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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La Formation du radicalisme philosophique.
Tome I. La Jeunesse de Bentham 1776-1789.
(1901)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Élie Halévy, La Formation du radicalisme philosophique. Tome I. La Jeunesse de Bentham 1776-1789. Première édition 1901. Paris: Les Presses universitaires de France, 1995, 363 pp. Collection: Philosophie morale. L'édition de 1995 reproduit l'édition originale de 1901. Une édition numérique réalisée conjointement par par Diane Brunet, guide au Musée de La Pulperie de Chicoutimi, Ville de Saguenay et Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévoles.

Introduction

Quelles sont les idées qu’éveille, dans l’esprit d’un étudiant ou d’un professeur de philosophie, le nom de la doctrine utilitaire ? Il se rappelle les règles de l’arithmétique morale de Bentham, le titre d’un essai de Stuart Mill. Il sait que le lien est assez étroit entre la morale de l’utilité et la psychologie de l’association des idées, que, généralement, les utilitaires ont été des associationnistes. Mais sait-il que l’arithmétique morale a beaucoup moins pour objet de fonder une morale que de fonder une science de droit, de fournir une base mathématique à la théorie des peines légales ? Sait-il, si ce n’est vaguement, que l’économie politique orthodoxe, la tradition d’Adam Smith, de Malthus, de Ricardo, a fait partie de la doctrine ? Sait-il encore qu’à l’époque ou l’utilitarisme était une philosophie constituée, et non pas seulement une opinion courante, il fallait être radical pour être utilitaire (d’où la désignation de radicaux philosophiques), et que les adeptes de la morale de l’utilité étaient en même temps les théoriciens de la démocratie représentative et du suffrage universel ? Mais, si l’on ne sait pas cela, peut-on vraiment dire que l’on connaisse la morale utilitaire et le principe même de l’utilité ? Car ce qui érige une proposition en principe, c’est précisément la fécondité logique de cette proposition, le nombre des conséquences qu’elle implique. Pour connaître vraiment le principe de l’utilité, il faut donc en connaître toutes les conséquences, toutes les applications juridiques, économiques et politiques. Nous essayons de rendre la connaissance de la morale utilitaire plus exacte en la rendant plus complète. Nous étudions l’utilitarisme intégral.

Or, pour étudier la doctrine à la fois dans son unité et dans toute sa complexité, quelle méthode convient-il de choisir ? Pourrait-on, afin d’en simplifier l’exposition, supposer le radicalisme philosophique déjà constitué, et analyser l’ensemble des opinions philosophiques et sociales, théoriques et pratiques, qui pouvaient être celles d’un Stuart Mill, aux environs de 1832 ? La méthode présente des inconvénients graves. Suivant que l’exposition de la doctrine en mettrait mieux en lumière l’unité ou les contradictions, on nous soupçonnerait, dans le premier cas d’avoir employé, pour la reconstituer, des procédés arbitraires et factices, ou, dans le second cas, d’avoir volontairement insisté sur les contradictions, afin de faciliter la tâche du critique. Mieux vaut sans doute laisser parler les faits, montrer à la suite de quelles péripéties tant de théories diverses sont venues successivement s’agréger au bloc de l’utilitarisme intégral, étudier le développement réel des concepts fondamentaux, raconter l’histoire de la formation du radicalisme philosophique. Par où notre sujet d’étude prend une ampleur nouvelle, en raison de l’importance que présente, dans l’histoire de l’esprit public en Angleterre, la doctrine utilitaire. Car l’Angleterre a eu, comme la France, son siècle de libéralisme ; et au siècle de la Révolution française correspond, de l’autre côté de la Manche, le siècle de la révolution industrielle ; à la philosophie juridique et spiritualiste des droits de l’homme, la philosophie utilitaire de l’identité des intérêts. Les intérêts de tous les individus sont identiques. Chaque individu est le meilleur juge de ses intérêts. Donc il faut supprimer toutes les barrières factices que les institutions traditionnelles élèvent entre les individus, toutes les contraintes sociales qui se fondent sur la prétendue nécessité de protéger les individus les uns contre les autres et chacun contre soi-même. Philosophie émancipatrice, très différente par son inspiration et ses principes, mais voisine par beaucoup de ses applications, de la philosophie sentimentale de J.-J. Rousseau. La philosophie des droits de l’homme viendra aboutir, sur le continent, à la révolution de 1848 ; la philosophie de l’identité des intérêts, en Angleterre et vers la même époque, au triomphe du libre-échangisme manchesterien. Nous étudions, à ce point de vue, les origines, historiques et logiques, du radicalisme philosophique, un peu comme nous pourrions étudier la formation des principes de 1789 ; et dès lors, notre étude constitue, en même temps qu’un chapitre d’histoire de la philosophie, un chapitre de philosophie de l’histoire.

Mais n’est-ce pas là, peut-être, reculer à l’excès les limites de notre sujet ? Nous ne le pensons pas, et nous croyons qu’une circonstance historique donne à notre étude un caractère aussi défini que possible. Car en Jérémie Bentham le radicalisme philosophique possède son grand homme ; à sa carrière philosophique et littéraire correspond la période que l’on peut tenir, dans l’histoire du radicalisme philosophique, pour la période de formation de la doctrine. — 1776, c’est l’année de la révolution d’Amérique, qui prépare les révolutions européennes ; c’est l’année où Adam Smith publie sa Richesse des Nations ; où le major Cartwright formule pour la première fois en Angleterre le futur programme radical et chartiste des parlements annuels et du suffrage universel ; mais c’est aussi l’année ou Bentham, âgé de vingt-huit ans, publie son premier ouvrage, le Fragment sur le gouvernement. — 1832, c’est l’année de la réforme qui, pour la première fois en Angleterre, accorde aux districts industriels et, dans une certaine mesure, aux classes laborieuses, le bénéfice de l’électorat, et donne à l’opinion radicale la possibilité de s’exprimer et d’exercer une influence sur la législation nationale ; mais c’est aussi l’année où meurt Jérémie Bentham, âgé de quatre-vingt-quatre ans, vénéré par un groupe de disciples comme un patriarche, un chef spirituel, presque un Dieu, dont James Mill serait le saint Paul. C’est, d’ailleurs, à la réforme théorique et pratique du droit que, de tout temps, Bentham s’est attaché ; c’est en ces matières qu’il a été véritablement un inventeur. Si les réformateurs du régime économique et politique, et de la philosophie elle-même, finissent par reconnaître en Bentham un chef d’école, ce n’est pas que Bentham ait été, sur tous ces points, le principal ou le seul auteur des doctrines nouvelles ; il n’a inventé ni la loi de Malthus, ni la psychologie de Hartley ; et, s’il a constitué la théorie utilitaire du radicalisme politique, il n’en a pas inventé le programme. Bien des individus, bien des circonstances ont collaboré à la formation du radicalisme philosophique. Quels individus ? Quelles circonstances ? Comment, aux environs de 1832, un grand nombre d’individus — les plus intelligents et les plus énergiques de leur génération — ont-ils été amenés à professer des opinions communes, une doctrine collective ? Et quel a été le rôle précis joué par Bentham dans la formation de l’école benthamique ? Ainsi prend une forme définie le problème historique que nous essayons de résoudre.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 25 juin 2009 17:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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