vite possible, fin décembre-début janvier 1330, à La Mecque, d’où il repartira aussitôt à travers Aidhab et la vallée du Nil, pour arriver au Caire à temps pour la fête de Malik Nasir, guéri de sa fracture du bras, le 25 mars 1330, puisque, dans cette hypothèse, le voyage d’Égypte de 1330 qui, dans l’introduction du premier volume, avait été placé entre les pèlerinages de 1329 et de 1330, ne peut ici se réaliser que dans ce contexte. Mais, une fois les dates requérant sa présence en Égypte « épuisées », c’est-à-dire après le 17 juin, on ne sait plus très bien quoi faire de lui. On devrait supposer qu’il traîne un peu. Il visite la partie est du delta qu’il n’avait probablement pas pu voir pendant son court passage de 1326, notamment Damiette, dont le gouverneur, Balban al-Muhsini, mentionné pour l’année 1326, mais en réalité nommé en 1329, était déjà mort en 1336, avant donc le passage d’Ibn Battûta en 1348. Il remonte ensuite vers la Syrie. Il va à Damas pour se marier, puisqu’au retour, en 1348, il se souviendra d’une épouse et de son enfant dont il aurait appris la naissance en Inde, et on peut alors supposer que, si ce mariage était antérieur aux séjours de La Mecque, il aurait appris la nouvelle dans cette ville. C’est un des arguments en faveur d’un passage en 1330, puisqu’en p019 1332, il n’aurait pas eu le temps d’aller se marier à Damas. De plus, il ne mentionne pas cette ville dans son itinéraire de 1332. Il voit également à Tripoli le cadi Shams al-din al-Naqib transféré à Alep en cette même année 1330 (il meurt en 1345). Il n’aurait pas pu le rencontrer en 1326, année pour laquelle il le mentionne, puisqu’il n’est pas allé à cette date à Tripoli ni en 1332. De même à Alep, deux personnages cités pour l’année 1326, date où la ville n’a pas pu être visitée, Argun al-Dawadar, le gouverneur, et Badr al-din al-Zahra, sont morts respectivement en 1330 et 1331. On peut ainsi ajouter cette ville à son itinéraire de 1330 et, à travers les étapes intermédiaires, placer une bonne partie de son voyage syrien sous cette année 1330. Ensuite on le retrouverait à Ladhikiya pour la fin de cette année, s’embarquant pour Alanya afin de reprendre l’itinéraire décrit avec une avance de deux ans moins vingt-deux jours, et rejoindre ainsi l’Indus en septembre 1333.

Tout cela est bien séduisant mais suppose qu’Ibn Battûta a menti aussi bien en ce qui concerne son séjour à La Mecque, séjour qu’il faudrait alors ramener de trois ans à un an, qu’au sujet des pèlerinages effectués, qui ne sont plus au nombre de 6 (7 avec celui de 1348) mais de 3 (4). Par conséquent, il faudrait aussi supposer que les événements relatés, concernant les pèlerinages de 1330 et 1332, qui par ailleurs correspondent aux faits, ne l’ont été que par ouï-dire. Cette hypothèse conduit en même temps à bâtir tout un itinéraire à travers l’Égypte et la Syrie, lequel peut, par ailleurs, exister indépendamment et se concilier avec un retour à La Mecque pour le pèlerinage de 1330, et conduit aussi à écourter celui du golfe Persique, en déplaçant l’excursion de l’océan Indien de deux ans, tout cela contre l’avis de l’auteur. C’est peut-être trop pour faire coïncider une rencontre. C’est pour cela que, tout en essayant d’indiquer cette possibilité, on a préféré s’en tenir, dans l’annotation et dans cette préface, à la chronologie traditionnelle (départ de La Mecque en septembre 1332), en attendant p020 que des éléments nouveaux puissent un jour éclaircir le mystère.

Notre auteur part donc de La Mecque en 1332, retraverse l’Égypte et la Syrie en visitant dans l’ordre Ghazza, Askalon, Ramla, Akka, Sur, Saïda, Beyrouth, Tripoli, Djabala et Ladhikiya, d’où il s’embarque pour l’Asie Mineure en 1332. Cette chronologie correspond au changement du gouverneur de Ladhikiya raconté pour l’année 1326, mais qui en réalité eut lieu en novembre 1332. L’auteur aurait été alors le témoin oculaire des événements, tandis que, dans l’hypothèse précédente, il ne les aurait appris qu’en 1348.

Avec l’Asie Mineure, Ibn Battûta aborde un des espaces nouveaux de l’islam, dont la conquête s’est faite en deux temps. Il arrive, lui, à l’époque où la seconde phase est en train de s’achever. La victoire des Seldjukides sur les Byzantins à Mantzikert, en 1071, leur avait ouvert le chemin de l’ensemble des territoires asiatiques de Byzance, et quelques années plus tard les Turcs se trouvaient aux portes de Constantinople, à Nicée. Mais, pendant la fin du xie siècle, ce territoire avait été abandonné à lui-même, servant de débouché au trop-plein des tribus turkmènes qui arrivaient sans cesse d’Asie centrale vers le domaine iranien des Seldjukides, pour être transférées par eux, vers l’extrême-ouest de leurs possessions. Ce n’est qu’au début du xiie siècle, lorsque l’empire seldjukide commence à s’effondrer, qu’une branche de la famille régnante se met à organiser ces territoires de conquête pour former un État, celui des Seldjukides d’Anatolie. Or, entre-temps, les Byzantins avaient réussi à récupérer l’ouest et les zones côtières, du nord au sud de l’Asie Mineure. Ainsi l’État seldjukide commence sa carrière sur un territoire complètement enclavé. Ce n’est qu’au début du siècle suivant qu’Alauddin Kayqubad Ier réussira à créer deux débouchés, vers la Méditerranée et vers la mer Noire, avec la conquête et la fortification de Sinop au nord et p021 d’Alanya au sud. A partir de ces points, un commerce important va se développer, et l’Asie Mineure se trouvera au centre des passages nord-sud et est-ouest des grandes routes. L’arrivée des Mongols va bouleverser encore une fois la situation. Elle est précédée d’une vague de tribus turkmènes, lesquelles fuient l’envahisseur en se réfugiant en Asie Mineure. Cette invasion déstabilise les structures déjà fragiles de l’État seldjukide ; les nouveaux arrivés sont finalement installés sur les marches, dans un demi-cercle allant de Sinop à Alanya par l’ouest, en face de Byzance. C’est ensuite l’arrivée des Mongols, la défaite des Seldjukides et leur vassalité face aux Ilkhans de la Perse jusqu’à la disparition progressive de leur État en 1308. Pendant cette période, les formations tribales se cristallisent sur les frontières sous forme de petits émirats et, tout en demeurant formellement soumises aux Seldjukides d’abord et aux Ilkhans ensuite, et ce jusqu’aux environs de 1335, elles entreprennent de nouvelles conquêtes. Ainsi débute une nouvelle avance du front islamique contre Byzance, en rayonnant à partir des possessions seldjukides et en ayant comme objectif la mer. Cet objectif est déjà atteint au cours des toutes premières années du xive siècle. Arriver à la mer mettra un terme à l’expansion territoriale des émirats et leur expansion maritime, rapidement et courageusement entreprise, sera aussitôt bloquée par les puissances européennes, vénitienne et génoise en tête. Il ne reste alors qu’un seul émirat ayant devant lui un champ d’expansion possible, en faisant face à Byzance, de plus en plus affaiblie. Cet émirat, qui a la possibilité de sauter par-dessus les détroits vers le continent européen, c’est celui des Ottomans. C’est ainsi que ces derniers arriveront à dépasser, seuls, cette crise de croissance et absorberont progressivement tous les autres émirats avant de réunir une grande partie du monde musulman sous leur domination.

Au débarquement d’Ibn Battûta à Alanya, en décembre p022 1332, la situation se présente donc de la façon suivante : le centre et l’est de l’Asie Mineure se trouvent sous contrôle direct des Ilkhans avec un gouverneur siégeant à Kayseri ou Sivas. A l’époque, celui-ci avait pour nom Alauddin Artena ; il succède à Timurtash, fils de Tchoban, après la fuite de celui-ci en Égypte, en 1327. Après la dislocation de l’empire ilkhanide en 1336-1338 il constitue, à partir de ses possessions, un État qui durera jusqu’à l’arrivée de Timur, à la fin du siècle. Autour du domaine mongol s’égrène un arc de cercle de petits États musulmans, tandis que les deux extrêmes sont occupés par des formations chrétiennes : le royaume arménien de Cilicie, débouchant sur le golfe d’Alexandrette, au sud, et l’empire grec de Trébizonde sur le littoral anatolien de la mer Noire, au nord. L’empire grec avoisine à l’est un autre État chrétien, celui de la Géorgie. Entre les deux, et en faisant le tour du littoral, s’alignent pas moins d’une douzaine d’émirats, sans compter les partages entre les membres des familles souveraines. Ibn Battûta les visitera tous, sauf un.

Pour notre voyageur, l’Asie Mineure de l’époque est une sorte de paradis terrestre, un pays de cocagne rempli d’hôtes accueillants, de sultans généreux et de jeunes esclaves. Pays, aussi, résolument orthodoxe, où aucun virus de division et d’hérésie n’a encore pénétré. Cette image découle principalement de l’hospitalité manifestée par les akhis et c’est sur ce point qu’il nous faut nous arrêter pour un moment.

Sur cette question, le problème se complique par le fait qu’Ibn Battûta constitue de loin la source principale sur les akhis de l’Asie Mineure. Ainsi toute recherche à ce sujet ne fait que nous renvoyer à son récit. Il nous reste donc peu de choses en dehors de celui-ci pour essayer de cerner le problème. Malgré les tendances à relier ce phénomène à des origines turques pré-islamiques, il faudrait, dans l’état actuel des recherches, s’orienter vers des antécédents arabo-islamiques connus p023 sous le nom générique de futuwwa. Mais, là aussi, le point est loin d’être fait. On peut situer la futuwwa, en tant qu’organisation urbaine, dans l’espace vacant laissé par la disparition progressive des structures tribales en milieu urbain, ainsi que par la hiérarchie politico-religieuse du califat et de ses états successifs. Or cet espace est très important puisqu’il englobe le petit peuple des villes, mais aussi les jeunes qui tardent à s’intégrer à une société patriarcale où l’autorité ne vient qu’avec l’âge. Par contre, la liaison de la futuwwa avec les milieux professionnels n’est pas évidente. On ne peut, au moins à l’origine, l’assimiler aux corporations. Ce n’est que plus tard, à l’époque ottomane, que les akhis seront confondus avec les corporations. Ainsi cette institution apparaît à ses débuts comme un organisme socio-politique visant peut-être à institutionnaliser un mode de vie marginal, mais visant aussi à conquérir une part des richesses produites et distribuées dans l’espace urbain. Ses membres, désignés sous le nom d’ayyarun (hors-la-loi) par les bien-pensants, « protégeront », en les rançonnant, les commerçants des marchés, fourniront des milices au profit de tel ou tel parti, se révolteront pendant les périodes troubles pour réclamer leur insertion dans... la police et finiront souvent par contrôler cette dernière à Bagdad. Ainsi récupérés occasionnellement par tel ou tel pouvoir, ils finiront par l’être institutionnellement. Sous l’effet de leur affinité avec les petits métiers, ils tendent d’une part à se muer en corporation, tandis que de l’autre, le soufisme, qui s’organise en confréries et qui s’implante dans le petit peuple à partir du xiie-xiiie siècle, les réunit dans son giron. Ainsi futuwwa, confréries et corporations vont s’interpénétrer sans qu’une superposition soit, même partiellement, atteinte. Enfin, à cette même époque le calife al-Nasir (1181-1223) cherche dans la pratique quotidienne un nouveau souffle pour l’islam et le califat et codifie la futuwwa pour essayer de la transformer en une sorte d’ordre de chevalerie, initiant pour cela les souverains et les puissants de l’islam à une p024 pratique et une conception communes. Un des initiateurs de ce mouvement est Shihab al-din Abu Hafs Omar al-Suhrawardi, fondateur d’un ordre soufi des plus « intellectuels » auquel Ibn Battûta adhérera à Shiraz. Al-Suhrawardi, qui a aussi écrit un traité de futuwwa, un futuwwatnama, fut envoyé par al-Nasir comme ambassadeur missionnaire chez Alauddin Kayqubad Ier, le plus grand des Seldjukides d’Anatolie (1219-1237). Ainsi la futuwwa semble avoir été implantée en Asie Mineure sous ses deux formes, populaire et aristocratique.

Dans le domaine seldjukide d’Asie Mineure, même pendant son époque de prospérité, les villes sont comme des navires dans une mer démontée. L’espace rural bouleversé par l’irruption à deux reprises d’un peuple nomade (à la fin du xie siècle et au milieu du xiiie siècle) mettra des siècles à s’apaiser. Pendant la période seldjukide, les villes subsisteront plus par les sommes prélevées sur le commerce international que par l’espace agricole environnant. L’éclatement de l’État seldjukide, en tarissant le flux commercial, par l’insécurité qu’il entraîne, constitue pour les villes un péril immédiat. Il est alors normal que les forces vives urbaines, faites d’artisans et du petit peuple, s’organisent en prenant les choses en main. Le phénomène n’est pas nouveau : les Saffarides, souverains du Sistan, dans l’Est iranien, au ixe siècle, furent hissés au pouvoir par les milices issues de la futuwwa et eurent comme fondateur un chaudronnier (saffar) ; Tabriz, évacuée en 1357 par les armées de la Horde d’Or qui l’avait occupée deux ans auparavant, sera administrée par un certain Akhidjuk (Petit Akhi) jusqu’à sa conquête par les Djelairides de Bagdad en 1359. Le mot akhi est turc et signifie généreux. Mais, par un glissement étymologique bien opportun, Ibn Battûta et les autres auteurs arabes l’assimilent au mot arabe « mon frère ». Selon les circonstances, les akhis jouent un rôle important dans la période située entre l’effondrement du pouvoir p025 seldjukide et la montée du pouvoir ottoman en Asie Mineure. A la fin du xiiie siècle, alors que les derniers rois fainéants seldjukides vivaient à Kayseri sous la tutelle des Mongols, on voit déjà un Akhi Ahmad Shaft gouverner Konya, la capitale historique des Seldjukides. En 1314, alors que le royaume seldjukide appartient déjà à l’histoire, et que l’émirat turkmène des karamanoghlu lutte contre les Mongols pour se tailler un domaine dans le centre-sud de l’Asie Mineure, cet émirat occupe Konya, gouverné par un Akhi Mustapha. Ibn Battûta cite également des akhis gouverneurs de villes importantes comme Nigde et Aksaray en Asie Mineure centrale.

Ici se pose le problème du double aspect des organisations akhis rencontrées par Ibn Battûta : l’aspect officiel de celles se trouvant en territoire mongol, et l’aspect populaire de celles situées dans les émirats. Le chef des akhis, à Konya, qui était aux mains des Mongols jusqu’en 1327, est le cadi lui-même ; l’akhi gouverneur d’Aksaray est chérif ; c’est-à-dire descendant de Muhammad, titre traditionnellement aristocratique ; le chef akhi de Kayseri est un « émir considérable » ; celui de Sivas porte le surnom de tchelebi, titre plutôt noble à l’époque. Donc on se trouve sans doute devant, d’une part, une futuwwa aristocratique, héritée de celle d’al-Nasir, d’Alauddin Kayqubad et d’al-Suhrawardi et inféodée, par la suite, aux Mongols pour gouverner sous leur égide, sinon en leur nom, et, de l’autre, face à des organisations plus « populaires », créées en pays fraîchement conquis, pour être des éléments d’équilibre entre la hiérarchie tribale, les pionniers accourus dans ce « far west » islamique et le peuple chrétien en voie d’assimilation. Entre les deux existent aussi des cas limites, comme cette « république des akhis » d’Ankara où, loin des Mongols, mais aussi en dehors des terres conquises par les Turkmènes, un chef de corporation arrive à implanter, pour une durée d’un demi-siècle, sa propre p026 dynastie, appuyée par les corporations de la ville. Mais malheureusement Ibn Battûta n’a pas visité Ankara.

D’après la chronologie traditionnelle, Ibn Battûta débarque donc à Alanya vers le mois de décembre 1332. L’ancien port seldjukide sur la Méditerranée est convoité par les Lusignan, rois de Chypre qui organisent une expédition vers 1291 pour sa capture. L’attaque sera repoussée par les Karamanoghlu qui conserveront probablement la ville à partir de cette date. On ne connaît pas, par contre, ce Yusuf Beg mentionné par Ibn Battûta.

Notre auteur longe, par la suite, le littoral méditerranéen, en direction de l’ouest, pour arriver à Antalya, centre d’une branche de l’émirat des Hamitoghlu, connue sous le nom de Teke, l’autre branche possédant son centre à Egridir, plus au nord, auprès du lac du même nom, ville qui constituera l’étape suivante d’Ibn Battûta. Un troisième membre de la famille règne à Gölhisar, situé vers le sud-ouest. Les Hamitoghlu subiront en 1324 les attaques de Timurtash, fils de Tchoban, qui tente de réunifier le domaine anatolien des Mongols pour son propre compte. Des membres de la famille fuiront alors chez les mameluks pour revenir après la disgrâce de Timurtasch, en 1327. Par la suite, les Hamitoghlu s’effaceront progressivement de l’Histoire, jusqu’à disparaître à la fin du siècle.

A partir de ce point se pose le problème d’une longue déviation sur laquelle notre voyageur va bifurquer pour aller vers le nord-est de l’Asie Mineure. Il est vrai que le texte place cette déviation, sans donner par ailleurs d’explications ou de précisions, entre Milas et Birgi, villes situées plus à l’ouest, près du littoral égéen. Pour le trajet à partir de Mitas, le texte dit simplement : « de là, nous partîmes vers Konya », et, une fois que cet itinéraire prend fin à l’extrême est, à Erzeroum, il rajoute : « de là, nous nous rendîmes à Birgi », renouant ainsi p027 avec l’itinéraire principal interrompu. Une telle trajectoire est non seulement invraisemblable mais chronologiquement impossible : Ibn Battûta nous annonce qu’il se trouve à Egridir pendant le Ramadhan, c’est-à-dire à partir du 16 mai 1333. Or il sera à Manisa, après avoir repris son itinéraire principal, le 21 août. Il est impossible de réaliser cette déviation entre ces deux dates. Par ailleurs on peut se demander ce qu’il faisait depuis le mois de décembre jusqu’au mois de mai, entre Alanya et Egridir où il n’y avait que cinq étapes importantes à parcourir. Il est donc raisonnable de placer la déviation à partir d’Egridir qui est le point le plus proche de Konya, première étape de la déviation, ce qui permet de réaliser chronologiquement le trajet jusqu’à Erzeroum et de revenir à Egridir pour le mois de Ramadhan afin de reprendre de là l’itinéraire principal. Cette solution, qui réconcilie la géographie et la chronologie avec le texte, ne résout pourtant pas tous les problèmes concernant l’authenticité de cette déviation. On pourrait dire que, plus le récit s’enfonce vers l’est, moins il devient convaincant. La description de la dernière ville, Erzeroum, avec ses vignes et ses rivières inexistantes, est franchement suspecte. En plus, la traversée en plein hiver de ces régions réputées difficiles à cause des passages montagneux mériterait au moins d’être signalée. L’hiver suivant, notre voyageur racontera bien ses problèmes concernant des endroits beaucoup plus accessibles, et aussi, par la suite, ne manquera pas de mentionner son hiver en Russie. Or c’est la première fois que ce Maghrébin aura à franchir des défilés enneigés à plus de deux mille mètres d’altitude au mois de mars et il n’en souffle pas mot. Enfin, si dans l’itinéraire principal on aura droit à presque toutes les mosquées modestes bâties par les émirs turkmènes, on ne saura rien sur les très importants monuments seldjukides qui jalonnent sa route vers l’est, notamment à Konya. Mais signalons le problème et continuons à lui faire confiance. p028

Dans cet itinéraire de déviation, plusieurs personnages sont rencontrés, mais les noms des akhis cités ne sont pas vérifiables et les informations fournies sur le gouverneur Artena et les Karamanoghlu ne sont pas très précises. Les Karamanoghlu, placés par les Seldjukides aux frontières du royaume arménien de Cilicie, à cause de leur proximité avec la capitale, Konya, se trouveront très vite impliqués dans les luttes intestines seldjukides et s’opposeront le plus souvent au parti du souverain appuyé par les Mongols. Ainsi ils deviendront rapidement la bête noire de ces derniers et chercheront par conséquent un appui chez les mameluks. Konya sera conquise une première fois en 1277, au nom d’un prétendant seldjukide et plusieurs fois ensuite en 1291, 1314 et 1327. Cela motivera des invasions successives des Mongols dont la dernière, celle de Timurtash, en 1324. Après la disparition de ce dernier, les Karamanoghlu semblent se maintenir en bons termes avec Artena — c’est du moins le cas à l’époque du passage d’Ibn Battûta. Mais la période est également obscure pour l’histoire des Karamanoghlu. Badr al-din Mahmud, fils de Karaman, le fondateur de l’émirat, est mort en 1308 et son fils Yakhshi lui succède. Ce dernier, qui occupe Konya en 1314, disparaît de la scène vers 1317-1318, et se trouve remplacé par son frère Badr al-din Ibrahim qu’Ibn Battûta dit avoir rencontré à Larende. Or on ne sait pas si Yakhshi est mort ou si l’émirat se trouve partagé entre les membres de la famille, Yakhshi Beg étant à Ermenek, la première capitale de l’émirat. On sait par ailleurs qu’un autre frère, Musa, qui gravitait autour des mameluks, s’installe à Larende depuis 1311-1312 et jusqu’à l’apparition de Badr al-din Ibrahim. Par la suite, il se mettra au service des mameluks et Ibn Battûta le rencontrera à La Mecque pendant le pèlerinage de 1328. Il va réapparaître sur la scène de l’émirat vers 1350. Enfin un autre frère de Yakhshi, Halil, qui possède Beysehir, ville citée sans autre précision par Ibn Battûta, aurait remplacé Badr al-din Ibrahim à la tête de l’émirat de 1333 (ou 1334) à p029 1348, mais on ne sait pas si ce dernier a conservé son fief de Larende. Mais alors qui possède Konya ? Les Karamanoghlu l’avaient occupée en 1327, mais Artena la récupère, après qu’il eut accédé à l’indépendance, pour la garder jusqu’à sa mort en 1352. Pendant la période de son occupation par les Karamanoghlu, elle serait aux mains de Fakhr al-din Ahmad, fils de Badr al-din Ibrahim, qui va succéder à son père en 1348-1349. Ibn Battûta aurait dû, selon sa méthode appliquée à son itinéraire principal, signaler les souverains de Beyehir et Konya. Or il ne dit rien, et les confusions de l’histoire des Karamanoghlu ne font que s’ajouter aux problèmes d’itinéraire de notre voyageur.

Revenant sur son itinéraire principal, et, à partir de Gölhisar, en route vers Lâdik, l’actuelle Denizli, Ibn Battûta, par peur « des brigands djermiyan », se fait accompagner. Or les Germiyanoghlu n’étaient pas plus brigands que les autres, puisqu’ils formaient, eux aussi, un émirat, le seul qu’Ibn Battûta ne dit pas avoir visité. Celui-ci, implanté au centre-ouest de l’Asie Mineure et considéré au début du xive siècle comme un des plus importants émirats avec celui des Karamanoghlu, avait tenu sous sa suzeraineté pendant cette époque les petits émirats qui se lançaient vers la conquête du littoral égéen. Sa puissance et son agressivité, également attestées par d’autres sources, sont probablement à l’origine de sa réputation rapportée par notre voyageur. Son encerclement et l’absence de débouchés maritimes, qui le condamnent à l’inactivité, le pousseront vers un déclin rapide. A son arrivée à Lâdik, Ibn Battûta rencontre toutefois un souverain de la famille des Germiyanoghlu auquel il ne trouve rien à reprocher. Par la suite, en poursuivant son avance vers l’ouest, il pénètre dans des régions de plus en plus fraîchement conquises et passera, de ce fait, de l’aire d’influence mongole à celle des Byzantins.

A partir de 1261, le transfert de la capitale de l’empire byzantin de Nicée — l’actuelle Iznik au p030 nord-ouest de l’Asie Mineure — à Constantinople (reprise aux Latins qui la tenaient depuis 1204) déplace le centre d’intérêt de Byzance vers l’ouest. Michel VIII Paléologue, par sa politique « tous azimuts » de reconstitution de l’empire byzantin, néglige les territoires asiatiques en se contentant de miser sur l’écroulement de l’État seldjukide. Cela donne l’occasion aux Turkmènes de pousser leurs conquêtes et de fonder ou d’élargir leurs émirats. L’émir Menteché occupe le premier, entre 1260 et 1280, le Sud Sud-Ouest et est le fondateur éponyme d’un émirat. Des expéditions sporadiques et mal préparées des Byzantins n’ont que des résultats maigres et éphémères. Celle, en 1278, du futur Andronic II, fils de Michel VIII, qui fortifie Tralles sur le Méandre (l’actuelle Aydin) ne peut repousser la prise de la ville que jusqu’en 1282. En 1296, l’expédition du général Alexios Philanthropinos avec des mercenaires Alains restés sans solde aboutit à la révolte du général qui s’associe aux Turcs pour mieux piller le pays. Les résultats désastreux d’une dernière campagne menée par le fils et co-régent d’Andronic II, Michel IX, ne font qu’inciter les Turcs à occuper la basse vallée du Méandre (Menderes) et de l’Hermus (Gediz), aboutissant ainsi à Éphèse et à Smyrne. Cette conquête se fait à partir de 1304 par des chefs de guerre affiliés à la famille de Menteché et par la suite par Mehmed, fils d’Aydin, et par ses frères qui vont fonder l’émirat d’Aydinoghlu. Éphèse est conquise en 1303, Mehmed s’installe à Birgi à partir de 1308, tandis qu’un autre émir, Saruhan, occupe Magnésie (Manisa) en 1313 pour fonder un nouvel émirat portant son nom. Enfin la région de Pergame (Bergama) et celle de Balikesir, plus au nord, constituent le noyau d’un émirat éphémère, celui des Karasi. Smyrne se conquiert en deux étapes, le château supérieur vers 1317 et le château maritime vers 1329. Ainsi la conquête est accomplie peu avant le voyage d’Ibn Battûta, et, à l’arrivée de celui-ci, il ne reste plus que trois enclaves dans la région : celle de Philadelphie (Alasehir), à l’intérieur des terres, et les p031 deux Phocées, ancienne et nouvelle, sur le littoral, au nord de Smyrne.

Atteindre la mer ne semblait pas pouvoir freiner la progression des Turkmènes. A cela contribuait la décision de désarmer la flotte prise par Andronic II en 1284, devant l’état catastrophique des finances byzantines. Au début du xive siècle, une flotte constituée par Mas’ud, fils de Menteché, attaquait Rhodes, et Andronic II ne trouvait d’autre solution que de la livrer à l’ordre militaire des Hospitaliers de Saint Jean, en 1308. Cet acte sera en même temps un début de politique. Byzance, n’ayant pas les moyens de protéger ses mers, abandonne ses dernières possessions maritimes à des États occidentaux, à des institutions ou à des personnes privées occidentales capables d’arrêter, même temporairement, la progression turque. Parmi les plus célèbres, on trouve la famille génoise des Zaccaria.

Manuele Zaccaria reçoit de la part de Michel VIII la concession des mines d’alun de Phocée. En 1288 lui succède son frère Benedetto Ier lequel bâtit au nord-nord-est de l’ancienne ville, et toujours sur le littoral, la nouvelle Phocée. Plus que concessionnaire, ce dernier est maître de ces deux villes qui vont bientôt être les seules enclaves chrétiennes sur le littoral. En 1304, incapable de défendre l’île de Chio, très proche de la côte, Andronic II la cède pour dix années renouvelables à Benedetto Zaccaria. Ses descendants y ajouteront le port maritime de Smyrne, constituant ainsi un système de défense contre l’expansion en mer des Turcs et qui leur permet de toucher tranquillement les gros revenus de l’alun de Phocée et du mastic de Chio. Mais ainsi, progressivement, le remède devient, pour Byzance, pire que le mal ; les Génois et les Vénitiens mettent la main sur tous les revenus de l’empire devenu incapable d’arrêter le vrai danger qui se précise : l’avance de l’émirat ottoman vers Constantinople. Alors Byzance cherche à moduler son jeu et essaye de nouvelles alliances. Par p032 ailleurs, en 1328, Andronic II, dont le règne fut aussi long qu’indécis, vient d’être renversé par son petit-fils Andronic III et enfermé dans un monastère ; on reviendra sur ce personnage. Le nouvel empereur, bien que jeune et plus dynamique, se fait battre le 10 mai 1329 à Pelekanon par Orhan, le deuxième souverain ottoman. Cette bataille ouvre la porte à la conquête des dernières possessions byzantines en Asie Mineure jusqu’aux banlieues de Constantinople. L’empereur va entreprendre, juste après, un certain nombre d’actions qui vont modifier le paysage politique dans la région de Smyrne pendant les années qui précèdent le passage d’Ibn Battûta. Une révolte se prépare avec l’aide du clergé orthodoxe et du peuple grec de Chio et, en automne 1329, la flotte byzantine s’empare de l’île. Entre-temps, Martino Zaccaria est obligé, pour concentrer ses forces, d’évacuer le fort maritime de Smyrne qui est alors occupé par Umur Beg. Celui-ci avait reçu cette ville comme fief de la part de son père Mehmed, souverain des Aydinoghlu. Après la récupération de Chio, Andronic III visite les deux Phocées. Dans l’ancienne, désormais considérée territoire byzantin, il reçoit l’émir Saruhan ainsi que des envoyés de Mehmed Aydinoghlu, lesquels se déclarent, d’après les historiens byzantins, vassaux de l’empereur. Une alliance s’esquisse donc, principalement contre les Latins, mais aussi contre les Ottomans. Celle-ci va durer, avec des fortunes diverses, jusqu’à la mort de Mehmed en janvier 1334. Elle est donc encore valable lors du passage d’Ibn Battûta. C’est ainsi que la soumission de Phocée à l’émir Saruhan, mentionnée par notre auteur, doit concerner la nouvelle Phocée où l’exploitation de l’alun échoit au Génois Andreolo Cattaneo. Cette alliance n’empêche toutefois pas les fils des deux émirs, Umur et Suleyman, de tenter un coup de main infructueux sur Gallipoli, probablement en 1332. Mais l’année suivante, plus conformément aux vœux d’Andronic III, Umur part en expédition contre les possessions latines de la Grèce. Il est de retour au début de l’été, ce qui explique l’arrivage frais d’esclaves, et Ibn p033 Battûta ne manque pas de se servir dans le lot. Umur, succédant à son père, devient progressivement le personnage central de l’histoire de cette région. Il sera utilisé par Andronic III, puis après la mort de ce dernier en 1341, par Jean VI Cantacuzène dans sa lutte contre Jean V Paléologue, jusqu’à ce que le pape, les Vénitiens et les Génois, alarmés, organisent une expédition qui occupe le fort maritime de Smyrne en 1344. Umur est tué en tentant de le reprendre en mai 1348. L’événement a dû suffisamment retentir pour qu’Ibn Battûta en soit informé en Égypte, où il se trouvait à cette date, et l’ajoute à son récit.

Notre voyageur se meut ainsi dans un espace politique extrêmement complexe où s’opère une lutte tripartite entre Byzantins, Turcs et Occidentaux. Chacune de ces parties est composée à son tour d’éléments antagonistes : Génois, Catalans, Vénitiens et autres se disputent l’espace oriental ; les émirats, concurrents au début, s’inquiètent par la suite de la progression ottomane. Les Byzantins sont occupés par les guerres civiles entre les deux Andronic et, par la suite, entre les deux Jean. Là aussi la vision simplificatrice qu’Ibn Battûta donne d’une société de purs combattants de la foi luttant contre les infidèles demande à être nuancée. Cela ne modifie pas pour autant l’image de la vie quotidienne que le voyageur aperçoit uniquement au travers de rapides passages.

La description terne qu’on aura de l’émirat de Karasi est à l’image de la rareté d’information que l’on possède à ce sujet et correspond à la durée éphémère de celui-ci. Il sera le premier à être absorbé par les Ottomans vers la fin du règne d’Orhan, c’est-à-dire vers le milieu du xive siècle. Par la suite, notre auteur pénètre en territoire ottoman et l’importance accordée à cet émirat est peut-être due au développement de celui-ci à l’époque de la rédaction du texte, en 1355, avec la conquête de Gallipoli en 1354, et le passage en Europe — à supposer que p034 cet événement fût connu au Maroc à cette date. C’est sur le territoire ottoman qu’Ibn Battûta relate avec le plus de précision ses étapes au jour le jour. Toutefois, son témoignage n’apporte pas d’éléments nouveaux à l’histoire, relativement bien connue, de l’État ottoman. Il est à Nicée (Iznik) peu après sa conquête en mars 1331, et, Orhan étant absent, il est reçu par sa femme. Cela donne une indication intéressante sur l’évolution des mœurs ottomanes depuis l’émirat jusqu’à l’empire.

Après avoir traversé le territoire ottoman et rencontré, à Gerede, un émir dont on ne connaît que le nom, Ibn Battûta termine sa tournée des émirats d’Asie Mineure par celui des Djandaroghlu. Ici, en revenant vers l’est, on se retrouve sur des anciennes terres de conquête, occupées pendant la première vague de la pénétration turque. Un émirat soumis aux Seldjukides, ayant comme centre Kastamonu, existe depuis 1204. C’est au nord-ouest de cette ville, dans la bourgade d’Eflani, qu’un certain Demir ou Timur fonde un petit noyau qui s’agrandit considérablement à l’époque de son fils Suleyman, pour absorber l’ancien émirat de Kastamonu et annexer Sinop, fief, jusqu’en 1322, du dernier prince héritier des Seldjukides. C’est ainsi qu’Ibn Battûta trouve à son passage un émirat allant de la frontière ottomane jusqu’à l’empire grec de Trébizonde. Il le traverse pour aboutir à Sinop, en terminant son trajet comme il avait commencé par un port seldjukide ouvert sur le grand commerce maritime. De là, il s’embarque pour la Crimée.

Dans ce voyage qui dure près de quatorze mois, Ibn Battûta commence à recueillir les fruits de ses investissements pieux. Le saint personnage qu’il s’est constitué suscite l’intérêt des émirs turkmènes et la contrepartie se mesure en esclaves, chevaux et autres biens. Ainsi, au fur et à mesure qu’il traverse ces terres pionnières, l’importance et la fortune de notre personnage augmentent, ce qui ne va pas parfois sans désagréments, le p035 souci de ses biens entravant souvent sa marche. Dans ces conditions, et ayant assuré gîte et nourriture chez les akhis, ses préoccupations religieuses passent au second plan. On aura tout de même quelques témoignages sur l’activité religieuse de ces nouveaux pays.

En Anatolie, Ibn Battûta fait connaissance avec l’ordre soufi des mawiawis, en son lieu de naissance, Konya. Son fondateur, Djamal al-din Rumi (1207-1273), est fils d’un autre mystique, Baha al-din Walad (1148-1231), originaire de Balkh en Afghanistan. Le père et le fils, fuyant l’avance mongole, sont venus s’installer en Anatolie à partir de 1225 et furent invités à Konya par Alauddin Kayqubad Ier. La tradition soufi qu’ils introduisent en Anatolie est donc d’origine iranienne, mais sa filiation remonte jusqu’au grand mystique Ahmad al-Ghazali (mort en 1126), d’où descend également Abu Hafs al-Suhrawardi, bien que celui-ci représente la tradition irakienne. Ainsi les deux courants de cette mystique intellectuelle se retrouvent à Konya que Suhrawardi visite également à cette époque comme missionnaire de la futuwwa. Par ailleurs, les populations nomades subissent l’influence d’un mysticisme populaire syncrétique, mêlant des éléments chamaniques aux anciennes hérésies chrétiennes de l’Asie Mineure, rendant ainsi possible le grand brassage d’ethnies et de religions qui s’opère au long des xiiie et xive siècles. En définitive, l’ordre des mawlawis reste bien localisé et lié à l’aristocratie, seldjukide d’abord, ottomane ensuite.

Pour le reste, Ibn Battûta rencontre encore des rifais, ordre avec lequel il conserve le plus d’affinités. La mention, une fois dans une petite ville du centre-nord de l’Asie Mineure et une autre dans Smyrne à peine conquise et encore en ruine, du chef suprême de l’ordre, descendant d’al-Rifai n’est pas sans poser des problèmes. Elle montrerait, surtout dans le deuxième cas, le zèle déployé par les ordres soufis dans la conquête spirituelle, mais aussi militaire, de terres et de fidèles pour p036 l’islam. On connaît, par ailleurs, le processus par lequel les cheïkhs et les derviches, avec leurs institutions, les zawiyas, ont constitué un élément de base dans la conquête et la colonisation ethnique et religieuse de l’ouest de l’Asie Mineure dans un premier temps et des Balkans par la suite. L’abandon par Byzance des terres asiatiques à leur sort ; les exactions sur la population paysanne chrétienne d’une féodalité byzantine, latine, serbe ou bulgare, liée par-dessus le marché aux intérêts mercantiles des Génois et des Vénitiens ; les tentatives de rapprochement entre l’Église catholique et l’opposition farouche du clergé orthodoxe : tous ces éléments contribuèrent peut-être bien plus que la force, à pousser de larges masses au sein de la religion islamique où le mysticisme populaire et syncrétique préparait le terrain pour les recevoir à travers les ordres soufis et leurs zawiyas.

 

Russie méridionale et Constantinople

La traversée vers la Crimée et la visite de l’empire de la Horde d’Or, après le parcours d’Asie Mineure aboutissant à Sinop, devenaient un itinéraire obligé pour Ibn Éthiopie en route vers l’Inde à travers l’Asie centrale. Par cette trajectoire, le voyageur marque en quelque sorte les limites du monde musulman en le contournant, d’abord par l’ouest, puis par le nord. Pour nous, ce voyage constitue, comme celui de l’Asie centrale, une source précieuse concernant un peuple et un État qui ne se sont pas donné la peine d’écrire leur propre histoire et ne nous ont laissé que des traces infimes de leur passage, pourtant fracassant, dans l’histoire. C’est donc grâce à notre voyageur et à quelques autres — l’italien Jean du Plan Carpin (Piano Carpini), le Flamand Guillaume de Rubrouck, et à travers des informations de géographes arabes (al-Umari) ou de chroniqueurs russes — que l’on peut reconstituer la vie et l’histoire de ce royaume. p037

Pour la Crimée, où Ibn Éthiopie débarque en mars-avril 1334, l’éclairage est meilleur, car c’est là qu’aboutissent les routes de la fourrure et de la soie venant respectivement du Nord et de l’Est. Les Génois et les Vénitiens s’accrochent alors aux rivages, établissent des comptoirs et nous laissent leurs comptes et leurs registres, où on retrouve la séculaire concurrence entre les deux cités marchandes opposées à la méfiance mongole. La conquête de Constantinople par les croisés en 1204, sous le haut patronage de Venise, avait permis à cette puissance de pénétrer dans cette mer intérieure, jalousement gardée, la mer Noire. C’est ainsi que messires Niccolo et Mafeo Polo, le père et l’oncle de Marco, partirent à Soudak, en Crimée, ouvrir une succursale de leur maison mère installée à Constantinople. Mais Michel VIII Paléologue s’alliera aux Génois pour reconquérir Constantinople et ces derniers remplaceront les Vénitiens en mer Noire. Ils s’installent, à partir de 1266, à Kaffa qui devient le centre principal du transbordement des marchandises. En 1316, on les trouve à Azak et en 1318 à Kertch. Mais les Vénitiens reviennent aussi. Ils ont, depuis 1289, déjà un consul à Kertch et établissent une colonie à Azak en 1332, ainsi qu’à Tana, à l’embouchure du Don, dans le courant de la même année.

La position des Mongols face aux Européens apparaît hésitante. En tant qu’État essentiellement nomade — du moins à ses débuts — l’empire de la Horde d’Or a besoin d’asseoir son économie urbaine sur le commerce à grande distance et, par conséquent, d’entretenir et de développer les grands itinéraires commerciaux dont il vient d’hériter. Les commerçants navigateurs européens sont des éléments essentiels dans cet ensemble. Mais les profits sont toujours difficiles à partager et les conflits sont courants. Il est aussi facile pour les Mongols de s’emparer des comptoirs que pour les Latins de s’enfuir sur leurs bateaux et de bloquer, par la suite, le commerce maritime. Après le pillage de Kaffa et de p038 Soudak en 1298-1299, et à la suite d’autres conflits au début du règne d’Uzbek Khan, un modus vivendi semble avoir été trouvé et l’époque du passage d’Ibn Éthiopie est plutôt paisible. Ce n’est que plus tard, en 1343-1345, que Djani Bek, le fils d’Uzbek, chassera les Italiens de Tana et viendra mettre le siège devant Kaffa. La menace du blocus arrange encore les choses en 1347 et finalement les Génois tiendront à Kaffa jusqu’à l’apparition des Ottomans en Crimée, à la fin du xve siècle.

Au-delà, l’empire de la Horde d’Or apparaît comme une vaste formation tribale féodale où la famille de Gengis détient de grands apanages et couronne une hiérarchie de grands et petits féodaux appartenant aussi bien à l’ethnie mongole qu’à celles qui se trouvaient sur place lors de la conquête. Dans cet espace, d’anciens noyaux sédentaires persistent en Crimée, sur la basse Volga ou plus à l’est dans le Khwarezm, au sud du lac d’Aral, mais la plus grande partie des steppes constitue apparemment le domaine des grands troupeaux nomades et des caravanes marchandes. Au milieu de cet espace, des villes aussi rares que démesurées concentrent l’activité artisanale et commerciale du pays, le travail des peaux et des fourrures, mais aussi la fabrication d’objets quotidiens en fer ou en céramique. C’est le cas des deux Saray : Saray Batu et Saray Berke, bâties sur le cours inférieur de la Volga. C’est cette dernière qui deviendra la capitale sous Uzbek Khan, et l’on possède une description contemporaine de celle d’Ibn Éthiopie, rapportée par al-Umari : « Le très vertueux Shudja al-din Abd al-Rahman al-Kharezmi drogman m’a raconté que la ville de Saray a été bâtie par le khan Berke sur les bords de la Turan [Volga]. Elle se trouve au milieu d’une saline et n’a point de murailles. La résidence du khan est un grand palais surmonté d’un croissant d’or du poids de deux kantars égyptiens [1 kantar = env. 56 kg]. Le palais est ceint de murs, de tours et de maisons où demeurent les émirs ; en hiver, ceux-ci p039 habitent avec le khan. Le fleuve, me dit Shudja al-Din, a plus de trois fois la largeur du Nil. Il est sillonné de grands navires qui vont dans les pays russes et slaves ; c’est dans la terre de ces derniers qu’il prend sa source. Saray est une grande ville où il y a des marchés, des bains et des établissements religieux. C’est une cité où affluent les marchandises. Au milieu se trouve un étang dont l’eau provient de l’Itil [toujours la Volga]. On n’utilise celle-ci que pour les travaux ; quant à l’eau potable, on la tire du fleuve. On la puise dans des buires d’argile qui sont rangées sur des chars et vendues ensuite à travers la ville. » La ville, détruite par Timur, sera abandonnée par la suite. Des fouilles faites au xixe siècle, permettent de déterminer un espace urbain qui s’étend sur plus de cinquante kilomètres et couvre une superficie de quarante mille carrés.

L’empire de la Horde d’Or est partagé en de grands apanages distribués aux fils de Djoetchi, fils aîné de Gengis Khan, à qui tout le Decht-i Kiptchak, la steppe russe, avait été attribué. Leurs descendants contrôlent toujours ces territoires lors du passage d’Ibn Battûta, lequel rencontre peut-être l’un d’entre eux en la personne de Tulek Timur, « gouverneur » de Crimée. Toutefois la descendance de Batu, qui est un des fils de Djoetchi, détient le pouvoir suprême et arrive avec Uzbek Khan au sommet de sa puissance. Berke (12571266), frère et successeur de Batu, fut le premier souverain mongol à devenir musulman. Mais l’islam ne se fixera, chez les Mongols de Russie, qu’à partir d’Uzbek Khan (1312-1341). Cette islamisation précoce, liée au conflit qui oppose les khans de la Horde d’Or aux Ilkhans de la Perse au sujet du Caucase, créera des rapprochements avec l’Égypte mameluke, elle-même ennemie héréditaire des Ilkhans, et aboutira à une alliance de longue durée. Au-delà de très nombreuses ambassades, lesquelles, scrupuleusement décrites par les chroniques égyptiennes, constituent des sources précieuses pour l’histoire de la Horde d’Or, Baybars construit une p040 mosquée à Stary Krim, la capitale de la Crimée, en 1288, et Uzbek marie une de ses filles à Malik Nasir. Ce mariage, qui n’aboutit qu’après six ans de marchandages, est un échec. Il suffit, pour en comprendre les raisons, de comparer la liberté des femmes chez les Mongols, telle qu’elle est décrite par Ibn Battûta, avec les harems du Caire. Cela finit par un divorce, huit ans plus tard. Notre auteur rencontrera cette dame à La Mecque, pendant le pèlerinage de 1326. La politique matrimoniale fonctionne également, et à plusieurs reprises, avec Byzance. A part la mystérieuse Baïalun, plus ou moins identifiée à une fille naturelle d’Andronic III, Andronic II marie une de ses filles à Tokhta, oncle et prédécesseur d’Uzbek (1290-1312). Une fille de Michel VIII sera mariée à Nogai, personnage influent et faiseur de rois, à la fin du xiiie siècle. On avait même pu parler à cette époque d’une alliance groupant le khan de la Horde d’Or, l’empereur de Byzance, le sultan d’Égypte et le roi d’Aragon face aux tentatives de croisade contre Constantinople et la Terre sainte, menée par Charles d’Anjou, roi de Sicile, et le pape. Par ailleurs, l’intérêt porté par l’Europe aux routes commerciales traversant la steppe russe fait de l’empire de la Horde d’Or une grande puissance jusqu’à la mort d’Uzbek. C’est ainsi que ce dernier reçoit une ambassade du pape Benoît XII en 1339. Ensuite, après la disparition rapide de son héritier désigné, Tini Bek, son deuxième fils Djani Bek (1342-1357) conservera la stabilité du royaume et réalisera également le rêve de la dynastie en occupant Tabriz en 1355, sur Malik Ashraf le Tchobanide (voir préface du t. I). Mais il périt peu après dans un complot préparé par son fils Berdi Bek (1357-1359), et par la suite une vingtaine de khans se succéderont dans un laps de temps de dix-huit ans ; la lignée de Batu s’éteindra et les descendants des autres fils de Djoetchi entreront dans la course pour le pouvoir suprême, jusqu’à ce que ces luttes préparent l’avènement de Timur. L’empire survivra toutefois à Timur, avant d’éclater en 1502 en plusieurs États successivement absorbés par l’empire russe. Ibn p041 Battûta traverse donc la Horde d’Or au moment de sa maturité qui est aussi l’époque de son intégration dans le monde islamique. D’où la valeur de son témoignage.

Arrivé au Decht-i Kiptchak, la steppe russe tant décrite par les géographes arabes, Ibn Battûta se sent obligé d’adhérer aux légendes du Grand Nord et sera ainsi, pour la première fois, pris en flagrant délit de mensonge puisqu’il n’a matériellement pas eu le temps de voyager en dix jours, comme il le dit, jusqu’à Bulghar, capitale des Bulgares de la Volga, située près du confluent de ce fleuve avec la Kama, à plus de mille kilomètres du point de départ d’Ibn Battûta, au nord du Caucase. Bulghar, centre commercial important et lieu d’échange des fourrures avant l’arrivée des Mongols, restera principalement dans l’imaginaire islamique, comme une des limites du monde connu, celle du Grand Nord, où le temps se détraque, les journées s’allongent et suppriment les nuits. Le premier à décrire ce phénomène fut Ibn Fadlan qui alla en ambassade auprès du roi des Bulgares en 923 : « Ensuite, on est entré dans la yourte pour discuter avec le tailleur du souverain qui était originaire de Bagdad et se trouvait dans ces contrées par hasard. On est resté ensemble le temps de lire la moitié d’un sub [1/14] du Coran. On parlait en attendant l’appel à la prière de nuit. Lorsqu’on a entendu l’appel, on est sorti de la tente. Qu’est-ce que je vois alors ? Il faisait déjà jour. Je demande alors au muezzin : “Quel appel as-tu fait ? — Celui du matin, me répond-il. — Et la prière de la nuit ? — On l’a faite juste après celle du soir. — Et la nuit, qu’est-ce qu’elle est devenue ? — C’est comme cela, me répond-il. Avant que tu arrives, elle était encore plus courte ; elle a commencé à s’allonger ces jours-ci.” Et il a ajouté que, par peur de rater la prière du matin, il n’osait plus s’endormir la nuit depuis un mois. Quelqu’un qui met la marmite au feu le soir fait la prière du matin avant qu’elle bouille. » p042

Ce dernier exemple est célèbre parmi les curiosités du « monde extérieur » à l’islam. Le pays où le temps des prières se détraque ne pouvait que se trouver, par définition, au bout du monde. Et notre voyageur ne pouvait décemment pas avouer ne pas avoir vu cela de ses yeux. Au-delà de cette contrée commence d’ailleurs le pays de l’obscurité où le temps finit par se détraquer complètement, et où les habitants, êtres déjà semi-légendaires, pratiquent l’échange muet, autre thème courant qu’Ibn Battûta ne pouvait encore une fois ne pas reprendre à son compte, même s’il avoue ne pas y avoir été.

Là, donc, où l’islam s’arrête, la nature, le monde s’altèrent et les légendes commencent. Cela pourrait être également vrai pour Constantinople. Ibn Battûta aurait pu nous y transporter, à partir de Bursa ou d’Iznik, qui sont à une ou deux étapes de Constantinople. Or il lui faudra partir des bords de la Volga, traverser des déserts, de grandes chaleurs et de grands froids en marquant, ainsi, les limites du monde connu, de son monde, pour arriver à Constantinople la Grande, le centre, avec Rome, du monde différent, du monde opposé, celui de la chrétienté. Il est vrai qu’Ibn Battûta n’aurait pas osé aller tout seul à partir des territoires ottomans à Constantinople, ville ennemie, tandis qu’à partir d’Astrakhan l’occasion se présentait de faire part d’une ambassade officielle et de devenir ainsi intouchable. Mais ces raisons bien réelles n’invalident pas la valeur symbolique du voyage. La suspicion au sujet de la réalité de celui-ci est pourtant justifiée. Pour la première fois sur ce trajet, Ibn Battûta perd ses moyens, il paraît confondre l’itinéraire de l’aller et celui du retour, et le chemin suivi devient à la limite impossible à tracer. De même à Constantinople tout se brouille. Andronic III devient le takfur, titre cliché donné par les Arabes à tous les empereurs de Byzance et Andronic II ; en religion Antoine est appelé Girgis (Georges). Enfin la description donnée de la ville aurait pu être « pompée » dans n’importe lequel des innombrables récits que les p043 géographes arabes nous donnent. Mais les choses ne sont pas aussi simples, et il faut tenir compte d’un élément essentiel : à Constantinople, Ibn Battûta perd réellement ses moyens. Comme il n’a jamais dû pouvoir apprendre convenablement une autre langue que l’arabe, il se trouve, déjà depuis le début de ce voyage, doublement handicapé en cheminant avec des Mongols qui parlent probablement le turc et sûrement pas le grec, et qui doivent lui expliquer ce que les Grecs disent et font. On peut supposer que son guide, à Constantinople, avait quelques notions d’arabe. Mais, à travers les quelques descriptions fantaisistes ou prétentieuses, on doit se rendre à l’évidence, ce guide n’a pas dû beaucoup servir notre voyageur, ni l’histoire. De toute façon, au-delà de tout cela, Ibn Battûta se trouve littéralement perdu, il n’a plus de repères, ses critères ne fonctionnent plus et il doit être suffisamment troublé de se trouver pour la première fois dans un espace « infidèle », donc fondamentalement « inacceptable » et « intraduisible ». Un autre esprit plus universel, par exemple Ibn Fadlan, qu’on vient de citer, se serait peut-être retrouvé. Ce n’est pas le cas d’Ibn Battûta, qui, même s’il ne raconte pas d’énormités comme le font très souvent d’autres descriptions arabes de Constantinople, regarde le monde à travers ses acquis religieux qu’il a si soigneusement collectés tout au long de sa route. Par conséquent, qu’il l’ait réellement fait ou pas, il reste toujours un peu « absent » de ce voyage.

Le point central de cette visite reste toutefois sa rencontre avec Andronic II. Que la visite soit effectuée en août-septembre 1334 ou deux ans auparavant, cette rencontre n’a pas pu exister puisque l’empereur mourut en février 1332. Alors pourquoi la raconter ? Le prestige d’avoir rencontré l’empereur régnant suffisait. Par ailleurs, le récit de sa rencontre avec l’ex-empereur-moine a un aspect trop favorable au christianisme pour qu’il ait eu besoin de l’inventer. Alors est-ce qu’il a menti ou a-t-il vraiment cru avoir rencontré l’empereur-moine ? p044 On pourrait tenter de bâtir l’hypothèse suivante : Andronic II avait régné pendant quarante-six ans, fait très exceptionnel pour un empereur byzantin, et même si ce long règne n’a pas brillé d’un grand éclat, il a duré suffisamment pour se faire connaître dans les émirats turkmènes qu’Ibn Battûta parcourut pendant plus d’un an. Ses informateurs étaient sans doute au courant de son abdication et de son entrée dans les ordres, fait assez ordinaire à Byzance mais inhabituel en Orient et qui ne pouvait manquer de piquer la curiosité religieuse de notre homme. Par contre, en quittant les parages de Byzance, il n’a pas dû être informé de sa mort qui ne constituait sans doute pas un événement de première importance. Cette absence d’informations devient encore plus vraisemblable évidemment si on recule le tout de deux ans en faisant embarquer Ibn Battûta à Sinop au moment de la mort de l’empereur. Aussi, lorsqu’il arrive à Constantinople et se fait montrer les curiosités de la ville par un dragoman futé qui ne se prive pas de gonfler les splendeurs d’une capitale déjà à l’agonie aux yeux de l’« Arabe », il exprime le souhait de voir l’empereur-moine. Le dragoman ne se « dégonfle » pas, et tient à montrer cet exemple de piété à l’infidèle en lui faisant visiter n’importe quel dignitaire religieux, le barrage de la langue faisant le reste. Ainsi le faible Andronic réussit, à travers ce malentendu, à prolonger sa mémoire au sein du monde musulman.

Toujours selon la chronologie traditionnelle, Ibn Battûta fera l’aller-retour Astrakhan-Constantinople entre la mi-juin et la mi-novembre 1334 et il restera cinq semaines dans la capitale byzantine, de la mi-août à la fin septembre. Ensuite, c’est à travers la Volga gelée qu’il ira visiter Saray, et quittera enfin, à la fin de cette même année, la région pour la Transoxiane. p045

 

L’Asie centrale

La Transoxiane, avant-poste prospère de l’islam face à l’Asie centrale, reçut la première le choc terrible des invasions mongoles, pour ne jamais plus se relever complètement de ses ruines. C’est ici que s’est forgée principalement la légende noire des Mongols, et Ibn Battûta, qui passe un siècle plus tard, ne manque pas de nous la transmettre.

Cette région était gouvernée, au début du xiiie siècle, par les Khwarezmshahs, les shahs du Khwarezm, du nom de la région du bas Oxus, ou Amu Darya, qui avaient étendu leur domination, après la disparition de l’empire seldjukide, sur l’Afghanistan, le Khorasan et toute la moitié est de l’Iran actuel. Muhammad Khwarezmshah (1200-1220) songeait déjà à se proclamer protecteur du califat, et, par là, maître du monde islamique, lorsque les nuages de la tempête mongole sont apparus à l’horizon. Les descriptions que les chroniqueurs contemporains en donnent tiennent à nous installer dans l’horreur dès les premières pages. L’ambassade envoyée par le Khwarezmshah en 1215 pour établir les premiers contacts commence par rencontrer une montagne qui semblait être couverte de neige et n’était qu’un amas d’ossements humains. Ensuite elle patauge dans un marécage formé des corps en putréfaction pour arriver enfin devant Pékin où s’amoncellent les os de soixante mille jeunes femmes qui s’étaient jetées du haut des murailles pour éviter de tomber dans les mains des Mongols.

Tout cela, et bien d’autres choses, n’empêchent pas Muhammad Khwarezmshah de se montrer intraitable et de commettre la gaffe suprême en ordonnant le meurtre de plus de quatre cents marchands voyageant sous les auspices des Mongols, à Utrar, sur les bords du Sin Darya, en 1218. Même s’il fallait un prétexte pour l’invasion mongole, celui-ci venait d’être fourni. p046 Seulement, avant d’arriver en Transoxiane, il restait encore un ou deux peuples à liquider en route, ce qui donnera aux Khwarezmshahs un répit d’environ un an. C’est en poursuivant un de ces peuples, les Merkit, que les Mongols apparaîtront au nord-ouest de la mer d’Aral. Toujours inconscient du danger, Muhammad Khwarezmshah ira les forcer au combat malgré le refus initial des Mongols, déclarant ne vouloir s’occuper que d’un ennemi à la fois. Une bataille, pourtant indécise, laissera un tel souvenir au souverain qu’il passera l’année qui lui reste à vivre à fuir éperdument devant les Mongols, jusqu’à sa mort sur une petite île de la mer Caspienne en décembre 1220.

La conquête mongole commencera par Utrar qui fut prise fin 1219. Bukhara résista trois jours, plus douze pour la citadelle dont les défenseurs furent massacrés jusqu’au dernier, tandis que la ville fut seulement ( !) brûlée et ses murailles rasées. Ensuite, ce fut le tour de Samarkande qui, elle, résista cinq jours. Alors, une partie de l’armée se lança à la poursuite de Muhammad Khwarezmshah. En soumettant ou en détruisant les villes et les régions sur leur passage, selon la promptitude à la reddition de leurs habitants, les Mongols traversent le Khorasan, arrivent à Rey, au sud de l’actuelle Téhéran, et poussent ensuite jusqu’à Hamadan. Devant la disparition du souverain Khwarezmshah, ils allèrent passer l’hiver dans l’Azerbaïdjan où ils profitèrent de leur séjour pour battre les Géorgiens en février 1221. Au printemps de cette année, ils retournèrent à Hamadan pour mater une révolte avant d’envahir de nouveau la Géorgie et le Caucase et de remonter vers les plaines de la Russie du Sud où ils dispersèrent une coalition des forces locales en avançant jusqu’à la Crimée pour mettre à sac le comptoir génois de Sudak. Enfin, en traversant la Volga ils vinrent rejoindre Gengis en Transoxiane après un des plus longs raids de l’histoire. p047

Quant à Gengis, il descendit vers l’Afghanistan après avoir passé l’été de 1220 dans la région de Samarkande. Les habitants de Tirmidh voulurent résister, ce qui entraîna un siège de onze jours et le massacre de toute la population. On dit même qu’une femme, ayant avalé ses perles pour les soustraire au pillage, causa aux soldats le travail supplémentaire d’avoir à éventrer tous les cadavres. Au début de 1221, Balkh se soumit. Ce ne fut pas le cas de Merv qui a dû être conquise après huit jours de siège. Là, la tâche d’extermination était ardue puisqu’après une répartition méthodique chaque soldat se trouvait chargé du massacre de quatre cents victimes. Des troupes retournèrent même, quelques jours après, pour exterminer les quelques rescapés qui avaient pu se réfugier dans les caves ou les grottes des environs. Les plus mesurés parmi les chroniqueurs contemporains donnent sept cent mille victimes, tandis qu’un recensement des corps sur place aurait permis d’atteindre le chiffre d’un million trois cent mille. Il est vrai que Merv était une des villes des plus peuplées de l’islam.

La liste des massacres peut s’allonger indéfiniment avec quelques raffinements supplémentaires de ci de là. A Nishapur, où un général mongol fut tué dans une révolte d’habitants, il a été ordonné que les chiens et les chats feraient également partie du massacre et que la ville serait rasée et son site labouré. La liste sera close avec Hérat, laquelle, révoltée, ne sera soumise qu’en juin 1222. Ici, les estimations atteignent le chiffre de un million six cent mille morts, comprenant probablement les habitants des environs qui se réfugièrent dans la ville pendant le siège.

Après la conquête, les régions correspondant à l’Afghanistan et l’ouest du Pakistan actuel, ainsi que le Tadjikistan, le Kirghizistan et l’Uzbekistan soviétique (moins le Khwarezm) composèrent l’apanage de Tchaghatai, deuxième fils de Gengis, et de ses descendants. L’Iran sera gouverné par des vice-rois jusqu’à ce que p048 Hulagu, fils de Tului, lui-même fils cadet de Gengis, envoyé pour achever la conquête, crée l’empire ilkhanide en 1256. Enfin, le Khwarezm fera partie de l’apanage de Djoetchi, fils aîné de Gengis, et de ses descendants qui fonderont l’empire de la Horde d’Or.

Les Mongols ilkhanides de l’Iran qui seront les premiers à se sédentariser — au même moment que les Mongols de la Chine — et à adopter la religion locale, l’islam, s’opposeront assez vite aux descendants de Tchaghatai, restés nomades et shamanistes. Le Khorasan, qui comprenait alors en plus le nord-ouest de l’Afghanistan actuel, constituera la pomme de discorde. Cela rendra nécessaire l’existence d’un État tampon. Il sera formé autour de Hérat par une dynastie locale, les Kurt (ou Kart) à partir de 1245.

Les descendants de Tchaghatai se mêlèrent, dans un premier temps, aux luttes pour le pouvoir suprême dans l’empire mongol entre les fils d’Oegedei, troisième fils et successeur de Gengis, et ceux de Tului, le fils cadet. Le conflit sera résolu au profit de ces derniers, mais l’empire de Tchaghatai plus vulnérable, continuera à subir le contrecoup des dissensions internes jusqu’à la fin du xiiie siècle. C’est alors que Duwa (1282-1306), arrière-arrière-petit-fils de Tchaghatai, réussira à établir son pouvoir sur ses possessions. Mais, si les Mongols Ilkhans en Iran et les Mongols Yuan en Chine, finissent par prendre la relève des dynasties qui dans ces pays se succèdent cycliquement et s’insèrent ainsi dans la continuité socio-politique des régions qu’ils avaient conquises et si les Mongols de la Horde d’Or arrivent à surnager dans l’espace lâche et peu complexe des steppes russes, les Tchaghatai se trouvent eux à cheval sur des espaces fortement dissemblables. L’opposition se manifeste entre la Transoxiane, de tradition musulmane, urbaine et commerçante par-dessus tout, et l’Est, shaman et nomade, qui sera connu, plus tard, sous le nom de Turkistan. La structure tribale féodale mongole trouve sa raison d’être dans le contexte géopolitique de l’Est, p049 tandis qu’une renaissance, même très relative, du réseau urbain à l’ouest montre l’intérêt primordial pour les finances et les structures mêmes d’un État, de la résurgence d’un flux commercial à travers la Transoxiane. Et cette résurgence passe plus ou moins à travers la reconversion à l’islam, condition principale du rétablissement des liens rompus avec le reste du monde islamique. Ghazan Khan l’Ilkhan s’était déjà rendu à cette évidence depuis 1295 et Uzbek Khan de la Horde d’Or l’avait aussi fait depuis 1313. Le grand commerce ainsi rétabli à travers Saray, capitale d’Uzbek, vers le Khwarezm et sa capitale Urgentch, qui faisait aussi partie des dominions de la Horde d’Or, rendait nécessaire l’intégration de la Transoxiane des Tchaghatai. Or la fin du long règne de Duwa ravive les prétentions des descendants d’Oegedei, et les longues luttes qui suivent montrent, même si elles sont assez mal connues, le conflit des intérêts en présence.

Koentchek, premier fils de Duwa à lui succéder, est couronné à Almalik, la capitale traditionnelle des Tchaghatai située dans la région de l’est, et meurt en 1308 dans cette même région. Le souverain suivant est Taliqu, cousin éloigné de Duwa, qui était musulman, représentant, en quelque sorte le parti de l’Ouest. Il sera tué l’année suivante par Kebek, autre fils de Duwa, qui règnera (1309-1310) le temps de convoquer une assemblée de chefs mongols qui élisent à la royauté son frère Esen Buqa (1310-1318). Ce dernier essaie de créer un équilibre entre les deux parties de l’empire, mais c’est avec le retour de Kebek (1318-1326) que le centre de l’État se portera plus durablement vers la Transoxiane où le souverain s’établit près de Nakhshab, l’actuelle Karshi. Le fait que les chroniqueurs musulmans, y compris Ibn Battûta, louent son sens de justice montre qu’il était favorable aux musulmans et par conséquent aux activités urbaines et commerciales de la Transoxiane. Les règnes éphémères de ses deux frères et successeurs Iltchighidai (1326) et Duwa Timur (1326) semblent p050 constituer un retour du balancier, car c’est pendant le règne de ce dernier que le moine dominicain Thomas Mancasola lance une campagne d’évangélisation dans l’Asie centrale. Les Mongols reviennent ainsi périodiquement à la politique de protection du christianisme comme contrepoids à l’islam. Cette réaction est courte, comme les durées de règne l’indiquent, et avec Tarmashirin (1326-1334), sixième fils de Duwa, on revient officiellement à l’islam. C’est la période de la renaissance, passagère et relative, de la Transoxiane, à laquelle correspond la visite d’Ibn Battûta.

Ce dernier voit bien l’opposition entre les deux parties de l’empire, et c’est par elle qu’il explique la chute de Tarmashirin. Les chefs mongols de l’Est se révoltent contre le délaissement de cette partie de l’empire et élisent Buzan, un fils de Duwa Timur, souverain injuste, selon Ibn Battûta, et par conséquent protecteur des chrétiens et des juifs. Buzan disparaît cette même année 1334 et il lui succède Tchengshi, fils d’Ebügen, un autre fils de Duwa. Le centre de l’empire se déplace encore vers l’est ; Tchengshi réside à Almalik où le pape nomme un archevêque qui y bâtit une cathédrale. Mais la Transoxiane semble avoir acquis une puissance suffisante pour ne plus se soumettre à cet état de choses. C’est de cette époque, ou plutôt de celle du frère et successeur de Tchengshi, Yisun Timur (1338-1339), que date la révolte d’un cheikh nommé Khalil et présenté par Ibn Battûta comme descendant de Tchaghatai. Celui-ci, aidé par les Kurt de Hérat et par une famille des chefs héréditaires de Tirmidh, réussit à établir un pouvoir islamique en Transoxiane ; on possède des monnaies, frappées à son nom, datées de 1342 et de 1344. Or, pendant cette période, un autre descendant de Tchaghatai, Kazgan, se trouvant à la tête de l’empire (1343-1346), bâtit un palais à Nakhshab. De toute façon, ces événements, très mal connus, amènent un éclatement de fait de l’empire tchaghatai et l’autonomie relative des villes de la Transoxiane. Même dans le p051 Khwarezm, où l’éclatement de la Horde d’Or suit de près celui des Tchaghatai, une dynastie turque musulmane, les Soufides, apparaît à partir de 1364. Ce milieu facilitera finalement l’éclosion de Timur à la fin du siècle.

Ainsi, Ibn Battûta pénètre dans ce troisième empire mongol pendant les années qui suivent son islamisation — ou plutôt l’islamisation de sa classe dirigeante — et quelques années avant sa chute. En fait, tout se passe comme si, avec la pénétration de l’islam, ces empires nomades perdaient leur raison d’être. Mais cet intermède entre l’islamisation et la chute — qui va de 1295 à 1335 pour les Ilkhans, et de 1313 à 1359 pour la Horde d’Or — est encore plus courte pour les Tchaghatai et se résume pratiquement au règne de Tarmashirin.

La rencontre d’Ibn Battûta avec Tarmashirin pose, comme on l’a signalé plus haut, un problème chronologique lié à la date d’arrivée de notre auteur en Inde. Les chroniques concernant cette période de l’empire des Tchaghatai sont rares, voire inexistantes, et souvent la seule source est encore Ibn Battûta lui-même. On possède tout de même des monnaies de Buzan datant de 1334, et seulement de 1334. Tchengshi, qui lui a succédé, est tué en 1338. D’autres sources donnent comme successeur éphémère à Tarmashirin son fils Sandjar, ce qui peut conduire à l’hypothèse de l’existence simultanée de deux souverains, à l’est et à l’ouest. Il est impossible d’aller plus loin dans l’état actuel de nos connaissances ; disons seulement que, au cas où il faudrait dater la déposition de Tarmashirin de 1334, sa rencontre avec Ibn Battûta devrait avoir eu lieu en mars 1333 et non 1335. Il serait alors nécessaire de repousser de deux ans l’ensemble de la chronologie, en reprenant le scénario exposé plus haut. p052

En commençant à lire cette partie du récit, on se rend compte qu’au fur et à mesure que notre homme pénètre en Asie centrale, il acquiert, ou il se donne, de l’importance. Arrivé à Urgentch, le cadi de la ville vient personnellement à sa rencontre. Le vice-roi d’Uzbek Khan, qui appartient aussi très probablement à la famille impériale, et sa femme rivalisent pour lui offrir festins et récompenses ; ainsi il finit par recevoir mille pièces d’argent. Plus loin, dans la ville de Khat, l’émir et le cadi sortent également à sa rencontre. Enfin, il reste cinquante-quatre jours dans le camp de Tarmashirin, en relation étroite avec le souverain. Dans la Transoxiane, centre ancien de la culture islamique, dévasté par les Mongols et qui vient de revenir officiellement à l’islam, l’arrivée d’un pèlerin maghrébin transportant dans sa besace une bonne collection de lieux saints, assaisonnés de quelques pointes d’exotisme comme « Constantinople la Grande », serait donc capable de faire sensation !

A partir de Saray et jusqu’à son arrivée dans le camp de Tarmashirin, Ibn Battûta donne un itinéraire précis qui permet de dater ses déplacements. En suivant la chronologie traditionnelle qui le fait partir vers le 10 décembre 1334 de Saray, on le retrouve vers le 20 février 1335 dans le camp du souverain où il reste jusqu’à la mi-avril. Mais, Tarmashirin ayant probablement disparu de la scène de l’histoire à cette date, c’est précisément cette rencontre qui nous fait reculer la date de deux ans et ramener alors son arrivée à la mi-mars 1333 et son départ au début mai de la même année. Toutefois, il signale un froid excessif au moment de son départ, froid qui devient plus plausible dans l’hypothèse de la mi-avril que pour celle du début mai.

Au-delà du camp royal, on peut encore dater facilement son itinéraire à travers Samarkande et Tirmidh jusqu’à Balkh où il a dû arriver vers le 10 mai 1335, ou la fin mai 1333. Mais à partir de cette ville les cartes se brouillent, et un examen tant soit peu attentif du texte p053 montre l’impossibilité d’un voyage au Khorasan. Cette impossibilité est avant tout chronologique. A la fin de ce parcours en Asie centrale, Ibn Battûta nous donne sa première date explicite depuis son départ de La Mecque. Cette date correspond au 12 septembre 1333, ou bien, selon l’autre interprétation, au 23 août 1335. Pour arriver au bord de l’Indus à ces dates, notre auteur part de Qunduz, au nord de l’Afghanistan, afin de traverser les montagnes d’Hindu Kush, à la mi-juillet (ou au début août). Il a dû attendre dans cette localité une quarantaine de jours afin que les chaleurs atteignent leur maximum. Étant, en tout état de cause, arrivé à Qunduz en venant de Balkh, il a dû quitter cette ville vers le début (ou la fin) juin. Alors il lui reste, en tout et pour tout, pour son voyage du Khorasan, commençant et se terminant à Balkh, et dans les deux hypothèses, moins d’un mois, et cela pour parcourir deux mille cinq cents kilomètres et visiter huit villes.

A côté de l’aspect chronologique, pourtant déterminant, d’autres éléments viennent s’ajouter. A partir de Balkh et jusqu’à Qunduz, Ibn Battûta ne cite aucune rencontre avec des personnages vivants, aucun événement direct, si ce n’est l’achat d’un esclave à Nishapur, et ne donne aucune distance, sauf celle de Balkh à Hérat, laquelle risque fort d’être fausse, puisqu’il nous dit avoir parcouru plus de cinq cents kilomètres de terrain montagneux en sept jours. Toutefois, un aller-retour Balkh-Hérat est toujours possible dans le temps qui reste. Le trajet de Balkh à cette ville est brièvement mentionné ; par contre, si l’histoire du souverain de cette ville, Mu’izz al-din Kurt, est relatée, Ibn Battûta ne dit pas l’avoir rencontré, ce qui n’est pas conforme à ses habitudes. On pourrait dire en conclusion que le voyage de Hérat, où notre auteur aurait, dans ce cas, passé la fête du Ramadhan, tombant le 26 mai 1335 (ou le 15 juin 1333), est possible mais non certain. L’autre hypothèse est celle d’un séjour prolongé pendant une bonne partie du mois de Ramadhan dans Balkh ou sa p054 région, en attendant l’été pour traverser l’Hindu Kush. Cela expliquerait l’absence de toute mention de la fête du Ramadhan de cette année, puisqu’elle intervient au cours d’un voyage fictif.

La raison de ce voyage imaginaire au Khorasan est sans doute liée au caractère sacré des lieux décrits, puisqu’il s’agit encore d’un pèlerinage. Déjà, en pénétrant dans la Transoxiane, Ibn Battûta retrouve un héritage sacré et surtout mystique dans cette terre lointaine, mais fertile de l’islam dont les racines subsistent à travers les ruines.

L’Asie centrale et le Khorasan furent des pépinières mystiques aussi importantes que l’Irak ou l’Égypte. Ces régions, lieux de rencontre de l’islam, du shamanisme, du bouddhisme, de l’hindouisme, avec les anciennes traditions zoroastriennes, ont donné naissance aux courants malamatis du mysticisme musulman (voir préface du t. I), dont l’origine remonte à Abu Yazid al-Bistami, mort en 874, et c’est le tombeau de ce saint à Bistam qui constitue le point extrême de l’excursion imaginaire d’Ibn Battûta dans le Khorasan. Ces courants qui se développent au seuil des immenses territoires asiatiques par où vont déferler les peuples nomades des steppes influenceront de façon décisive les nouveaux venus, et ceux-ci, à leur tour, les transporteront vers d’autres lieux d’établissement définitif. Ainsi les Turcs, de passage en Transoxiane et dans le Khorasan, vont s’initier aux courants mystiques parallèlement à leur conversion à l’islam, pour les véhiculer, par la suite, vers l’Asie Mineure et l’Inde. Là, ces courants utiliseront leurs capacités syncrétiques pour convertir des chrétiens orthodoxes ou des hindous à un islam quasi animiste. Enfin, l’invasion mongole, avec l’anti-islamisme militant de ses débuts, déracinera les formations mystiques de la Transoxiane et du Khorasan. Les cheïkhs et les derviches se déplaceront alors vers l’extrême est ou l’extrême ouest afin de participer physiquement et p055 spirituellement à la conquête des nouvelles terres et des nouvelles âmes pour l’islam.

Ainsi, Ibn Battûta visite à Urgentch, capitale du Khwarezm, la tombe de Nadjm al-din Kubra, disciple d’Abu’l Nadjib Suhrawardi, aîné des fondateurs de l’ordre de ce nom, et fondateur lui-même de l’ordre soufi de Kubrawiyya qui se dispersera à travers plusieurs branches dans l’Inde et dans le Khorasan. Il mentionne également le tombeau du cheïkh Haidar dans la ville khorasanienne de Zaveh, l’actuelle Torbat-i Haydarieh (le Tombeau de Haidar). Ce dernier est connu comme disciple de Djamal al-din al-Sawadji, fondateur de l’ordre malamati de Qalandariya mentionné par Ibn Battûta au cours de son passage à Damiette (voir t. I, p. 116 et introduction). Haidar fonde également son propre ordre, la haidariyya, connu pour ses pratiques antinomiques dont l’utilisation des stupéfiants et les mutilations sexuelles. Celles-ci sont attestées par des voyageurs européens plus tardifs qui nous ont laissé des illustrations dont les plus anciennes datent du xvie siècle.

Enfin, par ce voyage imaginaire à travers le Khorasan, Ibn Battûta brosse, par petites touches dispersées selon son habitude, le tableau politique de la région au cours de la période qui suivit l’éclatement de l’empire ilkhanide. Il faut alors essayer encore une fois de relier ces informations dans un cadre plus général.

La formation politique la plus solide dans la région est sans doute le royaume des Kurt, ayant pour centre Hérat et contrôlant, après l’éclatement de l’empire Tchaghatai, la quasi-totalité de l’Afghanistan actuel. Vassaux des Ilkhanides, les Kurt se sont mêlés à l’affaire de l’émir Tchoban (voir t. I, p. 449 et introduction) et ont accédé à l’indépendance après 1335, pour disparaître sous les coups de Timur, en 1389. p056

A cette stabilité relative de l’Afghanistan, le Khorasan oppose une situation plus complexe. Entre sa conquête en 1219-1221 et la fondation de l’empire ilkhanide en 1256, cette région était gouvernée par des vice-rois mongols, dont le dernier, appelé Arghun, chef de la tribu des Oirat, fut maintenu gouverneur du Khorasan sous Hulagu et ses successeurs. Il fit reconstruire la ville de Tus, et ses descendants s’y taillèrent un fief comprenant Djam et Nishapur. Ainsi, on trouvera en 1338 un petit-fils et homonyme d’Arghun comme seigneur de ces contrées. De même, un descendant d’un frère de Gengis Khan, appelé Togha Timur, qui fut mêlé pendant un moment aux luttes de succession de l’empire ilkhanide, et proclamé khan en 1338-1339 (voir introduction du t. I), se retira dans la région de Gurgan, entre le Mazanderan et le Khorassan, à l’est de la mer Caspienne, pour former une petite principauté. Au-delà de ces limites, des dynasties locales indéracinables gouvernent des régions isolées, comme les forêts du Mazanderan, entre les monts Alborz et la mer Caspienne, ou les oasis du Sistan, au-delà du grand désert iranien. Celles-ci, protégées par leurs montagnes et leurs déserts, se retirent à l’intérieur de leurs terres lorsqu’un pouvoir fort s’exerce sur l’ensemble de l’Iran, pour ressortir et se répandre dans les environs pendant les périodes de faiblesse du pouvoir central. Ainsi les souverains du Mazanderan descendent les pentes sud de l’Alborz pour occuper Simnan, tandis que les princes de Sistan entrent en relation avec les Kurt de Hérat.

Mais c’est au centre du Khorasan qu’un bouillonnement va se produire. Là, l’activisme shi’ite qui ronge son frein depuis l’élimination du mouvement ismaïlite (voir introduction du t. I) par Hulagu, les mouvements mystiques qui ne demandent que l’occasion d’exploser en révoltes sociales, et les mécontents ou persécutés de toutes sortes, se réunissent pour former ce que les historiens bien-pensants appellent une république de brigands : les serbedars (le mot signifie pendard, p057 desperado ou tout autre qualificatif du même ordre). Le fondateur en est un certain Abd al-Razzak, collecteur d’impôts au nom des Ilkhans qui préféra dépenser pour la cause les sommes reçues. Lancé sur la scène politique en 1336, il fut assassiné deux ans plus tard par son frère Mas’ud, lequel associe à son pouvoir un derviche shi’ite en devenant en même temps son disciple. La composante shi’ite et mystique du mouvement sera ainsi prépondérante tout au long de son histoire.

Les serbedars s’attaquent en 1338 à Arghun, le seigneur de Nishapur, et occupent cette ville ainsi que celle de Djam. Ensuite, c’est le tour de Togha Timur d’être battu et de perdre la ville de Gurgan. Devant ces succès, la puissance principale de la région, les Kurt, intervient. Une bataille est livrée en 1343 ; les serbedars sont vaincus mais point éliminés. Ils se limiteront dorénavant au Khorassan iranien actuel, ayant comme centre Sabzevar, au nord-ouest de Nishapur. Mas’ud mourut en 1346-1347, et ses successeurs, soumis à l’influence des différents groupes de derviches et guerroyant avec les autres princes locaux, survivront jusqu’à l’arrivée de Timur dans les années 1380. Ibn Battûta apprend les faits concernant la première partie de leur histoire à son retour vers le Proche-Orient en 1347, mais préfère les insérer, selon son habitude, dans cette partie du récit.

Quand notre homme a-t-il eu l’idée pour la première fois de partir pour l’Inde non pour un bref passage, mais pour une installation longue, sinon définitive ? Depuis son départ de La Mecque, deux ans plus tôt, comme il le précise lui-même, ou depuis son arrivée en Asie centrale ? Les deux hypothèses sont probablement vraies. Il avait déjà dû entendre des récits sur les fabuleuses richesses de l’Inde pendant son séjour à La Mecque, mais, ayant décidé, pour une raison ou une autre, de visiter l’Asie Mineure et la Russie, c’est en Asie centrale qu’il a dû se rendre compte de ce remue-ménage de personnages importants, quittant une région p058 dévastée et politiquement peu sûre pour aller offrir leurs services au magnifique Muhammad bin Tughluk, empereur de — presque — tout le sous-continent indien. C’est ainsi qu’Ibn Battûta s’incorpore à la caravane des illustres voyageurs dont il cite abondamment les noms et les péripéties vers le nouvel eldorado de l’islam, l’Inde.

 

L’Inde (première partie)

La description de l’Inde constitue la partie centrale des Voyages d’Ibn Battûta, aussi bien par son volume — elle couvre presque le tiers de l’ensemble de l’ouvrage — que par les informations. Elle se divise en cinq chapitres dont le premier et le dernier restent dans le style de l’ouvrage, tandis que les trois chapitres centraux se présentent sous un aspect assez différent. Le premier relate le voyage de notre auteur depuis l’Indus jusqu’à Dihli et se termine avec la description de cette ville. Le dernier est consacré à son départ définitif de Dihli, en vue d’une ambassade à la cour chinoise, à son voyage le long des côtes indiennes ainsi qu’à ses aventures aux Maldives, dans le sud de la péninsule, à Ceylan et au Bengale. Là aussi les informations sur les endroits visités se mêlent aux péripéties personnelles dans un ordre plus ou moins chronologique. Or, dans la partie centrale de son récit indien, notre voyageur se transforme en historien et chroniqueur de sultanat de Dilhi. Ainsi le deuxième chapitre relate l’histoire du sultanat depuis sa fondation jusqu’à l’avènement de Muhammad bin Tughluk, souverain contemporain d’Ibn Battûta ; le troisième est une présentation du bon et du mauvais gouvernement de ce souverain, et le quatrième, la chronique des événements de son règne jusqu’en 1347, date du retour d’Ibn Battûta au Proche-Orient, puisqu’en dictant son ouvrage, en 1355, notre auteur ne semble pas être au courant de la mort du souverain indien survenue en 1351. p059

On ne peut pas dire qu’au cours de ces trois chapitres son style se modifie sensiblement. A l’époque, les différences de style entre le récit d’histoire, le récit géographique et ce texte hybride qu’est le récit de voyage ne sont d’ailleurs pas bien marquées. Toutefois, l’auteur prend bien soin, pour une fois, de citer ses sources dans sa partie historique où, même si aucune date ne figure, un ordre chronologique est respecté et son récit s’écarte peu des autres sources. Il reste, enfin, qu’Ibn Battûta est une des trois ou quatre sources principales contemporaines qui nous font connaître l’histoire de l’Inde musulmane, et son texte, rédigé en dehors des influences de la cour de Dihli, est probablement le plus objectif. Ainsi, son récit constitue l’élément de base de tous les ouvrages traitant de l’Inde à l’époque, et ses témoignages et jugements sont encore âprement discutés parmi les historiens indiens.

Le découpage fait dans cette édition ne permet pas de concentrer l’ensemble du récit indien en un seul volume. Ainsi ce deuxième volume contient les trois premiers chapitres. Le reste se trouve au début du troisième volume. Cette partie de la préface sur l’Inde se rapporte donc au texte contenu dans ce volume.

Notre auteur, ayant cette fois consacré un chapitre entier à l’histoire du sultanat de Dihli, et les quelques problèmes posés par ce récit ayant été abordés dans les notes, il n’est plus besoin de les reprendre ici. Il suffit d’esquisser le cadre dans lequel les événements mentionnés se déroulent.

Les écrivains arabes — et Ibn Battûta ne fait pas exception — divisent l’Inde en deux parties fort inégales : le Sind, constitué par la vallée de l’Indus, et le Hind, qui contient tout le reste. La raison en est que le Sind fut conquis au début de l’expansion arabe, en 712, tandis que la conquête systématique du reste de l’Inde ne débute qu’à la fin du xiie siècle. Entre ces deux p060 dates, le Sind resta jusqu’à la fin du ixe siècle sous la tutelle du califat et fut, par la suite, gouverné par des dynasties musulmanes locales jusqu’à l’apparition des Ghaznavides dans l’Afghanistan actuel à partir de la fin du xe siècle. Ce nouvel État présentait déjà la première concentration de tribus turques islamisées en quête de nouvelles terres de colonisation, et c’est ainsi que Mahmut de Ghazna mènera ses dix-sept célèbres campagnes contre l’Inde en se rendant maître du Pendjab, la région des cinq affluents de l’Indus.

La gloire des Ghaznavides sera de courte durée. La grande vague turque qui fonde l’empire seldjukide les relègue à la taille d’un État local du sud de l’Afghanistan et, lorsque la puissance seldjukide déclinera à son tour, vers le milieu du xiie siècle, ce ne sont plus les Ghaznavides mais une autre puissance locale, les Ghurides, qui prennent le contrôle de l’Afghanistan. Les derniers Ghaznavides sont chassés de leur capitale, Ghazna, vers 1160, et se réfugient à Lahore, dans le Pendjab ; les Ghurides contrôlent toute la région et, à partir de 1173, deux frères, Ghiyath al-din Muhammad dans le Ghur et Mu’izz al-din Muhammad à Ghazna, se partagent le pouvoir. C’est ce dernier qui entreprend la conquête du nord de l’Inde après avoir supprimé, en 1181, les derniers Ghaznavides de Lahore ; la conquête est menée par des chefs de guerre turcs, et l’un d’entre eux, Qutb al-din Aibak, restera seul maître des possessions indiennes après la mort de Ghiyath al-din Muhammad en 1206 et la conquête des territoires afghans des Ghurides par les Khwarezmshahs.

La rapidité de la conquête des plaines indo-gangétiques, c’est-à-dire de l’Inde du Nord, du Sind au Bengale, surprend, et plusieurs explications ont été évidemment proposées. Parmi elles se dégage un fait : l’extrême morcellement politique de ces régions à l’époque de la conquête musulmane. Des coalitions éphémères et mal préparées n’ont presque jamais pu résister p061 aux attaques de la cavalerie turque. Par contre, dans le Deccan et dans l’extrême sud de la péninsule, à côté d’une multitude de petites formations, quatre dynasties se partagent la plus grande partie de la région. Ce sont les Yadavas de Deogir, la future Daulatabad, dans la région actuelle de Maharashtra ; les Kakatiyas de Warangal dans l’actuelle Andhra Pradesh ; les Hoysalas de Dvarasamudra, ville aujourd’hui disparue dans la Mysore et les Pandyas de Madura à l’extrême sud. Ces États ont réussi à opposer une résistance hindoue tout au long du xiiie siècle, en maintenant le sultanat dans les limites des plaines de l’Indus et du Gange, tandis qu’au nord les possessions musulmanes s’arrêtent aux premières collines annonçant l’Himalaya, occupées, d’est en ouest, par les royaumes hindous d’Assam, de Mithila, du Népal et du Cachemire. Dans ce dernier, la dynastie locale sera supplantée, en 1346, par une dynastie musulmane, mais le pays vivra séparé du reste de l’Inde jusqu’à la fin du xvie siècle. Enfin, à l’est et à l’ouest, à la racine de la péninsule, l’Orissa et le Gudjarat maintiendront leurs royaumes hindous jusqu’au xive siècle, et même au-delà.

La conquête du Sud donnera un second souffle au sultanat de Dihli. Elle débute en 1295 par un raid du futur souverain Ala al-din Khaldji, et les richesses fabuleuses qu’il recueille lui ouvrent le chemin du pouvoir. Cette première opération montre aussi bien la quantité des trésors qui y sont accumulés que la faiblesse de leurs défenseurs. Les expéditions au sud deviennent alors monnaie courante aussi bien pour renflouer des trésors vides que pour préparer des nouvelles vocations à la conquête du pouvoir suprême. Ces expéditions, qui finiront par importer la crise économique à travers l’inflation de l’or, et la crise politique à travers l’inflation des prétendants, ne visent pas, dans un premier temps, la suppression des royaumes hindous, mais leur utilisation comme vaches à lait. Ce n’est que quand les royaumes les plus proches deviendront des enjeux de luttes p062 internes que leur suppression s’imposera ; Deogir sera définitivement annexé en 1317, Warangal en 1323. Plus au sud, Madura est également conquise, les derniers Pandya se retirent à l’extrémité de la péninsule, tandis que le dernier Hoysala arrive à ménager les conquérants.

Ainsi, à l’arrivée d’Ibn Battûta, Muhammad bin Tughluk contrôle la plus grande partie de la péninsule, mais pas pour longtemps. Il part, en 1335, pour mater la révolte d’un de ses lieutenants à Madura, mais, l’armée ayant été décimée par une épidémie, un premier État musulman se fonde dans cette région. Par la suite, les interminables révoltes du règne de Muhammad Tughluk aboutiront à l’indépendance du Deccan avec la création du royaume bahmanide, en 1347. Au sud de cette barrière, les Hindous se regroupent pour fonder l’empire des Vijayanagara, et les territoires du nord éclatent progressivement en plusieurs États.

L’arrivée d’Ibn Battûta en Inde correspond donc à l’apogée, mais aussi au commencement de la fin du sultanat de Dihli. Même si notre voyageur ne semble pas être conscient de son déclin, son récit, très explicite, permet de le tracer. On y reviendra dans l’introduction du troisième volume.

A l’époque du séjour d’Ibn Battûta, la diffusion du mysticisme islamique en Inde était en très bonne voie. Absorbant les pratiques mystiques et ascétiques hindoues ; profitant de la crise religieuse qui résulte de l’apparition de l’islam comme religion dominante, laquelle renie l’hindouisme dans son principe même ; utilisant la crise politique issue de la domination d’une nouvelle caste de guerriers turcs ou afghans, le mysticisme islamique s’enracine au point de devenir la religion de fait des grandes masses populaires. Sa toute-puissance ne peut pas ne pas avoir de débordements politiques, et les grands saints ont tendance à se p063 transformer en faiseurs de rois. Ces derniers sont obligés de mener une politique à deux faces : ménager ces saints personnages pour s’attirer les faveurs populaires et les mater quand ils deviennent trop dangereux. Muhammad bin Tughluk ira précisément assez loin dans cette dernière politique, et c’est peut-être une des raisons de sa mauvaise réputation, encore qu’il semble l’avoir largement méritée.

Parmi les grands ordres soufis, deux se partagent plus particulièrement les faveurs de la population. Le premier est une excroissance indienne du très officiel ordre irakien des suhrawardis. Plusieurs disciples du fondateur Shihab al-din Abu Hafs Umar s’installent en Inde, et le plus célèbre d’entre eux, Baha al-din Zakariya (1183-1267), fonde une lignée héréditaire, de cheikhs à Multan où Ibn Battûta rencontre son petit-fils, Rukn al-din, et raconte longuement les démêlés du petit-fils et successeur de Rukn al-din avec Muhammad bin Tughluk. Un autre disciple de ce même Baha al-din, Djalal al-din Bukhari, s’installera à Uch sur l’Indus, et c’est probablement d’un de ses successeurs qu’Ibn Battûta, déjà vieil adepte de la Suhrawardiyya, reçoit de nouveau le froc à son passage dans cette ville. Cet ordre, relativement fidèle à ses origines, dans les limites du contexte indien, mènera une politique aussi bien orthodoxe qu’aristocratique et « séculaire », en gardant de bonnes relations avec le pouvoir et les docteurs de la loi islamique.

Le deuxième grand ordre de l’époque est plus spécifiquement indien, même si son fondateur est né au Sistan, dans l’Est iranien. Mawdud al-Tchishti (1142-1236), déjà mentionné par Ibn Battûta à propos d’événements à Hérat, s’installe pourtant en Inde, et meurt à Ajmer. Son principal disciple, personnage le plus célèbre de la Tchishtiyya, était Qutb al-din Bakhtiyar Kaki, qui s’installa à Dihli, et au nom duquel le célèbre Qutb Minar, le grand minaret de Dihli, semble avoir été érigé. p064 Son tombeau devint un des principaux centres de pèlerinage. Un de ses disciples, Farid al-din Mas’ud, mort en 1271, créa le centre héréditaire d’Adjodhan, l’actuel Pakpattan — visité par Ibn Battûta — et diffusa l’ordre dans l’ensemble de l’Inde musulmane. Le principal cheikh de l’ordre de la génération suivante fut Nizam al-din Awliya, qui joua une rôle politique en se mêlant sans doute à la disparition controversée de Ghiyath al-din Tughluk, père de Muhammad. Enfin, le chef de file de l’ordre, à l’époque d’Ibn Battûta, était Nasir al-din, dit « la lumière de Dihli », qui eut plusieurs fois maille à partir avec le souverain. La grande popularité de l’ordre et son implantation à Dihli le rendaient probablement plus influent et par là plus redouté par le pouvoir. Ibn Battûta rend compte de ces personnages, mais il ne semble pas être particulièrement impliqué.

La rencontre d’Ibn Battûta avec ces saints personnages, morts ou vivants, est relatée au cours du premier chapitre indien, c’est-à-dire dans le récit du voyage à Dihli et de la description de cette ville. Notre auteur va ensuite s’engager dans la grande digression qui vise à dessiner une vaste fresque de la société indienne de l’époque. On l’abordera au cours de l’introduction du troisième volume afin de permettre au lecteur de prendre connaissance de l’ensemble du récit. 



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 février 2008 18:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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