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Collection « Les auteur(e)s classiques »

LA CRISE DE LA CONSCIENCE EUROPÉENNE 1680-1715 (1935)
Conclusion


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Paul HAZARD (1878 - 1944), LA CRISE DE LA CONSCIENCE EUROPÉENNE. Paris: Le livre de Poche, collection références, 1994, 444 pages. 1e édition : Boivin et Cie, Paris, 1935. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Conclusion

Qu'est-ce que l'Europe ? Un acharnement de voisins qui se battent. Rivalité de la France et de l'Angleterre, de la France et de l'Autriche ; guerre de la ligue d'Augsbourg, guerre de la succession d'Espagne. Guerre générale, notent les traités d'histoire qui ont peine à suivre le détail de ces confuses mêlées. Les accords n'aboutissent jamais qu'à de courtes trêves, la paix n'est plus qu'une nostalgie, les peuples sont épuisés et la guerre continue : les armées se remettent en campagne à chaque printemps.

Leibniz, voyant qu'on ne peut empêcher les Européens de se battre, propose de tourner leur fureur guerrière vers le dehors. La Suède et la Pologne conquerront la Sibérie et la Tauride, l'Angleterre et le Danemark prendront pour leur part l'Amérique du Nord ; à l'Espagne l'Amérique du Sud, à la Hollande les Indes Orientales ; la France voit l'Afrique en face d'elle, qu'elle s'en empare, qu'elle aille jusqu'en Égypte, qu'elle étende jusqu'au désert le règne des fleurs de lys. Ainsi tous ces soldats, tous ces mousquets, tous ces canons, s'emploieront du moins contre les sauvages et contre les infidèles ; ambitions et intérêts divergeront au loin sur la planète, et ne se rencontreront jamais plus.

L'abbé de Saint-Pierre ne se contente pas d'exiler les disputes. « Faisant réflexion sur les cruautés, les meurtres, les violences, les incendies, et les autres divers ravages que cause la guerre, plus affligé qu'à l'ordinaire de ceux dont la France et les autres nations de l'Europe sont accablées, je me mis à chercher si la guerre était un mal absolument sans remède, et s'il était entièrement impossible de rendre la paix durable... » Oui, rendons la paix durable, et même perpétuelle ! Les souverains, signant un pacte, se désisteront pour eux et pour leurs successeurs de toutes les prétentions qu'ils peuvent avoir les uns contre les autres ; les possessions actuelles seront considérées comme acquises pour toujours, inaliénables ; afin qu'aucun État n'entretienne plus de troupes que ses voisins, les forces militaires seront limitées, on en fixera le nombre, douze mille dragons tout au plus. Si malgré tout quelque conflit vient à naître, l'Union l'arbitrera, au besoin elle fera la guerre au prince qui refusera d'obéir à un règlement par elle établi, d'accepter un jugement par elle formulé. Un congrès permanent de plénipotentiaires se tiendra dans une ville libre et neutre, comme par exemple Utrecht, Cologne, Genève, Aix-la-Chapelle... Organisant, avec la précision des utopistes, le détail méticuleux de son rêve, il s'enivre d'un mot qui lui semble contenir tous les espoirs, le mot européen : tribunal européen, force européenne, république européenne. Qu'on l'écoute ; et l'Europe, au lieu de rester champ de bataille, formera Société. 

Mais lorsque Leibniz, en 1672, voulut engager la France dans son grand dessein, la guerre venait d'être déclarée à la Hollande ; et on n'est pas sûr que Louis XIV ait jamais reçu ce philosophe qui arrivait d'Allemagne pour lui donner des conseils. Lorsque, quarante ans plus tard, l'abbé de Saint-Pierre se mit à échafauder mirage sur mirage, les contemporains le laissèrent projeter dans le vide ses songes prématurés. L'abbé de Saint-Pierre, tout plein d'une ardeur nouvelle et cherchant des appuis, a communiqué ses plans à Leibniz, champion vieillissant de la grande cause pacifique, et Leibniz lui a répondu avec mélancolie. Il lui a répondu que ce qui manquait le plus aux hommes pour se délivrer d'une infinité de maux, c'était la volonté ; qu'à la rigueur, un prince énergique pouvait arrêter la peste ou la famine à l'entrée de ses États ; mais qu'il était beaucoup plus difficile d'empêcher la guerre, parce que l'affaire ne dépendait pas de la décision d'un seul homme, mais exigeait le concours des Empereurs et des Rois. Il n'y a point de ministre, disait-il, qui voudrait proposer à l'Empereur de renoncer à la succession de l'Espagne et des Indes ; l'espérance de faire passer la monarchie d'Espagne dans la maison de France a été la source de cinquante ans de guerre ; et il est à craindre que l'espérance de l'en faire ressortir ne trouble l'Europe encore pendant cinquante autres années. « Il y a le plus souvent des fatalités, qui empêchent les hommes d'être heureux... »

Qu'est-ce que l'Europe ? Une forme contradictoire, à la fois stricte et incertaine. Un enchevêtrement de barrières, et devant chacune d'elles, des gens dont le métier est de demander les passeports, et de faire payer des impôts ; toutes entraves possibles apportées aux communications fraternelles. Des champs dont on hérisse si bien les défenses qu'on n'a plus le temps de les cultiver ; pas un arpent du sol qu'on ne se soit disputé depuis des siècles, et que chaque possesseur enclôt à son tour. Il n'y a plus de grands espaces libres, tout est réglé, fixé, délimité ; on est serré, étouffé, tout est pris : « Je suis entré dans le monde si tard qu'à peine j'y trouve un pouce de terre pour m'y faire un domicile et un tombeau. »

Or ces strictes frontières, on les rend incertaines, puisqu'on les change suivant les conquêtes, les traités, ou même les simples prises de possession. Ces barrières, on les avance, on les recule, on les supprime, on les rétablit ; les géographes n'ont pas fini de dresser des cartes nouvelles, que déjà ces cartes ne valent plus. De royaumes entiers, on voudrait faire la continuation d'autres royaumes, et qu'il n'y eût plus de Pyrénées. D'où cette contradiction interne : l'Europe est un composé de formes qu'elle déclare intangibles, et auxquelles elle ne cesse pas de toucher.

Du côté de l'Ouest on est tranquille : la mer n'apportera plus de grandes flottes barbares ; des envahisseurs étrangers ne viendront plus ravager les villages millénaires, et s'il y a bataille, ce ne sera plus, Dieu merci, qu'entre frères, Anglais, Français, Portugais, Espagnols. — Dans la Méditerranée, les Turcs se livrent à des jeux insultants pour les voyageurs ou pour les riverains : du moins ne présentent-ils plus de danger vital. — Mais à l'est, quelle surprise ! Jadis, il s'agissait de se défendre contre les armées du croissant, qui s'étaient emparées des marches de la civilisation. A présent, le problème n'est plus si simple. Voici qu'aux portes de l'est se présentent des millions d'hommes qui, par la volonté de leur tsar, demandent à s'intégrer à l'Europe. Ils demandent qu'on leur envoie des produits d'Amsterdam, de Londres, ou de Paris ; et des modèles aussi, et des maîtres ; ils coupent leur barbe et leurs cheveux, changent leurs habits, apprennent à parler l'allemand... Mais leur âme, la transformeront-ils si vite ? Se contenteront-ils du rôle d'écoliers tardifs, qui écoutent humblement les leçons d'une humanité supérieure ? Si on exauce leur prière (et comment ne pas l'exaucer ?) n'en viendront-ils pas à proposer en échange leur propre sagesse ; sagesse ou folie ? c'est la question qui se posera plus tard. Mais déjà l'Europe est gênée, elle est déséquilibrée par cette Europe concurrente, cette extension, cette imitation, cette falsification de l'Europe qui apparaît aux confins de l'Orient.

Europe, terre de discordes et de jalousies ! De jalousies, d'amertumes et d'aigreurs. Les Latins méprisent les Germains, corps massifs, tempéraments grossiers, lourds esprits ; les Germains méprisent les Latins, fatigués et corrompus. Les Latins se disputent entre eux ; on dirait qu'ils souffrent lorsqu'ils sont obligés de reconnaître les qualités d'une nation voisine, ce sont toujours les défauts qui leur viennent à l'esprit. Comme sur le manteau d'Asmodée le Diable boiteux, où l'on voit une infinité de figures peintes à l'encre de chine : aucune n'est belle et toutes sont grimaçantes : une dame espagnole couverte de sa mante agace un étranger à la promenade ; une dame française étudie dans un miroir de nouveaux airs de visage pour les essayer sur un jeune abbé qui paraît à la portière de sa chambre avec des mouches et du rouge ; des Allemands déboutonnés, tout en désordre, pris de vin et barbouillés de tabac, entourent une table inondée des débris de leur débauche ; un Anglais présente galamment à sa dame une pipe et de la bière... De même, entrez dans le jardin de Mr. Spectator : les fleurs, dès qu'elles devien-dront le symbole des nations, cesseront d'être belles et parfumées : l'odeur des fleurs d'Italie est trop forte et offense le cerveau ; l'odeur des fleurs de France, quoique chamarrées, éblouissantes et vives, est faible et passagère ; les fleurs d'Alle-magne et du nord ont peu ou point d'odeur, et quand elles en ont, elles sentent mauvais.

Pourtant lorsqu'on a, comme nous, longtemps écouté les cris et les plaintes qui montent de ces terres tourmentées, on perçoit aussi, au milieu des provocations et des reproches, des cris d'orgueil. On entend peu à peu un hymne qui s'élève pour célébrer les mérites d'une Europe dont aucune puissance au monde ne saurait égaler la force, l'intelligence, l'agrément, la splendeur.

Il est vrai que l'Europe est la plus petite des quatre parties du monde : mais elle est la plus belle, la plus fertile, sans solitudes et sans déserts ; la plus cultivée ; les disciplines libérales et les arts mécaniques y ont pris un incomparable éclat. Que d'autres vantent, s'il leur plaît, les merveilles que l'on découvre à la Chine : «Il y a un certain génie qui n'a point encore été hors de notre Europe, ou qui du moins ne s'en est pas beaucoup éloigné. Peut-être qu'il ne lui est pas permis de se répandre dans une grande étendue de terre à la fois, et que quelque fatalité lui prescrit des bornes assez étroites. Jouissons-en tandis que nous le possédons ; ce qu'il a de meilleur, c'est qu'il ne se renferme pas dans les sciences et dans les spéculations sèches, il s'étend avec autant de succès jusqu'aux choses d'agrément, sur lesquel-les je doute qu'aucun peuple nous égale. » Divisée contre elle-même tant qu'on voudra, l'Europe se reforme dès qu'on l'op-pose aux continents qu'elle a su asservir, et qu’elle vaincrait encore si besoin en était. Dans l'esprit de ses peuples demeure le souvenir des navigations héroïques, des découvertes, des galions chargés d'or, des drapeaux glorieux qu'on a plantés sur les rui-nes des empires sauvages. Et ils se sentent encore, comme ils disent, « redoutables » et « belliqueux ». « Que si l'Europe veut épouvanter l'Orient et l'Occident, elle le fera d'abord qu'elle l'aura décidé. » — « Au moindre signal que les princes feront d'en découdre, ils trouvent plus de gens qui prennent volontairement les armes, par le seul désir d'acquérir de la gloire, que les Asiatiques et les Africains n'en peuvent assembler à force d'or, d'argent, et de promesses. » Déchirée, blessée par la vive conscience non seulement de ses malheurs, mais de ses fautes, entre toutes les pertes qui lui sont sensibles déplorant celle de l'unité de croyance, désespérant de s'appeler jamais, comme autrefois, la Chrétienté — l'Europe n'en conserve pas moins le sentiment d'un privilège qui lui appartient en propre, d'une originalité que toute comparaison renforce, d'une valeur inaliénable et unique. 

Qu'est-ce que l'Europe ? Une pensée qui ne se contente jamais. Sans pitié pour elle-même, elle ne cesse jamais de poursuivre deux quêtes : l'une vers le bonheur ; l'autre, qui lui est plus indispensable encore, et plus chère, vers la vérité. A peine a-t-elle trouvé un état qui semble répondre à cette double exigence, elle s'aperçoit, elle sait qu'elle ne tient encore, d'une prise incertaine, que le provisoire, que le relatif ; et elle recom-mence la recherche désespérée qui fait sa gloire et son tourment.

Hors d'elle, non touchées par la civilisation, des masses d'humanité vivent sans penser, satisfaites de vivre. D'autres races se sentent si vieilles, si lasses, qu'elles ont renoncé à une inquiétude encore fatigante, et qu'elles se sont plongées dans une immobilité qu'elles appellent sagesse, dans un nirvana qu'elles appellent perfection. D'autres encore ont renoncé à inventer, et imitent éternellement. Mais en Europe, on défait la nuit la toile que le jour a tissée ; on éprouve d'autres fils, on ourdit d'autres trames, et chaque matin résonne le bruit des métiers qui fabriquent du nouveau, en trépidant.

Si jamais l'ouvrière incontentable a eu l'impression qu'elle pouvait s'arrêter et se reposer, parce qu'elle avait enfin produit son chef-d’œuvre, ce fut à l'époque classique. Pouvait-elle créer formes plus belles et plus durables ? Si belles et si durables, que nous les admirons encore aujourd'hui et qu'elles seront dignes d'être proposées comme modèles à nos enfants, et aux enfants de nos petits-enfants. Mais cette beauté elle-même suppose une sécurité dans les esprits qui l'ont produite. Le classicisme a trouvé le moyen de ne pas abandonner la sagesse antique et de pratiquer la sagesse chrétienne ; d'équilibrer les facultés de l'âme ; de fonder l'ordre sur le contentement et sur l'admiration ; d'accomplir cent autres miracles, et pour tout dire en un seul mot, de proposer aux hommes un état voisin de la sérénité.

De sorte que l'Europe, heureuse de contempler ce résultat mémorable, pour un moment s'est arrêtée. Pour un moment, elle a eu l'illusion qu'elle pouvait faire halte au milieu de perspectives si mesurées et si grandioses qu'elle n'en trouverait jamais de plus justes ou de plus merveilleusement achevées.

Espoir trop bref, et bientôt nié ; tentation de s'arrêter, plutôt qu'arrêt véritable ; car l'Europe n'a guère cessé de subir sa propre loi, sa dure loi. Avant que les théoriciens d'un monde qui fondait sa logique sur la libre acceptation de l'autorité eussent fini de nuancer leurs doctrines, d'autres théoriciens dénonçaient les dangers, les abus, les défauts de cette même autorité, et combattant ce qu'elle avait d'excessif, en arrivaient à refuser toute valeur à son concept. Ainsi le travail de recherche recommençait en sous-main ; l'anxiété renaissait sous les tranquilles apparences ; on repartait vers un autre bonheur, vers une autre vérité ; et les inquiets, les curieux, d'abord honnis, persécutés, ou cachés, se produisaient au jour, s'avançaient, s'illustraient, et réclamaient la place de guides et de chefs. Telle est la crise de conscience à laquelle nous avons assisté, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. 

Mais cette pensée critique, qui l'a nourrie ? où a-t-elle pris sa force et ses audaces ? et d'où vient-elle enfin ?

Du fond des âges ; de l'antiquité grecque ; de tel ou tel docteur d'un Moyen Age hérétique ; de telle ou telle autre source lointaine ; mais à n'en pas douter, de la Renaissance. Entre la Renaissance et l'époque que nous venons d'étudier la parenté est indéniable. Même refus, de la part des plus hardis, de subordonner l'humain au divin. Même confiance faite à l'humain, à l'humain seulement, qui limite toutes les réalités, résout tous les problèmes ou tient pour non avenus ceux qu'il est incapable de résoudre, et renferme tous les espoirs. Même intervention d'une nature, mal définie et toute-Puissante, qui n'est plus l'œuvre du créateur mais l'élan vital de tous les êtres en général et de l'homme en particulier. Mêmes ruptures ; l'échec de l'union des Églises, à la fin du XVIIe siècle, n'est que la consécration du schisme du XVIe, auquel on essaie vainement d'enlever son caractère définitif. Mêmes disputes interminables, sur la chronologie, sur les sorciers. Ces rudes années, ces laborieuses et honnêtes années, où chacun regarde jusqu'au plus profond de son âme, où tenants et défendants ont conscience de lutter pour le tout de leur conviction, où les sceptiques font encore figure de prosélytes, où personne n'ignore qu'il s'agit d'une interprétation décisive de la vie, nous apparaissent comme une Renaissance seconde. Elles sont seulement plus sévères, plus âpres, et comme désabusées : une Renaissance sans Rabelais ; une Renaissance sans joie.

Il ne s'agit pas ici d'une vague similitude, mais d'un rapport historique facile à saisir. Ces travailleurs acharnés, fabricants d'infolios, ces grands liseurs dont l'appétit n'est jamais comblé, s'ils font peu de cas des poètes qui donnent à la Renaissance son charme et son sourire, ont pratiqué les philosophes qui ont façonné son âme hardie, et qui l'ont initiée aux délices et aux angoisses d'une pensée sans frein. Il les ont écoutés, admirés et suivis. Pierre Bayle est l'héritier des épigones libertins qui prolongent le XVIe siècle jusque dans le XVIIe : il aime La Mothe Le Vayer, dont les Dialogues « contiennent des choses extrêmement hardies sur le fait de la religion et de l'existence de Dieu » ; il cite Lucilio Vanini comme le martyr glorieux de l'incrédulité. Plus loin dans le temps, il connaît Jean Bodin, Charron, Michel de L'Hospital, et, cela va sans dire, Montaigne : lequel lui a fait observer, en son vieux gaulois, qu'il y a bien des gens qui laissent les choses pour courir aux causes : et c'est ce que l'on a fort bien vu par l'exemple des comètes. Il connaît, comme la plupart de ses grands contemporains, Giordano Bruno, qui « était un homme de beaucoup d'esprit, mais il employa mal ses lumières, car non seu-lement il attaqua la philosophie d'Aristote dans un temps où on ne le pouvait faire sans exciter mille troubles, mais il attaqua aussi les vérités les plus importantes de la foi » . Il connaît Cardan, « un des grands esprits de son siècle » , « homme d'une trempe singu-lière » , « qui dit que ceux qui soutiennent que l'âme meurt avec le corps sont par leurs principes plus gens de bien que les autres» ; il connaît Pomponazzi. Qui ne connaît-il pas ? Il connaît Palingenius l'hérétique, auteur favori du sieur Naudé ; il connaît, d'une façon générale, tous ceux qui n'ont voulu avouer d'autre loi que celle de la raison humaine.

De même, Richard Simon n'ignore aucun de ceux qui, avant lui, se sont penchés sur les Écritures, et qui, comme il dit de Guillaume Postel, avaient pour unique but « de réduire tout l'univers au vrai usage de la raison ». Le respect des textes, la connaissance des langues savantes, le progrès de la philologie, toutes les lumières qui ont éclairé sa route, viennent de la Renaissance. Il suit l'exemple de ses maîtres lointains du Col­lège Royal : « J'ai entre les mains » , écrit-il « les actes d'un procès que la Faculté de théologie de Paris fit aux professeurs royaux en hébreu et en grec quatre ans après leur établisse­ment. »

Cette alliance certaine, on l'a notée de leur vivant. Bossuet enveloppe dans une même réprobation « un Erasme et un Simon, qui, sous prétexte de quelque avantage qu'ils auront dans les belles-lettres et dans les langues, se mêlent de prononcer entre saint Jérôme et saint Augustin » ; tandis que les admirateurs de Bayle estiment qu'on devrait lui élever une statue à côté de celle d'Erasme, à Rotterdam. Les ennemis de la philosophie condamnent d'un seul jugement Spinoza, Bruno, Cardan, et la Renaissance italienne qui a revivifié les erreurs du paganisme et répandu l'athéisme dans le monde ; ses amis magnifient la fin du XVe siècle et le commencement du XVIe, d'où sont partis les rayons d'une nouvelle lumières.

Ainsi le mouvement de la pensée moderne se dessinerait à peu près comme il suit. A partir de la Renaissance, un besoin d'invention, une passion de découverte, une exigence critique si manifestes, qu'on peut y voir les traits dominants de la conscience de l'Europe. A partir du milieu du XVIIe siècle, envi-ron, un arrêt provisoire ; un paradoxal équilibre qui se réalise entre des éléments opposés ; une conciliation qui s'opère entre des forces ennemies ; et cette réussite, littéralement prodi-gieuse : le classicisme. Vertu d'apaisement ; force calme ; exemple d'une sérénité consciemment atteinte par des hommes qui connaissent les passions et les doutes, comme tous les hommes, mais qui, après les troubles de l'âge précédent, aspirent à un ordre sauveur. Ce n'est pas que l'esprit d'examen soit annihilé : il persiste chez les classiques eux-mêmes, discipliné, endigué, s'appliquant à porter jusqu'à leur dernier point de perfection les chefs-d’œuvre qui exigent une longue patience pour devenir éternels. Il persiste chez les rebelles qui attendent leur tour, dans l'ombre. Il persiste chez ceux qui pactisent, en les minant, avec les institutions politiques et sociales dont ils profitent et qui font l'agrément de leur vie, comme Saint-Évremond et comme Fontenelle, aristocrates des révolutions.

Aussi, dès que le classicisme cesse d'être un effort, une volonté, une adhésion réfléchie, pour se transformer en habitude et en contrainte, les tendances novatrices, toutes prêtes, reprennent-elles leur force et leur élan ; et la conscience européenne se remet à sa recherche éternelle. Commence une crise si rapide et si brusque, qu'elle surprend : alors que, longuement préparée par une tradition séculaire, elle n'est en réalité qu'une reprise, une continuation.

Totale, impérieuse et profonde, elle prépare à son tour, dès avant que le XVIIe siècle soit achevé, à peu près tout le XVIIIe siècle. La grande bataille d'idées a lieu avant 1715, et même avant 1700. Les audaces de l'Aufklärung, de l'époque des lumières, apparaissent pâles et menues, à côté des audaces agressives du Tractatus theologico-politicus, à côté des audaces vertigineuses de l'Éthique. Ni Voltaire, ni Frédéric II, n'ont atteint la frénésie anticléricale, antireligieuse d'un Toland ; sans Locke, d'Alembert n'aurait pas écrit le Discours préliminaire de l'Encyclopédie ; la mêlée philosophique n'a pas été plus âpre que les querelles dont la Hollande et l'Angleterre ont retenti ; même le primitivisme de Rousseau n'a pas été plus radical que celui d'Adario le sauvage, mis en scène par Lahontan le révolté. De cette période si dense et si chargée qu'elle paraît confuse partent clairement les deux grands fleuves qui traverseront tout le siècle ; l'un, le courant rationaliste ; l'autre, menu dans ses com-mencements, mais qui plus tard débordera ses rives, le courant sentimental. Et puisqu'il s'est agi, pendant cette même crise, de sortir des domaines réservés aux penseurs pour aller vers la foule, pour l'atteindre et la convaincre ; puisqu'on a touché aux principes des gouvernements et à la notion même du droit ; puisqu'on a proclamé l'égalité et la liberté rationnelles de l'indi-vidu ; puisqu'on a parlé hautement des droits de l'homme et du citoyen : reconnaissons encore qu'à peu près toutes les attitudes mentales dont l'ensemble aboutira à la Révolution française ont été prises avant la fin du règne de Louis XIV. Le pacte social, la délégation du pouvoir, le droit de révolte des sujets contre le prince : vieilles histoires, vers 1760 ! il y a trois quarts de siècle, et plus, qu'on les discutait au grand jour.

Tout est dans tout, nous le savons ; rien n'est nouveau, nous le savons encore, puisque nous venons nous-mêmes de marquer les parentés et les filiations. Mais si on appelle nouveauté (et il semble bien qu'il n'y en ait pas d'autres, dans le domaine de l'esprit) une lente préparation qui aboutit enfin, le regain de tendances éternelles qui, après avoir dormi dans la terre, surgissent un jour, douées d'une force et parées d'un éclat qui paraissent inconnus aux hommes ignorants et oublieux ; si on appelle nouveauté une certaine façon de poser les problèmes, un certain accent, une certaine vibration ; une certaine volonté de regarder l'avenir plutôt que le passé, de se dégager du passé tout en profi-tant de lui ; si l'on appelle nouveauté, enfin, l'intervention d'idées-forces qui deviennent assez vigoureuses et assez sûres d'elles-mêmes pour agir évidemment sur la pratique quotidienne ; un changement dont les conséquences sont venues jusqu'à notre présente époque s'est opéré dans les années où des génies qui se nomment Spinoza, Bayle, Locke, Newton, Bossuet, Fénelon, à ne rappeler que les plus grands, ont procédé à un examen de conscience total, afin de dégager nouvellement les vérités qui dominent la vie. Pour le dire avec l'un d'eux, avec Leibniz, en étendant au monde moral ce qu'il disait du monde politique : Finis sæculi novam rerum faciem aperuit dans les années finissantes du XVIIe siècle, un nouvel ordre de choses a commencé.

Retour au livre de l'auteur: Paul Hazard (1878-1944) Dernière mise à jour de cette page le Lundi 15 août 2005 17:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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