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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Everett Cherrington HUGHES (1897-1983), “L’industrie et le système rural au Québec”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 91-99. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un article tiré de: The Canadian Journal of Economics and Political Science, IV, 3, August 1938, pp. 341-349.]

Everett Cherrington HUGHES (1897-1983) 

“L’industrie et le système rural au Québec”. 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 91-99. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un article tiré de : The Canadian Journal of Economics and Political Science, IV, 3, August 1938, pp. 341-349.] 

 

Cet article décrit la liaison fonctionnelle qui existe au Québec entre la croissance industrielle et le système traditionnel de vie rurale. Le processus général de cette croissance est assez bien connu. Le Québec a toujours eu des industries qui exploitaient les ressources indigènes : forêt, mer, et plus tard, mines. À l'époque actuelle, la province est envahie Par de nouvelles industries, qui utilisent peu les ressources locales si ce n'est l'eau et la main-d'oeuvre. Les industries de ce type ne sont généralement pas situées dans les régions périphériques, mais bien au coeur de la province. De sorte qu'au cours des vingt dernières années, le Québec est devenu plus urbain que rural. Aujourd'hui, cette province n'est qu'un peu moins industrialisée que l'Ontario. 

L'industrie capitaliste moderne n'a crû que dans certains centres, cependant que ses sources de matières premières se sont multipliées et que ses marchés se sont considérablement développés. Son expansion géographique a pris deux formes : la première, dont le rythme se ralentit, est le recul progressif de ses frontières ; la seconde est une expansion interne dans laquelle l'industrie s'étend des centres plus intensément développés à des régions voisines moins industrialisées, où elle rejoint une population qui certes connaît les caractéristiques principales de la civilisation capitaliste occidentale, sans pour autant être familiarisée avec ses manifestations les plus avancées. Le Québec et le sud des Etats-Unis comptent parmi les régions particulières où se produit ce type d'expansion « interne ». 

Le développement industriel engendre toujours des mouvements de population. Ces mouvements sont cependant inverses selon que l'expansion est endogène ou exogène. Dans le premier cas, dont la Nouvelle-Angleterre fournit un exemple typique, les entrepreneurs et administrateurs - peu nombreux - sont indigènes, et la main-d'oeuvre - très nombreuse - est étrangère et polyglotte. 

À l'inverse, dans les cas d'expansion interne, donc exogène, le groupe des administrateurs, petit mais puissant, est de provenance et de culture étrangère ; la main-d'oeuvre, elle, est indigène et culturellement homogène. C'est le cas du Québec. D'où les préoccupations des dirigeants des institutions traditionnelles devant les répercussions éventuelles de ce nouveau système étranger sur le mode de vie. Derrière ces préoccupations, il faut voir une relation fonctionnelle entre le nouveau système et l'ancien. 

Aussi antithétiques que puissent être la nouvelle mentalité industrielle et la mentalité traditionnelle du Québec, c'est précisément le développement industriel qui permet la survie du mode de vie traditionnel. Le système rural en vigueur est fondé sur l'indivisibilité de la forme familiale et, comme tel, présuppose une relation stable entre le niveau de population et la superficie du sol cultivable. Mais la famille qui habite sur cette ferme indivisible est une des plus nombreuses du monde occidental. Comment résoudre cette contradiction ? [1]

 

Établissons d'abord la stabilité de la population rurale du Québec. Si nous disposons en rang les soixante-six comtés de la province, en commençant par celui dont la population rurale et villageoise en 1931 était la plus petite par rapport à ce qu'elle était en 1871, et ainsi de suite jusqu'à celui dont la population rurale et villageoise en 1931 était la plus grande par rapport àce qu'elle était en 1871, on constate que c'est seulement après le quarante-sixième comté que le total cumulatif de la population de 1931 rejoint celui de la population de 1871. [2] Ces quarante-six comtés constituent un bloc qui va de la région du Saguenay à la frontière d'Ontario, sur l'axe formé par le Saint-Laurent et la Rivière Outaouais. Leur population rurale et villageoise était de 705,578 personnes en 1871 et de 705,240 en 1931. Cette similitude tient naturellement au mode de sélection des comtés. Ce qui est significatif, c'est que ces comtés constituent un bloc de comtés contigus, soit le coeur du Québec. [3] Ce bloc contient les plus grands centres urbains de la province ; c'est là aussi que sont établis les agriculteurs les plus prospères.

 

La population rurale de ces comtés a été longtemps ou bien stationnaire, ou bien décroissante. Quatre comtés ont subi une baisse de leur population totale entre 1851 et 1861. Pendant la même période, la population totale de vingt et un autres a enregistré une augmentation moindre que l'accroissement naturel prévisible. Dans les décennies qui ont suivi, d'autres comtés se sont ajoutés à ceux où l'augmentation réelle de population a été moindre que l'accroissement naturel. Ceci est d'autant plus remarquable que la population des parties urbaines de ces comtés n'a jamais cessé d'augmenter ; leur population rurale en a été d'autant plus réduite. Quelques-uns de ces comtés ont une population dense ; d'autres ont une population dispersée. Ceux de forte densité ont été les premiers à atteindre un pilier, puis à décliner. Plus récemment, même les comtés de faible densité ont montre une tendance à la baisse. [4] Mais, paradoxalement, la diminution de la population rurale ne s'est pas accompagnée pendant la même période d'un déclin de la production agricole ou du nombre des gens qui y étaient engagés. En effet, il est de règle que la population rurale baisse quelque peu pendant que la production agricole et le nombre de ceux qui y sont engagés continue d'augmenter [5] ; ce déclin, d'après Lemieux et ses collaborateurs, concerne la population non-agricole et semi-agricole. Pendant ce temps, deux types de comtés voient leur population rurale continuer a augmenter : ceux qui sont proches des centres urbains et ceux qui sont aux premières étapes de leur colonisation. Mais dans les plus vieilles parties de ces derniers, on assiste déjà à une baisse.

 

En somme, il ne faut pas s'attendre à une augmentation de la population rurale de ces comtés, sauf à proximité des villes. L'agriculture ne décline pas, mais la population rurale est stationnaire. Il est significatif que ce bloc central corresponde presque parfaitement au territoire où l'agriculteur québécois n'arrondit pas son revenu par d'autres activités.

 

Hors ce bloc, les autres comtés s'étendent vers le nord et vers le sud-est jusqu'à la péninsule gaspésienne. L'augmentation de la population rurale et villageoise de la province depuis 1871 y est concentrée ; toutefois cette augmentation a été de 29%, et de 17% seulement dans les districts non incorporés (de population strictement rurale), ce qui est très peu par rapport au taux d'augmentation naturelle. Quelle que soit leur importance symbolique, ces régions frontières ont peu absorbé de population. Selon le géographe français Raoul Blanchard, qui a étudié en détail l'agriculture québécoise, les agriculteurs de ces régions vivent pour une large part d'autres activités. [6] L'agriculteur de Gaspésie est aussi pêcheur ou bûcheron quand il ne travaille pas au moulin. M. Blanchard estime que de 50 à75 pour cent des hommes de Gaspésie font la coupe du bois durant l'hiver ; quelques-uns ne sont à la maison qu'à l'automne et au printemps, entre les saisons de travail. Il a retrouvé le même phénomène, selon des degrés variables, dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, dans les comtés du sud-est adjacents au Maine, et même dans les paroisses de l'intérieur des vieux comtés du Bas Saint-Laurent. Dans les comtés des Laurentides, la population dispersée vit notoirement beaucoup plus du bois et du tourisme que de l'agriculture. Bref, la vie dans ces territoires ne se conforme pas à l'image qu'en donne la conception traditionnelle de l'agriculteur québécois indépendant ; l'activité stationnaire y est animée, ici et là, par l'implantation d'industries exploitant la forêt, le sous-sol ou le potentiel hydro-électrique, sans offrir beaucoup d'opportunité pour l'expansion d'une population agricole indépendante de l'industrie.

 

La stabilité de la population agricole du Québec ne semble pas devoir se modifier. Le recensement de 1931 indiquait que le nombre de personnes engagées dans l'agriculture n'a augmenté que de 3.8% en 10 ans ; la superficie des terres cultivées de 1.09% seulement. Mais la population rurale est biologiquement très active, même si numériquement elle reste stationnaire. Dans l'Est du Canada, les compilateurs du recensement estiment qu'entre 1871 et 1931, la plus petite augmentation naturelle de la population enregistrée en une décennie a été de 14% ; en certains cas elle a été beaucoup plus forte. [7] Comme le taux d'augmentation est sûrement plus élevé dans le Québec rural qu'ailleurs, 14% est une estimation bien en dessous de la réalité. [8] Même en retenant ce chiffre, on voit qu'en aucun cas depuis 1871 l'importance de l'exode rural au Québec n'a été inférieure à 50% de l'augmentation naturelle, dépassant quelquefois 80%. [9] Il est évident que la population rurale du Québec reste stationnaire à cause d'une émigration qui n'est ni récente ni sporadique, mais ancienne et continue. Étant donnés ses taux de natalité et de mortalité, cette population ne peut rester ce qu'elle est qu'à la condition que l'émigration continue au rythme habituel.

 

Sous-jacent à cette stabilité, il y a un certain système de vie agricole. le propriétaire, avec l'aide de ses nombreux enfants, exploite la ferme familiale dont il a hérité, et la transmet intacte à l'un de ses fils. Ceci définit à la fois un idéal et une réalité ; cet idéal est profondément incrusté dans la tradition et la littérature québécoises, dans les sermons aussi. La réalité, dans la mesure où la propriété est concernée, c'est le fait que 93% des fermes du Québec soient exploitées par leur propriétaire, et 4% par des co-propriétaires. C'est là une réalité évidemment limitée par le nombre des fermes, qui a légèrement diminué entre 1921 et 1931. [10] Mais la probabilité qu'une ferme québécoise soit exploitée par son propriétaire est très forte. Il ne s'ensuit pas pourtant, comme on le croit souvent, que le fils de tout fermier québécois puisse s'attendre à posséder une ferme et à l'exploiter.

 

Le caractère familial de la ferme est symbolisé au Québec par la persistance des arts domestiques depuis longtemps disparus des autres parties de l'Amérique du Nord. On peut le montrer statistiquement par quelques comparaisons avec l'Ontario. En 1931, 44.7% des fermes employaient des ouvriers agricoles en Ontario, 28% seulement au Québec. Exception faite des ménagères, la ferme ontarienne comptait 1.5 travailleur à la fois non rémunéré, adulte et membre de la famille ; la ferme québécoise en avait 1.9. En Ontario, 77% des hommes attachés à la ferme étaient membres de la famille ; au Québec, 89%. [11] Même le type de mécanisation rend compte du fondement familial de l'agriculture. L'agriculteur du Québec est beaucoup plus susceptible de posséder une batteuse que le fermier d'Ontario. [12] Le Professeur Horace Miner, qui a étudié en détail une paroisse du comté de Kamouraska, en a trouvé une presque dans chaque ferme, habituellement petite et vieille. Là où la culture des céréales est extensive, le battage devient une activité communautaire ou inter-familiale ; au Québec, la famille bat le grain au fur et à mesure des besoins. La machine est considérée comme partie d'un héritage inviolable, qui conserve à la famille son indépendance. [13] Inutile d'insister sur le contraste frappant entre cette attitude envers l'équipement agricole et celle des producteurs de blé de l'Ouest.

 

La troisième caractéristique du système rural est l'indivisibilité de la ferme. Le professeur Miner a décrit minutieusement comment au cours d'une génération la famille agricole obéit àun cycle dont le point culminant est le passage de la terre familiale dans les mains du fils au moment où le père atteint la soixantaine. Dans la paroisse qu'il a étudiée, l'héritier choisi sera l'un de six survivants de 9.6 enfants. Le père est constamment préoccupé par l'avenir des cinq enfants à qui il ne peut léguer sa terre. En dernière instance, ils sont forcés de quitter la ferme, que leur père leur ait trouvé une place ailleurs ou non. Ils sont moralement obligés de partir. [14]

 

Ce système ne peut se perpétuer que dans la mesure où tous les enfants, sauf un, quittent la ferme paternelle. Comme le nombre de fermes n'augmente pas, cela signifie qu'à chacune des générations, un grand nombre d'enfants abandonnent la terre pour toujours. Ces exilés se sont trouvés des places dans les régions moins développées de la province, en Nouvelle 

Angleterre et dans l'Ouest, et, plus récemment, dans les villes de la province elle-même. Mais le premier débouché en absorbe très peu ; les frontières de la Nouvelle-Angleterre sont pratiquement fermées ; enfin, la capacité d'absorption du Québec urbain va probablement diminuer. Avec le rétrécissement de ces débouchés, on peut naturellement s'attendre à un retour à la terre du surplus de la population rurale. Et en effet, depuis dix ans, l'âge médian des exploitants agricoles a augmenté de deux ans, alors que l'âge médian des membres de la famille travaillant sur la ferme sans salaire a augmenté d'un an. [15]

 

Un surpeuplement dans les secteurs ruraux serait une menace pour le système traditionnel, aussi bien dans ses aspects moraux qu'économiques. Il s'agit bien d'un système moral, impliquant des droits et devoirs mutuels pour chacun des membres de la famille. Une fonction de l'industrie dans le Québec - sans que ce soit l'intention de ses fondateurs - a été de permettre le maintien du système familial. Aussi longtemps que l'industrie et les activités urbaines auxiliaires se développent assez rapidement, la population agricole peut rester ce qu'elle est, c'est-à-dire non pas simplement la résultante de ses taux de natalité et de mortalité, mais du nombre de fermes et de la taille de la famille qui vit sur chacune d'elles. Car dans ce système, un couple seulement par génération engendre des descendants sur chacune des fermes. Naturellement, la mentalité industrielle menace plusieurs éléments caractéristiques de la culture traditionnelle. Mais c'est le système rural lui-même, non l'industrie, qui fait que d'une génération à l'autre dans le Québec une fraction importante de la population ne dispose pas de terre pour s'y établir.

 

La façon dont le centre industriel attire la population rurale excédentaire peut être illustrée par le cas suivant. Drummondville était autrefois une petite ville qui vivait du commerce avec la population agricole du secteur environnant. Des industries, qui exploitaient des ressources locales - des scieries, une tannerie, des fonderies - s'y étaient déjà établies. Vers les années 1890, les ressources forestières s'épuisèrent, les industries principales disparurent, et la ville tomba en plein marasme ; sa population était plus petite en 1911 qu'en 1891. [16] Les familles qui avaient été associées au premier développement industriel étaient complètement disparues ou n'avaient laissé que quelques rentiers. Quand finalement la construction d'un barrage hydro-électrique eût attiré de nouvelles industries, ces vieilles familles n'eurent aucune part dans l'affaire. Entre 1911 et 1931, la population s'est multipliée par 5.44 et le nombre des ouvriers industriels par 30.4. [17] Cette révolution a été provoquée par deux grands barrages hydro-électriques, qui ont attiré six industries textiles et plusieurs petites installations secondaires. Vers la fin de 1937, plus de 19,000 personnes vivaient dans la communauté, une augmentation de quelque 17,000 depuis 1911, et de 15,000 depuis 1921.

 

Il est évident qu'il s'agit là d'une population nouvelle. Mais l'analyse montre qu'elle est originaire de la campagne et des villages des alentours. Le lieu de naissance de quelques 60% des chefs de famille enregistrés est situé à l'intérieur d'un rayon de trente milles de la ville ; 73.8% d'entre eux provenaient d'un groupe de dix comtés avoisinants que j'appellerai la « région ». Celle-ci forme un parallélogramme dont les deux grands côtés, sont le Saint-Laurent et les contreforts des Appalaches ; les petits côtés, a l'est et à l'ouest, sont les rivières Yamaska et Chaudière. À partir du Saint-Laurent, la plaine décroît en fertilité et en densité de population. Chacun des comtés de la région, à l'exclusion de ceux de l'extérieur, a largement contribué à augmenter la population de Drummondville ; la coupure est nette dans toutes les directions. À l'intérieur des limites de la région, il n'y a aucune autre ville se rapprochant de Drummondville par la taille ou l'importance industrielle. L'attraction se fait surtout sentir dans deux comtés fertiles situés en bordure du Saint-Laurent, qui ont exporté leur population dans cette direction depuis une centaine d'années. [18] Il n'y a pas de familles venant de la région de Montréal, quoique cette ville soit située à seulement soixante-cinq milles à l'ouest. La sphère d'attraction de Drummondville s'arrête brusquement à moins de vingt milles à l'ouest dans la direction de Montréal. Il n'y a pas non plus de familles venant des régions de Trois-Rivières et de Sherbrooke, deux villes plus proches que Montréal. Ainsi, la population de Drummondville s'urbanise ; elle ne provient pas d'autres centres urbains. [19]

 

On a fait référence plus haut à ces communautés où la main-d'oeuvre est indigène et la direction étrangère. Une analyse de la structure des classes montre que Drummondville appartient à ce type. Toutes les industries de quelque dimension sont des succursales. Les administrateurs et le personnel technique sont envoyés à Drummondville pour construite les installations et en diriger le fonctionnement. Ils ne sont pas de la ville ; la plupart ne sont pas d'origine canadienne ; aucun n'est Canadien français. En outre, nombre de contremaîtres, d'ouvriers qualifiés et de collets blancs de langue anglaise ont été importés. Ces personnes, avec leur famille, représentent environ le vingtième de la population - élément étranger et socialement isolé, sans grand contact avec la population et surtout pas avec la main-d'oeuvre indigène. [20] Les plus pauvres de ces étrangers vivent parmi les Canadiens français, dans le coeur de la ville. Les autres sont en quelque sorte confinés dans des quartiers de banlieue plus élégants. La ségrégation ethnique n'est pas totale cependant, puisqu'il y a plusieurs Canadiens français de l'élite locale, hommes d'affaires et professionnels, qui vivent dans les mêmes quartiers.

 

Tout comme administrateurs et techniciens sont exclusivement anglophones, hommes d'affaires et professionnels sont exclusivement francophones. La proportion de ces derniers qui sont nés à Drummondville est probablement plus forte que pour l'ensemble de la population locale ; la plupart en effet appartiennent à de vieilles familles de la ville. Quelques ouvriers canadiens-français viennent de la Nouvelle-Angleterre, mais ce n'est le cas pour aucun homme d'affaires ou professionnel. Des sept avocats, cinq sont nés à moins de cinq milles de la ville ; les deux autres, à moins de cinquante milles. Sept des quatorze médecins sont originaires de la région, les autres de la province, sauf un qui est anglais. Les gros hommes d'affaires sont en général originaires de la ville. Les moyens et les petits sont aussi presque exclusivement canadiens-français. Des 486 maisons d'affaires et commerces de la ville, 455 sont entre les mains ou sous la direction de Canadiens français. On ne connaît pas le lieu d'origine de ces personnes, mais une connaissance générale de la ville m'a appris que la plupart d'entre eux sont natifs de la région.

 

Les ouvriers industriels, qui constituent la classe la plus nombreuse, sont à peu près exclusivement francophones. Plusieurs petites industries n'ont pas plus d'une demi-douzaine de travailleurs non canadiens-français. D'ici peu même les ouvriers spécialisés seront sans doute exclusivement francophones. Même si quelques-uns vivent dans les mêmes quartiers que les anglophones, les ouvriers canadiens-français représentent la classe la plus isolée. De petits villages satellites ont surgi autour de la ville, où ils habitent, isolés, où se retrouve près de la moitié de la population totale. Dans la ville industrielle typique d'Amérique du Nord, les secteurs les plus pauvres - toujours les plus populeux - sont occupés par les immigrants. À Drummondville, ces secteurs - là aussi les plus populeux - sont occupés exclusivement par des indigènes. Dans la mesure où ils viennent directement de la ferme, c'est la première fois qu'ils vivent dans une communauté où il y a une classe considérable de gens au-dessus d'eux. Dans leur nouvel habitat, et même s'ils vivent un peu à l'écart, ils éprouvent pour la première fois la présence d'un groupe qui leur est de beaucoup supérieur et par le niveau de vie et par la puissance. Simultanément, ils ressentent une nostalgie de l'indépendance propre à la vie agricole qu'ils sont pour la plupart conscients d'avoir définitivement abandonnée. Il n'est pas très étonnant, dans ces conditions, qu'ils attribuent les épreuves de leur nouvelle vie non seulement au système industriel, mais aussi aux étrangers qui l'ont introduit et le contrôlent. Le monopole de leurs compatriotes dans les affaires et les professions libérales peut atténuer ce sentiment, mais ne le fera pas disparaître : dans la Drummondville nouvelle, l'avenir est dans l'industrie.

 

Des renseignements moins détaillés, mais quand même adéquats, concernant les autres villes montrent que Drummondville est un centre industriel québécois typique. Certains autres centres étaient déjà des villes anglaises avant la venue de l'industrie. Dans ce cas, la classe des hommes d'affaires et des professionnels réunissait Canadiens français et Canadiens anglais. Les villes frontières se sont généralement développées autour d'une seule activité : mine, fonderie ou moulin. 'On n'y trouve pas de classe d'affaire ou professionnelle déjà établie ; leur main-d'oeuvre est importée d'un vaste territoire ; ce sont des villes d'hommes, à l'encontre de Drummondville qui est une ville de familles. Mais partout on retrouve le même schéma : la main-d'oeuvre est en grande partie indigène, la direction est culturellement étrangère. Ainsi l'origine de la population industrielle doit être rattachée au système rural que nous avons décrit.

 

La survivance des Canadiens français est un miracle culturel héroïque devant lequel il convient de s'incliner. Cet hommage cependant ne doit pas faire oublier le fait écologique brutal que le système rural du Québec - fondement de sa culture traditionnelle - n'aurait pu se développer ni survivre sans une Amérique ouverte et capable d'en absorber les surplus : le système devait rejeter à chacune des générations une large fraction de sa population. C'est peut-être la caractéristique principale de la situation actuelle que ceux qui sont ainsi rejetés du système demeurent au sein de leur milieu plutôt qu'à l'extérieur. Au plan psycho-sociologique, ce fait est d'importance : il semble que l'émigrant déraciné qui vit loin de chez lui aura tendance à exprimer sa dissatisfaction dans un effort individuel pour se tailler une place dans son nouvel entourage ; une masse de déracinés chez eux risque plus de réagir collectivement au mécontentement engendré par la position de leur groupe ethnique dans le nouveau système.


[1]    Pour des comparaisons des taux de natalité par provinces et par groupes ethniques, voir W. Burton Hurd, « The Decline in the Canadian Birth-rate », Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. III, février 1937, 40-57.

[2]    La population rurale et villageoise est celle des campagnes et des localités incorporées de moins de 1,000 habitants en 1931. L'effet général de cette méthode de compilation est de hausser le taux d'augmentation de la population rurale et villageoise. La méthode ordinaire montrerait une augmentation encore plus petite de la même population, ce qui confirme nos conclusions. La population villageoise s'est multipliée par 10 depuis 1871, mais comme elle n'est que de 130,000 en 1931, ce n'est pas significatif.

[3]    Les comtés de Sherbrooke, Drummond, Chambly et Champlain sont inclus dans ce bloc, mais ne sont pas considérés à cause du taux plus élevé de l'augmentation de leur population rurale. A l'examen, on constate que dans ces comtés, l'augmentation rurale apparente est en réalité un accroissement de la population urbaine.

[4]    Recensement du Canada, 1931, vol. 1, pp. 109 et suivantes.

[5]    O.A. Lemieux et ses collaborateurs, « Factors in the Growth of Rural Population in Eastern Canada » (Proceedings of The Canadian Political Science Association, vol. IV, 1934, 196-219). Des vingt-cinq comtés du Québec inclus dans cette étude, vingt-quatre font partie du bloc dont il est question ici. On y signale les points suivants : les fermes du Québec étaient originellement plus petites que celles des autres provinces, et commencent seulement à se rattraper ; il n'y a eu aucune baisse dans la taille moyenne de la famille rurale québécoise, mais la proportion des célibataires de plus de 15 ans a augmenté pendant que la proportion des moins de 15 ans a diminué. Ceci indique que la hausse de la population rurale est due aux personnes trop jeunes pour partir.

[6]    Raoul Blanchard, L'est du Canada français, Paris, 1935 ; aussi ses « Études Canadiennes », dans la Revue de Géographie Alpine, tomes XXV, XXVI, XXVII, 1936, 1937, 1938.

[7]    Recensement du Canada, 1931, vol. 1, p. 109.

[8]    Hurd, « The Decline in the Canadian Birth-rate ». Les tableaux de Hurd, corrigés par lui en fonction des différences dans les distributions d'âge des femmes, montrent qu'en 1931, les femmes rurales anglaises n'avaient que 63% du nombre des enfants de moins de 5 ans qu'avaient les françaises ; les femmes urbaines françaises en avaient 61% seulement.

[9]    Selon Hurd, l'exode rural net entre 1921 et 1931 a atteint 19.2% de la population rurale de 1921. Cela représente également à peu près toute l'augmentation naturelle de cette période.

[10]   Recensement du Canada, 1931, vol. 1, p. 83.

[11]   George V. Haythorne, Agriculture and the Farm Worker in Eastern Canada, thèse de doctorat non publiée, Université Harvard, 1938. Ses compilations sont basées sur le recensement du Canada de 1931. Dans le comté de Kamouraska, au Québec, le Docteur Horace Miner a entendu dire qu'un couple sans enfants ne pouvait réussir sur une ferme.

[12]   Haythorne (op. cit.) rapporte que 28.9% d'entre eux possèdent une batteuse. Ce chiffre atteint 47% dans la région du Bas Saint-Laurent, et 32% dans la région centrale du Saint-Laurent ; 25% possèdent des moteurs à gasoline.

[13]   Horace Miner, St. Denis, a French Canadian Parish, dissertation de doctorat non publiée, Université de Chicago, 1937. Ses conclusions sont vérifiées par Léon Gérin, « Le type économique et social des Canadiens », Montréal, 1938. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[14]   Miner, Gérin et quelques agronomes avec lesquels j'en ai parlé s'accordent à dire que si un fermier parvient à acquérir une seconde ferme, il la donne presque toujours à un deuxième fils. Il établit ainsi une seconde famille. Un élément du système était que le fils héritier avait la responsabilité entière et exclusive de la prise en charge des vieux jours de ses parents. Un notaire du comté de Drummondville dit que ce système est menacé dans son district par la hausse du coût de la nourriture, du vêtement et des soins médicaux pour les parents âgés.

[15]   Haythorne, « Agriculture and the Farm Worker in Eastern Canada », p. 446. Le Dr Miner a trouvé à Saint-Denis que la présence de certains jeunes gens était considérée comme une anomalie parce qu'ils avaient passé l'âge où l'on devait émigrer. Dans un sermon, le curé les a enjoints de quitter la communauté pour trouver du travail, car ils étaient une charge pour leur famille.

[16]   Aussi tard qu'en 1911, 1,165 des 1,885 ouvriers industriels des Comtés de Drummond et d'Arthabaska travaillaient dans le bois, les scieries, l'ameublement ou les produits laitiers. Les autres étaient employés dans une variété de petites industries, qui écoulaient leurs produits surtout sur les marchés locaux. (Recensement du Canada, 1931, vol. III, table IX).

[17]   D'après le Recensement du Canada, 1911, le Recensement des Industries manufacturières de la Province de Québec, 1934, et les registres paroissiaux.

[18]   Raoul Blanchard, « Les Cantons de l'Est » (Revue de Géographie Alpine, tome XXV, 1937, fascicule 1, p. 174.

[19]   Cette information a été tirée des registres paroissiaux, grâce à la bienveillante collaboration des curés. Le clergé fait un recensement annuel de toutes les familles catholiques et protestantes. Le lieu de naissance des chefs de famille a été enregistré pour 1,345 des 3,426 familles recensées en 1936. L'omission de cet item varie selon les rues et les quartiers, indiquant que quelques recenseurs étaient moins pointilleux que d'autres. Les registres les moins complets ont été trouvés dans une paroisse presque complètement francophone, de milieu ouvrier. Un recensement parfait aurait probablement montré un pourcentage plus élevé de personnes d'origine locale.

[20]   Un compte-rendu détaillé de la structure des classes sociales de cette localité a été présenté devant l'American Sociological Society à Atlantic City en décembre 1937.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 9 juin 2007 9:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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