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Collection « Les auteur(e)s classiques »

L'empire des steppes. Attila, Gengis-khan, Tamerlan (1938)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de René GROUSSET (1885-1952), L'empire des steppes. Attila, Gengis-khan, Tamerlan (1938). Paris: Éditions Payot, quatrième édition, 1965, pages 1-620 (première édition: 1938). Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Introduction

LA STEPPE ET L’HISTOIRE

Telle qu’elle se présente à nous, la Haute Asie porte témoignage du drame géologique le plus grandiose des annales de la planète. La surrection et l’isolement de cette énorme masse continentale sont dus à l’assaut convergent de deux immenses chaînes de plissements d’inégale antiquité : d’une part les plissements hercyniens des T’ien-chan et de l’Altaï, dessinés en bordure, les premiers, du môle sérindien, les seconds de la vieille plateforme sibérienne de l’Angara ; d’autre part les plissements alpins de l’Himalaya venus, au miocène, occuper la place de l’ancienne « Méditerranée » eurasiatique. L’arc concave des T’ien-chan et de l’Altaï au nord-ouest, l’arc opposé de l’Himalaya au sud ont encerclé et isolé le Turkestan et la Mongolie, ainsi restés comme suspendus au-dessus des plaines de la périphérie. L’éloignement des mers, en plus de l’altitude, a contribué à doter ces hautes terres d’un climat continental extrême, avec excès de chaleur en été, excès de froid en hiver : à Ourga, en Mongolie, température oscillant de +38 à -42. Exception faite du massif du Tibet auquel son altitude vaut des conditions végétales presque polaires, exception faite aussi du demi-cercle montagneux de l’Altaï et des T’ien-chan qui, pour des raisons analogues, présente un climat alpin, avec l’étagement habituel depuis les forêts de base jusqu’à la végétation raréfiée des sommets, presque tout le reste de la Haute Asie est couvert d’une zone longitudinale de steppes herbeuses à repos hivernal, desséchées pendant l’été. Les prairies-steppes, — plus vivantes dans les régions irriguées, agonisant et tournant au désert dans les solitudes centrales en voie de saharification, — courent depuis la Mandchourie jusqu’à la Crimée, depuis Ourga, en Haute Mongolie, jusqu’à la région de Merv et de Balkh où d’ailleurs la prairie-steppe eurasiatique du Nord se continue par la steppe sèche subtropicale, d’affinités méditerranéennes, de l’Iran et de l’Afghanistan.

Au nord la zone longitudinale des steppes eurasiatiques se soude directement à la zone des forêts boréales, de climat sibérien, qui couvre la Russie et la Sibérie centrales, ainsi que la frange septentrionale de la Mongolie et de la Mandchourie. En son milieu elle passe insensiblement au désert en trois centres de saharification : désert du Qizil-qoum, en Transoxiane, et de Qara-qoum au sud de l’Amoû-darya, désert de Takla-makan dans le bassin fermé du Tarim, désert de Gobi enfin qui s’étend sur une immense zone, orientée du sud-ouest au nord-est, depuis le Lob-nor, où le Gobi se relie au Takla-makan, jusqu’au Khin-gan, aux confins de la Mandchourie. Ce sont là comme trois plaques cancéreuses qui mangent la zone des steppes herbeuses sur laquelle elles n’ont cessé d’empiéter depuis l’époque protohistorique. L’interposition du Gobi entre la Mongolie septentrionale, celle des forêts du Baïkal ou des steppes de l’Orkhon et du Kéroulèn, et la Mongolie méridionale, celle des steppes de l’Alachan, de l’Ordos, du Tchakhar et du Jéhol, a d’ailleurs été une des raisons permanentes qui ont toujours arrêté la survie des empires turco-mongols, depuis les Hiong-nou de l’antiquité jusqu’aux T’ou-kiue du haut moyen âge. Quant au bassin du Tarim, à l’actuel Turkestan chinois, le fait que la steppe y a été chassée par le désert lui a valu une destinée particulière. Échappant à la vie nomade de la prairie (encore qu’ayant toujours vécu sous la menace ou le contrôle des hordes du nord), il a vu se développer la vie urbaine et commerçante des oasis caravanières, et, par le chapelet de ces oasis, a fait communiquer les grandes civilisations sédentaires de l’Ouest — monde méditerranéen, Iran, Inde — avec la grande civilisation sédentaire de l’Extrême-Orient, la Chine. La double piste ainsi tracée en double arc de cercle au nord et au sud du fleuve moribond, au nord par Touen-houang, Ha-mi, Tourfan, Qarachahr, Koutcha, Kachgar, le Ferghana et la Transoxiane), au sud par Touen-houang, Khotan, Yarkand, les vallées pamiriennes et la Bactriane, cette double ligne si fragile en son long tracé au milieu, tour à tour, des déserts et des sommets, — fragile comme une ligne étirée et sinueuse de fourmis cheminant à travers la campagne — a suffi, malgré tout, à faire qu’il n’y a pas eu sur notre planète deux planètes différentes, à maintenir un minimum de contact entre la fourmilière chinoise et nos fourmilières indo-européennes. C’est la route de la soie et la route du pèlerinage, par où ont passé le commerce et la religion, l’art grec des successeurs d’Alexandre et les missionnaires bouddhistes montés d’Afghanistan. Par là les commerçants gréco-romains mentionnés par Ptolémée s’efforçaient d’atteindre les ballots de soie de la « Sérique », par là les généraux chinois des seconds Han cherchaient à entrer en rapport avec le monde iranien et avec l’Orient romain. Maintenir la liberté de cette grande route du commerce mondial fut, des Han à Khoubilaï, une des préoccupations séculaires de la politique chinoise.

Mais au nord de cette étroite route de civilisation, la steppe constituait pour les nomades une autre route d’un caractère tout différent, une route illimitée, aux pistes innombrables, la route de la Barbarie. Rien n’arrête la chevauchée des escadrons barbares entre les rives de l’Orkhon ou du Kéroulèn et le lac Balkhach, car si, vers ce dernier point, le Grand Altaï et les contre-forts septentrionaux des T’ien-chan semblent se rapprocher, la trouée reste encore large du côté de l’Imil, au Tarbagataï, vers Tchougoutchak, comme elle est suffisante entre le Youldouz, l’Ili et le bassin de l’Issiq-koul, au nord-ouest duquel s’étendent de nouveau, aux pieds des cavaliers venus de Mongolie, les immensités sans limites de la steppe kirghize et de la steppe russe. Ces passes du Tarbagataï, de l’Ala-taou et du Mouzart, les hordes de la steppe orientale les ont sans cesse franchies pour chercher fortune dans les steppes de l’ouest. Si dans la période protohistorique ce fut le mouvement inverse qui dut prévaloir, si on a l’impression que les nomades de race iranienne, c’est-à-dire indo-européenne, appelés Scythes et Sarmates par les historiens grecs et Saka par les inscriptions iraniennes, durent gagner très loin vers le nord-est, du côté de Pasyryk et de Minoussinsk, tandis que d’autres Indo-Européens allaient peupler les oasis du Tarim, depuis Kachgar jusqu’à Koutcha, à Qarachahr, à Tourfan, peut-être jusqu’au Kan-sou, il est certain qu’à partir de l’ère chrétienne la poussée se produit d’est en ouest. Ce ne sont plus les Indo-Européens qui viennent faire prédominer leurs dialectes — « iranien oriental », koutchéen ou tokharien — dans les oasis du futur Turkestan chinois ; ce sont les Hiong-nou qui, sous le nom de Huns, vont établir un empire proto-turc en Russie méridionale et en Hongrie, car la steppe hongroise continue la steppe russe, comme la steppe russe continue la steppe asiatique ; et après les Huns, ce seront les Avar, horde mongole enfuie d’Asie Centrale sous la pression des T’ou-kiue, au VIe siècle, et qui régnera sur les mêmes lieux, en Russie d’abord, en Hongrie ensuite ; ce seront les Turcs Khazares au VIIe siècle, les Turcs Petchénègues au XIe, les Turcs Comans au XIIe, qui suivront le même tracé, les Mongols Gengiskhanides enfin qui au XIIIe siècle feront, si l’on peut dire, la synthèse de la steppe, seront la steppe faite homme, de Pékin à Kiev.

L’histoire intérieure de la steppe est l’histoire des hordes turco-mongoles se bousculant pour se disputer les meilleurs pâturages, et parcourant, parfois sans autre but que les besoins de leurs troupeaux, en des transhumances sans fin dont l’oscillation en certains cas a pu exiger des siècles, les immensités que la nature avait dévolues à leurs chevauchées et auxquelles tout chez elles était adapté, construction physique et genre de vie. De ces incessants cheminements entre le Fleuve Jaune et Buda-Pest, l’histoire, écrite par les sédentaires, n’a retenu que peu de chose, ce qui touche ces derniers. Ils ont noté l’arrivée des diverses vagues venues déferler au pied de leur Grande Muraille ou de leurs forteresses danubiennes, devant Ta-t’ong ou devant Silistrie. Mais des remous intérieurs des peuples turco-mongols que nous ont-ils appris ? On voit bien se succéder dans l’espèce de district impérial de Qara-balgassoun et de Qaraqoroum, en haute Mongolie, aux sources de l’Orkhon, tous les clans nomades qui aspirent à la domination des autres hordes, Hiong-nou, de race turque, avant notre ère, Sien-pei, de race mongole, au IIIe siècle après Jésus-Christ, Jouan-jouan, également mongols, au Ve siècle, Turcs T’ou-kiue au VIe, Turcs Ouigour au VIIIe, Turcs Kirghiz au IXe, K’i-tan, de race mongole, au Xe, Kéraït ou Naïman, de race sans doute turque, au XIIe, Mongols Gengiskhanides enfin au XIIIe. Mais si nous connaissons l’identité des clans, tour à tour turcs ou mongols, qui ont imposé leur hégémonie aux autres, nous ignorons ce que fut à l’origine la répartition respective des grands groupes parents, turcs, mongols et tongous. Sans doute, à l’heure actuelle, les Tongous occupent-ils, en plus de la Mandchourie du nord, une bonne partie de la Sibérie orientale, plus, dans la Sibérie centrale, la rive est du moyen Iénisséi, sur les trois rivières Toungouzka, tandis que les Mongols sont groupés dans la Mongolie historique et les Turcs dans la Sibérie occidentale et les deux Turkestans, étant entendu que dans cette dernière région les Turcs sont des tard-venus, que la turcisation ne remonte peut-être dans l’Altaï qu’au Ier siècle de notre ère, sûrement en Kachgarie qu’au IXe siècle, en Transoxiane qu’au XIe, et que le fond de la population urbaine, à Samarqand comme à Kachgar, reste encore un fond iranien turcisé. Mais d’une part nous savons par l’histoire qu’en Mongolie même les Gengiskhanides ont mongolisé de nombreuses tribus vraisemblablement turques, Naïman de l’Altaï, Kéraït du Gobi, Ongut du Tchakhar. Avant l’unification gengiskhanide qui enrôla toutes ces tribus sous la bannière des Mongols bleus, une partie de l’actuelle Mongolie était turque et du reste, aujourd’hui encore, un peuple turc, les Yakout, occupe au nord des Tongous le nord-est de la Sibérie, dans les bassins de la Lena, de l’Indigirka et de la Kolyma. La présence de cette masse turque demeurée en direction du détroit de Behring, au nord des Mongols et même des Tongous, sur l’Océan glacial arctique, nous incite à la plus grande prudence quant à la situation respective des « premiers » Turcs, Mongols et Tongous. Ce qu’elle nous permet d’entrevoir, c’est que la masse turco-mongole et tongouse dut en effet, à l’origine, être cantonnée assez au nord-est, car non seulement l’actuelle Kachgarie, mais aussi le versant nord des monts Saiansk (Minoussinsk) et du grand Altaï (Pasyryk) étaient peuplés à cette époque par des Indo-Européens venus du foyer « indo-européen commun » de la Russie méridionale. Une telle hypothèse concorde du reste avec les vues des linguistes qui, comme MM. Pelliot et Guillaume de Hévésy, se refusent jusqu’à suffisante démonstration, à admettre une connexion originelle entre les langues altaïennes (turc, mongol, tongous) et les langues finno-ougriennes axées sur l’Oural. Par ailleurs, l’écart assez considérable existant aujourd’hui, malgré leur parenté originelle, entre le turc, le mongol et le tongous incite à penser que les trois groupes, réunis à l’époque historique sous des dominations communes (d’où les emprunts réciproques fréquents des termes de civilisation), ont pu vivre un moment assez éloignés les uns des autres à travers les immensités du nord-est asiatique.

Si l’histoire des hordes turco-mongoles se limitait à leurs chevauchements et à leurs luttes obscures au hasard des transhumances, elle se réduirait à peu de chose, du moins pour ce qui nous intéresse ici. Le fait capital dans l’histoire de l’humanité est la pression que ces nomades ont exercée sur les empires civilisés du sud, pression qui est allée à diverses reprises jusqu’à la conquête. La descente des nomades est une loi presque physique, dictée par les conditions de l’habitat steppique. Sans doute, ceux des Turco-Mongols qui demeurèrent fixés à la zone forestière du Baïkal et de l’Amour restèrent-ils des sauvages vivant de chasse et de pêche, comme les Djurtchât jusqu’au XIIe siècle, comme les « Mongols de la forêt » jusqu’à Gengis-khan, peuplades trop encloses derrière l’écran de leurs solitudes sylvestres pour avoir la notion des autres terres convoitables. Mais il n’en allait pas de même avec les Turco-Mongols de la steppe, vivant d’élevage et, de ce fait, nomades d’obligation, le troupeau cherchant l’herbe et l’homme suivant le troupeau. La steppe est, de plus, la patrie du cheval. L’homme de la steppe est un cavalier né. C’est lui, qu’il soit iranien à l’ouest ou turco-mongol à l’est, qui a inventé le costume de cheval, comme le montrent les Scythes figurés sur les vases grecs du Bosphore cimmérien, comme nous l’apprenons par les Chinois qui, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, pour opposer cavalerie à cavalerie, remplaceront, à l’imitation des Huns, la robe par le pantalon. Ce cavalier des raids rapides est de plus un archer à cheval qui abat l’adversaire à distance, tire en fuyant — la flèche du Parthe est en réalité celle du Scythe et du Hun — et qui mène la guerre comme la poursuite du gibier ou des cavales, par la flèche et le lasso. Or, au seuil de ces randonnées, il entrevoit, là où finit la steppe, là où commencent les cultures, des conditions de vie toutes différentes, qui ne peuvent manquer d’exciter sa convoitise. Chez lui, on l’a vu, hiver glacial : la steppe est alors une annexe de la taïga sibérienne ; puis été torride : la steppe devient un prolongement du Gobi, et le nomade doit alors, pour trouver de l’herbe à ses troupeaux, remonter aux versants du Khingan, de l’Altaï ou du Tarbagataï. Seul le printemps qui transforme la steppe en une prairie drue, ornée de fleurs multicolores, est saison de fête pour ses bêtes comme pour lui. Le reste du temps, l’hiver surtout, il regarde du côté des terres tempérées du Midi, vers l’Issiq-koul, « le lac chaud » au sud-ouest, vers les bonnes terres jaunes du Houang-ho au sud-est. Non qu’il ait un goût particulier pour les terres cultivées en tant que telles. Les cultures, quand il les occupe, il les ramène d’instinct à la jachère improductive ; la glèbe, il la fait retourner à la steppe natale où pousse le gazon pour le mouton et le cheval. Telle sera en plein XIIIe siècle l’attitude de Gengis-khan qui, ayant conquis la région de Pékin, désirera sans malice élever les champs de millet de la belle plaine du Ho-pei à la dignité de pâturage. Mais si l’homme du nord ne comprend pas la culture (si par exemple les Gengiskhanides du Turkestan et de la Russie restent jusqu’en plein XIVe siècle de purs nomades, pillent stupidement leurs propres villes et, au moindre refus de paiement des campagnards, détournent les canaux d’irrigation pour tuer la terre), il apprécie les civilisations urbaines pour leurs produits manufacturés et leurs agréments multiples, pour le rapt et le pillage. Il se prend à la douceur du climat, douceur toute relative d’ailleurs, puisque le rude climat de Pékin paraîtra trop amollissant à Gengis-khan qui, après chaque campagne, remontera passer l’été près du Baïkal. De même, après sa victoire sur Djélâl ed-Dîn, il négligera systématiquement l’Inde étendue à ses pieds, parce que pour cet homme de l’Altaï, l’Inde, c’est la chaudière de l’enfer. Du reste, il aura raison de se défier des facilités de la vie civilisée, car, lorsque ses arrière-petits-fils se sédentariseront dans les palais de Pékin ou de Tauris, ce sera pour y subir une immédiate dégénérescence. Mais, tant que le nomade garde son âme de nomade, il ne considère le sédentaire que comme son fermier, la ville et le labour que comme sa ferme, ferme et fermier pressurables à merci. Il rôde ainsi à cheval, en lisière des vieux empires sédentaires, prélevant sur eux un tribut régulier quand ceux-ci de plus ou moins bonne grâce y consentent, pillant les villes ouvertes en de brusques razzias quand le sédentaire a été assez malavisé pour refuser le tribut. Telles les bandes de loups — et le loup n’est-il pas le vieux totem turc ? — qui rôdent au voisinage des hardes de cervidés pour, à tour de rôle, l’attaque à la gorge ou le simple prélèvement sur les traînards et les blessés. Ce régime de pillages en trombe alternant avec le prélèvement d’un tribut régulier, décoré, du côté des Fils du Ciel, du nom pudique de cadeau bénévole, a été, somme toute, la règle générale des relations entre Turco-Mongols et Chinois du IIe siècle avant Jésus-Christ au XVIIe siècle de notre ère.

Parfois cependant surgit chez les nomades une personnalité forte, instruite du délabrement des empires sédentaires (et ces barbares rusés, comme nos Germains du IVe siècle, sont admirablement au courant des intrigues byzantines de la cour chinoise). L’homme s’accorde avec une des factions chinoises contre l’autre, avec un prétendant évincé, avec un des royaumes chinois contre le royaume voisin. Avec sa horde, il se déclare fédéré de l’empire et, sous couleur de défendre l’empire, s’installe dans les Marches frontières. Une, deux générations, et ses petits-fils, assez frottés de culture chinoise pour franchir le pas, s’assiéront sans vergogne sur le trône des Fils du Ciel. L’aventure de Khoubilaï au XIIIe siècle ne fait que répéter à cet égard celle de Lieou Tsong au IVe, des T’o-pa au Ve. Deux ou trois générations encore, et (s’il n’y a pas eu de révolte nationale chinoise pour bouter le barbare hors de la Grande Muraille), ces barbares sinisés qui n’auront pris de la civilisation que sa mollesse et ses vices, sans garder l’âpreté du tempérament barbare, deviendront à leur tout un objet de mépris, leurs terres un objet de convoitise pour d’autres barbares, restés nomades et faméliques au fond de la steppe natale. Et l’aventure recommencera. Sur le dos des Hiong-nou et des Sien-pei nantis, surgiront au Ve siècle les Turcs T’o-pa qui les détruiront et les remplaceront. Au nord des K’i-tan, Mongols trop sinisés, maîtres pacifiques de Pékin depuis le Xe siècle, se dresseront au XIIe les Djurtchät, Tongous presque sauvages au début, qui leur arracheront en quelques mois la grande cité, avant de se siniser et de s’endormir à leur tour, pour, à leur tour aussi, être détruits juste un siècle plus tard par Gengis-khan.

Ce qui est vrai à l’est, l’est aussi à l’ouest. Nous avons vu en Europe, dans ces steppes russes qui sont le prolongement de la steppe asiatique, se succéder Huns d’Attila, Bulgares, Avar, Hongrois (des Finno-Ougriens, ces derniers, mais encadrés par une aristocratie hunnique), Khazar, Petchénègues, Comans, Gengiskhanides. De même en terre d’Islam, où le processus d’islamisation et d’iranisation est chez les conquérants turcs d’Iran et d’Anatolie la réplique exacte de la sinisation signalée chez les conquérants turcs, mongols ou tongous du Céleste Empire. Le khan devient ici un sultan ou un padichah, comme il était devenu là-bas un fils du Ciel. Et, comme là-bas, il doit bientôt céder ici le pas à d’autres khans plus frustes, sortis de la steppe. Nous voyons ainsi s’entre détruire et se succéder en Iran Turcs Ghaznévides, Turcs Seldjouqides, Turcs Khwarezmiens, Mongols Gengiskhanides, Turcs Timourides, Mongols Cheïbanides, sans parler des Turcs Ottomans qui, filant en flèche à l’extrême avant-garde des terres musulmanes, vont relayer en Asie Mineure les Seldjouqides expirants et, de là, s’élancer, fortune inouïe, à la conquête de Byzance.

La Haute Asie, bien plus que la Scandinavie de Jornandès, se présente ainsi comme la matrice des nations, vagina gentium, comme une manière de Germanie d’Asie, destinée dans le tumulte de ses Völkerwanderungen, à donner des sultans et des fils du Ciel aux vieux empires civilisés. Cette descente des hordes de la steppe qui viennent périodiquement asseoir leurs khans sur les trônes de Tch’ang-ngan, de Lo-yang, de K’ai-fong ou de Pékin, de Samarqand, d’Ispahan ou de Tauris, de Qonya ou de Constantinople, est devenue une des lois géographiques de l’histoire. Mais il est une autre loi — opposée —, celle qui fait lentement absorber les envahisseurs nomades, par les vieux pays civilisés ; phénomène double, démographique d’abord : les cavaliers barbares, établis à l’état d’aristocratie sporadique, sont noyés et disparaissent dans ces denses humanités, dans ces fourmilières immémoriales ; phénomène culturel ensuite : la civilisation chinoise ou persane vaincue, conquiert son farouche vainqueur, l’enivre, l’endort, l’annihile. Souvent, cinquante ans après la conquête, tout se passe comme si elle n’avait pas eu lieu. Le Barbare sinisé ou iranisé est le premier à monter la garde de la civilisation contre les nouvelles vagues d’assaut de la Barbarie. Au Ve siècle le Turc T’o-pa, maître de Lo-yang, se constitue ainsi le défenseur de la culture et de la terre chinoises contre tous les Mongols, Sien-pei ou Jouan-jouan qui voudraient recommencer la même aventure. Au XIIe siècle, c’est le seldjouqide Sandjar qui, sur l’Oxus et l’laxartes, monte sa « garde au Rhin » contre tous les Oghouz ou tous les Qara-Khitaï de l’Aral ou de l’Ili. L’histoire de Clovis et de Charlemagne se répète ainsi à toutes les pages de l’histoire de l’Asie. De même que la civilisation romaine, pour résister au Germanisme saxon et normand, trouve un regain de force dans l’énergie franque, assimilée par elle, la culture chinoise n’aura pas de meilleurs soutiens que ces T’o-pa du Ve siècle, comme l’Islam arabo-persan n’aura pas de plus fidèle chevalier que cet héroïque Sandjar que nous évoquions tout à l’heure. Mieux encore, ce seront les Turco-Mongols sinisés ou iranisés qui achèveront l’œuvre des anciens Rois des Rois ou Fils du Ciel. Ce qu’aucun Khosroès, ce qu’aucun Khalife n’ont pu, s’asseoir sur le trône des basileis, faire leur entrée dans Sainte-Sophie, leur successeur imprévu, le Padichah ottoman du XVe siècle, le réalisera aux applaudissements du monde islamique. De même, le rêve de domination panasiatique des Han et des T’ang, ce seront les empereurs Yuan des XIIIe-XIVe siècles, Khoubilaï et Témur Oldjaïtou, qui le matérialiseront au profit de la vieille Chine, en faisant de Pékin la capitale suzeraine de la Russie, du Turkestan, de la Perse et de l’Asie Mineure, de la Corée, du Tibet et de l’Indochine. Le Turco-Mongol n’a ainsi vaincu les vieilles civilisations que pour, finalement, mettre son épée à leur service. Fait, comme le Romain du poète antique, pour régir les peuples, il a gouverné ces vieux peuples civilisés au profit de leurs traditions et de leurs ambitions millénaires, administré la Chine pour réaliser, de Khoubilaï à K’ang-hi et à K’ien-long, le programme de l’impérialisme chinois en Asie, administré le monde irano-persan pour faire aboutir enfin la poussée des Sassanides et des Abbassides vers les dômes d’or de Constantinople.

Les races de commandement, les nations impériales sont peu nombreuses. A côté des Romains, les Turco-Mongols ont été de celles-là.


Retour au livre de l'auteur: René Grousset (1885-1952) Dernière mise à jour de cette page le lundi 15 janvier 2007 7:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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