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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Victor Henry (1850-1907), La Magie dans l’Inde antique (1909)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Victor Henry (1850-1907), La Magie dans l’Inde antique. Paris: Éditions Ernest Leroux, 1909. Nouvelle édition. « Une année d’enseignement védique à la Sorbonne (1901-1902) ». Une édition numérique réalisée par Jean-Marc Simonet, bénévole, professeur des universités à la retraite, Université de Paris XI-Orsay.

Introduction 

 

La magie est de tous les temps et de tous les pays ; et, par tous pays et dans tous les temps qu’il nous est donné d’atteindre, les pratiques magiques se ressemblent à un degré si étonnant, qu’on ne peut se défendre de les croire empruntées de peuple à peuple, par transmission directe, ou lente et invisible infiltration. La conjecture, plausible parfois quand s’y prêtent les affinités de races ou le voisinage géographique, n’est pourtant nulle part nécessaire ; car les procédés de la magie, pour étranges et complexes qu’ils nous apparaissent en bien des cas, n’ont en soi rien que de normal, rien que la simple logique humaine n’ait pu produire et développer identique sous toutes les latitudes. Un nombre incalculable de fois, dans les lieux les plus divers, une friction douce a calmé une souffrance aiguë ou même remis en place les tissus froissés ; et il était naturel que le fredon indistinct dont s’accompagnait machinalement cette opération monotone contint p002 quelque vague allusion à la guérison souhaité, tout comme le refrain du meunier commande à sa meule de bien moudre (ἄλη μύλα ἅλη). Souvent une femelle délaissée a, dans l’inconscience de sa détresse, tendu ses bras vers la direction où s’était éloigné d’elle son mâle en quête d’aventure, fait des gestes et proféré des mots d’appel ; et, une fois sur deux au moins, il est revenu à elle, car les voyages d’un homme seul ne pouvaient sortir d’un rayon très étroit ; s’il n’est pas revenu, c’est que les charmes de sa rivale ont été plus puissants [1]. Quand deux troupes ennemies se sont trouvées en présence, elles ont débuté par s’assaillir d’imprécations farouches, et de part ou d’autre l’effet a suivi, immanquable : les vainqueurs — encore aujourd’hui ne se targuent-ils pas de la complicité du Dieu des armées, — ont redoublé de confiance en leur magie ; les vaincus, s’ils n’ont été exterminés, l’ont adoptée, puisqu’elle s’était révélée supérieure ; ou, s’ils ont sauvegardé leur indépendance par la fuite, ont vérifié à leur tour le pouvoir de la leur sur des adversaires plus faibles qu’ils ont écrasés. De toute manière le principe de la magie est resté sauf, parmi les ruines dont se jonchait le sol mouvant où il était fermement implanté. 

Mais ce principe lui-même, comment avait-il pris p003 naissance, identique dans tous les milieux ? Il ne semble pas que cette question d’origine non plus puisse soulever la moindre difficulté. Qu’on se représente l’homme à l’état de nature, — je ne connais pas de meilleure expression que celle de Rousseau pour désigner un être aussi différent que possible de celui que Rousseau a rêvé, — entouré de mille dangers, réels ou imaginaires, connus ou mystérieux : réels, les ouragans et les trombes, les débordements de rivières, les chutes de rochers, la dent des bêtes féroces ; imaginaires avec un fond de réalité, les feux follets qui naissent, des marécages, les éclipses de soleil et de lune, les mille bruits de la solitude, les jeux bizarres de la perspective ou des ombres portées ; purement imaginaires, toutes les terreurs qu’engendre l’auto-suggestion d’un guet perpétuel, telles que seule peut encore les connaître parmi nous une sentinelle perdue en une nuit de grand’garde ; mystérieux, l’assaut soudain d’une de ces maladies qui tordent les membres, convulsent les traits, éteignent le regard et en quelques heures font d’un homme sain et robuste un cadavre inerte et hideux... Connaissant les agents extérieurs d’où émanaient pour lui quelques-uns de ces périls, comment l’homme n’aurait-il pas rapporté à d’autres agents, également doués de vie, mais invisibles ceux-là, et d’autant plus redoutables, tous les fléaux dont il se sentait menacé ? et, connaissant par expérience la façon de se garer de ses ennemis visibles, comment ne l’aurait-il pas imaginée efficace aussi contre la tourbe hostile qui échappait à ses regards ? Le feu, par p004 exemple à partir du jour où on sut le produire, devint partout le grand agent de défense contre les bêtes féroces : comment le feu avait-il le pouvoir d’écarter les sanguinaires rôdeurs de nuit ? on ne le savait pas ; mais enfin il l’avait, c’était un fait avéré, et dès lors il devenait l’allié naturel de l’homme contre toute puissance meurtrière. De là, le rôle universel du feu dans la magie antique et moderne : au moment de conférer à l’enfant le sacrement de la taille des cheveux, le prêtre de l’Inde allume dans la direction du sud, région des Mânes et des démons, un feu qui les tiendra en respect [2] ; et, chez nous civilisés, sinon dans nos croyances, au moins pour l’historien des rites, la herse enflammée qui entoure le catafalque est le rempart qui protège le mort, désormais sans défense, contre les êtres de ténèbres qui s’apprêtent à le saisir, à moins qu’elle ne soit la barrière infranchissable opposée par les assistants à la mort victorieuse, inassouvie de la proie qu’elle a étreinte. 

Partant de ces données, on n’a aucune peine à imaginer un état social rudimentaire, où tout le monde était magicien, comme tout le monde était chasseur, pêcheur, tailleur de pierre et charpentier. Chacun subvenait à ses propres besoins, et la magie était un besoin et une fonction comme tous les autres, ni plus ni moins. Ce n’est pas pourtant sous cet aspect que s’offre à nous la magie, même dans les tribus sauvages p005 les moins avancées en fait de division du travail : elle y est, comme dans nos campagnes, le monopole de quelques rares privilégiés, pour la plupart héréditaires, qu’environne un puissant prestige. Rien encore d’étonnant à cela, s’il est vrai que dans le travail social ce sont nécessairement les fonctions les plus délicates qui se différencient les premières. Quiconque est adroit et vigoureux — et le sauvage l’est sous peine de mort — peut et doit manier la hache, l’aviron et le filet. Mais il est clair que tous ceux qui s’essayèrent au métier de sorcier guérisseur, de chercheur de sources, de faiseur de pluie, n’étaient pas prédestinés aux mêmes succès : les uns surent mieux que les autres observer les symptômes d’une maladie et en prédire, parfois modifier l’issue, reconnaître les signes d’une humidité souterraine, ou différer leurs conjurations jusqu’au jour où ils prévoyaient la pluie imminente ; ils se léguèrent leurs secrets de père en fils, et ce trésor accru par les générations constitua peu à peu un corps de doctrine occulte, expérimentale en quelques points, chimérique dans l’ensemble, mais en tout cas traditionnellement maintenue par la foi des initiés, qui n’est pas le moindre élément de leur puissance. Car, au nombre des facteurs qu’ils savent quelquefois faire entrer en jeu, il faut compter ces forces inconnues de la suggestion, de l’hypnotisme, des dédoublements de la personnalité, domaines où la science commence aujourd’hui seulement à porter son flambeau, mais qu’en tout temps un empirisme plus ou moins savant a exploités en s’étonnant peut-être de ses propres miracles. 

p006 Une fois entrée dans cette voie, devenue le patrimoine d’une sorte de caste, la magie ne pouvait manquer de progresser partout dans le même sens, de perfectionner ou plutôt de compliquer sa technique à la faveur du développement des idées directrices qui avaient présidé à sa naissance. Çà et là, sans doute, une découverte accidentelle, une observation plus exacte et d’un caractère semi-scientifique a pu lui faire réaliser un progrès partiel, resté propre à telle race et que telle autre n’a point connu ; mais le gros des notions dont elle s’inspire, elle ne saurait le tirer que de la science courante et vulgaire de son temps, de ce qu’en un seul mot on nomme « le folklore », du mythe enfin ou de la religion primitive. Or le mythe, dans ses grandes lignes, est universel, par cela seul qu’il repose sur les apparences extérieures que présentent les phénomènes de la nature, et que ces apparences ne diffèrent qu’à peine, en quelque lieu qu’on les observe : partout, le soleil se lève à l’orient, marche à travers le ciel, illumine, échauffe et féconde, se couche en incendiant les nuées, et, si le commun des hommes compte sur ses retours pour assurer la provende de plantes nourricières, le magicien peut lui demander de faire grandir l’enfant qu’il bénit, repousser un membre mutilé, ou lever avec lui à l’aube prochaine un malade brûlé de la fièvre vespérale ; partout, la foudre gronde et tue, si pareille à une arme humaine que partout aussi l’idée a dû venir de l’adjurer contre un ennemi, elle-même ou le dieu qui la lance. Et dans cette dernière alternative, qui fait toute la transition du mythe simple p007 à la religion proprement dite, s’esquisse déjà le lien intime qui unit constamment la religion naturaliste à la sorcellerie artificielle. De fait, elles ont marché du même pas, se soutenant l’une l’autre, unissant dans un même personnage sacré la triple fonction de médecin, de conjurateur et de prêtre, jusqu’au jour où, une religion plus éclairée proscrivant ces pratiques grossières, la magie chassée du sanctuaire imagina de se poser en adversaire, de prendre le contre-pied des rites qui la bannissaient, de dire la messe à rebours et de se réclamer du pouvoir des démons. Cette magie noire, elle aussi, s’est développée en maint endroit, mais ce n’est point celle des temps lointains où nous reporte notre étude [3], temps où les occultes puissances des ténèbres sont l’exécration de l’humanité, et rarement ses auxiliaires. 

La technique plus complexe encore des talismans offensifs ou défensifs, des amulettes et des envoûtements ne laisse pas de répondre au même courant d’instinctive logique. Si l’expérience journalière constate que le contact transmet d’un objet à un autre certaines propriétés, — quand, par exemple, une brindille s’enflamme au voisinage d’une braise ardente, on qu’une substance odorante laisse une trace aussi persistante p008 qu’invisible aux doigts qui l’ont maniée, pourquoi le contact d’un bois incorruptible ou réfractaire à la hache n’assurerait-il pas à l’homme santé perpétuelle, ne rendrait-il pas le guerrier invulnérable ? et comment mieux réaliser ce contact qu’en lui faisant porter toujours une parcelle de ce bois ? Plus tard, de même que la pharmacopée de naguère fondait cent remèdes en un seul afin de guérir la maladie au hasard et à coup sûr, on inventera des assemblages de plusieurs bois aux propriétés diverses ; on en renforcera l’effet en les faisant macérer dans des liquides de bon augure, bénis au cours d’un sacrifice, et en proférant sur eux des paroles d’incantation rituelle : enfin l’amulette ira se compliquant de plus en plus, mais le principe initial demeurera intact, et lui seul présidera à tous ces perfectionnements. Le contact à distance n’est souvent pas moins efficace que le voisinage immédiat, puisque le soleil échauffe de loin pourquoi donc un objet qui aurait été longtemps exposé au soleil et se serait ainsi imprégné de la chaleur, de la force, de la vertu solaire [4], ne communiquerait-il point cette vertu à l’homme qui le tiendrait à la main ou le suspendrait à son col ? Mais, à défaut du soleil, le feu, dans la vie de tous les jours, en tient lieu ; il en a toutes les propriétés, toutes les applications ; c’est un petit soleil, ou une parcelle détachée du grand : et voici surgir l’idée, si féconde en magie, de la substitution de la partie au tout ou de l’image à l’objet. Pour certains rites de l’Inde, qui p009 exigent le plein jour, il est prescrit toutefois, si par inadvertance on a laissé le soleil se coucher sans les accomplir, de tenir au-dessus des vases sacrés un flambeau allumé ou une pièce d’or : « ainsi est réalisée l’image de celui qui brûle là-haut » [5]. Substitution de la partie au tout, la magie qui s’exerce sur des rognures de cheveux ou d’ongles, sur l’empreinte du pas de sa victime : si peu qu’il y ait d’elle dans ces débris ou ses traces, il y a d’elle quelque chose ; et croyez que le sorcier qui le premier a eu l’idée d’atteindre par ce détour un ennemi par ailleurs inaccessible a été pour son temps l’égal d’un Archimède ou tout au moins d’un Roger Bacon. Substitution de l’image à l’objet lui-même, l’envoûtement sous toutes ses formes, depuis l’horrible poupée de chiffons qu’on brûle ou qu’on enterre, jusqu’à la délicate figurine de cire, aussi ressemblante que possible, dont on perce le sein gauche avec une aiguille rougie, ou qu’on fait fondre à petit leu. L’art du magicien, comme tous les arts, est susceptible de raffinements à l’infini ; mais il ne change point. 

Son formulaire n’est guère moins immuable, en dépit des ornements nouveaux que lui apportent du dehors les progrès du sens esthétique, les exigences croissantes de l’oreille et de l’esprit. De par la nature même des choses, on l’a vu, la plupart des opérations du magicien sont lentes et monotones, par conséquent rythmées : caractère primitif que la solennité qui s’y p010 attache tend à exagérer encore de siècle en siècle ; et dès lors, les paroles, ou, si l’on veut, les syllabes qui les accompagnent suivent le rythme de l’action, ce qui revient à dire que le sorcier parle naturellement en vers. A mesure du développement de la métrique s’introduisent dans le refrain magique les adjuvants ordinaires qu’elle traîne partout plus ou moins à sa suite : allitération, comme dans les runes de la Germanie ; assonance, comme dans les abracadabra ou dans les formules devenues inintelligibles que nous a conservées le vieux Caton ; alternance des longues et des brèves, comme dans le chef-d’œuvre de poésie exorcistique de l’Inde ancienne que nous aurons souvent l’occasion de citer. Mais, sous le décor de la rhétorique ou sous les chevilles de la versification, sous les obscurités de la phrase, volontaires ou non, — soit que des conjurateurs ignorants aient parfois laissé dégénérer leur formulaire en jargon, ou qu’ils se servent des mots d’une langue aujourd’hui morte et ne se survivant plus que dans ces lambeaux traditionnels, soit enfin que des sorciers habiles aient imaginé de jargonner leurs paroles, afin qu’un profane ne pût les saisir et les répéter contre eux ou sans eux, — sous toutes ces fioritures, dis-je, ce qui se retrouve identique, c’est le vieux commandement magique en tous ses aspects : « Guéris et vis... Porte ceci et sois vainqueur... Ciel, tonne et pleus... Meurs, serpent, démon, sorcier malin... » etc. Parfois l’opérateur célébrera pompeusement la vertu de son charme ou de son remède : c’est encore une façon de le décider à faire p011 son œuvre, ou d’épouvanter l’adversaire occulte ou visible contre lequel il le dirige. Parfois il annoncera comme obtenu le résultat qu’il poursuit : « j’ai banni... j’ai amené... j’ai guéri... », fiction de style aisément concevable, ou plutôt, dans un grand nombre de cas, procédé de suggestion très efficace sur un sujet crédule ou nerveux. Mais, en dépit de la variété des tours que lui inspirera une imagination plus on moins féconde, une éducation littéraire plus ou moins achevée, c’est à la trame originaire de son incantation qu’il demandera la matière de ses broderies. 

Seulement, dans les civilisations assez avancées pour avoir, sinon codifié leur religion, au moins organisé une sorte de panthéon et de culte, la magie, comme on sait, admettra de bonne heure un élément de plus : l’invocation aux dieux, la prière, éventuellement un sacrifice destiné à la corroborer. L’homme peut bien commander, dans l’illusion de sa force et l’inconscience de l’impossible, aux maladies et aux démons, aux fleuves et aux montagnes, à la terre et au ciel. Mais, dès l’instant qu’il a conçu le divin, un principe plus haut que lui et sur lequel il ne saurait avoir d’action contraignante, il ne peut plus que louer ou implorer ; et, si quelque conjurateur cède à la tentation bien légitime de procurer à son art l’appui et l’alliance d’aussi grands seigneurs, c’est en toute humilité lui si arrogant par ailleurs, qu’il lui convient de les aborder. De là ce cachet commun qui frappe, indépendamment les uns des autres, tous les exégètes de textes magiques tant soit peu relevés, M. Oldenberg pour l’Inde comme p012 M. Fossey pour l’Assyrie [6] : les incantations où l’on fait intervenir un dieu ressemblent à s’y méprendre à des hymnes. Disons mieux : ce sont des hymnes, et il serait difficile que ce fût autre chose ; on y insérera au besoin de longs morceaux mystiques ou cosmogoniques, comme le récit de la création [7], non pas qu’ils aient le moindre rapport avec l’opération en cours, mais simplement parce qu’ils sont censés contenir toute vérité, toute manifestation de la puissance divine, et qu’il n’y a pas d’arme plus terrible, contre les êtres de mensonge, que la vérité, contre les esprits de destruction, que le pouvoir créateur. De là aussi le caractère presque nécessairement adventice et artificiel de la plupart de ces insertions, récits, louanges ou prières : les déités primitives et concrètes, comme le feu, le soleil, ont de temps immémorial présidé aux rites magiques, et elles ont présidé avec les fonctions tirées de leur nature, celles qu’on les voyait réellement accomplir, ou celles qu’on en induisait par analogie ; mais, une fois que l’homme se vit en possession de tout un vaste système d’êtres supérieurs, divinités secondaires nées du dédoublement à l’infini des premières entités naturalistes, il ne se souvint plus guère des attributions particulières de chacun de ces dieux ou groupes de dieux ; bien plutôt il les confondit en un p013 idéal général de puissance surhumaine, et donc il les invoqua un peu au hasard, dans ses besoins, l’un ou l’autre, selon qu’un nom se présentait d’abord à son esprit ou faisait mieux dans son vers. Les théologiens, sans doute, surent toujours ce qui revenait en propre à chaque dieu, et ils ne s’y trompaient point dans la liturgie ; mais les magiciens tout brahmanes qu’ils furent dans l’Inde, n’étaient pas des théologiens. Assez rares, et d’autant plus précieux, — nous les relèverons soigneusement à l’occasion, — sont les rites ou les versets où transparaît encore, à travers le verbiage de convention, l’attribut mythique, le trait spécifique de folklore, qui nous montre dans le dieu invoqué, non un comparse tel quel, mais the right god in the right place, le protagoniste naturel et traditionnel du petit drame joué par le magicien et ses acolytes. 

De toutes ces considérations il ressort à l’évidence qu’un doctrinal magique complet, authentique, attesté par des documents sûrs et clairs, en quelque endroit du globe qu’il ait été composé ou compilé, aura beaucoup de choses de refléter, dans son fond et dans les plus importants de ses détails, la magie universelle, et de nous en offrir une image fort suffisamment adéquate. La portée de l’étude d’un tel corps de doctrine passe donc de beaucoup les limites de l’intérêt spécial qui s’attache à la population où il a pris naissance, alors même qu’un lien immédiat d’affinité la rattache à celles de l’Europe actuelle ; car ce n’est point ici l’indogermanisme seul qui est en cause, mais, dans une certaine mesure, le patrimoine commun de l’humanité. D’autre part, plus p014 les documents seront anciens, plus ils nous rapprocheront des premières épargnes intellectuelles qui constituèrent ce patrimoine, prémices des deux inépuisables trésors qui défraient aujourd’hui sa vie et, malgré leur antagonisme apparent, la défraieront à jamais : religion et science [8]. 

Aucune nation, aucune littérature ne répond mieux, que celle de l’Inde aux conditions d’une semblable étude. Indépendamment d’une foule de renseignements isolés, épars dans ses livres liturgiques, et de quelques écrits encore relativement peu accessibles, l’Inde nous a légué un rituel et un manuel magiques en parfait état, aisément intelligibles, le premier surtout, dans la plupart de leurs parties. Le rituel, c’est un des quatre Védas, c’est-à-dire qu’il participe à cette antiquité, jadis tenue pour fabuleuse et aujourd’hui encore estimée fort respectable, des livres sacrés de la Péninsule Gangétique : on ne peut guère le faire descendre au-dessous du VIIIe siècle avant notre ère, tandis que la littérature grecque, sauf Homère, à plus forte raison la littérature latine, est bien postérieure et ne contient d’ailleurs presque pas de textes spécialement magiques. Quant aux tablettes assyriennes, qui sont peut-être aussi anciennes, sinon davantage, elles sont jusqu’à présent peu nombreuses, fort mutilées, très obscures de sens même lorsqu’on en a maîtrisé le mot à mot [9], et ne p015 s’accompagnent point, comme le Véda des brahmanes, d’un manuel pratique qui nous éclaire sur l’emploi et la destination des formules. Ce Véda, enfin, est presque tout entier en vers assez réguliers, ce qui garantit l’exacte conservation du texte et en facilite au besoin la correction conjecturale. A tous ces points de vue, il est permis de penser qu’une exposition quelque peu détaillée des rites et des charmes de la magie hindoue n’intéressera pas les seuls indianistes, et pourra offrir au philosophe, l’historien des religions et des civilisations, l’attrait d’un domaine entier de l’occultisme, qui s’ouvre tout grand à l’exploration des uns, à la méditation des autres.


[1] L’explication par voies naturelles, évidemment la seule vraie pour l’immense majorité des cas, n’exclut pas, il va sans dire, l’éventualité de l’intervention de certaines forces occultes, — suggestion, télépathie, etc., — sur lesquelles la science est fort loin encore d’avoir dit son dernier mot.

[2] Sur les origines du feu sacré en tant que feu magique voir : Oldenberg-Henry, Religion du Véda, p. 287 sq.

[3] Cela est vrai surtout, si, comme je l’ai enseigné en maint endroit, beaucoup de démons n’ont été à l’origine que des doubles, des auxiliaires, ou des instruments, postérieurement personnifiés, des dieux souverains : Namuci, double d’Indra, Revue critique, xxxii (1891), p. 499 ; Arbudi, Nyarbudi et Trishandhi, incarnations de la foudre du même dieu, Henry, A. V., x-xii, p. 164 etc.

[4] Sur les observances qui présupposent pareille imprégnation, voir : Oldenberg-Henry, p. 360 et 383.

[5] Çatapatha-Brâhmana, iii, 9. 2. 8-9.

[6] Oldenberg-Henry, p. 7 ; Fossey, Magie assyrienne, p. 129 sq.

[7] C’est à tort que M. Fossey paraît s’en étonner : Magie assyrienne, p. 97, n. 1. Comparer ce qui sera dit plus bas (p. 19) du caractère abstrus et mystique de nombre d’hymnes de l’Atharva-Véda.

[8] Cf. la conclusion du présent livre, et spécialement le § 3.

[9] C’est l’impression qui s’impose à la lecture de la très consciencieuse et méritoire étude que nous en a donnée M. Fossey et à laquelle j’aurai bien souvent l’occasion de me référer.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 juin 2007 8:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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