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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La Formation du radicalisme philosophique.
Tome II. L’Évolution de la doctrine utilitaire de 1789 à 1815. (1901)
Postface


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Élie Halévy, La Formation du radicalisme philosophique.Tome II. L’Évolution de la doctrine utilitaire de 1789 à 1815. Première édition 1901. Paris: Les Presses universitaires de France, 1995, 322 pp. Collection: Philosophie morale. Une réalisation conjointe de Réjeanne Toussaint (Chomedey, Ville Laval, Québec) et de Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévoles.

Postface

Elie Halévy face aux ambivalences
de la démocratie moderne radicalisme et libéralisme

Pierre Bouretz

Le second tome de La formation du radicalisme philosophique doit plus qu'à sa position médiane le fait d'être central dans l'économie d'ensemble de l'oeuvre. C'est lui qu'Elie Halévy avait choisi de présenter comme thèse de doctorat en Sorbonne, sous un titre spécifique : La Révolution et la doctrine de l'utilité (l789-1815). Etait-ce parce que la redécouverte d'une interprétation inédite de la Révolution française était susceptible de dissiper l'étrangeté de l'utilitarisme pour un jury peu familier de la philosophie anglaise ? Tout porte à croire qu'il y avait des raisons plus profondes à ce choix. Au travers d'une étude de la réception de l'événement révolutionnaire en Angleterre, il s'agissait d'inscrire la place de Bentham et de ses disciples dans la culture européenne, au moment où celle-ci se trouvait bouleversée et remodelée par l'histoire. Puis, de manière plus précise, il était important de restituer les raisons pour lesquelles le pays qui avait été le laboratoire de la liberté moderne risquait de se faire voler le phare des lumières politiques par la France révolutionnaire. Enfin l'objet de l'ouvrage était probablement l'un de ceux qui mobilisaient Elie Halévy dans cette vaste entreprise : comprendre comment une doctrine sans doute profondément antilibérale pouvait devenir le support d'une forme de radicalisme démocratique. Autant dire alors que si ce volume n'était pas seul à consacrer certains de ses développements à la théorie politique du radicalisme philosophique, c'est lui qui en affrontait directement les difficultés et les ambiguïtés. Il fallait chercher à dissiper la plupart d'entre elles en reconstituant leur contexte et leur lien avec le système, quitte à ce que certaines demeurent ouvertes comme autant d'incertitudes de la pensée démocratique elle-même.

Dans les dernières pages du premier volume, Elie Halévy avait indiqué la forme initiale du rapport ambivalent de Bentham à la politique. À la veille de la Révolution, il semblait en effet disposé à rejouer le rôle de bien des penseurs des Lumières : celui de conseiller des monarques de l'Europe, soucieux de les aider àréformer leur despotisme dans un sens conforme aux idéaux de la raison. Ami de Dumont et de Mirabeau, rêvait-il que Louis XVI l'invite un jour à légiférer pour la France, en appliquant le projet de Code qu'il avait déjà rédigé ? S'imaginait-il, tel Diderot auprès de Catherine ou encore Voltaire avec Frédéric, comme le philosophe-législateur éclairant le Prince ? Philippe se réjouissait que son fils Alexandre fût né au siècle d'Aristote : Bentham pouvait espérer que Louis ou Joseph se félicitent un jour d'être les contemporains du fondateur de l'utilitarisme. Quant à son entourage, il semblait vouloir donner forme à cette promesse. Si Burke est à l'époque le penseur officiel du parti whig, lord Shelburne paraît fonder bien des espoirs sur Bentham, quitte à ce que ses amis tories ne craignent sa trahison sur la question d'Amérique. On le voit, à l'aube de la Révolution, la position de Bentham n'est encore fixée ni dans l'ordre de la politique anglaise ni dans le paysage d'une Europe en pleine mutation. Ce sont les événements de France qui vont précipiter les choses, forcer en quelque sorte le penseur féru d'expérimentation sociale à choisir son camp. Mais il faut alors avouer que c'est au prix de quelques paradoxes que peut s'opérer une double greffe. Celle de Bentham et des utilitaristes sur un courant radical qui existe sans eux et avant leur intervention. Puis celle de ce radicalisme utilitariste nouveau sur la culture démocratique anglaise, venue d'horizons bien différents.

BENTHAM SAISI PAR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE :
UTILITARISME ET LIBÉRALISME


Force est d'admettre que si la vie politique et intellectuelle anglaise est traversée de conflits sur le sens et la portée de la Révolution française, c'est largement à l'écart de Bentham et de son groupe que la discussion s'engage. Focalisée sur l'affrontement entre Price puis Paine et Burke, cette dernière prend une forme qui doit plus à la reprise de l'interprétation de l'histoire anglaise et de la signification de la politique moderne qu'à la problématique utilitariste. A tout prendre même on peut penser avec Pierre Manent que ce débat restera jusqu'au bout interne à la tradition libérale, dissipant l'équivoque initiale qui avait présidé à la naissance du libéralisme anglais pour marquer durablement la nature des controverses institutionnelles et politiques en Europe [1]. Membre du parti whig mais défenseur acharné de l'Amérique révolté de 1774, Burke développe une lecture conservatrice des principes de la modernité politique, sans toutefois sortir du cercle libéral. Symétriquement, le radicalisme démocratique de Paine n'évoque pas plus un dépassement de l'individualisme politique que Burke ne plaide en faveur d'un retour à l'ancienne société. Entre la prudence de l'un et le volontarisme de l'autre, c'est tout le spectre d'un libéralisme aux allures aristocratiques ou démocratiques qui est parcouru. Mais du moins continuent-ils de partager l'idée selon laquelle l'unique fin rationnelle du gouvernement est l'intérêt général. C'est alors cette communauté de vue qui offre à Elie Halévy l'ancrage de sa première hypothèse : avant même que Bentham n'intervienne à titre personnel dans la discussion, les adversaires en présence sont déjà imprégnés d'utilitarisme.

Pourtant c'est à l'évidence chez les contempteurs de la Révolution française que cette imprégnation apparaîtra avec le plus de force, par le biais de la critique des droits de l'homme et de leur abstraction métaphysique. Elie Halévy voit parfaitement que sur ce point la discussion des événements français est surplombée par une interprétation de la Glorious Revolution et de son éventuelle influence. Lorsque le Dr Price prononce son célèbre discours devant la London Revolutionary Society le 4 novembre 1789, jour anniversaire de la Révolution de 1688, il met en avant la continuité entre les phénomènes révolutionnaires. Les Anglais avaient initié l'ère de la liberté en posant les principes de la tolérance religieuse, du droit de résistance et de la capacité de choisir les gouvernants : ce sont les Américains puis les Français qui en systématisent l'apport, remplaçant la domination des rois et des prêtres par l'âge de la loi et de la raison. Ainsi ne devrait-il y avoir aucune incompatibilité entre le patriotisme anglais et le fait d'aimer la Révolution française, puisqu'ils puisent à la même source, à une conception cosmopolitique de la liberté qui fonde la légitimité du régime anglais et que la Déclaration des droits de l'homme met en forme. En ce sens, le roi d'Angleterre et pour ainsi dire « le seul souverain légitime dans le monde, parce qu'il est le seul à devoir sa couronne au choix de son peuple » [2]. En dépit de sa simplicité apparente, le raisonnement de Price présente trois propositions qui s'offrent à la critique de Burke.

Historiquement, ce dernier n'éprouve aucune difficulté àmontrer que la Révolution de 1688 n'a été ni démocratique ni philosophique, mais s'est produite comme un mouvement visant à stabiliser dans l'urgence une tradition aristocratique menacée. Puis Burke peut souligner le fait que loin d'évoquer l'universalisme des droits français, le Bill of Rights de 1689 décline les droits des anglais, en réaffirmant le lien qui unit la liberté des sujets à l'ordre de succession de la Couronne. D'où une troisième réfutation, qui concerne cette fois le caractère excessivement abstrait de la théorie de la légitimité prêtée à l'Angleterre. Dans ce cadre, Elie Halévy peut immédiatement aller à l'aspect philosophique de la discussion, qui concerne le caractère « métaphysique » de la Révolution française. Avant même de viser l'universalisme abstrait de la Déclaration des droits de l'homme, cette critique concerne l'état d'esprit qui règne dans la France révolutionnaire, Avocat des Français, Price défend comme Paine l'idée selon laquelle le gouvernement a pour finalité de protéger les droits naturels de l'homme. À quoi Burke oppose un raisonnement caractéristique, selon Halévy, de son utilitarisme. Sans doute peut-on imaginer dans l'abstrait des droits naturels qui existeraient indépendamment des individus concrets. Mais la clarté de cette perfection abstraite a pour corollaire son incapacité pratique. D'où la définition du gouvernement en général comme « une invention de la sagesse humaine pour pourvoir aux besoins des hommes » [3]. Parmi ces besoins, existent bien sûr des libertés, mais persiste surtout, à titre au moins égal, la nécessité d'une contrainte. Que cette contrainte fasse défaut hors de la société civile est précisément la source de l'existence de cette dernière dont la finalité est alors de contrarier les passions humaines. En ce sens, l'utilité du gouvernement est de figurer une contrainte opposée aux passions et il devient décisif qu'il demeure indépendant des inclinations individuelles ou de leur mise en forme par des droits abstraits.

C'est sur ce raisonnement que se greffe la défense burkéenne des préjugés et de la tradition contre le geste français de la table rase. Point d'accord essentiel entre Burke et Bentham, la politique est une « science pratique » [4], qui doit plus à l'expérience qu'à la spéculation. Reste que pour l'auteur des Réflexions, cet éloge de l'expérience s'entend comme une apologie nostalgique des anciennes coutumes. Sur fond du principe qui veut que chaque culture ait progressivement habillé l'univers des relations sociales et de l'autorité d'habitudes et de rituels qui les rendent supportables, Burke regrette l'érosion du monde chevaleresque. Evoquant un « mélange intime d'opinions et de sentiments » qui faisaient de l'honneur et de l'héroïsme des vertus cardinales, il découvre le fondement d'une civilité européenne qui s'est transmise avec le temps pour donner aux moeurs et au gouvernement une douceur ignorée dans le monde asiatique et même dans les périodes les plus brillantes de l'Antiquité. Avec pour conséquence un paradoxe qui fait que l'orgueil métaphysique des Modernes va rendre l'existence plus dure aux hommes, au moment où elle prétend les soumettre aux Lumières et à la raison. Dans l'ordre historique régi par l'esprit de la chevalerie, les souverains eux-mêmes étaient incités à « se courber sous le joug bienfaisant de l'estime sociale, à plier l'autorité rigide aux règles de l'élégance et à imposer au despotisme, vainqueur de toute loi, l'empire des bonnes manières » [5]. A contrario de cette douceur ajoutée par les temps à la brutalité humaine, le monde issu de l'esprit des philosophes et des réformateurs risque de dissoudre ces sentiments qui embellissaient la vie, de libérer la violence du pouvoir en dévoilant « les défauts et la nudité de notre tremblante nature » [6].

À la suite d'Elie Halévy, on ne saurait trop insister sur la place centrale qu'occupe Burke du point de vue de la réception des événements révolutionnaires français et de leur incidence sur les transformations de la culture politique en Europe [7]. Nul doute que par leur capacité anticipatrice des évolutions de la Révolution et la puissance de l'opposition qu'elles dessinaient entre l'univers traditionnel et le monde social ou politique moderne, les Considérations aient durablement influencé tous ceux qui refusaient d'adhérer avec enthousiasme à l'idée selon laquelle l'histoire pouvait se recommencer. Il demeure toutefois plus difficile d'établir la nature précise des relations entre la pensée de Burke et celle de Bentham. Semblant accepter cette considération pour son propre compte, Halévy décèle la profondeur de la philosophie du premier dans une théorie de la prescription, qui consiste à accorder une présomption de validité aux doctrines et aux institutions anciennes plutôt que de tenter d'en fonder de nouvelles par le travail abstrait de la raison. Mais une fois notée la force de cet argument, il souligne le contraste entre le sang-froid qui confine à l'indifférence de Bentham face àla Révolution et ce qu'il considère comme le glissement de Burke vers « l'aliénation mentale proprement dite » [8]. Comment démêler ici la part de proximité dans l'hostilité au phénomène révolutionnaire, le désaccord concernant plusieurs questions essentielles et le fait que pour Halévy le mystère de l'attitude de Bentham réside dans le fait qu'il ne soit pas devenu jacobin ?

On voit bien a priori comment la doctrine de l'utilité pouvait trouver un allié dans la défense burkéenne du donné empirique contre ce qui apparaissait à Bentham comme les élucubrations fantaisistes des révolutionnaires de Paris. Mais on mesure aussitôt que le goût de l'expérimentation sociale et le rationalisme calculateur du fondateur de l'utilitarisme l'empêchaient d'adhérer à l'éloge systématique du préjugé et à l'idée d'une supériorité de principe de la tradition. Cette première contradiction éclate sur une question héritée des discussions du temps de Montesquieu : faut-il préférer la simplicité ou la complexité en matière politique ? Proche de L'esprit des lois sur ce point et en conformité avec son interprétation de l'histoire anglaise, Burke illustre la valeur du « gouvernement mixte ». À une vision pessimiste des complexités de la nature humaine doit venir correspondre un idéal de prudence qui veut que toute conception « simple » de l'organisation ou du pouvoir soit fautive [9]. Or Bentham avait depuis longtemps réfuté cette considération censée condenser l'allure raisonnable des libertés anglaises. Dès ses premiers travaux sur le droit civil et la loi pénale, il s'était placé aux côtés des partisans de la rigueur logique contre les théoriciens de la jurisprudence. Avec Helvétius ou Beccaria contre Blackstone, il s'agissait d'établir la codification idéale du droit comme il devrait être plutôt que de plaider la valeur du droit tel qu'il est [10]. Autant dire alors que l'on pouvait présumer une attirance de Bentham pour le projet français et son ambition de reconstruction rationnelle des édifices du droit et du pouvoir.

Telle fut bien l'attitude des démocrates en Angleterre, chez Paine, Mackintosh ou Godwin. Dès 1776, le premier avait affirmé dans son Commun Sense la préférence pour la simplicité des lois, tirée de celle de principes de la morale. Puis les trois auteurs se retrouvaient pour penser contre Burke que l'éloge des préjugés revenait à confier une valeur à l'imposture politique. Reste qu'ils se séparaient aussitôt sur la délimitation des fondements de cette opposition. Selon Halévy en effet, les Vindiciae Gallicae de Mackintosh hésitaient entre deux arguments contradictoires pour réfuter la théorie du gouvernement mixte et de la tradition : celui qui vise la référence à des droits naturels et celui qui se fonde sur l'utilité des principes politiques [11]. Une équivoque de même ordre se retrouve dans les Droits de l'homme de Thomas Paine, qui semblent défendre l'idéalisme abstrait des droits français dans la première partie directement tournée contre Burke, alors que la seconde glisse vers un argumentaire de type utilitariste. Tout se passe en effet comme si Paine découvrait à son insu que le spiritualisme abstrait affirmé lors de la défense des droits universels se heurtait à la réalité sociale et historique, avec pour conséquence que le gouvernement devient l'instance nécessaire pour préserver l'harmonie entre des droits supposés naturels [12]. Chez Godwin enfin la tension apparaissait plus clairement encore entre un idéal de l'abstraction démocratique et une théorie sociale nourrie d'un principe utilitaire de justice. Ici, c'est directement contre l'idée abstraite de droit qu'est affirmée celle de justice, comme ce qui vient assurer un traitement impartial des individus selon une « arithmétique morale » [13]. C'est évidemment à cette dernière formule que l'on reconnaît l'influence de Bentham et ce qui commence de prouver pour Halévy le glissement des démocrates anglais d'une défense des droits de l'homme engagée contre Burke vers une théorie utilitariste de la démocratie.

Relevant sans y insister une « analogie entre la thèse despotique et la thèse démocratique » [14] sur la critique du gouvernement mixte, Elie Halévy cherche à montrer que c'est en fait presque indépendamment de Bentham lui-même que s'opère la conversion des penseurs radicaux de la démocratie anglaise à l'utilité. En ce sens un étrange chassé-croisé s'opère, dans la mesure où si Burke fait figure de penseur antidémocrate par excellence, le caractère implicitement utilitariste des principes de sa démarche finit par se fondre dans une ambiance intellectuelle où l'idée d'utilité apparaît infiniment plus puissante que celle des droits de l'homme. C'est alors la critique de cette dernière par Bentham qui peut sembler fédératrice. Dès 1789 en effet, l'agacement de ce dernier contre l'abstraction des droits français n'a rien àenvier à celui de Burke. Déplorant le fait que la France marche dans les pas de l'Amérique, il écrit à Brissot qu'ils relèvent d'une « oeuvre métaphysique, (du) nec plus ultra de la métaphysique » [15], déclarant même qu'ils sont soit inintelligibles, soit faux, soit encore les deux à la fois. Puis c'est sous l'intitulé de « sophismes anarchistes » qu'il résumera en 1795 le contenu de sa critique. Du point de vue de son esprit, elle dénonce dans la déclaration des droits une « langue fautive », caractéristique de l'anarchiste ou de l'« homme de violence » et contradictoire avec l'idéal d'un « censeur rationnel ». Quant à son principe, elle se nourrit de l'idée de la loi telle que Bentham l'avait établie àpropos du droit pénal : la loi ne vise pas à engendrer une obligation posée comme un bien, mais à empêcher un mal en limitant pour ce faire la liberté des individus [16].

On aura compris que s'il est un motif qui permet de relier la critique du gouvernement mixte à celle des droits de l'homme dans l'économie interne de la pensée de Bentham, c'est celui du refus des « fictions » dans la théorie politique. Dès 1776 en effet, Bentham avait réfuté sous cette notion les idées communes aux whigs dans son Fragment sur le gouvernement. Il s'agissait alors de rejeter ensemble la problématique du contrat héritée de Locke, les doctrines du gouvernement mixte et de la division du pouvoir venues de Montesquieu et même le principe constitutionnel du pouvoir lui-même. Le caractère fictif de la théorie du gouvernement mixte s'apercevait le plus clairement chez Blackstone, qui voulait y voir une image de Trinité : le pouvoir de l'élément monarchique allié avec la sagesse de l'aristocratie et la bonté issue de la composante démocratique [17]. Quant à la thèse de la division du pouvoir, elle trouvait sa nature irréaliste dans l'impossibilité de fixer la frontière entre les différents organes. C'était enfin l'illusion d'un pouvoir fondé sur l'accord d'un contrat qui était mise au jour à partir d'une réfutation de l'idée commune de liberté. Pour Bentham en effet, c'était l'opposition de la liberté et de la contrainte qui enracinait la métaphysique politique moderne dans une conception erronée de la nature humaine et de la finalité de la société. Dans cette perspective, la Déclaration des droits de l'homme condense en quelques pages l'ensemble des erreurs propres à la doctrine libérale. Affirmant dans son préambule le caractère naturel de la liberté, elle s'oppose à l'observation empirique la plus immédiate : celle qui prouve la dépendance de l'individu à l'égard d'autrui et du monde environnant. Puis elle s'enferme dans une contradiction typique des illusions politiques modernes, lorsqu'elle pose le caractère potentiellement illimité de cette même liberté pour aussitôt lui assigner des frontières par la loi.

Il vaut la peine de s'arrêter sur la forme de cette critique des droits de l'homme dans le contexte d'une réfutation globale des fictions politiques, pour autant qu'elle occupe une place toute particulière au sein des débats de l'époque. Il faut relever en effet que chez Bentham l'objection n'est pas celle qui avait occupé les constituants américains et qui avait traversé les discussions françaises : l'évocation du caractère éventuellement vain des protections apportées aux libertés individuelles par une déclaration abstraite. Le motif mis en avant n'est pas ici que le fait de décliner les droits universels de l'homme n'offre qu'une « muraille de papier » contre l'arbitraire du pouvoir ou l'emprise de la société sur les individus [18]. C'est bien en amont de ce scepticisme pratique quant à l'efficacité d'un universalisme juridique abstrait que puise Bentham pour réfuter les droits de l'homme. S'il revient avec insistance sur ce schéma critique, bien après que la Déclaration ait disparu du code des Français, c'est que l'idée demeure dangereuse pour autant qu'elle continue d'occuper « une place secrète dans le code démocratique de l'opinion » [19]. En ce sens, c'est bien aux côtés de Burke qu'il se place pour viser dans la critique des droits de l'homme non pas une illusion de garantie pour l'autonomie du sujet humain, mais le principe même de cette autonomie. Plus encore, en reconnaissant dans la Déclaration française une compilation des idées communes à Mably, Rousseau, Raynal, Condorcet, Price et quelques autres, c'est une erreur constitutive de la démocratie politique moderne qu'il veut mettre en lumière. Avec pour conséquence que le mystère semble s'épaissir un peu plus pour ce qui concerne l'influence de Bentham sur le radicalisme démocratique anglais.

S'agissant d'identifier le clivage entre Burke et Bentham qui pourrait commencer de dissiper cette énigme, Elie Halévy insiste sur une différence de point de vue apparemment bénigne mais qui se révélera d'une portée considérable. Au moment où il analyse les composantes à ses yeux contradictoires de l'individualisme de Thomas Paine, il relève chez ce dernier un argument d'importance contre les Réflexions : « Je défends les droits des vivants ; Burke lutte pour l'autorité des morts sur les droits et la liberté des vivants. » [20] La question soulevée prend alors la forme suivante : peut-on concevoir des rapports d'obligation entre les vivants, ceux qui ont quitté le monde et ceux qui ne lui appartiennent pas encore ; comment rendre commensurables deux « non-existences » ; pourquoi donner à l'une un empire définitif sur l'autre ? Puis Halévy souligne le fait que Bentham rejoint Paine sur ce point, mais avec un raisonnement qui se retourne une fois encore contre le sens commun démocratique. Pour Bentham en effet, si Burke se trompe en sacralisant le passé et les opinions de ceux qui l'on habité, cette erreur est le symétrique de celle des démocrates : le premier soumet une époque de lumière à un âge de l'ignorance ; les seconds placent la classe des personnes bien informées sous la coupe de l'opinion des ignorants. S'il faut convenir que « de toutes les tyrannies la plus impitoyable est celle des morts », c'est pour aussitôt mettre le doigt sur le danger d'un despotisme de la médiocrité. Si l'on doit admettre que « de toutes les folies, la plus incurable est celle des morts car elle ne peut recevoir d'instruction », c'est à condition de réfuter avec autant de vigueur l'illusion démocratique d'une égale capacité des personnes [21].

On pourrait alors suggérer que s'esquisse ici discrètement la forme d'un conflit concernant les liens entre la moralité et l'histoire, conflit qui remonte par l'un de ses aspects à des questions théologiques et débouche par l'autre sur un problème central de la politique moderne. Ancrée dans une hostilité de principe au modèle théologico-politique traditionnel, la position de Paine évoque une manière d'eschatologie politique. Comme le remarque Elie Halévy, même lorsqu'il renonce à l'orthodoxie chrétienne, Thomas Paine demeure un Quaker et construit un lien entre le christianisme révolutionnaire des Anglais d'Amérique et l'athéisme révolutionnaire des sans-culottes français. Dans cette perspective, le refus du sacrifice des générations présentes à celles du passé se nourrit d'une attente tournée vers le futur. Tel serait si l'on veut le sens du « spiritualisme » prêté à Paine par Elie Halévy : postulés comme principes d'organisation de la société présente, les droits de l'individu fonctionnent comme un horizon régulateur de sa transformation. Ainsi supposent-ils une rupture radicale avec le monde ancien et l'inauguration d'une historicité nouvelle déployée vers l'avenir. Le motif est tout autre chez Bentham, plus proche en l'espèce de la vision largement étrangère à la problématique de l'histoire d'un Adam Smith. En ce sens, comme le suggère Halévy, Bentham est à la fois plus radicalement individualiste que Paine et partisan d'un individualisme d'une autre nature que le sien. Protestant contre tout sacrifice du présent au passé, Bentham se tient complètement à l'écart de la référence à l'idée de génération, comme si l'individualisme utilitariste voulait se délier de toute forme de solidarité historique. Mais s'il refuse l'idée d'un sacrifice transgénérationnel, il maintient sa défiance vis-à-vis de la définition libérale de la liberté, acceptant ici qu'elle soit sacrifiée à l'utilité commune.

Avant de revenir sur la manière dont Bentham agencera ces différents éléments d'allure contradictoire dans sa théorie du gouvernement, il peut être séduisant de tenter un bilan de son rapport à la Révolution française. Nul doute que les événements de France aient un moment attiré l'attention du public anglais sur des questions politiques largement négligées au profit de problèmes moraux, économiques ou sociaux. Mais il se confirme également que Bentham ne fut ni le plus ardent des acteurs de la discussion anglaise ni le plus durablement influencé par le phénomène révolutionnaire. A tout prendre même pourrait-on dire que son attitude à l'égard de ce dernier demeure jusqu'au bout soit marqué d'une profonde ambiguïté, soit largement pragmatique. Réitérée à plusieurs reprises, son hostilité de principe à la Révolution des droits de l'homme lui interdit d'inscrire l'événement dans la trame d'une histoire ou de marquer avec lui un moment fondateur de la modernité politique. Force est de constater l'originalité de cette position, Bentham étant l'un des rares penseurs à refuser de souligner, pour le meilleur ou le pire, l'aspect inaugural du phénomène. A rebours toutefois de cette forme de réserve historique, il fit preuve d'un intérêt disparate pour certaines figures du processus : après avoir entrepris de rédiger sa Tactique des Assemblées législatives pour les Constituants, il soutînt par exemple le projet d'élection des juges [22]. Reste cependant qu'il semble que la trajectoire de la pensée de Bentham n'ait pas été notablement infléchie par la Révolution française. Elle trouvait son ressort en amont de ce moment historique, voire même à l'écart de l'histoire révolutionnaire moderne dans son ensemble. Tout porte à croire qu'il faut chercher ailleurs que dans ce contexte les raisons de son influence sur le radicalisme démocratique anglo-saxon.


UTILITÉ ET POUVOIR :
UNE THÉORIE AUTORITAIRE DE LA DÉMOCRATIE ?



Lorsqu'il parvient à la fin des chapitres consacrés par Elie Halévy à la réception de la Révolution française en Angleterre, le lecteur est définitivement persuadé qu'elle eut une influence infiniment plus profonde et durable chez les radicaux que sur Bentham lui-même. Un tel constat renforce alors l'étrangeté du problème qu'Halévy cherche à résoudre au travers de deux questions. Comment concilier l'enthousiasme des démocrates pour la Révolution avec une pensée qui lui est largement étrangère, voire hostile ? Par quels détours l'imaginaire radical peut-il venir se greffer sur une démarche qui confirme son caractère autoritaire au travers de sa réaction embarrassée aux événements révolutionnaires ? A priori, deux hypothèses permettraient de résoudre cette énigme. L'une consisterait à souligner les contradictions internes au système de Bentham, pour y déceler la possibilité d'emprunts d'éléments parcellaires pouvant entrer dans la constellation elle-même informelle des idéaux radicaux. Mais Elie Halévy paraît considérer que c'est au sein de sa théorie du gouvernement et du pouvoir, puis au travers de la systématisation qu'en donne James Mill, que la doctrine utilitaire trouve son expression la plus cohérente sous les principes de la « démocratie pure représentarive ». Resterait alors une seconde hypothèse, selon laquelle la configuration formée par la pensée de l'utilité et la doctrine politique du radicalisme anglais exposerait une conception autoritaire de la démocratie dont la signification ultime s'exprimerait comme un rejet des idéaux du libéralisme moderne.

Confronté à la complexité du problème d'histoire intellectuelle et politique qu'il cherche à résoudre, Elie Halévy semble parfois renoncer à établir une quelconque forme de cohérence. A titre d'illustration, lorsqu'il décrit les méandres des influences subies par les radicaux de 1832, il souligne la fusion entre l'égalitarisme niveleur d'un Godwin ou d'un Owen avec un conservatisme en matière de droit privé, pour simplement conclure au « caractère paradoxal que présente la marche des idées dans l'histoire » [23]. Mais tout se passe pourtant comme s'il ne pouvait se contenter de ce sentiment d'irrésolution face à une conjoncture qui lui paraît devoir illustrer quelques vérités profondes sur les incertitudes de la démocratie moderne, ses dilemmes et les risques qu'elle encourt. C'est alors sans doute la conclusion spécifique qu'il rédige pour la version défendue comme thèse du second volume de la Formation qui offre la clef d'un lien cohérent entre l'interprétation de la Révolution française et le système théorique de Bentham puis ses différentes utilisations. La perspective proposée est la suivante : la Révolution française a représenté une tentative malheureuse d'application en matière constitutionnelle de la doctrine libérale de « l'identité naturelle des intérêts » ; à partir de 1808, Bentham et James Mill vont lui substituer le principe de l'identité artificielle des intérêts, qui fonde la théorie radicale du gouvernement représentatif [24]. Conforme à l'idée libérale d'une convertibilité des intérêts et des égoïsmes, mais critique du caractère naturel prêté à l'opération, cette substitution permet d'entrer dans l'unité du modèle utilitariste afin d'en restituer la forme politique.

Il faut commencer par rappeler que tant du point de vue de l'itinéraire intellectuel de Bentham que de celui de la cohérence interne à son système, le modèle se construit dans l'ordre juridique et plus précisément encore autour de la théorie des peines judiciaires. C'est dans ce registre en effet que le père de l'utilitarisme met au jour le principe fondateur de sa doctrine : la commensurabilité des plaisirs et des peines. Avec Beccaria et contre l'école du droit naturel moderne, il s'agit d'établir que la justice pénale peut se fonder sur un calcul et non sur les sentiments naturels de la sympathie pour autrui et de l'antipathie à l'égard du crime. Là où un Montesquieu par exemple imaginait encore que la loi pénale pouvait être une forme rationnelle du Talion dérivant de la « nature des choses », il faut montrer que le délit et la peine puisent à la même source : « Le délit, pour le profit d'un seul, produit un mal universel ; la peine, par la souffrance d'un seul, produit un bien général. » [25] De cette considération peuvent alors découler deux propositions de portée générale. En premier lieu, le fait de rendre commensurables le plaisir du bien et le mal de la peine vise à découvrir les composantes universelles d'une science de l'homme et de la société construite selon l'idéal de Newton qui fait dériver toute loi d'une détermination unique. En l'espèce, l'avantage de la construction tient en ce que l'universalité des principes de plaisir et de souffrance est de nature physico-psychique, ôtant aux notions du bien et du mal leur incertitude de valeurs morales. A quoi s'ajoute en second lieu que si l'existence même du délit prouvait l'impossibilité d'une harmonie naturelle des intérêts, la théorie pénale démontre une capacité à produire artificiellement l'identité introuvable dans la nature humaine. En ce sens la fonction globale du gouvernement apparaît directement : assurer une identification artificielle des intérêts, « la loi seule (faisant) ce que les sentiments naturels n'auraient pas eu la force de faire » [26].

On voit toutefois immédiatement l'objection à laquelle se heurte la transposition du modèle de la théorie pénale dans une doctrine du gouvernement. Même si l'on admet en effet que pour un individu l'équivalence de la souffrance et du plaisir puisse s'établir, eue paraît plus incertaine lorsqu'il s'agit de prendre en compte une Multitude. Peut-on rendre commensurables les plaisirs et les peines de plusieurs sujets ? Comment concevoir une équivalence entre les composantes du bonheur d'une personne et celles d'une autre aux estimations nécessairement différentes ? Imaginant l'objection, Bentham lui apporte une réponse qui la contourne : « Cette addibilité du bonheur de sujets différents, quoique à le considérer rigoureusement il puisse paraître fictif, est un postulat faute duquel tout raisonnement politique est rendu impossible. » [27] Avouant au travers de ce raisonnement par défaut qu'une difficulté entache le fondement même de sa doctrine politique, il ajoute cependant que la présence d'une telle « fiction » à la base de la construction est comparable à celle qui préside à la théorie des probabilités en mathématique. Autant dire pourtant qu'à partir de ce postulat la dérivation d'une théorie politique à partir du modèle de l'utilité va s'opérer au travers d'une série de réductions successives. Pour adapter tout d'abord un calcul des plaisirs et des peines conçu dans l'optique de l'individu à une logique du nombre. Pour déplacer ensuite le paradigme de l'identification artificielle des intérêts de l'ordre des relations d'échange entre personnes vers celui du pouvoir. Pour imaginer enfin au plan de l'autorité le point de vue d'un spectateur impartial qui puisse correspondre àcelui du savant dans le domaine de la rationalité technique.

La question du nombre est sans doute la difficulté la plus redoutable qu'ait à affronter la politique moderne lorsqu'elle doit articuler une vision de la rationalité du pouvoir à ses hypothèses individualistes [28]. Face à elle, la stratégie de Bentham vise cette forme de simplicité qui doit caractériser les modèles scientifiques depuis Newton. Hobbes pensait que l'homme capable de déduire l'ensemble de la géométrie à partir de quelques définitions pouvait construire l'ordre social de manière synthétique. Bentham reprend la forme de cet idéal, en voulant l'apurer de toute trace de subjectivité : code d'organisation du pouvoir, le droit constitutionnel devrait s'agencer par déductions à partir du principe du plus grand bonheur, ou plus précisément encore de la visée adaptée au problème des masses, celle du « plus grand bonheur de tous » [29]. Correctement défini, ce principe suppose que soit possible une « numération du bonheur » dont la formule est la suivante : « En cas de collision et de conflit, le bonheur de chaque partie étant égal, préférez le bonheur du plus grand nombre au bonheur du plus petit. » [30] Se nouent donc ici l'un à l'autre un postulat rationaliste et une prémisse individualiste. Rationaliste est le fait de montrer que la masse des sentiments qui composent une société peut se découper, pour donner lieu à des calculs par addition et soustraction, conduisant à l'établissement d'une balance qui équilibre en matière politique majorité et minorité. Mais le soubassement de ce calcul est individualiste, dans la mesure où ce sont des bonheurs individuels conçus comme irréductibles qui s'ajoutent et se retranchent. En ce sens, l'arithmétique utilitariste veut différer de l'ascétisme des théories politiques qui exigent le sacrifice de l'individu à l'intérêt collectif.

Il demeure toutefois que cette forme de rationalité requiert une modification de ses principes pour entrer dans la logique du nombre. À l'origine, la considération fondatrice de l'utilitarisme est le plus grand bonheur de l'individu et la rationalité qui lui correspond dans l'ordre des conduites individuelles poursuit la maximisation du plaisir ou la minimisation de la peine. Etendue à la masse des personnes qui forment une société, ce principe de recherche du bien-être ou d'éviction de la souffrance devrait s'entendre sous l'idée selon laquelle la finalité du gouvernement au sens générique du terme est le plus grand bonheur de tous. Or, deux obstacles s'opposent à l'universalisation de ce principe en matière sociale et politique [31]. Le premier est mis au jour par l'économie moderne, au travers de la loi des populations et du constat de la rareté des ressources. Le second tient davantage à la nature humaine et décrit précisément l'erreur des théories du droit naturel moderne lorsqu'elles supposent ou la bienveillance universelle ou la possibilité d'un accord raisonnable entre individus aux intérêts contradictoires. Il concerne ce que Bentham nomme le self-preference principle, le fait que la seule donnée empirique universalisable quant à l'homme est l'amour de soi. Filtrée par la prise en compte du principe de population et de la loi de l'égoïsme universel, la finalité de l'organisation sociale devient donc « le plus grand bonheur du plus grand nombre » [32].

C'est sur cette séquence de raisonnement que s'opèrent plusieurs disjonctions décisives du point de vue de l'histoire doctrinale. Si la découverte de l'universalité de l'égoïsme contredit l'optimisme prêté aux théories du contrat, le fait de le concevoir comme une condition nécessaire à la subsistance du genre humain pourrait conduire à une reformulation de l'idée d'une identité naturelle des intérêts. Adam Smith revisité par Paine et Godwin peut alors conduire à la forme d'une utopie libérale de la société sans gouvernement dont on trouverait des expressions jusque chez les penseurs contemporains comme Robert Nozick [33]. Or c'est la possibilité de ce glissement que conteste Bentham dans sa théorie du gouvernement, en montrant comme on va le voir que l'union des intérêts privés et de l'intérêt général dans l'ordre politique ne peut se construire qu'artificiellement. C'est sans doute John-Stuart Mill qui verra le mieux l'enjeu de cette discussion, la nature de la contradiction entre le postulat rationaliste de la politique utilitariste et son fondement individualiste, dans un contexte où la démocratie hésite entre la fascination pour les masses et le souci de la liberté. Au glissement que Bentham impose à sa logique pour la faire entrer dans le domaine du pouvoir et de sa dévolution, il ajoutera en effet un maillon supplémentaire. Ainsi montrera-t-il qu'une fois admise l'idée selon laquelle il faut passer de tous au plus grand nombre dans la détermination politique du bonheur, on entre dans une dérive redoutable dont l'aboutissement inéluctable est le fait que l'utilité, la volonté et l'autorité de la part la plus nombreuse et la plus active du peuple s'impose aux autres. Avec pour corollaire le sacrifice de la liberté individuelle à l'utilité collective et la naissance du phénomène paradoxal d'une tyrannie démocratique du nombre [34].

Faute d'une sympathie universelle entre les individus et d'une harmonie naturelle des avantages au sein de la société, c'est ce type d'objection que veut anticiper la théorie benthamienne de l'identification artificielle des intérêts dans l'ordre du pouvoir. La nécessité de cette dernière s'enracine comme on l'a vu dans l'échec commun aux penseurs modernes de l'homme et de la société, dans le fait qu'il est impossible de supposer que l'autorité de la loi puisse découler d'une intériorisation raisonnée de la peur de la mort violence comme chez Hobbes, d'un accord mutuel des personnes tel que l'envisageait Locke ou encore d'un ordre naturel des choses décrit à la manière de Montesquieu. En l'absence d'un droit naturel originaire ou d'un état des moeurs et de la civilisation qui permettrait une reconnaissance immédiate des conditions légitimes de l'obéissance, c'est dans le jeu des intérêts qu'il faut puiser le mécanisme qui institue l'autorité parmi les hommes et règle sa dévolution entre les citoyens. Et puisque c'est en l'occurrence de l'intérêt au pouvoir qu'il s'agit, l'objectif de la théorie constitutionnelle est d'obtenir par l'artifice des institutions une identité entre l'avantage des gouvernants et ceux des gouvernés. Oubliant les méditations sur les hommes tels qu'ils furent hypothétiquement dans l'état de nature, désertant toute spéculation concernant ce qu'ils devraient être selon une moralité universelle abstraite, Bentham les prend tels qu'ils sont, afin que l'art du législateur puisse se fondre dans l'éthique pragmatique de l'utilité. Etre fondamentalement motivé par la satisfaction de ses besoins et de ses désirs, l'homme n'agit avec raison que s'il est orienté par un équilibre subtil entre récompenses et sanctions. Le secret de l'institution consiste àrendre invisible le jeu par lequel des intérêts égoïstes se rencontrent et coopèrent dans l'ignorance de leurs fins, puis se canalisent et se limitent sans le vouloir, participant ainsi sans le savoir à l'élaboration d'un bien commun.

Dans cette perspective, du Plan de réforme parlementaire de 1817 au Code constitutionnel élaboré entre 1820 et 1832, se déploie une logique qui consiste à radicaliser le conflit d'intérêts entre gouvernants et gouvernés pour mieux le supprimer. Imaginée en premier lieu dans une intention pratique avant d'être reprise dans un registre systématique, cette logique se fonde sur la mise au jour de la contradiction qui mine de l'intérieur la doctrine de la démocratie directe. De cette dernière on peut dire en effet que lorsqu'elle suppose que le meilleur régime est celui dans lequel le pouvoir politique est exercé par tous les membres de la collectivité, elle affirme tout à la fois « l'existence et la non-existence du gouvernement » [35]. Voyant ici assez bien ce qui s'apparenterait si l'on veut au fantasme politique d'un Rousseau, Bentham lui oppose une proposition provocatrice qui renverse le raisonnement en attisant l'antagonisme entre les parties : « La fin effective de tout gouvernement, c'est le plus grand bonheur de celui ou de ceux qui détiennent le pouvoir gouvernemental. » [36] Mais cette formule n'a pour sens que de rappeler la nécessité impérative de la représentation, en focalisant l'objet de la théorie constitutionnelle sur les moyens de résoudre le paradoxe en produisant les conditions d'une identification artificielle des intérêts des gouvernants et des gouvernés. Dès lors, c'est le contexte général de la rareté qui surplombe l'ensemble de l'argumentation. Pour cette raison précise que la société marchande ne peut laisser aux individus contraints au travail pour assurer leur subsistance le loisir d'une activité politique continue, ainsi que l'avaient dit avant Bentham bien des auteurs modernes. Mais aussi pour un motif plus caractéristique de l'esprit utilitaire : le fait que le meilleur gouvernement doit être celui qui coûte le moins.

On voit ainsi comment Bentham reconduit une pensée politique qui se confond avec une théorie de la représentation dans le sillage familier de l'utilitarisme pour autant qu'il veut se limiter à un calcul de profits et pertes. En ce sens, la fin légitime du gouvernement n'a été à proprement parler le plus grand bonheur de tous qu'avant l'établissement de la distinction entre gouvernants et gouvernés. Une fois celle-ci acquise, le problème peut se restreindre aux conditions techniques d'un aménagement des coûts du pouvoir. Maximiser l'aptitude des gouvernants et « minimiser la confiance » : telle devient l'équation de la bonne politique [37]. C'est dans ce cadre qu'intervient la défense benthamienne du suffrage universel, dont il faut dire à la fois qu'elle se relie au second terme de l'équation et qu'elle procède de considérations plus techniques que morales. Ainsi que le remarquera le jeune John-Stuart Mill dans une réaction d'hostilité conservatrice au radicalisme de Bentham et de son père, on pourrait en effet penser que l'optimisation de la compétence politique requiert en même temps qu'une limitation censitaire du droit de suffrage une restriction des capacités électives [38]. Or telle n'est pas la démarche suivie par Bentham et James Mill, qui ancrent le mécanisme destiné à assurer la minimisation de la confiance dans une technique électorale. Le principe en est que la communauté d'intérêts entre gouvernants et gouvernés ne peut être qu'artificiellement acquise par un édifice qui place les détenteurs de l'autorité publique sous la surveillance et le contrôle de représentants eux-mêmes révocables et dépendants du choix libre de la grand masse du peuple [39].

Dépourvue de toute considération d'éthique politique, cette illustration des vertus du suffrage universel a notablement contribué à la rencontre entre Bentham et les radicaux, permettant en quelque sorte la sédimentation du vocable même de radicalisme dans un contexte où le père fondateur de l'utilitarisme en vient à dénoncer les limites intrinsèques d'une « réforme modérée » des institutions parlementaires [40]. Elle ne trouve toutefois son véritable sens que dans l'édifice global de la théorie du gouvernement. Visant la minimisation de la confiance, elle s'accompagne d'une organisation électorale qui requiert le bulletin secret, l'annualité du scrutin, un découpage des circonscriptions et le strict contrôle des opérations de vote. Puis c'est par son débouché qu'elle devient effectivement opératoire, lorsqu'elle conduit à assurer les conditions d'une simplicité du pouvoir, thème central de la théorie benthamienne. On se souvient que Bentham dénonçait comme sophisme politique l'association libérale du gouvernement complexe et de la protection de la liberté telle que thématisée chez un Montesquieu par exemple. C'est dans la continuité de cette critique que le suffrage universel est le premier maillon d'une chaîne qui mène vers une forme de transparence politique. Simplifiant le régime électoral, il permet de placer les détenteurs du pouvoir sous la surveillance du parlement à son tour dépendant de la majorité. Avec pour conséquence que sont réunies les conditions qui garantissent le fait que les décisions issues de la volonté du plus grand nombre seront conformes à l'intérêt du plus grand nombre. Mais avec pour corollaire aussi qu'il devient inutile d'envisager quelque protection que ce soit des libertés individuelles contre les usurpations de l'autorité [41].

Se dessine ainsi l'édifice complet d'un modèle pensé comme celui de la « démocratie pure représentative » [42]. Dans le contexte de la discussion constitutionnelle moderne, il cherche à dépasser ce qui pouvait apparaître comme une aporie du système représentatif : le fait qu'il suppose à la fois l'autonomie d'action des représentants et leur dépendance à l'égard des mandants, comme s'il fallait si l'on veut « rendre présent en quelque sens quelque chose qui n'est cependant pas présent, littéralement ou en fait » [43]. C'est au fond cette alchimie de la représentation, nouée au mystère de l'obéissance dans un univers de sens qui la prive de ses motifs transcendants, que vise à dissiper Bentham. La ligne de force du raisonnement est une fois encore la protestation contre les sophistications du libéralisme politique, au nom d'un souhait de simplicité qui peut tout à la fois s'interpréter dans la perspective d'un autoritarisme soucieux de concentration du pouvoir ou dans celle d'un radicalisme démocratique épris de transparence. Les cibles directement visées sont en effet les deux dispositions imaginées par les libéraux pour limiter la puissance de l'Etat ou du gouvernement et protéger la liberté individuelle : les droits de l'homme, puis la division du pouvoir. Aux arguments tirés de la réfutation du droit naturel Bentham ajoute une critique politique des déclarations, liée au fait que leur reconnaissance juridique ou leur éventuel statut supraconstitutionnel viendraient entraver pour l'avenir les volontés tant du peuple que des gouvernants. De manière similaire, la problématique désormais classique des Checks and Balances contredit le principe d'unité de volonté qui impose à son tour que les pouvoirs exécutif et judiciaire soient intégralement placés sous la dépendance de l'organe législatif

Dès lors, s'il faut encore imaginer quelque forme de contrepoids capable d'enrayer une éventuelle malveillance des détenteurs du pouvoir, ce n'est ni au nom de la liberté des personnes que l'on doit l'envisager, ni en poursuivant une dilution de l'autorité que l'on peut la réaliser. Profondément perspicace quant aux enjeux ultimes de cette discussion, Elie Halévy décrit parfaitement le noyau central de la critique benthamienne du libéralisme lorsqu'il note qu'à ses yeux « l'État libéral est un Etat dont on peut dire, à volonté, qu'il est un État sans souverain, ou qu'il renferme plusieurs souverains » [44]. À coup sûr y a-t-il dans l'imaginaire de la démocratie libérale moderne une hantise de la focalisation du pouvoir qui nourrit tour à tour et parfois en même temps un souci de diluer la souveraineté par une dissémination qui en reconduit le principe dans le for intérieur de chaque personne, ou un désir d'en expulser le support visible au travers d'une extrapolation vers l'idéal d'une commune humanité porteuse d'un droit universel. Il est non moins certain qu'une autre part de l'imaginaire démocratique proteste inlassablement contre cet effacement de toute forme d'incarnation du pouvoir, au motif qu'elle priverait en quelque sorte le peuple de sa victoire contre le despotisme d'un seul ou de quelques-uns. C'est clairement dans cette perspective que se situe Bentham, lorsqu'il place au sommet de son édifice constitutionnel l'idée selon laquelle toute dérive du pouvoir est empêchée aussi longtemps que le gouvernement est soumis au « tribunal de l'opinion publique ». Achevant un cercle initié par la théorie des peines, l'image du tribunal présente le double avantage de laisser supposer qu'il demeure une instance susceptible de trancher d'éventuels conflits d'intérêts politiques et de maintenir cet arbitrage dans une logique d'équilibre entre des utilités. Avec cette figure comme point focal, le système peut alors concilier une parfaite circularité et une désarmante simplicité ainsi résumées par Elie Halévy : « Si chaque individu est véritablement le meilleur juge de son intérêt, tous les individus sont les meilleurs juges de l'intérêt général et les individus les plus nombreux sont les mieux placés pour connaître le plus grand bonheur du plus grand nombre. » [45]

On ne saurait dénier au système ainsi clos une absolue cohérence qui pourrait se résumer en disant qu'après avoir imaginé une institution de surveillance parfaite dans le sillage de sa théorie des peines judiciaires Bentham en réussit la transposition au travers de ce qui s'apparente à une forme de panoptisme politique. Il est par ailleurs frappant de constater que cette tentative d'institutionnalisation d'une parfaite transparence politique, qui fut sans doute pour beaucoup dans le succès de l'utilitarisme auprès des radicaux anglais, retrouve l'esprit des solutions imaginées par le dernier Rousseau aux dilemmes pratiques de son Contrat social. Mandat impératif et fréquence des élections afin d' « assujettir les représentants », mise en tutelle des pouvoirs exécutif et judiciaire « sous les yeux du Législateur » incarnant le peuple : autant d'éléments visant à minimiser la distance entre gouvernants et gouvernés, à limiter les effets de la médiatisation des volontés, à compenser l'impossibilité d'une démocratie directe par une conception presque inquisitoriale de l'opinion publique [46]. S'il est vrai que pour Bentham le règne de l'opinion publique est l'élément décisif qui garantit l'aptitude des gouvernants par l'assurance qu'en dernier ressort l'identification artificielle des intérêts politiques s'opérera par la crainte de l'impopularité ou de la désapprobation, on peut noter que l'argument qui lui permet d'écarter définitivement le recours à des procédures plus formelles ou à des principes plus abstraits prend une allure franchement rousseauiste. Ultime preuve de l'inanité des droits de l'homme, il existe bien une « voix publique » chez un peuple libre élisant ses représentants, et « quand on l'a mise dans cet état de dépendance par rapport à la volonté générale, on n'a plus rien à craindre, plus d'autre précaution à chercher » [47].

Se trouve donc ainsi désigné l'équivalent politique de ce spectateur impartial susceptible dans la théorie morale d'atteindre une conception du juste par un bon équilibre entre la sympathie et la raison calculatrice. Reste que ce point de vue désormais occupé par l'opinion publique souffre par deux fois d'une incertitude redoutable. Supposant sans y croire une unité de volonté, il encourt un reproche d'un type comparable à celui que subit la théorie de la volonté générale chez Rousseau : produire une illusion de transparence pour effacer toute trace des divisions constitutives de la société moderne. A quoi l'on peut préférer avec Rawls juger à la fois plus raisonnable et mieux conforme à l'idée de justice la définition de l'impartialité morale puis politique à partir des individus en conflits [48]. Puis la difficulté s'accroit une seconde fois dans l'ordre spécifiquement politique du fait même de la représentation qui, sur une face, résout le problème de la fabrication d'une volonté commune, mais n'en produit sur l'autre qu'un équivalent rationnel. Or Bentham récuse toutes les procédures qui depuis Locke veillaient à compenser les effets de cette équivalence en limitant les prérogatives de l'autorité. Partisan de la concentration du pouvoir, il retrouve au terme de la séquence institutionnelle la supposition qui l'inaugurait : produite par le système représentatif, la puissance de la majorité paraît infaillible et demeure absolue. C'est à John Stuart Mill une nouvelle fois que l'on peut emprunter l'idée selon laquelle ce double mouvement de réduction de la diversité des intérêts et des opinions puis d'absolutisation du principe majoritaire risque de conduire au mieux à une illusion d'identité entre gouvernants et gouvernés, au pire à la terreur. Tirant profit des leçons de Tocqueville sur le despotisme majoritaire et les dangers du conformisme démocratique, il soulignait en effet les potentialités tyranniques d'un système qui met le peuple en position d'être en quelque sorte le spectateur de son propre sacrifice [49].

L'allure délibérément sacrificielle d'une théorie politique qui avait commencé par placer l'autonomie individuelle en second rang derrière l'utilité collective et qui finit par gommer artificiellement toute trace de conflit en immolant les minorités sur l'autel de l'opinion publique est sans doute le thème qui permet de fédérer les diverses objections opposées à Bentham et au radicalisme démocratique qui l'accompagne. Au plan institutionnel en effet, la construction débouche sur un « absolutisme représentatif  [50] qui peut connaître d'autres formes, mais se caractérise par le fait qu'il écrase toute manifestation de prudence juridico-politique sous le fantasme d'une transparence du peuple à lui-même, y compris lorsque sa volonté est fortement médiatisée par une représentation parée d'étranges vertus alchimiques. En remontant vers les principes éthiques du modèle, on peut alors penser que le sacrifice de l'individu et de la liberté était déjà engagé dès le moment fondateur de la théorie de l'utilité. Par le refus de tout point de vue déontologique dans l'univers moral en effet, l'utilitarisme manifestait déjà un choix en faveur d'une conception étroite de l'homme, réduit pour l'essentiel à ses besoins et intérêts. Resterait enfin une ultime objection, qui viserait plus directement la réduction de l'ensemble des sphères de l'existence humaine à celle où l'accumulation des biens matériels pourrait éventuellement justifier la rationalité purement calculatrice [51]. Avec pour conséquence de ces deux dernières critiques que le défaut majeur de l'utilitarisme serait d'occulter à deux reprises cette tension constitutive de la réalité sociale et politique moderne qui oppose en les reliant l'universel au particulier. Une première fois en déniant à l'individu toute autre forme de capacité d'autonomie que celle qui procède du calcul de son intérêt. Puis une seconde fois par le biais de la confusion entre l'universel visé dans la vie en commun et la simple optimisation de l'avantage collectif.

Pour conclure en compagnie d'Elie Halévy, on peut alors souligner avec lui l'étrangeté persistante de la rencontre entre la doctrine utilitariste et les idéaux du radicalisme démocratique. À tout prendre en effet, il se confirme que Bentham est passé sans médiation « d'un autoritarisme monarchique à un autoritarisme démocratique » [52]. Entre ces deux pôles, le centre de gravité de sa démarche a toujours été le refus de ces principes et de ces mécanismes qui cherchent dans le libéralisme à tempérer l'exercice du pouvoir en préservant une sphère d'autonomie de la liberté individuelle, en prolongeant le temps de la délibération et en déjouant l'irréversibilité des processus ou des décisions. Reste que même si les radicaux ne sont mieux identifiés à l'esprit de l'entreprise de Bentham qu'à la forme de son système, la possibilité de cette reconnaissance éclaire peut-être cette possible proximité du despotisme et de la démocratie qu'Halévy suggérait furtivement. En ce sens, par-delà l'aspect savant de l'analyse généalogique d'un modèle philosophique dans son époque et la culture moderne, la Formation pratique aussi une forme d'exploration de l'imaginaire social et politique de la démocratie. Dans un style et selon une orientation profondément différente de ceux de Tocqueville, ses analyses retrouvent sans doute l'essentiel de son souci. Cherchant à montrer le jeu de miroir qui s'instaure entre un désir de transparence sociale et la poursuite d'une simplicité systématique de la pensée, l'ouvrage met au jour la manière dont l'expérience démocratique et les représentations qui l'accompagnent demeurent travaillées par le refus de la conflictualité. Dans cette perspective, ce monument d'histoire intellectuelle peut aussi contribuer à la compréhension des origines lointaines de cette Ere des tyrannies qu'Elie Halévy anticipera avec une rare clairvoyance pour l'analyser avec lucidité. Il nous laisse alors à méditer le paradoxe radical qu'il découvre. Celui qui veut que l'intransigeance dans la volonté de combler l'incertitude politique et l'inquiétude philosophique qui inaugurent puis nourrissent l'aventure moderne peut entretenir ce qui s'apparente au mieux à une illusion, au pire à une forme inédite de despotisme.

Pierre Bouretz



[1] Voir Pierre Manent, Les libéraux, t. 2, Paris, Pluriel, Hachette, 1986, p. 8-11.

[2] Richard Price, A Discourse on the Love of our Country, Londres, 1789, cité in Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, trad. P. Andler, Paris, Pluriel, Hachette, 1989, p. 17. C'est dans cette édition qu'il faut lire les Réflexions, en se reportant à l'excellente présentation que donne Philippe Raynaud et du débat qui est ici en cause et de la pensée de Burke.

[3] Ibid., p. 76. Voir l'analyse que donne Elie Halévy de ce passage, Formation, II, p. 8.

[4] Burke, Réflexions, op. cit., p. 77.

[5] Ibid., p. 97.

[6] Idem.

[7] On se reportera sur ce point à François Furet et Mona Ozouf (éd.), The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. 3 : The Transformation of Political Culture 1789-1848, Oxford, Pergamon Press, 1989.

[8] Elie Halévy, Formation, II, p. 17.

[9] Voir Considérations, op. cit., p. 78-79. Ainsi que le signale Halévy, la théorie classique selon laquelle « les lois simples conviennent aux Etats despotiques » (Formation, II, p. 39) se trouve au livre VI, chap. 1 de L'Esprit des lois.

[10] Voir sur ce point Formation, I, p. 47-48.

[11] Elie Halévy développe sa lecture de Mackintosh in Formation, II, p. 41-42.

[12] Ibid., p. 43-49.

[13] Godwin, Political Justice, cité in Formation, II, p. 53.

[14] Elie Halévy, Formation, II, p. 39.

[15] Lettre citée, ibid., II, p. 29.

[16] Sur l'établissement de cette doctrine chez Bentham, voir Formation, I, p. 49-51. Pour ce qui concerne plus généralement la critique benthamienne des droits de l'homme, on se reportera à Alain Renaut, article Bentham, Dictionnaire des oeuvres politiques, F. Châtelet, O. Duhamel, E. Pisier (dit.), 2e éd., Paris, 1986 ; Mohamed El Shakankiri, La philosophie juridique de Jeremy Bentham, préface de Michel Villey, Paris, LGDJ, 1970, et J. Bentham, critique des droits de l'homme, in Archives de philosophie du droit, 1964 ; Michel Villey, Philosophie du droit, Paris, Dalloz, vol. 1. 5 86 s., et vol. 2, § 188.

[17] Voir Formation, I, p. 179-180.

[18] Ce thème avait occupé une place importante dans la discussion constitutionnelle américaine et l'on en retrouve la trace dans les débats qui entourent l'élaboration de la Déclaration des droits de l'homme. Voir sur le premier point Gordon S. Wood, La création de la république américaine, trad. F. Delastre, introduction Claude Lefort, Paris, Belin, 1991, NB, chap. XIII. Pour ce qui concerne le débat français, on se reportera à Marcel Gauchet, La révolution des droits de l'homme, Paris, Gallimard, 1989. On trouvera enfin une présentation synthétique de la discussion in Pierre Bouretz, Article Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, Dictionnaire des oeuvres politiques, F. Châtelet, 0. Duhamel, E. Pisier (dit.), 2e éd., Paris, 1986.

[19] Bentham, Traité des sophismes politiques, in Tactique des assemblées législatives, Ed. Dumont, t. 2, Paris, 1822, p. 258.

[20] Cité in Formation, II, p. 46. On en peut qu'être frappé par le fait qu'Elie Halévy soulève ici une question qui occupera une place importante dans les discussions éthiques de la seconde moitié du XXe siècle. Il voit en effet que, presque incidemment, Burke pose un thème critique de l'individualisme moderne qui trouvera toute son amplitude dans le cadre des analyses de l'emprise de la technique sur le monde humain. On songe notamment à la problématique développée par Hans Jonas et au débat qui l'entoure. Voir Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. J. Greisch, Paris, Ed. du Cerf, 1990, et Pierre Bouretz, article Hans Jonas in Dictionnaire des oeuvres politiques, op. cit., 3e éd., 1995.

[21] Bentham, cité in Formation, II, p. 46 et p. 212, note 17.

[22] Sur le lien de Bentham avec l'Assemblée constituante aux premiers temps de la Révolution, voir Formation, II, p. 18.

[23] Formation, II, p. 90.

[24] Voir Elie Halévy, La Révolution et la doctrine de l'utilité, thèse pour le doctorat présentée à la Faculté des lettres de Paris, Paris, Alcan, 1900, p. 322-323.

[25] Bentham, cité in Formation, I, p. 72.

[26] Bentham, Traités de législation civile et pénale, cité in Formation, I, p. 48-49.

[27] Cité in Elie Halévy, La Révolution et la doctrine de l'utilité, op. cit., p. 314.

[28] Cette difficulté est bien mise en lumière dans le contexte de la Révolution française par Patrice Gueniffey, Le nombre et la raison. La Révolution et les élections, préface de François Furet, Paris, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, 1993. On en trouvera une présentation plus ample sur toute la séquence du XIXe siècle chez Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992.

[29] Voir Formation, Ill, p. 116.

[30] Bentham cité in Elie Halévy, La Révolution et la doctrine de l'utilité, op. cit., p. 329.

[31] On se reportera ici à Formation, III, p. 116 s.

[32] Bentham, Constitutional Code, cité in Formation, III, p. 116. Voir aussi La Révolution et la doctrine de l'utilité, op. cit., p. 312.

[33] Voir Robert Nozick, Anarchie. Etat et utopie, trad. E. d'Auzac de Lamartine, PUF, 1988. Sur les formes de cette utopie libérale, on se reportera à Pierre Rosanvallon, Le Capitalisme utopique, Paris, Seuil, 1979.

[34] Voir notamment John-Stuart Mill, De la liberté, trad. Dupont-White-L. Lenglet, préface Pierre Bouretz, Paris, Gallimard, « Folio-Essais », 1990, p. 65 s. Je me permets de renvoyer sur ce point à cette préface ainsi qu'à mon article John-Stuart Mill, in Dictionnaire des oeuvres politiques, op. cit., p. 703-713.

[35] Formation, III, p. 117.

[36] Idem.

[37] Bentham, Constitutional Code, cité in Formation, III, p. 119. Il faut ici se souvenir que le thème de la confiance (Trust) est un classique de la littérature politique et constitutionnelle libérale depuis Locke.

[38] On pourra se reporter aux premiers essais politiques de John-Stuart Mill, largement antérieurs à On Liberty et aux Considérations sur le gouvernement représentatif. Mill y développe une argumentation libérale élitiste, tournée contre le danger d'un despotisme des masses. Voir notamment « The Spirit of the Age », « Civilization » et les deux articles sur Tocqueville, in John-Stuart Mill, Essays on Politics and Culture, Ed. Gertrude Himmelfarb, Gloucester, Mass., Peter Smith, 1973, et Pierre Bouretz, préface à De la liberté, loc. cit., p. 21-31.

[39] Voir Formation, Il, p. 139.

[40] Ibid., p. 138.

[41] Elie Halévy restitue cette séquence du raisonnement dans l'avant-propos au troisième volume de la Formation, p. 2, ainsi que p. 85 où il résume la critique de Bentham contre l'illusion de Montesquieu consistant à voir dans les formalités judiciaires un rempart de la liberté.

[42] L'expression apparaît au début du Constitutional Code, mais se trouve plus systématiquement développée dans James Mill, An Essay on Government. Voir l'édition de Jack Lively et John Rees, in Utilitarian Logic and Politics, New York, Oxford University Press, 1978. Cette édition présente l'avantage d'accompagner le texte de James Mill du dossier de la discussion à laquelle il a donné naissance, avec notamment les critiques de Macaulay.

[43] Hannah Fenichel Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley, Los Angeles, London, The University of California Press, 1967, p. 8-9. A cet ouvrage classique sur la théorie de la représentation on pourra ajouter les études plus directement consacrées à Bentham de H. L. A. Hart, in Essays on Bentham. Jurisprudence and Political Theory, Oxford, Clarendon Press, 1982, NB, chap. IX et X.

[44] Elie Halévy, Formation, III, p. 121.

[45] Ibid., p. 124.

[46] Les expressions citées sont empruntées aux Considérations sur le gouvernement de Pologne, in Rousseau, Oeuvres complètes, III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 978-979.

[47] Bentham, « Sophismes anarchiques », loc. cit., in Tactique des assemblées législatives, op. cit., II, p. 267.

[48] On trouvera cet argument qui est au coeur de la critique de l'utilitarisme dans John Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 219.

[49] Ainsi en va-t-il par exemple lorsque Mill oppose tant à Rousseau qu'à Bentham ou à son propre père que la conséquence pratique du refus de toute limitation du pouvoir du peuple sur lui-même est dans le fait qu'il devient possible que « les "gens du peuple" soient tentés d'opprimer une partie des leurs », par le biais de la majorité ou même d'une fraction activiste de celle-ci. Voir De la liberté, op. cit., p. 65.

[50] L'expression est empruntée à François Furet, préface à Patrice Gueniffey, Le nombre et la raison, op. cit., p. VI.

[51] On aura reconnu dans ces deux critiques les objections respectivement faites à l'utilitarisme par John Rawls et Michael Walzer. Voir John Rawls, Théorie de  la justice, op. cit., NB, §5-6, et Michael Walzer, Spheres of Justice. A Defense of Pluralism and Equality, New York, Basic Books, Inc., 1983.

[52] Elie Halévy, Formation, III, p. 80.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 26 juin 2009 9:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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