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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Everett Cherrington HUGHES (1897-1983), “REGARDS SUR LE QUÉBEC”. Un article publié dans Essais sur le Québec contemporain. Essays on Contemporary Quebec. Édités par Jean-Charles Falardeau. Symposium du Centenaire de l'Université Laval, chapitre X, pp. 217-230. Québec: Les Presses de l'Université Laval.

Everett Cherrington HUGHES
(1897-1983)
 

“REGARDS SUR LE QUÉBEC” 

Un article publié dans Essais sur le Québec contemporain. Essays on Contemporary Quebec. Édités par Jean-Charles Falardeau. Symposium du Centenaire de l'Université Laval, chapitre X, pp. 217-230. Québec : Les Presses de l'Université Laval.
 

Introduction
 
CARACTÈRES DE L'INDUSTRIE MODERNE
 
LES CANADIENS FRANÇAIS DANS L'INDUSTRIE
 
L’INDUSTRIE DU QUÉBEC DANS L'HISTOIRE DU CAPITALISME

 

Introduction

 

Je me sens honoré, sans être tout à fait surpris, de participer à ce symposium. C'est en effet l'une des gloires de notre profession consacrée à l'étude de l'homme de grouper tous ceux qui s'y adonnent en une fraternité qui transcende les frontières entre les langues et les nationalités. Nous n'atteignons le plan authentique de la science que dans la mesure où, dans nos recherches et nos dialogues entre collègues, nous parvenons à dépasser ces frontières.

 

Les réflexions que je veux soumettre au terme de cette discussion « de famille » des Problèmes québécois prendront peut-être plus de signification si j'indique sommairement certaines circonstances historiques qui les ont déterminées et la perspective dans laquelle elles furent élaborées. Si c'est un heureux concours de circonstances qui me rapproche encore une fois de l'Université Laval, je dois aussi à un heureux enchaînement de hasards d'avoir été amené jadis à enseigner dans une université canadienne comme d'avoir été entraîné à observer de près la vie canadienne-française contemporaine. Au point de départ, j'eus la bonne fortune, comme étudiant et candidat au doctorat en sociologie et en anthropologie à l'Université de Chicago, d'avoir comme principal maître le regretté professeur Robert E. Park. Son enseignement a profondément marqué les étudiants de ma génération. De ses innombrables observations toujours pénétrantes, je devais en particulier retenir la notion que les « laboratoires » humains les plus fascinants pour le chercheur social sont les pays ou les régions du monde où cohabitent des groupes sociaux d'origine ethnique ou culturelle différente. C'est aussi le professeur Park qui, au terme de mes études, me dirigea vers l'Université McGill de Montréal où l'on venait d'instituer un département de sociologie. Au moment où je le quittai, il me rappela deux conseils qui devaient me guider durant mon séjour au Canada. Le premier était de ne jamais enseigner de sujet qui ne me permit d'apprendre moi-même quelque chose de nouveau, - car, disait-il, si vous tentez d'enseigner sans vouloir en même temps apprendre, l'ennui s'emparera de vous et des étudiants. Le second conseil était d'identifier, dans le milieu où j'allais vivre, le problème social le plus marquant et d'en aborder l'analyse. Montréal, agglomération humaine par ailleurs si complexe et si attirante, m'imposait un choix facile : quel sujet plus passionnant, en effet, que celui des relations entre les deux principaux groupes ethniques composant la nation canadienne, les Canadiens de langue française et ceux de langue anglaise ?

 

C'est ainsi que je fus absorbé par la vie canadienne et que j'en vins à consacrer une phase heureuse de ma carrière à l'étude des relations entre Canadiens français et Canadiens anglais. Or, l'observateur qui aborde l'analyse des relations inter-ethniques a le choix entre diverses méthodes, ou plus exactement, entre diverses optiques que lui propose la littérature sociologique contemporaine. Tout compte fait, ces optiques se ramènent à deux principales : ou bien l'observateur prendra comme hypothèse que l'évolution normale des relations entre deux groupes ethniques consiste dans un processus d'« assimilation » inévitable de l'un par l'autre ; ou bien, il considérera chacun des groupes comme une entité culturellement homogène et tentera de comprendre les relations de l'un avec l'autre dans la perspective de leur histoire et de leur ambition respectives.

 

Le premier mode d'analyse se fonde sur l'observation de la façon dont les deux grands pays de l'Amérique du nord, les États-Unis et le Canada, se sont développés au cours du XIXe siècle et à notre époque. Ces pays furent colonisés par des contingents successifs d'immigrants venus d'Europe, d'Afrique et d'Asie. Dès qu'un groupe de nouveaux venus s'étaient établis, on pouvait observer le processus graduel de leur « américanisation » ou de leur « canadianisation. » On prévoyait en général qu'après un certain temps ils deviendraient « assimilés » et perdraient les caractères distinctifs de la civilisation de leur pays d'origine. Tout naturellement, l'étude de ce processus d'assimilation des immigrants devint l'une des préoccupations principales des sociologues américains. Je puis ajouter en toute franchise que ceux de mes collègues de l'Université McGill qui s'intéressaient tant soit peu au Canada français contemporain étaient inconsciemment portés à le considérer ainsi comme une entité en voie d'assimilation. Le postulat de leurs réflexions était que les Canadiens français seraient tôt ou tard absorbés, en tant que groupe ethnique, dans le grand tout canadien de langue anglaise. J'adoptai malgré moi ce point de vue au début, mais je me rendis compte, après quelque temps, que je devais complètement rejeter la conception que les Canadiens français, comme groupe, étaient destinés à subsister moins longtemps que leurs compatriotes de langue anglaise.

 

La seconde manière d'envisager les relations de deux groupes ethniques est de noter, comme c'est souvent le cas, que l'un des groupes constitue par rapport à l'autre une minorité culturelle qui a ses propres raisons de vivre associées à des traditions et à des institutions autonomes. Une telle minorité peut même constituer le groupe des premiers occupants d'un pays. L'histoire en a fait un groupe politiquement dominé par un peuple d'« envahisseurs » ou de « conquérants. » Mais cette minorité n'en perd pas pour autant, bien au contraire, son désir de survivre et de s'affirmer. Elle forme une enclave culturelle dans un pays à la vie duquel elle veut participer de façon originale.

 

C'est le cas du Canada français. Néanmoins, je dus aussi constater très tôt que le phénomène le plus frappant dans l'aventure du Québec d'aujourd'hui était l'invasion de l'industrie. Ce fait nouveau devait immanquablement transformer les principaux caractères de la vie canadienne-française et la nature des relations traditionnelles entre les Canadiens français et leurs compatriotes de langue anglaise. Pour autant, déjà familier avec les ouvrages d'Henri Bourassa et de l'abbé Groulx, je concentrai plutôt mon attention sur le développement des industries québécoises, sur le syndicalisme ouvrier et sur la division du travail social entre Canadiens anglais et Canadiens français. Je relus les encycliques sur la question ouvrière et l'histoire du mouvement ouvrier catholique en Allemagne. Par ces lectures, j'appris qu'en Rhénanie catholique, depuis le milieu du XIXe siècle, des entrepreneurs protestants avaient établi des industries de type moderne en des régions rurales d'où ils avaient tiré leur main-d'oeuvre. Ni l'aristocratie des grands propriétaires terriens catholiques, ni les hommes d'affaires ou les professionnels catholiques des grandes villes, y compris Cologne, ni les artisans catholiques des bourgs et des villages n'avaient joué de rôle important soit dans le financement, soit dans l'établissement, soit dans l'organisation technique de ces entreprises. Dans presque tous les cas, ces fonctions avaient été remplies par des Protestants du nord de l'Allemagne ; dans l'industrie de l'acier, les initiateurs avaient été des ingénieurs d'Angleterre ou de Belgique, pays où avaient été inventés et mis au point les procédés de fabrication de l'acier. C'était là une situation ressemblant fort à celle du Québec du XXe siècle. Je décidai d'aller l'observer sur place et j'allai passer une année en Allemagne. Je devais en rapporter des observations et des questions qui peuvent nous permettre de comprendre certains problèmes actuels de la province de Québec.

 

CARACTÈRES
DE L'INDUSTRIE MODERNE

 

Ces questions peuvent sembler banales mais elles nous incitent à saisir certains aspects essentiels de l'industrie moderne. Par exemple : « D'où vient qu'à notre époque ce sont certains peuples, et non certains autres, qui ont pris l'initiative de fonder des industries ? Quelle variété de formes l'industrialisation a-t-elle prises et quelle variété de conséquences a-t-elle engendrées dans les divers pays où elle s'est produite ? Quelles similitudes retrouve-t-on dans les régions ou chez les peuples récemment industrialisés ? Selon quelles étapes une société ou un peuple encore peu développés s'adaptent-ils à un mode de vie fortement industrialisé ? » Je n'aurai pas la prétention de répondre à toutes ces questions inextricablement liées les unes aux autres mais je voudrais seulement noter quelques-uns des problèmes sociologiques qu'elles soulèvent.

 

Il semble que dans presque toutes les sociétés maintenant industrialisées la grande industrie ait été implantée par des « étrangers. » L'Angleterre, la Nouvelle-Angleterre, certaines régions de l'Europe occidentale et le Japon sont des exceptions. La province de Québec, à cet égard, suit la règle commune. Le Center for Entrepreneurial History de l'Université Harvard a justement entrepris d'étudier par quel concours de circonstances la Nouvelle-Angleterre a trouvé en elle-même le ferment de sa propre industrialisation. Comment se fait-il, par exemple, que les hommes d'affaires de cette région aient graduellement abandonné le commerce pour se tourner du côté de l'industrie ? Comment se fait-il que la Nouvelle-Angleterre ait non seulement trouvé sur place les chefs et les techniciens qui devaient assurer sa prestigieuse expansion industrielle mais qu'elle ait aussi produit ceux qui devaient essaimer sur tout un continent ? Les travaux du professeur Robert Lamb du Massachusetts Institute of Technology ont montré qu'à l'origine de chacun de ces essors industriels de l'Est américain, on retrouve généralement la présence et la coopération intime de deux types d'hommes : l'homme d'affaires bien informé des marchés domestiques et internationaux, l'ingénieur à l'esprit inventif et discipliné. Considérant la vie économique du Canada à la même époque, demandons-nous par ailleurs comment il se fait que les Canadiens anglais de la vallée du Saint-Laurent se soient intéressés presque exclusivement au commerce tout en laissant les Canadiens français établir et diriger les petites industries du moment ? Pourquoi, par la suite, l'essor des industries de type nouveau fut-il déterminé par d'autres que les Canadiens français ? Je connais quelques-unes des réponses proposées comme explications. L'une de celles que l'on invoque souvent est d'ordre religieux : on allègue que le capitalisme est protestant. Mais des exemples différents viennent aussitôt à l'esprit. Ainsi, dans le sud des États-Unis, les Catholiques sont plutôt rares. Or, là aussi c'est la Population locale qui a établi les premières petites industries tout en maintenant une forme de civilisation qui reconnaissait un grand prestige social à l'avocat et au médecin plutôt qu'à l'ingénieur. Plus tard, elle laissa les Américains du nord apporter chez elle les grandes industries. On ne peut davantage expliquer l'absence initiale des Canadiens français de la grande industrie par un manque d'aptitudes techniques, car depuis longtemps la France, sans avoir connu de Henry Ford, a produit de grands ingénieurs. Comment donc aborderons-nous la réponse ?

 

Au fait, je n'ai peut-être pas posé dans ses justes termes la principale question qui nous intéresse. Nous nous demandons en effet : « D'où vient que certaines sociétés s'industrialisent elles-mêmes tandis que d'autres attendent l'invasion de capitaux, de gérants et de techniciens étrangers ? » Or, nous savons qu'en général lorsqu'une industrie naît quelque part, elle y est établie par des techniciens venus d'ailleurs, des grands centres industriels déjà existants. Ceci est vrai des villes de l’Iowa comme de celles de la province de Québec. Si, clans une ville de l’Iowa, une fabrique de montres est mise sur pieds par une compagnie de l’Est américain, l'outillage, le gérant et les techniciens de l'entreprise seront amenés de l'extérieur, car ils constituent en quelque sorte des pièces interchangeables du système industriel. Les hommes d'affaires et les professionnels locaux n'auront pas plus de rôle à jouer dans l'établissement et la direction de cette industrie que ceux d'une petite ville du Québec. Il y a cependant entre les deux cas une différence importante : les fils des hommes d'affaires et des professionnels de la ville de l'Iowa fréquentent en grand nombre les Écoles de génie et, une fois diplômés, ils passeront dans la catégorie sociale des « fonctionnaires itinérants » de l'industrie moderne. On les retrouvera bientôt à la tête d'une usine, soit dans leur ville natale, soit dans une autre ville américaine, peut-être au Canada. Au contraire, les fils des avocats et des notaires de la localité canadienne-française de Cantonville que j'ai étudiée jadis ne se dirigent pas encore en très grand nombre vers les Écoles de génie. Les statistiques rapportées en d'autres études de ce symposium semblent indiquer que la réorientation professionnelle de la nouvelle génération est encore assez lente. Les jeunes Canadiens français ne se sont pas laissés et ne se laissent pas encore facilement attirer par les carrières industrielles. Nous comprendrons peut-être un peu mieux pourquoi si nous considérons un autre des aspects les plus caractéristiques de la société industrielle moderne.

 

Le phénomène dont je veux parler se retrouve en d'autres institutions que l'industrie et je le définirais comme la « circulation des techniciens ». L'industrie moderne, et je songe surtout aux grandes entreprises qui possèdent des filiales éparpillées en diverses régions, fait voyager ses jeunes techniciens d'une usine à l'autre. L'avancement professionnel de ces jeunes s'effectue non pas tant par le passage hiérarchique d'une charge à une autre au sein d'une même usine que par le passage d'une usine à une autre, d'une ville à une autre, voire, d'un pays à un autre. Un grand nombre de spécialistes à l'emploi de compagnies de types divers suivent une trajectoire similaire, passant, au cours de leur carrière, d'une compagnie à une autre, de ville en ville, accomplissant partout et constamment les mêmes fonctions. Le technicien ou le spécialiste itinérant joue ainsi un rôle considérable dans l'industrie moderne. On retrouve ce personnage dans d'autres sphères de la vie sociale, dans les affaires, dans les grands hôpitaux, dans les universités. Il doit être un homme entreprenant, mais il n'est pas un « entrepreneur » au sens classique du mot. Son entreprise, c'est sa carrière personnelle. Dans la majorité des cas, il demeurera toute sa vie un employé salarié.

 

Ainsi la vraie question que nous avons à nous poser n'est pas : « D'où vient que certaines sociétés fondent des industries, et d'autres, pas ? » mais plutôt : « D'où vient que certains individus ou certains groupes d'individus sont attirés par la profession itinérante des techniciens et des gérants d'industrie, et d'autres pas ? » Si l'on veut préciser la portée de cette question, on peut ajouter : « Dans quelle proportion les jeunes d'une société donnée embrassent-ils cette profession itinérante ? dans quel orbite géographique et social circulent-ils ? » Et nous touchons ici le cas particulier du Canada français.

 

LES CANADIENS FRANÇAIS
DANS L'INDUSTRIE

 

Tous reconnaissent que les Canadiens français n'ont pas encore abordé en grand nombre les professions itinérantes de l'industrie. À tout le moins, leur intérêt pour ces professions est encore loin de se comparer à leur intérêt pour les professions sédentaires du droit et de la médecine dont la pratique exige une clientèle stable dans une ville ou une localité donnée. Ceux d'entre eux qui choisissent le génie semblaient, il y a encore quelque années (du moins si j'en crois les observations d'amis canadiens), ambitionner des carrières de type bureaucratique pour le compte des municipalités ou du gouvernement. J'ignore quelles sont les tendances actuelles mais elles demanderaient sûrement à être étudiées de près.

 

Le fait important à noter est que ces carrières d'ingénieur bureaucrate permettent au jeune Canadien français de circuler et de demeurer parmi les « siens ». Les carrières d'ingénieur ou d'administrateur industriel exigent, au contraire, le déplacement et la circulation dans un orbite beaucoup plus vaste qui déborde les frontières culturelles et souvent les frontières nationales. Or, de telles exigences posent un problème crucial pour une collectivité dont la langue et la culture sont différentes de celles du reste du continent nord-américain car, si des membres de cette collectivité veulent « suivre » leur carrière partout où celle-ci les conduira, ils se retrouveront tôt ou tard en des lieux où cette culture est en danger. Je ne veux pas dire qu'il n'existe pas de carrières exigeant une haute compétence technique qui peuvent être suivies jusqu'au bout sans que l'on ait à sortir de son milieu. Je ne méconnais pas non plus le bien-fondé de la préférence normale que peuvent avoir beaucoup de chefs d'industrie pour des assistants ou des techniciens de leur propre groupe ethnique. Mais, à mon avis, le fait que l'univers social canadien-français constitue une portion très restreinte du vaste univers industriel nord-américain doit influencer de façon subtile la conception que le jeune Canadien français se fait de sa carrière. Il ambitionnera vraisemblablement d'être entrepreneur plutôt que très entreprenant. (On me rappellera peut-être que l'on engage de plus en plus les Canadiens français pour des postes élevés dans l'industrie, par exemple, comme directeurs de personnel ou agents de relations publiques. Ces faits nouveaux ne modifient pas substantiellement les courants de base, car il s'agit là d'occupations qui consistent généralement à assurer la liaison entre des employeurs ou des gérants de langue anglaise et des employés de langue française. Ce sont des occupations intéressantes et nécessaires mais elles n'ont rien à voir avec la direction ou l'exploitation technique des entreprises industrielles.)

 

Il y a de « grandes » et de « petites » sociétés, si l'on entend « petite » par rapport au volume de la population et à l'éventail des carrières professionnelles disponibles tout autant que par rapport à la surface du territoire habité. Or, nous connaissons encore mal la psychologie profonde de l'individu qui est membre d'une petite société. Le Canadien français ne peut pas, sans risque pour son identité ethnique, aller aussi loin hors de son milieu que le Canadien anglais ; ce dernier, à son tour, ne peut pas aller tout à fait aussi loin que l'Américain. Personne, à ma connaissance, n'a encore étudié les répercussions de ces phénomènes sur le caractère national des Canadiens français ou de quelque groupe ethnique que ce soit. Je voudrais, à ce point, proposer de nouveau, comme je l'ai fait il y a quelques années-en une autre occasion, un projet de recherches qui consisterait à recueillir des récits autobiographiques de jeunes Canadiens français et à tâcher de retracer ce que sont leurs conflits intimes et leurs inquiétudes ; leurs rêves et leurs cauchemars ; l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes, de leurs aînés et aussi des gens de langue anglaise qu'il leur est arrivé de rencontrer. J'estime que les chercheurs sociaux ne devraient pas, en ce domaine, se laisser devancer par les romanciers, bien qu'ils auront toujours besoin de l'apport des romanciers pour en arriver à saisir ce qu'est l'homme et ce qu'est la société.

 

Je sais que j'aborde ici un domaine très délicat mais c'est généralement à ces frontières que l'on fait les découvertes les plus riches. À mon avis, on ne parviendra jamais à comprendre le sens profond de la division fondamentale du travail social entre Canadiens français et Canadiens anglais dans la province de Québec, ni de leur répartition respective par types d'occupations, tant que l'on n'aura pas analysé en profondeur ce qui se passe dans l'esprit des jeunes. Il se peut même qu'en définitive certaines différences fondamentales que l'on discerne entre les types de personnalité qui prévalent d'un groupe ethnique à l'autre, en ce pays comme à travers le monde, tiennent à la façon dont se sont intégrées, dans l'expérience individuelle, des influences aussi lointaines et diverses que le style de vie familiale, les normes des relations entre hommes et femmes, les modalités des contacts entre les générations au sein de la famille, d'une part, et entre l'individu et sa famille, d'autre part. C'est ainsi qu'on pourrait rattacher à l'un ou l'autre ou à l'ensemble de ces facteurs des dominantes psychologiques telles que le goût de l'aventure ou le désir de la sécurité ; la tendance à la stabilité ou le besoin du mouvement ; l'aptitude à découvrir et à créer toujours du neuf ou la patiente détermination à perfectionner une oeuvre entreprise ; l'inclination vers l'art ou la poursuite des recherches scientifiques.

 

Je reviens à la 'distinction entre les professions itinérantes et les professions sédentaires. Toutes les institutions qui comptent un grand nombre d'établissements répartis sur un vaste territoire comportent ces deux types de professions. L'Ëglise catholique, depuis des siècles, a eu son clergé itinérant. La profession académique est aussi itinérante. Néanmoins, dans un milieu culturel aux frontières restreintes comme le Canada français, cette dernière profession ne peut pas être très itinérante. Le Québec ne compte que deux universités françaises, trois, si l'on inclut celle d'Ottawa. En conséquence, un jeune homme qualifié qui, en 1953, serait prêt à enseigner une science quelconque dans l'une ou l'autre de ces deux ou trois universités, aurait très probablement à attendre, avant de pouvoir réaliser son ambition, qu'un professeur aîné lui laisse la place au moment de la retraite. Cela pourra prendre des années. Il sera peut-être obligé, en attendant, de gagner sa vie de quelque autre façon. Peut-être devra-t-il abandonner complètement son rêve.

 

Ces remarques nous amènent à considérer le degré de spécialisation que peut se permettre l'enseignement universitaire dans une petite société. Loin de nous écarter du problème de l'industrialisation, nous en toucherons ainsi un autre aspect capital. En effet, les universités du monde occidental ont dû s'adapter, à des degrés divers, aux exigences de l'industrie moderne qui réclamait des spécialistes compétents dans les domaines les plus variés du savoir technique, économique et social. Une telle spécialisation, à son tour, exige un vaste marché du travail, c'est-à-dire, la possibilité d'une vaste circulation des jeunes gens destinés à l'industrie. Ceux-ci, à la fin de leurs études, sont prêts à aller partout où les attendent des postes correspondant à leur formation technique. C'est, depuis toujours, une question fort épineuse pour toute université de déterminer quel degré de spécialisation elle doit offrir à ses étudiants. Pour une université pourvoyant aux besoins d'une petite société, c'est une question particulièrement vitale. Elle ne peut supporter le fardeau d'un enseignement spécialisé dans tous les domaines du savoir. Bien plus, le marché du travail qui s'offre à ses gradués n'est pas assez vaste pour inclure toutes les variétés de spécialisations scientifiques. Or, c'est un fait paradoxal que, juste au moment où le Québec connaît l'industrialisation et l'urbanisation massives de son histoire et que ses universités se tournent vers la spécialisation, les universités américaines, surtout celles des régions les plus industrialisées (y compris une institution telle que le Massachusetts Institute of Technology), sont en train de réagir contre leur ancienne tendance à la spécialisation extrême. Voici, par exemple, en quels termes M. Chester Barnard s'adressait à un groupe d'étudiants de l'École de commerce de Chicago : « N'ambitionnez pas, disait-il, d'apprendre à l'université les systèmes de comptabilité dernier cri. La compagnie pour laquelle vous travaillerez plus tard aura son propre système et, quoi que vous fassiez, vous aurez à l'apprendre sur place. Apprenez plutôt les principes généraux de la comptabilité et tâchez d'apprendre quelques principes des autres sciences. Tâchez aussi d'acquérir quelques notions de ce que sont les structures de la vie sociale et de la façon dont les hommes s'y comportent. À tout prendre, les techniques spécialisées changent trop vite pour être enseignées dans les écoles et les universités ... »

 

Pour ma part, je ne sais pas quel degré de spécialisation les universités du Canada français peuvent ou doivent se permettre. Mais je crois qu'on devrait étudier ce problème avec attention en tenant soigneusement compte à la fois des possibilités réelles du marché du travail professionnel et des carrières que les jeunes choisissent effectivement au sortir de l'université. Remarquons en passant qu'en général les Écoles de commerce ne forment pas des directeurs ni des gérants d'entreprises mais plutôt les fonctionnaires subalternes du commerce et de l'industrie. Elles préparent des bureaucrates plutôt que des chefs ou des créateurs. La même destinée guette facilement les Écoles de génie : elles pourront se contenter de produire de bons assistants aptes à reproduire fidèlement les plans des autres plutôt que de former ceux qui trouvent les idées nouvelles et inventent les plans. Je sais que de grands changements sont en train de se produire dans les universités du Canada français et que de plus grands encore sont à l'étude. Quelques-uns de ces changements ont comme objectif de préparer les jeunes pour des postes plus élevés dans l'industrie et pour des carrières consacrées au bien-être des ouvriers ou des populations des petites villes industrielles et des grandes agglomérations urbaines de la province. Mais ce serait dommage que ces innovations prennent exemple sur des modèles déjà périmés dans des régions depuis longtemps industrialisées. Si, en d'autres pays, des programmes d'orientation professionnelle ont été élaborés pour adapter le système d'enseignement aux exigences de la vie industrielle, le Québec ferait bien, avant de s'en inspirer, de vérifier s'ils ont atteint leurs objectifs. L'un des privilèges des benjamins du monde industriel est de pouvoir éviter les erreurs des aînés. L'adaptation des institutions d'enseignement du Québec aux carrières industrielles doit se baser sur les réalités actuelles ou prévisibles du Québec et non sur des expériences infructueuses de l'étranger, que ce soit celles de l'Angleterre ou de la Nouvelle-Angleterre.

 

Un des mythes de la sociologie du travail dans les pays depuis déjà longtemps industrialisés est que tout individu doit se choisir une carrière très spécialisée, en faire l'apprentissage, et s'y adonner exclusivement le reste de sa vie. L'espèce de mentalité de comptable qui domine les employeurs et les employés du monde industriel moderne fait que les uns et les autres se sentent mal à l'aise si l'occupation de tout salarié n'est pas étiquetée, définie, classifiée et identifiée par une rémunération précise. Ce mythe n'a pu se perpétuer que grâce à d'autres fictions que l'on a inventées, au fur et à mesure, pour rendre compte des cas imprévus. Par contre, dans les petites sociétés où le degré de spécialisation des occupations est moindre, un même individu, encore de nos jours, peut poursuivre simultanément deux carrières dont chacune est rémunératrice, ou même être désigné du nom d'une profession tout en exerçant les activités d'une autre. En d'autres termes, il est loin d'être prouvé que le mode d'organisation et les étapes typiques des diverses carrières sociales doivent être les mêmes dans les petites et les grandes sociétés. Des recherches récentes en organisation industrielle ont montré qu'un grand nombre de spécialisations techniques modernes originairement considérées comme nécessaires n'avaient été, en dernière analyse, que l'expression d'un besoin de spécialisation à. tout prix. Les hommes, enivrés par leur propre faculté d'invention dans le domaine technique et bureaucratique, ont poussé les inventions bien au-delà du degré de rendement optimum. Depuis quelques années, un contre-courant se dessine dans le but de simplifier les structures industrielles et de réduire le nombre des emplois spécialisés à l'intérieur de ces structures. Peut-être le monde de la grande industrie est-il en voie, sous ce rapport, de rattraper le Québec. Si tel est le cas, il serait dommage de voir le Québec, au même moment, tenter lui-même de rattraper le monde de la grande industrie.

 

 

L’INDUSTRIE DU QUÉBEC
DANS L'HISTOIRE DU CAPITALISME

 

Une dernière remarque pour terminer. S'il est vrai que les sociétés ont subi l'industrialisation selon des modalités diverses, elles ont aussi subi cette expérience à des moments différents de l'histoire, et ceci sous un double rapport : par rapport à leur propre histoire, et par rapport à l'histoire de l'industrie elle-même. D'une part, toute société, au moment de son industrialisation, en était à un certain stade de son évolution matérielle et spirituelle. D'autre part, l'industrie moderne a eu sa propre évolution : certains pays ont été industrialisés au moment où le capitalisme était encore jeune, et ambitieux ; d'autres, à une époque où il était vieilli, transformé dans son esprit et dans sa structure. C'est le sort du Québec de connaître sa gigantesque expansion industrielle à un moment où le capitalisme, déjà parvenu à un âge avancé, n'est plus, comme jadis, l'aventure hardie de petits groupes d'hommes entreprenants mais un encerclement colossal, inéluctable, d'institutions impersonnelles. Dans ces conditions nouvelles, le gérant d'entreprise moderne s'est métamorphosé en un homme généreux, souvent préoccupé du bien-être des ouvriers ou de la société, mais dominé et écrasé par le système industriel dont il n'est qu'un instrument. L'époque est révolue où d'immenses fortunes pouvaient s'édifier dans l'industrie. Même le salaire actuel d'un demi-million de dollars que reçoit annuellement le président de la General Motors n'est rien à comparer à la fortune d'un John D. Rockefeller. Un signe manifeste de changement apparaît dans le fait que les oeuvres philanthropiques reçoivent maintenant leurs dons importants beaucoup plus des grandes compagnies que des individus.

 

Schumpeter a noté que le nouvel industrialisme ne produit plus de ces dynasties familiales qui contrôlaient de vastes empires industriels. Il produit au contraire ce que l'appellerais « la confrérie des hommes prospères », c'est-à-dire, de ces hommes entreprenants qui consacrent avec succès toute leur vie et leurs talents au service des grandes institutions industrielles. À la lumière de ces données, il est probablement juste d'affirmer que la structure des classes sociales n'est pas la même dans les sociétés qui se sont industrialisées à un moment tardif de leur histoire et de l'histoire du capitalisme et dans les sociétés qui se sont industrialisées alors qu'elles étaient très jeunes et que le capitalisme lui-même était encore dans son enfance.

 

Pour autant, si on me permet une autre suggestion, je proposerais aux chercheurs sociaux du Québec de scruter cette autre question capitale, à savoir : quelles conséquences particulières ont résulté, pour la société canadienne-française, du fait de son industrialisation tardive ? On retrouvera peut-être de ces conséquences aux paliers les plus imprévus de la société. Ce qui importe avant tout est que les observateurs de la vie économique, sociale et politique du Québec oublient, dans leurs recherches, ce qu'ils ont pu retenir des analyses et des interprétations portant sur les sociétés qui ont été les pionnières de l'industrialisme moderne. Qu'ils partent à neuf, libres de toute idée préconçue et de tout postulat livresque, pour tâcher de voir et de comprendre lucidement ce qui se passe autour d'eux, dans leur société.

 

Everett-C. HUGHES



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 9 juin 2007 8:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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