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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La Formation du radicalisme philosophique.
Tome III. Le Radicalisme philosophique. (1901)
Postface de Philippe Mongin


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Élie Halévy, La Formation du radicalisme philosophique.Tome III. Le Radicalisme philosophique. Première édition 1901. Paris: Les Presses universitaires de France, 1995, 448 pp. Collection: Philosophie morale. Une réalisation conjointe de Réjeanne Toussaint (Chomedey, Ville Laval, Québec) et de Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévoles.


Postface

L'utilitarisme originel
et le développement de la théorie économique

Philippe Mongin


Voici longtemps que le public savant déplorait que l'un des ouvrages majeurs d'Elie Halévy fût devenu introuvable. Par un paradoxe déplaisant, il fallait se rabattre sur la traduction partielle qu'en offre l'édition de poche américaine - hommage nullement inattendu des universités anglo-saxonnes à l'érudition française de la IIIe République. En répondant aux instances, devenues pressantes, des historiens des idées, les Presses Universitaires de France ont eu l'excellente idée de ne pas se limiter à la formule en vogue du reprint. La formation se compose en quelque sorte de deux textes : à la narration et au commentaire des événements intellectuels, rédigés dans une prose fluide et synthétique, facilement accessibles au lecteur même non préparé, Halévy avait adjoint ses preuves, en compilant de longues citations dans les notes et les appendices de chaque tome. Toujours éclairants ou curieux, souvent habilement raccordés au développement de l'ouvrage, ces fragments y sont d'autant plus à leur place que les sources d'Halévy demeurent pour une part inédites, en tout cas difficiles d'accès : nous pensons non seulement à des textes fondamentaux, dont l'édition n'est pas pour autant achevée, comme les manuscrits philosophiques et juridiques de Bentham, mais encore aux oeuvres de circonstances - articles de revues, tracts ou pamphlets, correspondances. L'apparat critique de La formation constituait donc un des enjeux de sa réédition. Il ne suffisait pas de le restituer intégralement, il fallait encore le confronter aux recherches récentes des spécialistes, en particulier aux travaux en cours du Bentham Project. On saura gré aux responsables techniques de la présente édition d'avoir complété et corrigé, tout en les enrichissant de nouvelles références bibliographiques, les sources que Halévy tenait à consigner en regard de son propre texte.


LA PROBLÉMATIQUE HISTORIQUE
DE « LA FORMATION »


Le parti pris d'une édition exacte et complète s'imposait pour cet ouvrage qui applique scrupuleusement la méthode historique de la preuve. Car La formation est d'abord un livre d'histoire. Son objet est spatio-temporellement défini : il se propose de suivre, en Grande-Bretagne, entre le moment de l'indépendance américaine (1776) et celui de la réforme du suffrage (1832), d'une part les premiers développements de la doctrine utilitaire, d'autre part la montée concomitante de ce mouvement politique et intellectuel qui, sous le nom de radicalisme philosophique, contribua puissamment à l'évolution législative anglaise. Le titre l'indique déjà, l'Introduction le précise : Halévy ne vise pas tant à la systématisation logique qu'à la genèse intelligible des thèses qu'il examine. S'il avait entendu privilégier l'utilitarisme dans son état achevé, il l'aurait sans doute abordé à travers l'oeuvre de John Stuart Mill vers la fin de la période considérée (I, p. 6). Au lieu de quoi, Halévy fait moins largement place à Stuart qu'à James Mill et, surtout, il restitue en grand détail la foisonnante carrière du fondateur de la doctrine, Jeremy Bentham, entre le Fragment sur le gouvernement et sa mort (c'est-à-dire, par coïncidence, entre les deux mêmes dates de 1776 et 1832). Cette option diachronique, voire biographique, ne suffirait pas encore à mettre La formation à part d'autres études consacrées à l'utilitarisme originel. Le trait qui, finalement, lui donne sa tonalité historique particulière, et qui déconcertera sans doute le lecteur français contemporain, pour peu qu'il ne soit pas au fait des transformations de la Grande-Bretagne au XIXe siècle, est l'attention soutenue, insistante même, que l'ouvrage prête aux aspects socio-politiques apparemment circonstanciels de la thèse utilitaire.

Au cours des trois tomes, Halévy revient régulièrement sur l'alliance de l'utilitarisme et du mouvement libéral ou libre-échangiste - alliance scellée dès que Bentham connut La richesse des nations, et renouvelée ultérieurement entre Bentham, James Mill et Ricardo. Les tomes 1 et II exposent en détail l'intervention des utilitaires dans le débat public qu'ouvrent les révolutions américaine, puis française. A propos de Malthus, le tome Il rappelle la crise sociale que connut l'Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, et les modifications correspondantes des poor laws. Enfin, tout au long de l'ouvrage, Halévy se préoccupe des rencontres, des amitiés, des dissensions, il précise le jeu des influences, il cerne la constitution des groupes de pensée. Le tome II s'achève sur la création, par le jeune Mill, d'une « Société utilitaire ». Le tome III consacre l'existence, autour de 1820, du « Radicalisme philosophique » : c'était le terme préassigné du parcours. En bref, La formation n'est pas un ouvrage désincarné. Il se déroule principalement, mais non pas exclusivement, dans le ciel des idées. Ce qui est plus important encore, il décrit non seulement les systèmes abstraits - comme la classification benthamienne des plaisirs ou la théorie ricardienne de la valeur - mais aussi les configurations hétéroclites de l'idéologie. Les grands esprits n'y occupent pas constamment la scène. A l'occasion, Halévy tire de l'ombre le major Cartwright, Francis Place, Joseph Hume, Lancaster, et d'autres figures de propagandistes ou d'intellectuels. Bentham et Ricardo eux-mêmes apparaissent d'ailleurs, suivant les passages, tantôt dans le rôle convenu du grand penseur, tantôt dans celui, plus surprenant, de l'agitateur idéologique. En forçant le trait, on aimerait dire que, par l'objet qu'elle embrasse, par sa méthode d'explication alternativement interne et externe, La formation du radicalisme philosophique (1901-1904) fait la transition entre les deux autres études majeures dElie Halévy, La théorie platonicienne des sciences (l896) et l'Histoire du peuple anglais au XIXe siècle (1913-1932).

Il est instructif de revenir sur le balancement thématique du radicalisme philosophique et de l'utilitarisme doctrinal. Les radicaux de 1820 se reconnaissaient dans un assemblage de convictions philosophiques, religieuses - en fait, irréligieuses - et, bien entendu, politiques et sociales. En agissant au Parlement par leurs motions, en endoctrinant l'opinion à travers leurs opuscules et la Westminster Review, en prêchant aux masses qu'ils prétendaient instruire dans leurs écoles, ils firent efficacement progresser leurs revendications. La principale concernait l'élargissement du droit de vote, finalement acquis en 1832, àdéfaut de l'objectif ultime du suffrage universel. Les radicaux exigeaient aussi l'application immédiate du scrutin libre et secret - une mesure qui leur paraissait à peine moins importante que l'extension du suffrage. En économie, ils défendaient tenacement la liberté industrielle et commerciale, et, plus généralement, le principe de la non-intervention de l'Etat ; par exemple, les radicaux étaient unanimes à condamner l'ancienne législation des pauvres. Hostiles à l'aristocratie foncière, qui, pour d'évidentes raisons, contrait la plupart de leurs projets, favorables au capitalisme industriel naissant, peu sensibles aux misères du peuple, ils travaillaient, avant toute chose, à l'accroissement en nombre et en influence de cette classe moyenne dont presque tous étaient issus. Mais les radicaux de 1820 sont aussi « philosophiques » : ils articulent leurs revendications sur une doctrine ; en l'occurrence, ils se réclament du « principe de l'utilité » benthamien. Et inversement, les utilitaires, àcommencer par James Mill et Bentham lui-même, adhéreront entièrement au programme radical avant 1820. « À l'époque où l'utilitarisme était une philosophie constituée, et non pas seulement une opinion courante, il fallait être radical pour être utilitaire... Les adeptes de la morale de l'utilité étaient en même temps les théoriciens de la démocratie représentative et du suffrage universel » (I, p. 5). Ainsi dessinée, la configuration de 1820-1830 pose un problème majeur à l'historien des idées : comment s'est opérée la jonction de l'utilitarisme originel avec la revendication démocratique ? C'est le problème que les trois tomes de La formation traiteront en priorité, qu'ils résoudront peut-être.

La question se précise de différentes manières. En premier lieu, elle concerne l'évolution personnelle de Bentham, qui mettra sa plume au service des radicaux et se verra instituer leur chef à partir de 1820, alors que rien, dans ses positions ou ses écrits de jeunesse, ne le prédestinait à occuper ce rôle. Dans le Fragment de 1776 et les textes contemporains, l'énoncé du « principe de l'utilité »n'emporte aucune conséquence particulière en matière constitutionnelle. Le fondateur de l'utilitarisme ne s'est occupé tout d'abord, et pour longtemps, que de droit civil et de droit pénal : la réforme de ces deux codes restera la grande affaire de sa vie. Commencés vers 1808, achevés vers 1820, accompagnés d'un important Projet de réforme parlementaire, qui devait servir de manifeste au groupe radical, les travaux constitutionnels de Bentham frappent comme étrangement tardifs. D'ailleurs, même si le débat politique du moment leur assure un grand retentissement, ils n'entrent dans le système utilitaire qu'à titre logiquement second : le droit constitutionnel est non pas « substantif », mais « adjectif », c'est-à-dire dérivé ; il s'apparente au droit de la procédure et se confond même avec celui-ci pour certaines de ses matières, comme l'organisation judiciaire (III, p. 78). Il est vrai que la Révolution française et le débat qu'elle avait suscité, parmi les intellectuels anglais, sur le sens des droits de l'homme et l'opportunité de les proclamer solennellement avaient déjà éveillé l'intérêt de Bentham pour le problème constitutionnel entendu au sens large. Mais il est remarquable que, dans ses ébauches de la fin du XVIIIe siècle, il n'apparaisse pas encore, selon l'expression d'Halévy, comme un « démocrate sincère » (II, p. 22).

Là réside l'autre étrangeté : son inclination première, ce n'est pas la démocratie, mais le despotisme éclairé. L'auteur du Fragment, de l'Introduction aux principes de la morale et la législation (1789), du Panoptique (1791), a pu un moment espérer que le tsar endosserait ses projets et réformerait en conséquence le droit « substantif » de son pays. Cependant, l'auteur du tardif Code constitutionnel propose une déduction expéditive de la souveraineté populaire, en même temps que de la règle de la majorité, à partir du « principe de l'utilité » posé comme unique prémisse. Sa conception de la démocratie -nécessairement représentative - demeure peu libérale : ainsi que le note avec inquiétude F. Place, elle ne laisse guère de place au droit des minorités (III, p. 122-124). Comment Bentham a pu évoluer en trente ou quarante ans de l' « autoritarisme monarchique » à l' « autoritarisme démocratique » (III, p. 80), voilà le point fondamental à examiner dans sa biographie intellectuelle : celle-ci apparaît donc solidement articulée au projet explicatif plus large de La formation.

En second lieu, les démocrates qui imposeront à l'Angleterre sa modernisation constitutionnelle parleront la langue de l'utilité, et non pas celle des droits de l'homme, qui avait inspiré les révolutionnaires américains et français. Durant la période couverte par le tome III, il n'y a plus de doute à cet égard : la revendication démocratique est alors pour ainsi dire accaparée par le radicalisme philosophique. Mais les tomes I et II décrivent une situation idéologique plus contrastée. Chez Paine, qui admire les Américains, le thème des droits et celui de l'utilité collective s'entremêlent curieusement. En revanche, plus systématique selon Halévy, Godwin « comprend la nécessité de choisir entre la doctrine de l'égalité des droits et le principe de l'identité des intérêts » (II, p. 50). Les premiers responsables du mouvement démocratique, par exemple Cartwright dans Take your Choice (1776), fondent l'extension du suffrage sur un « droit naturel inaliénable » (I, p. 153). Ils ne se réclament pas encore de l'utilitarisme, alors qu'ils le feront après 1808-1811 - ces années cruciales pendant lesquelles Bentham se lie aux démocrates James Mill et Francis Place, tandis que Cartwright reprend sa propagande en relation, désormais, avec les futurs radicaux philosophiques. D'où cette nouvelle question pour l'historien des idées : comment le mouvement démocratique anglais en est-il venu à se ranger exclusivement sous la bannière du « principe de l'utilité » ? Suggérée dans l'Introduction, explicitée par la suite à différentes reprises, cette question devient l'un des fils directeurs les plus apparents de  La formation.

Pour l'essentiel, la réponse d'Halévy consiste à affirmer que l'utilitarisme devait l'emporter chez les démocrates parce qu'il avait déjà triomphé dans la société anglaise en général. Les formulations techniciennes, obscures ou paradoxales, de Bentham ne doivent pas faire illusion. Dans d'autres variantes, plus accessibles, la doctrine imprégnait nombre de manuels philosophiques au XVIIIe siècle : Halévy souligne que le « principe de l'utilité » a préexisté à Bentham, qu'il constitue, en fait, un thème récurrent de l'empirisme britannique.

Quoiqu'elle privilégie la notion d'intérêt individuel plutôt que celle d'utilité, l'économie politique de Smith et de Ricardo, avec tous les projets de réforme libérale et libre-échangiste qui s'y rattachent, s'inscrirait, selon l'interprétation défendue par La formation, dans la même problématique philosophique exactement que le droit benthamien. Quant au débat public, l'Öffentlichkeit qu'animent les libellistes, les parlementaires ou les intellectuels des salons, Halévy soutient, preuves à l'appui, qu'il serait dominé par une forme d'utilitarisme dès le milieu de la période étudiée, c'est-à-dire dès la fin du XVIIIe siècle. Sans doute, la notion d'utilité n'y figure-t-elle pas toujours en termes exprès, ou avec toutes les connotations désirables : l'utilitarisme des gens du monde sera le plus souvent inconscient ou édulcoré, celui des partisans, approximatif et simpliste. Il n'en reste pas moins que « vers la fin du XVIIIe siècle, ce ne sont pas seulement les penseurs, ce sont tous les Anglais qui parlent le langage de l'utilité » (I, p. 159). Si, donc, l'utilitarisme a cessé d'apparaître comme une doctrine particulière, s'il est devenu le médiateur universel de l'échange d'idées, comment les démocrates pourraient-ils échapper à son emprise ? D'une façon toute rhétorique, Halévy demande : « Ne seront-ils pas condamnés, s'ils veulent que leurs idées se propagent, à parler le langage de l'utilité ? » (ibid.). Plus loin dans son livre, il se montre plus explicite encore : « La doctrine [de l'utilité] devient, en Angleterre, la philosophie universelle et les réformateurs devront parler la langue de l'utilité, s'ils veulent non pas même faire accepter, mais faire seulement comprendre leurs opinions par le public auquel ils s'adressent » (II, p. 2).

Telle apparaît, sans doute, la thèse principale de La formation. Il serait impossible de l'examiner sous tous ses aspects sans refaire le parcours entier du livre, car celui-ci tente de l'accréditer progressivement plutôt que de l'établir démonstrativement -comme il convient de faire pour une thèse de nature historique. Nous laisserons à d'autres, plus compétents, le soin de dire si Halévy est finalement parvenu à son objectif, qui, pour le résumer d'un mot, était de constituer le pendant britannique d'une « Origine intellectuelle de la Révolution française ». Les articulations purement théoriques de La formation sont assez nombreuses et subtilement présentées pour qu'il soit permis au commentateur de s'y limiter. Nous privilégierons la synthèse magistrale de l'utilitarisme benthamien, aux premier et troisième tomes ; nous tenterons, plus précisément, de confronter les interprétations d'Elie Halévy à une lecture rétrospective de Bentham qu'autorisent les développements de la théorie économique postérieurs à La formation.


LES AMBIGUÏTÉS
DU « PRINCIPE DE L'UTILITÉ »


Proclamé dans le passage liminaire de l'Introduction (1789), le « principe de l'utilité » se voit investir de fonctions théoriques multiples. D'une part, il constate ou reconnaît la « sujétion » des hommes à ces deux « maîtres souverains » que sont le plaisir et la peine ; d'autre part, il prend cette « sujétion » comme le fondement de l'approbation ou de la désapprobation des actes. Dans ce rôle normatif, le principe revêt un caractère simultanément éthique et législatif Bentham y insiste : il permettra de juger « non seulement de tous les actes d'un particulier, mais de toute mesure gouvernementale ». Le texte enchaîne sur le plus grand bonheur « de la communauté ». Il ne fait pas explicitement état du « plus grand bonheur du plus grand nombre », suivant la formule, célèbre entre toutes, de l'utilitarisme benthamien. Mais une note rajoutée par l'auteur en 1822 mentionne justement le greatest happiness of the greatest number et confirme qu'il regarde les deux expressions comme interchangeables. En droit, elles ne le sont pas : la référence à la « communauté » gomme le postulat individualiste de la doctrine, tandis que la référence au « plus grand nombre » l'accentue. Plus généralement, l'oeuvre tardive de Bentham explicite ce postulat fondamental - avec l'opération caractéristique de sommation qui l'accompagne - mieux que ne le faisaient les travaux de jeunesse.

La discussion des formulations hésitantes de 1789 doit s'appuyer sur deux couples distincts de contraires : celui de l'individuel et du collectif, celui du positif et du normatif. Halévy clarifie la première dimension de l'analyse lorsqu'il examine les influences philosophiques exercées sur Bentham : « Il n'a pas inventé le principe de l'utilité, dont la formule est chez Hume. Il n'a pas inventé la formule du "plus grand bonheur du plus grand nombre", qui se trouve chez Hutcheson, chez Beccaria, chez Priestley » (I, p. 45). Dans ce passage, Halévy entend manifestement le « principe de l'utilité » au sens restreint d'un principe individuel : le plaisir est la fin des actions humaines. Tel est, en effet, pour l'essentiel, l'apport de Hume à la problématique. Il ne connaît pas l'autre composante, collective, du principe, qui, en revanche, figure séparément chez Beccaria, le théoricien juridique de la massima felicità. Il est évidemment fondamental, pour la bonne compréhension de l'utilitarisme, de ne pas s'en tenir à la thèse de l'hédonisme individuel. C'est un trait caractéristique des formulations données par Bentham à sa philosophie, qu'elles ne séparent jamais nettement l'apport humien et celui de Beccaria : il en est résulté des confusions désastreuses. Certains auteurs du XIXe siècle ont cru en avoir fini avec l'ensemble de la doctrine dès lors qu'ils avaient récusé l'anthropologie hédoniste qu'elle inclut. Marx n'est pas loin de cette attitude expéditive : le portrait méprisant qu'il consacre àBentham, au Livre I du Capital (VII, XXIV, V), ne fait même pas écho à la formule du « plus grand bonheur ».

Sans doute plus clairement que l'autre, l'opposition du positif et du normatif figure dans le texte même de l'Introduction. Il est curieux qu'Halévy doive attendre le tome III pour la rendre explicite : « On se souvient quelle valeur singulière Bentham attribuait au principe de l'utilité. Considéré comme une maxime d'action, il signifiait qu'il faut viser au plus grand bonheur du plus grand nombre ; considéré comme l'énoncé d'un fait général, il signifiait que tous les hommes naturellement tendent au plaisir et fuient la peine. Il peut donc, selon qu'on lui donne la forme impérative ou la forme indicative, être tenu pour un précepte moral ou pour une loi de la nature humaine » (III, p. 179-180). À différents égards, ce passage s'accorde mal avec le commentaire précédent. Halévy entend maintenant le « principe de l'utilité » au sens le plus large ; mais ce n'est là qu'un point de terminologie. Plus significativement, il privilégie désormais la seconde dimension de l'analyse aux dépens de la première : comme énoncé de fait, le principe le ramènerait à sa composante individuelle, humienne ; comme énoncé normatif, il coïnciderait avec sa composante collective, l'apport de Beccaria. Cette présentation dissimule le problème, philosophiquement crucial, de la valeur éventuellement normative de l'hédonisme individuel et celui, connexe, de l'articulation précise entre éthique et législation.

La difficulté appartient au système utilitariste lui-même : elle transparaît dans l'analyse de la « déontologie » élaborée par Bentham et James Mill. La « déontologie » assignera-t-elle au sujet moral la fin d'oeuvrer au « plus grand bonheur du plus grand nombre » ? Une telle conception ne s'accorde pas aisément avec la loi naturelle, pretendument inflexible, de la chasse individuelle au plaisir. La « déontologie » se transforme-t-elle en hédonisme normatif par l'assignation du plaisir individuel comme fin morale ? Mais pareille conception ne peut simultanément prétendre être celle du « plus grand bonheur de tous ». L'alternative est incommode, mais elle paraît logiquement inévitable : elle découle de la formulation initiale, encore une fois multivoque, du « principe de l'utilité ». Bentham résout verbalement la difficulté lorsqu'il écrit que la « déontologie » a pour tâche « de donner au motif social toute l'influence du motif personnel » (cité I, p. 225). Les projets éducatifs des utilitaristes, leur foi - positiviste avant l'heure - dans le progrès de l'espèce humaine, peuvent donner un peu de substance à cette définition. Mais si on la prend littéralement, il faut conclure que le « motif personnel » et le « motif social » ne coïncident pas actuellement. D'où le dilemme précédent du principe de l'utilité, normativement entendu : cautionnera-t-il l'hédonisme individuel ou proclamera-t-il, peut-être vainement, la recherche du « plus grand bonheur » ?

L'échec de la « déontologie » utilitariste, qui nous semble patent, d'après le compte rendu qu'en fait Halévy au tome III, atteint sans doute plus James Mill que Bentham. Celui-là s'efforce de construire un système entier de l'utilitarisme, qui en dériverait le principe d'une psychologie, avant de l'articuler sur une politique et une morale. Celui-ci, en revanche, et quoiqu'il n'ait cessé d'étendre le principe dans différentes directions, en revient toujours à une classe d'applications privilégiées : le benthamisme est d'abord une théorie juridique. Selon lui, la loi a pour but substantiel, d'une part, de corriger certaines modifications de l'état de choses existant par des peines et des récompenses, d'autre part - et justement par la détermination publique de ces peines et de ces récompenses - de créer les incitations qui amèneront les individus à réaliser d'eux-mêmes « le plus grand bonheur de tous ». On peut contester l'étroitesse de cette philosophie de la loi, on peut s'interroger sur l'articulation précise de ses deux composantes, corrective et incitative, on n'y voit pas, en tout cas, d'incohérence de premier abord. Les travaux de jeunesse de Bentham suggèrent alors une autre résolution de la difficulté qu'on vient de soulever à propos de la « déontologie »utilitarienne : celle-ci n'aurait plus lieu d'être dans une société dont les lois seraient convenablement établies. (L'idéal benthamien est en quelque sorte à l'opposé de celui de Kant : on aimerait dire que c'est un « règne des moyens ». ) Mais, ici encore, la résolution est plus verbale que réelle, puisque l'activité réformatrice de Bentham témoigne, à elle seule, de l'écart entre la loi existante et la loi utilitarienne. La « déontologie », comme système de prescriptions individuelles, occupe une fonction indispensable dans la société telle qu'elle est.


LE « PRINCIPE DE L'UTILITÉ »
DANS LA THÉORIE ÉCONOMIQUE CONTEMPORAINE



La théorie économique du XXe siècle a dissocié les différentes interprétations possibles du « principe de l'utilité ». Elle ne reprend pas l'idée humienne suivant laquelle toute action vise au plaisir de l'agent, mais ne veut pas, non plus, l'exclure a priori. Ce que les économistes d'aujourd'hui appellent théorie de l'utilité se présente comme une généralisation de l'hédonisme primitif : ils se contenteront de poser que l'agent poursuit ses propres fins, quelles qu'elles puissent être - le plaisir individuel peut-être, mais aussi bien toute autre détermination psychologique ou morale. L'utilité désigne une quantité, mais ce qu'elle mesure désormais, suivant la conception établie, c'est le degré de satisfaction de l'individu, apprécié par rapport à des objectifs qu'il n'y aurait pas lieu de décrire précisément, et encore moins de qualifier moralement. Mais si la théorie de l'utilité se désintéresse du contenu des fins, ne va-t-elle tomber dans la vacuité ? Non pas : la théorie entend tirer parti des propriétés structurelles attribuées aux fins, du postulat d'après lequel elles sont hiérarchisées ou combinées de façon cohérente. En insistant sur l'organisation logique des fins et, implicitement en tout cas, sur leur constance dans le temps, la théorie ne fait pas une hypothèse insignifiante : elle se constitue en théorie de l'agent rationnel, en un certain sens du moins, formel et non pas substantiel, du mot « rationalité ». Nous revenons plus loin sur cette conception reçue, et l'idée qu'elle généraliserait purement et simplement l'hédonisme de Bentham. Elle trouve sa première expression historique dans le Manuel d'économie politique (1909) de Pareto et imprègne l'enseignement d'aujourd'hui.

Quant à la composante collective du « principe de l'utilité », celle qu'on peut attribuer à Beccaria, elle a donné lieu à des appréciations partagées chez les économistes du XXe siècle. Sous l'influence, encore une fois, du Manuel de Pareto, il devint coutumier de tourner en dérision la maxime benthamienne « du plus grand bonheur du plus grand nombre ». Celle-ci revient, arithmétiquement, à sélectionner l'action qui produit la somme d'utilité la plus grande dans la population considérée. La plupart des économistes de l'entre-deux-guerres considéraient comme impossible une sommation d'utilités appartenant à des individus différents. Dans son Essai sur la nature et la signification de la science économique (1932), Robbins a donné une expression polémique vigoureuse à ce point de vue. Il écrit par exemple : « Supposons que nos avis diffèrent relativement à la satisfaction que A dérive d'un revenu de 1000 £, et à la satisfaction que B dérive d'un revenu deux fois supérieur... Nous n'avons pas besoin d'être servilement béhavioristes pour conclure qu'il n'y a pas de preuve scientifique à notre disposition... Il n'y a pas moyen de comparer la satisfaction d'individus différents. » La critique est radicale : ce n'est pas la valeur éthique ou politique de la maxime qui est ici en cause, c'est le fait même qu'elle justifie une discussion de ce genre. Robbins ne parle pas le langage du positivisme logique, mais d'autres le feront à sa place : l'utilitarisme serait dénué de sens, meaningless. La critique déborde largement son objectif premier : elle atteint toute maxime, autre que l'utilitarisme, qui reposerait également sur une comparaison interpersonnelle d'utilité. De fait, elle a nourri, autour de 1930, le projet, intellectuellement surprenant, d'une  « nouvelle économie du bien-être », qui, comme l'ancienne, devait se préoccuper de l'évaluation des projets publics ou des mesures redistributives, niais qui, contrairement à l'ancienne, jugée trop proche du benthamisme, devait éviter de faire la moindre hypothèse de comparaison interpersonnelle des satisfactions.

Les limites de cette « nouvelle économie du bien-être »apparurent avec évidence dès l'approche de la Seconde Guerre mondiale. Samuelson en fait état dans un passage de ses Fondements (publiés en 1947, mais écrits vers 1938) : il prend un exemple d'ailleurs pertinent pour l'appréciation du benthamisme, l'abolition par l'Angleterre des Corn Laws, et conclut avec bon sens que la « nouvelle économie du bien-être »n'aurait procuré, en cette matière, aucun guide véritable àl'action. Les économistes vont donc se convaincre que, sauf àrenoncer à tout discours normatif, ils ne peuvent se dispenser d'énoncer un principe de comparaison interpersonnelle d'utilité : mais celui-ci pourrait fort bien s'éloigner du principe assez particulier requis par Bentham, lequel concerne exclusivement les différences de satisfaction d'un individu à l'autre. L'auteur de la Théorie des peines suppose en effet que l'on parvienne àcomparer numériquement le surcroît d'utilité que représente, pour x, un crime profitable, avec la perte d'utilité qui lui correspond chez y, sa victime ; ou encore, le surcroît d'utilité qui accompagne, chez y, l'application du châtiment, avec la perte d'utilité qui lui correspond chez x. Mais pourquoi donc faire porter la comparaison sur les différences d'utilité plutôt que, par exemple, sur leurs rapports ? Et qu'en est-il de cette autre hypothèse, apparemment plus facile à admettre que celle de Bentham : on pourrait comparer les niveaux absolus de l'utilité sinon leurs différences - par exemple, dire que x, le criminel, est plus ou moins satisfait que y, sa victime ? Suffirait-elle à fonder une conception de l'utilité collective concurrente de celle de Bentham ? Voilà le genre de questions que la théorie économique en est venue à se poser, peu après la Seconde Guerre mondiale : elle a entrepris une réévaluation critique de l'utilitarisme à l'occasion d'un examen plus large, en parcourant systématiquement les différentes règles mathématiquement concevables pour la décision collective.

Le livre d'Arrow, Choix social et valeurs individuelles (1951), a joué un rôle considérable, quoique indirect et peut-être involontaire, dans l'évolution qui vient d'être restituée à grands traits. On sait que l'ouvrage énumère différentes exigences que, suivant une analyse normative préalable, toute « règle de choix social » devrait satisfaire, et qu'il démontré ensuite, par un raisonnement combinatoire subtil, l'incompatibilité logique de ces exigences multiples. Arrow fait figurer parmi elles le principe même de la « nouvelle économie du bien-être » : « On suivra ici, écrit-il au début du chapitre II, le point de vue d'après lequel la comparaison interpersonnelle d'utilité n'a pas de sens. » Les auteurs ultérieurs auraient pu voir, dans le célèbre « théorème d'impossibilité », l'expression d'une vérité ultime, décourageante par l'économie normative aussi bien que pour la science politique, les deux disciplines auxquelles se rattache la problématique abstraite du « choix social ». Bien loin de là, ils y ont vu l'indication d'un problème à surmonter, le point de départ paradoxal d'une théorie positive. De fait, celle qui s'est développée sous le nom de théorie du choix social, à michemin des deux disciplines mentionnées, procède explicitement de la question suivante : comment éviter la conclusion négative d'Arrow, sans, pour autant, sacrifier l'inspiration normative qui l'animait ? On s'est donc efforcé d'identifier, puis de remplacer, le maillon faible de l'axiomatique arrovienne. Contre l'avis explicite d'Arrow en 1951, un courant important de la théorie nouvelle a fait porter la critique sur la non-comparabilité des utilités. Pour ces auteurs, en particulier Sen dans des articles ultérieurement rassemblés sous le titre Choice, Welfare and Measurement (1982), la démonstration par l'absurde porterait plus spécialement contre cette prémisse. Arrow consacrerait, en quelque sorte, la faillite irrémédiable de la « nouvelle économie du bien-être » : il en révélerait la vacuité non pas heuristiquement, comme le faisait Samuelson, mais démonstrativement, donc sans recours possible.

Si, encore une fois, il semble douteux que cette interprétation reflète les objectifs initiaux de Choix social et valeurs individuelles, elle n'en a pas moins revêtu une importance objective considérable. Il est en effet apparu que l'on pouvait reformuler l'axiomatique du « choix social », de manière àintégrer les différentes modalités techniques de la comparaison interpersonnelle : cette méthode permet de retrouver tour à tour les règles les plus couramment proposées pour la décision collective. C'est ainsi que la comparaison des différences mène àla formule benthamienne de la somme des utilités individuelles, tandis que la comparaison des niveaux donne une règle égalitariste raffinée, dite du « leximin », consistant à privilégier, dans chaque configuration collective, l'utilité du plus mal loti. Cette dernière règle s'apparente à la norme défendue par Rawls dans sa Théorie de la justice (1971), mais ne se confond pas avec elle, puisqu'elle fait référence aux utilités individuelles, exactement comme l'utilitarisme, et non pas à l'indicateur rawlsien des « biens primaires ». On a pu également démontrer ce résultat complémentaire important : si l'on admet comme non problématiques certains axiomes généraux du « choix social » et un principe générique de comparaison des utilités individuelles, alors les deux formules précédentes, la benthamienne et la pseudo-rawlsienne, forment une alternative exclusive de toute autre. On voit comment la théorie du choix social a transformé le système arrovien en source de résultats positifs : pour parler le langage du mathématicien, les caractérisations ont fait suite au « théorème d'impossibilité » initial. Ces résultats formels ne sont pas dénués de conséquences philosophiques. La leçon qu'en ont tirée nombre d'auteurs, dans les années 1970-1980, pourrait se résumer grossièrement ainsi : d'une part, la carte des « règles de choix social » envisageables se restreint fortement dès qu'on leur impose de satisfaire à certaines contraintes générales, de type arrovien, qui peuvent s'interpréter à l'aide du concept économique de rationalité-cohérence ; d'autre part, l'utilitarisme figure encore dans cette carte simplifiée, quoique ce ne soit pas à titre exclusif.

En bref, la doctrine de Bentham - dans la composante qu'on a attribuée à Beccaria - se trouve partiellement réhabilitée : elle aurait la valeur d'une référence théorique, d'un point de repère par rapport auquel on peut apprécier d'autres règles, éventuellement supérieures au plan normatif. Beaucoup d'économistes praticiens semblent aujourd'hui partager ce point de vue, même s'ils n'ont pas suivi la théorie de choix social dans ses ramifications techniques. Il est devenu exceptionnel d'entendre condamner l'utilitarisme au motif qu'il serait « dénué de sens ». Pour autant, rares sont les auteurs qui en défendent absolument la supériorité : Harsanyi fait, à cet égard, figure d'exception. Dans les articles recueillis sous le titre Essays in Ethics, Social Behavior, and Scientific Explanation (1976), celui-ci retrouve une variante de la formule de Beccaria, fondée sur la moyenne, plutôt que la somme, des utilités individuelles. Certains de ses arguments s'inscrivent dans la meilleure tradition benthamienne, d'autres lui sont propres : nous pensons à cette démarche, originale et contestable, par laquelle Harsanyi ramène la problématique de la décision collective à celle de la décision individuelle en situation d'incertitude. L'examen de tels arguments excéderait les limites de cette présentation : nous renvoyons le lecteur aux excellents recueils Utilitarianism and Beyond (1982) et Interpersonal Comparisons of Utility (1991) publiés, le premier, par Sen et Williams, le second, par Elster et Roemer. Quelle qu'en soit la formulation technique, les développements de l'utilitarisme contemporain ramènent la question : comment échapper à l'alternative de la « déontologie  » benthamienne ? La réponse que l'on peut attribuer à Harsanyi consisterait à choisir la première branche de l'alternative, celle qui assigne au sujet moral la fin d'oeuvrer au « plus grand bonheur du plus grand nombre ». Dans tous ses travaux, Harsanyi affirme en effet que l'on peut attribuer à tout individu deux fonctions d'utilité : l'une, « personnelle », qui décrit ses préférences effectives ; l'autre, « morale », qui s'obtient en prenant la moyenne, sur la population considérée, des fonctions d'utilité précédentes. On ne saurait trancher plus nettement l'une des équivoques majeures que le « principe de l'utilité » laissait subsister. L'utilitarisme d'aujourd'hui, plus généralement, a pris position contre la seconde branche - hédoniste - de l'alternative déontologique. Mais il n'assume pas son choix avec la rigueur philosophique qui s'imposerait. Harsanyi n'explique nulle part comment l'attribution à l'individu d'une fonction d'utilité « morale » se coordonne avec l'attribution - qui en est le préalable logique - d'une fonction d'utilité « personnelle ». Plus généralement, nous ne connaissons pas d'auteur contemporain qui thématise la relation de l'être et du devoir-être à l'intérieur de l'utilitarisme. Les deux points de vue demeurent étrangers l'un àl'autre, comme dans le kantisme sans doute, mais avec cette circonstance aggravante que la doctrine utilitaire, contrairement à la kantienne, n'a pas élaboré les concepts, comme ceux de raison et de liberté, qui permettraient de justifier la persistance de la dualité.

Plus gravement peut-être, l'utilitarisme contemporain - celui d'Harsanyi aussi bien que la variante qui résultait de l'assouplissement des hypothèses arroviennes - est obéré par l'indétermination de son concept sous-jacent d'utilité « personnelle ». Cette indétermination résulte de l'option formaliste caractéristique de l'économie parétienne. On peut admettre que le concept d'utilité défendu par l'école soit satisfaisant pour les besoins de la micro-économie traditionnelle, sans pour autant conclure qu'il offre une base logique suffisante à l'économie normative. La question se pose tout particulièrement à propos des règles additives manipulées par les néo-benthamiens : si l'on s'en tient à l'idée que les utilités quantifient des degrés de satisfaction, appréciés par rapport à des fins qui sont absolument quelconques, on hésitera, sans doute, à autoriser des sommations. L'énoncé même des règles additives ne suppose-t-il pas une redéfinition appropriée de l'utilité « personnelle », redéfinition qui excédera le concept parétien sans, pour autant, ramener à un hédonisme que tous les contemporains s'accordent à juger trop restrictif ? Tant qu'ils n'auront pas éclairci leur sémantique, les néo-benthamiens prêteront le flanc à l'objection suivant laquelle ils se livrent à des jeux mathématiques sans portée. Cette considération sous-tend la polémique dirigée par Sen contre Harsanyi. De façon plus constructive, elle semble avoir orienté les discussions récentes de l'utilitarisme dans deux directions bien distinctes. L'ouvrage de Broome, Weighing Goods (1991), représente la première : il s'agit de compléter la démarche inachevée d'Harsanyi, en précisant le concept - à mi-distance, en quelque sorte, de ceux de Bentham et de Pareto - qui serait pertinent pour la sommation des utilités. Broome propose alors l'interprétation de l'utilité « personnelle » comme le bien de l'individu. Il importe de voir que cette conception ne se réduit pas à l'hédonisme. Pour ne mentionner qu'une différence manifeste, la situation d'autrui influencera la somme de mes plaisirs nets, pour peu que je sois bienveillant ou malveillant, alors qu'elle ne peut affecter la quantité de mon bien, entendu étroitement. Bentham, justement, attribuait une certaine importance à ces extra-regarding pleasures : ils figurent en bonne place dans la classification de l'Introduction (I, p. 43). Les travaux récents de Sen - par exemple, Ethique et économie (1987) - illustrent la seconde direction de recherche : elle consiste à récuser non seulement l'utilitarisme, mais, radicalement, toute approche « welfaristique » de l'économie normative, c'est-à-dire toute approche exclusivement fondée sur la considération des utilités. Ainsi, la règle pseudo-rawlsienne du « leximin » ne trouverait pas grâce aux yeux de ce courant. Comme le premier, mais avec des résultats manifestement opposés, il procède à l'analyse sémantique dont se dispensait malencontreusement Harsanyi.


L'UTILITÉ CHEZ BENTHAM
ET DANS LA THÉORIE CONTEMPORAINE


En suivant le destin théorique du « principe de l'utilité », dans sa composante collective, nous avons été en quelque sorte renvoyé à l'analyse de sa composante individuelle. Il importe de revenir plus précisément sur celle-ci, et d'en cerner la relation, au moins, avec la conception contemporaine la plus influente. Nous avons déjà rappelé cette thèse interprétative fondamentale, que l'on peut faire remonter au Manuel de Pareto : l'utilité n'est rien de plus que le principe quantitatif sous-jacent à l'évaluation cohérente. Elle désigne les valeurs numériques que le sujet attribue, explicitement ou non, aux objets qu'il compare. Comme cette attribution suppose que les comparaisons se fassent de manière ordonnée, l'extension de la notion d'utilité coïncide finalement avec celle de rationalité-cohérence. Dans cet usage technique, fort différent de l'usage courant, la notion renvoie à l'acte de comparaison lui-même, et non pas à une propriété commune des objets comparés. En d'autres termes, ce qui importe, ce sont les valeurs d'utilité considérées dans leurs rapports mutuels, ce sont, mathématiquement parlant, les propriétés de la fonction d'utilité définie sur le domaine des objets à évaluer. Aux yeux des théoriciens contemporains, l'utilité est une quantité dénuée de substrat.

Suivant les hypothèses retenues, la fonction d'utilité permettra d'effectuer des comparaisons ordinales (portant sur les niveaux), cardinales (portant sur les différences de valeurs), ou plus complexes encore. Il s'agit naturellement ici de comparaisons intrapersonnelles, c'est-à-dire effectuées du point de vue d'un sujet considéré. Celles-ci peuvent constituer un but en soi, ou bien intervenir préalablement à une action : la théorie de l'utilité s'applique également à l'évaluation pure (qu'illustrent les jugements portés par l'économie du bien-être) et à l'évaluation préparatoire à la décision (décrite, par exemple, dans les modèles de micro-économie du consommateur). Parmi les objets ou entités très divers qui, chez les contemporains, se voient attribuer une utilité, il faut mentionner plus particulièrement : les actes du sujet et leurs conséquences ; les états de choses qui l'affectent ; certaines quantités, physiques ou monétaires, sur lesquelles portent ses décisions économiques. Il est plus rare d'attribuer une utilité aux propositions.

Dans sa formulation canonique, celle de Savage (The Foundations of Statistics, 1954), la théorie abstraite de la décision fait porter l'utilité sur les actes du sujet et les conséquences de ces actes. La liaison entre les deux entités pertinentes obéit au postulat « conséquentialiste » : l'évaluation en utilité d'un acte est seconde par rapport à celle de ses conséquences et dérive intégralement d'elle. Lorsqu'un acte comporte une conséquence certaine, les deux évaluations coïncident trivialement. Lorsque l'acte comporte des conséquences incertaines, ce qui est le cas général, l'évaluation de celles-ci détermine encore, mais alors suivant des règles variables et non triviales, l'évaluation de celui-là. Certaines définitions de l'utilité chez Bentham livrent une anticipation très claire de ces articulations théoriques. Halévy cite un texte inédit, fort révélateur à cet égard : « L'utilité n'est pas une loi. Car l'utilité n'est qu'une qualité, une propriété : la propriété que possède un acte d'accroître le bonheur ; c'est-à-dire d'écarter les peines et d'accroître les plaisirs » (I, p. 209, n. 130). Ce texte devrait être confronté à d'autres, qui ne communiquent pas aussi facilement avec l'approche contemporaine : il resterait à voir si la notion benthamienne d'utilité concerne primordialement les actes et les conséquences, plutôt que les objets matériels, l'argent par exemple, qui causent directement le plaisir et la peine. En tout cas, lorsqu'elle est ainsi conçue, comme dans la théorie du châtiment optimal, l'utilité obéit à un principe rigoureusement conséquentialiste : les philosophes anglo-saxons savent bien ce qu'ils doivent ici à Bentham, eux qui ont souvent privilégié ce principe dans leurs discussions critiques de l'utilitarisme. Le lecteur peut vouloir poursuivre ce thème à l'aide du recueil de Scheffler, Consequentialism and its Critics, 1988.

L'évaluation benthamienne des actes dépend si rigidement des conséquences qu'elle s'oppose non seulement, comme cela va de soi, à une évaluation purement déontologique, par exemple de type kantien, mais encore à celle que recommanderait la variante moderne et modérée de la doctrine que l'on appelle utilitarisme des règles. Que Bentham condamne par avance une telle position, cela ressort indirectement, mais fort clairement, de la discussion qu'il consacre aux règles de la preuve judiciaire (III, p. 91-94). Devrait-on inscrire dans la loi, à l'usage du magistrat instructeur, que telle ou telle circonstance établit la non-virginité du témoin ou de la partie incriminée ? D'après le Rationale of Judicial Evidence, il faut bien s'en garder : car toute loi de ce genre tomberait sous un dilemme. Ou bien le juge vérifiera que la circonstance invoquée s'applique effectivement au cas d'espèce, et la loi devient inutile ; ou bien le juge trouvera qu'elle ne s'applique pas, et la loi est invalidée. Dans son schématisme, l'alternative se transpose à toute espèce de règles d'appréciation. En morale, par exemple, on dira qu'il n'y a pas lieu d'énoncer de règles ; car celles-ci ne peuvent être que redondantes par rapport àl'application du « principe de l'utilité », ou contradictoires avec lui. Halévy note avec profondeur que ce mode de raisonnement communique avec celui qu'emploient les économistes libéraux, lorsqu'ils contestent l'opportunité des réglementations fixes.

Dans ses applications micro-économiques les plus courantes, la notion d'utilité concerne non pas les actes et les conséquences, mais les objets concrets sur lesquels porte la décision : « paniers de consommation », « billets de loterie », richesse. L'acception retenue se rapproche alors de celle du langage courant. Mais elle s'en éloigne par un autre aspect, qui est fondamental pour le développement de la théorie : celle-ci ne traite pas de l'utilité d'une chose, considérée généralement, mais de l'utilité de telle ou telle quantité donnée de la chose. L'infléchissement technique, inattendu, de l'acception ordinaire, a permis de parler d' « utilité marginale » et de distinguer celle-ci de l'« utilité totale ». Les premiers auteurs néo-classiques voyaient dans ce remaniement sémantique la rupture capitale entre la nouvelle économie et l'ancienne. Aucun historien de la science économique, aujourd'hui, n'admettrait que les classiques aient entièrement ignoré le concept technique de fonction d'utilité, même s'il demeure qu'ils ne l'ont pas systématisé, contrairement à Jevons ou Menger. On a plus particulièrement remarqué qu'il figurait dans certains textes de Bentham déjà. Cette interprétation s'accorde parfaitement avec celle qu'énonce La formation, dans le langage, et avec le recul temporel limité, qui sont les siens.

D'un texte de jeunesse, les Pannomial Fragments, Halévy isole cette citation remarquable : « La défalcation d'une portion de richesse produira dans la masse du bonheur de chaque individu une défalcation plus ou moins grande, en raison du rapport de la partie défalquée à la partie restante » (I, p. 64). Le passage établit sans doute possible que Bentham appliquait le raisonnement fonctionnel à la monnaie, sinon aux quantités de biens physiques. Mieux, la fonction qu'il a en vue présente la propriété néo-classique des utilités marginales décroissantes : Bentham y voit un axiome fondamental de « pathologie mentale ». La conséquence la plus importante qui en découlait àses yeux est la nécessaire égalisation des richesses : lorsque l'on suppose, comme il le faisait implicitement, que les fonctions d'utilité des individus sont non seulement comparables, mais identiques, l'axiome de « pathologie mentale » transforme la règle du « plus grand bonheur » en maxime égalitariste. Halévy revient longuement sur ce raisonnement, qui est récurrent sous la plume de Bentham (cf. III, p. 234-235). Popularisé tardivement, ou réélaboré par des disciples lointains, il jouera un rôle fondamental dans l'appréciation des conséquences politiques de l'utilitarisme, vers la fin du XIXe siècle : la doctrine apparaîtra alors souvent comme une justification de l'égalitarisme ; elle sera condamnée comme telle.

Il est remarquable que, chez Bentham lui-même et chez les disciples de la première génération, comme James Mill, la déduction précédente figure à titre de considération purement théorique : d'autres conséquences du « principe de l'utilité »vont lui ôter toute portée effective. Bentham invoque régulièrement un autre axiome de « pathologie mentale », auquel il accorde plus de poids dans le calcul utilitaire : « Bien de gain n'est pas équivalent à mal de perte » (Traités, cité par Halévy, I, p. 54). Avec cette considération nouvelle, le conservatisme prédomine finalement dans la politique économique benthamienne : il ne sera jamais question de redistribuer la richesse (sauf par le moyen limité des lois de succession, qui ne tombent pas immédiatement sous le deuxième axiome de « pathologie mentale » ). Sans préciser nécessairement le raisonnement, comme le faisait leur maître, les radicaux philosophiques ne seront pas plus favorables que lui à la redistribution : ils n'envisagent pas que celle-ci compte parmi les fonctions de l'Etat démocratique. Halévy peut conclure que leur égalitarisme politique revendiqué ne les empêchait pas de regarder l'inégalité des conditions économiques comme « naturelle et nécessaire » (III, p. 144). Cette conclusion est évidemment importante pour l'historien de la réforme constitutionnelle anglaise. Du point de vue qui nous occupe ici, et qui est celui de l'historien des idées économiques, elle témoignerait plutôt de ce fait général, que confirment encore les exemples de Say, Senior et même Ricardo : ce n'est pas la formulation correcte de la loi des utilités marginales décroissantes qui démarque les auteurs néo-classiques de leurs prédécesseurs ; c'est un phénomène intellectuel plus difficile àcerner - le refus, implicitement, d'exploiter toutes les conséquences théoriques et pratiques de la loi, même lorsqu'elle était déjà précisément formulée.

La liste des trouvailles de Bentham, en théorie de l'utilité, ne s'arrête pas là. Il faudrait parler de la façon dont il modélise la décision du juge lorsque celle-ci dépend de probabilités : l'auteur des Traités semble parfois se rapprocher de von Neumann et Morgenstern, les fondateurs contemporains de la « théorie de l'utilité espérée ». Mais il est aussi convenu de tempérer l'éloge rétrospectif du précurseur par la critique, déjà mentionnée, de l'hédonisme. Dans son Histoire de l'analyse économique (1954), Schumpeter illustre cette lecture ambivalente avec une sorte de perfection caricaturale. Il dénonce régulièrement l' « alliance coupable » de l'approche moderne de l'utilité avec, d'une part, la règle du « plus grand bonheur », d'autre part, la philosophie du plaisir. A ses yeux, le démembrement du système benthamien va de soi : non seulement, on doit, pour ainsi dire automatiquement, dissocier la composante individuelle et la composante collective de l'utilitarisme, mais il ne serait guère plus difficile, dans celle-là, d'arracher le vrai concept d'utilité à sa gangue hédoniste. En substance, Schumpeter croit possible de conserver le formalisme entrevu par Bentham tout en remplaçant la sémantique initiale du concept d'utilité. Cette lecture est d'une simplicité rafraîchissante ; malheureusement, elle ne résiste pas à l'examen. Elle est à la fois trop désinvolte et trop généreuse à l'égard de l'utilitarisme originel, qu'elle interprète anachroniquement. Nous tenterons de montrer qu'elle ignore deux traits spécifiques du benthamisme ; ceux-ci ressortent bien, en revanche, de La formation. En premier lieu, Bentham emploie une métrique des plaisirs et des peines nettement plus complexe qu'il n'a été dit. En second lieu, il apparaît que ces deux concepts conditionnent une attribution d'utilité objective, impersonnelle et générale, plutôt qu'une évaluation propre à l'individu.

La notion contemporaine d'utilité est normalement unidimensionnelle, ce qui n'est pas le cas du plaisir chez Bentham. Halévy rappelle qu'il a emprunté à Beccaria la distinction de quatre composantes fondamentales : l'intensité, la durée, la certitude relative, la proximité relative, et qu'il l'enrichit de trois autres composantes, la fécondité, la pureté et l'extension, qui finalement ne joueront qu'un rôle limité (I, p. 41-42 et p. 89). Sa conception multidimensionnelle peut trouver une justification philosophique dans les théories de l'association d'idées, qui étaient en vogue chez les empiristes du XVIIIe siècle, et qui influenceront assurément l'auteur de l'Introduction. Non seulement le thème associationniste sert à rendre compte - plus ou moins précisément - du fait que le plaisir soit un mixte, mais il contribue à expliquer le « principe de l'utilité » lui-même, dans son aspect humien de poursuite du plaisir ; en relation avec cette dernière fonction théorique, il accrédite le postulat, évidemment décisif pour l'analyse pénale, d'après lequel les châtiments ont une valeur dissuasive. En écrivant l'Analyse des phénomènes de l'esprit humain (1829), James Mill s'efforcera, selon Halévy, de préciser l'articulation de l'utilitarisme sur la psychologie associationniste.

Quoi qu'il en soit de cette élaboration philosophique, la représentation multidimensionnelle du plaisir oblige à préciser l'assimilation qu'on en proposait de prime abord à l'utilité. En bonne logique, Bentham ne peut retrouver une expression scalaire de cette notion que si les dimensions en sont complètement commensurables. A la suite de Beccaria, mais beaucoup plus systématiquement que lui, Bentham analyse les rapports mutuels que doivent entretenir, aux yeux du législateur ou du juge, la grandeur ou l'intensité des peines, leur degré de certitude et de proximité, leur durée (I, p. 89-92). Les précisions quantitatives manquent encore, ce qui n'échappe d'ailleurs pas àl'auteur de l'Introduction et des Traités : plus souvent qu'on ne croit, Bentham se résigne à remplacer le calcul par la classification, voire par la simple discussion qualitative des principes. Mais si elle allait à son terme, la démarche s'analyserait finalement comme une reconstruction en deux temps de la fonction d'utilité : les châtiments sont d'abord convertis en un vecteur dont les composantes mesurent le déplaisir qu'ils provoquent suivant les différentes dimensions naturelles du concept, puis ce vecteur est converti dans un nombre.

Encore cette interprétation fait-elle bon marché de la maxime déjà signalée : « Bien de gain n'est pas équivalent à mal de perte. » Bentham fait encore usage de ce principe de « pathologie mentale » lorsqu'il réexamine le problème traditionnel de la proportionnalité des délits et des peines. Du point de vue du législateur qui instaure la peine, celle-ci doit à la fois dissuader et, pour le cas où le crime serait effectivement commis et le criminel appréhendé, annuler le plus exactement possible l'avantage acquis comme le désavantage créé : c'est l'aspect correctif de la peine, qui n'est pas moins important que le précédent aux yeux de l'école utilitaire. La dualité de la correction et de la dissuasion était, d'ailleurs, déjà présente dans le problème que l'on vient d'évoquer, celui de la comparaison des peines entre elles. Mais on voit la complexité que rajoute la question, envisagée maintenant, de la proportionnalité entre délits et peines : l'analyse de la dissuasion aussi bien que de la correction devra tenir compte non seulement des taux de conversion entre les dimensions (en fait, l'intensité et la certitude), mais encore de la dissymétrie caractéristique entre gains et pertes. Or ce phénomène naturel, d'ailleurs constaté par la psychologie contemporaine de la décision, échappe à la modélisation ordinaire de l'utilité. Dans la plupart des applications, aujourd'hui, il est entendu que l'utilité dépend des conséquences appréhendées dans leur état final, et non pas des modifications qu'elles peuvent subir. Soit, par exemple, la très classique fonction de von Neumann-Morgenstern, qui permet aux économistes de calculer la valeur d'un investissement risque, connaissant les probabilités des différents événements possibles. On définit normalement cette fonction non pas sur l'ensemble des gains et des pertes possibles, mais sur celui des différents cas de richesse totale auxquels l'investissement est susceptible de mener. Ce modèle est pratique, mais, comme les psychologues le lui ont reproché, structurellement incapable d'intégrer le rôle particulier du statu quo et la dissymétrie déjà remarquée par Bentham.

Peut-être y a-t-il une troisième difficulté d'interprétation plus grave encore que les deux précédentes. S'il fallait condenser la notion contemporaine d'utilité en une formule, nous choisirions de revenir au passage du Manuel de Pareto (chap. III), dans lequel celui-ci l'oppose doublement à la notion du sens commun : d'une part, l'utilité au sens technique s'applique aux quantités des choses, et non pas aux choses elles-mêmes ; d'autre part, elle exprime une relation entre un homme donné et les choses, autrement dit, un principe de commensurabilité irrémédiablement subjectif. Guidé par Halévy, nous avons extrait des textes benthamiens une théorie de l'utilité de la richesse qui pointe clairement en direction du premier critère. Cette même théorie pointe également dans une direction opposée à celle du second critère. Qu'on se rappelle en effet la déduction expéditive de l'égalitarisme à partir du principe de « plus grand bonheur ». En termes modernes, parétiens, on la commenterait ainsi : Bentham suppose que tous les individus ont la même fonction d'utilité. Mais le raisonnement indique plutôt qu'il somme des exemplaires multiples d'une seule et même fonction, la fonction d'utilité de l'homme pour la richesse. Autrement dit, Bentham ne participe pas à cette configuration de pensée qui permet à l'économiste d'aujourd'hui d'écrire : « soit un agent x doté d'une fonction d'utilité ». Même s'il l'envisage parfois fonctionnellement, ce qui est une anticipation remarquable, il ne considère pas encore que l'utilité dépende essentiellement de l'individu considéré : Bentham aurait - en quelque sorte - entrevu un marginalisme dissocié de la théorie subjective de la valeur. Il peut en aller ainsi parce que son concept d'utilité est pris dans celui du langage courant, dont Pareto veut se démarquer de toute force. Selon l'usage ordinaire, l'utilité est la propriété qu'ont les objets de remplir une fonction. Selon Bentham, elle est la propriété qu'ont les objets, et peut-être primordialement les actes, de remplir cette fonction particulière : produire du plaisir, ôter du déplaisir, dans les différentes dimensions qui sont propres à ces deux concepts. La remarque semblera peut-être outrée mais elle indique une analogie importante : la notion idiosyncratique de Bentham, comme celle du dictionnaire, désigne une propriété des choses, éventuellement une propriété du rapport de l'homme aux choses, mais généralement pas, comme il en ira bientôt chez les parétiens, du rapport entre cet homme-ci et les choses. L'utilité est un concept objectif.

Philippe Mongin



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 26 juin 2009 9:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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