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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Les fêtes annuellement célébrées à Emoui (Amoy). Étude concernant la religion populaire des Chinois.
Première partie : Le Printemps, l’Été.
(1886)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de l'ouvrage de Johann Jacob Maria de Groot, Les fêtes annuellement célébrées à Emoui (Amoy). Étude concernant la religion populaire des Chinois. Première partie : Le Printemps, l’Été. Traduit du Hollandais, avec le concours de l’auteur, par C. G. Chavannes. Première édition: Ernest Leroux, Paris, 1886, XXVI+400 pages, 15 illustrations de Félix Régamey. [Ministère de l'instruction publique, Annales du Musée Guimet. tome onzième.] Réimpression par Chinese Materials Center, San Francisco, 1977. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

INTRODUCTION

Il s’est publié déjà un grand nombre d’ouvrages sur la religion de la Chine ; mais presque tous ont pour point de départ les livres nationaux, surtout ceux qui datent des débuts de l’empire. Les auteurs pensaient ainsi saisir dans leur principe même les notions religieuses qui ont régné au sein de la nation et qui y règnent encore, et pouvoir de ces principes parvenir à la connaissance du système religieux dans son ensemble.

Cette méthode présente sans doute quelques avantages ; cependant un peu de réflexion fera voir que, par la force des choses, elle ne peut fournir à la science des religions que des résultats insuffisants. Il faut qu’une race ait atteint un aussi haut degré de civilisation que celui où la nôtre n’est parvenue qu’au siècle passé, pour qu’elle éprouve le besoin de se formuler à elle-même d’une manière nette et un peu complète, dans les écrits qu’elle produit, les idées qui régissent sa vie sociale. Or les Chinois sont encore fort éloignés d’être entrés dans cette phase. Aussi leur littérature, quoique fort riche en soi, est très pauvre en fait de données touchant leur pensée et leur vie religieuses, plus pauvre peut-être que notre littérature du moyen-âge, à nous, ne l’est pour ce même genre de questions. Par exemple, ce que l’on peut essayer d’y glaner par rapport à leur religion telle qu’elle se manifeste actuellement chez le peuple, équivaut à rien du tout. La méthode dont nous parlons a encore l’inconvénient de ne pas tenir compte des modifications apportées par le temps dans les idées populaires, durant les siècles qui se sont écoulés depuis l’époque des premiers philosophes et des premiers écrivains ; elle oublie que toutes ces tribus, tous ces peuples, si nombreux, qui habitent l’immense territoire de l’empire chinois, sont fort loin d’avoir tous les mêmes conceptions religieuses ; en un mot, elle généralise trop. En outre, elle part de la supposition tacite, mais fausse, ou en tout cas dénuée de toute preuve, que ce que les philosophes et les auteurs ont écrit n’a pas été seulement l’expression de leurs idées personnelles, mais encore un écho digne de confiance de la pensée nationale. Pour bien connaître une médaille, il faut en voir les deux faces. Or la méthode en question néglige des deux faces du sujet la plus importante, l’étude de la religion des Chinois telle qu’elle se pratique dans la réalité, pour ne s’attacher qu’à ce que les livres disent qu’elle est, ou plutôt qu’elle devrait être. Il résulte de là que les livres chinois sont une source tout à fait insuffisante pour apprendre à connaître leur religion ; à quoi il faut ajouter que c’est un terrain fort glissant, où les faux pas sont fort à redouter ; à chaque instant on est exposé à croire comprendre, quoique l’on ne comprenne pas, et à tirer d’une fausse interprétation et d’une mauvaise traduction des conclusions erronées.

Renversons l’ordre suivi par cette méthode, ce sera suivre une route plus sûre. Du moins il vaut la peine de tenter l’entreprise. Il faudra donc prendre pour point de départ les coutumes et les notions qui existent actuellement de fait, chercher à les comprendre à l’aide d’une connaissance suffisante des langues tant écrites que parlées, s’efforcer de saisir l’enchaînement logique qui relie le tout, et enfin consulter les données que l’on peut recueillir dans les livres chinois et qui sont de nature à jeter du jour sur l’origine et la raison d’être des coutumes et conceptions étudiées. L’ouvrage que nous offrons à nos lecteurs est sorti de l’application de cette méthode aux usages religieux des Chinois d’Émoui. A ceux qui le parcourront de juger si la méthode est bonne.

L’auteur arrivait en 1877 à Émoui, chargé par le gouvernement des Indes orientales néerlandaises d’aller étudier la langue, les mœurs et les usages de la contrée, car c’est de là surtout que les émigrants viennent à Java. Armé des connaissances acquises, il devait remplir dans les colonies les fonctions d’interprète et d’aviseur pour les affaires des Chinois. Comme il s’agissait pour lui de connaître des êtres humains existant réellement, leur manière de penser, leur manière d’exprimer leurs pensées, et leurs coutumes, il avait devant lui un terrain encore inexploré, car ce n’est pas dans les écrits chinois qu’il pouvait trouver ce qu’il avait à voir de ses yeux et entendre de ses oreilles. Mais quel chaos à débrouiller que celui qui se présentait à lui dans ces mille pratiques religieuses observées par les Chinois d’Émoui et des environs dans d’innombrables circonstances ! Fallait-il essayer de tout voir, de tout comprendre, de tout expliquer à la fois ? Cet ouvrage gigantesque, pour s’accomplir d’une manière scientifique et utile, eût réclamé de longues années d’un labeur incessant. Il ne pouvait être question de l’entreprendre de cette manière, et le seul moyen d’arriver à une étude systématique de cet immense tout c’était de l’aborder par parties distinctes, nettement séparées les unes des autres.

De toutes les subdivisions de la matière à étudier, la première qui sembla à l’auteur de ces pages s’imposer à l’attention est celle qui renferme les usages et coutumes qui se rattachent à des dates fixes, revenant périodiquement chaque année. En effet l’étude qu’on en fera permettra d’examiner la religion populaire sous ses différentes faces, avantage que n’offre pas l’étude des cérémonies qui se rattachent à des circonstances accidentelles, comme les décès, les mariages, les épidémies, etc., et qui ne permettent de voir les choses que sous un aspect très spécial. Les cérémonies annuelles au contraire sont, par exemple, très souvent en rapport avec quelques-unes des principales divinités nationales, avec lesquelles par conséquent il faudra faire connaissance, puisque sans cela on ne pourrait pas se rendre compte du culte dont elles sont l’objet. De plus ces usages régulièrement périodiques ne sont pas tous exclusivement religieux, les notions qu’ils supposent ne se rattachent point toutes directement à la religion au sens exact du mot, et cela même est un grand avantage ; car cela permet d’observer d’une manière bien plus complète la vie intellectuelle et morale du peuple, de bien mieux comprendre sa manière de concevoir et de sentir, et l’intelligence de sa religion ne pourra qu’y gagner énormément ; non seulement on la comprendra mieux, mais, pour cela justement, on la jugera mieux et plus équitablement. Voilà pourquoi les fêtes et coutumes qui reviennent régulièrement chaque année fournissent des données qui, bien ordonnées, et complétées par les faits tirés de l’histoire générale de la religion en Chine, permettront, à notre avis, de se faire de la religion chinoise une idée plus juste que la seule étude des documents écrits que possède l’empire.

Tel est le programme qui a dirigé les études dont le présent ouvrage consigne les résultats. On trouvera dans les quatre premiers chapitres une étude, faite suivant l’ordre du calendrier, des jours de fête annuellement observés par les Chinois d’Émoui et des usages et coutumes qui se rattachent à ces différentes fêtes. Chaque jour férié est traité pour lui-même ; cela a été fait de propos délibéré, afin de permettre de lire chaque article indépendamment des autres, sans que pour le comprendre il faille absolument étudier l’ouvrage entier. Il y a bien à cela des inconvénients ; la forme que nous choisissions nous condamnait d’avance à des répétitions assez nombreuses, quoique courtes, et de plus, à mettre au bas des pages des renvois continuels. Au point de vue esthétique, cela est regrettable. Nous croyons cependant avoir eu pour en agir comme nous l’avons fait une raison excellente, qui nous garantit l’indulgence du lecteur. C’est que notre ouvrage n’est pas destiné aux seuls sinologues, mais aussi aux savants qui étudient l’ethnographie et la hiérologie générale, et à qui il fallait permettre de consulter notre travail sur les points qui les intéressent, en négligeant le reste ; c’est ce qui nous a imposé la forme d’articles spéciaux, formant chacun un tout, pour chaque fête. Un second motif recommandait fortement cette forme. C’est que les fêtes qui sont décrites ici existent, plus ou moins modifiées, pour la plupart dans plusieurs contrées de la Chine, et qu’il devait être agréable aux voyageurs ou aux explorateurs scientifiques qui pourraient en observer les parallèles de trouver réuni en quelques pages tout ce que nous avons eu à dire sur chacune d’entre elles.

Notre cinquième chapitre est consacré à un exposé d’ensemble de la religion chinoise, tel qu’il résulte principalement des données fournies par les quatre premiers chapitres. Notre principale conclusion est que la base essentielle de la religion chinoise est ce que l’on a appelé l’evhémérisme, c’est-à-dire que les divinités sont pour la plupart des hommes divinisés après leur mort. Nous ne nions point qu’à cet évhémérisme ne s’unisse une certaine dose de naturisme, qui probablement date d’une période déjà relativement avancée de développement ; mais les notions naturistes se sont amalgamées avec l’évhémérisme au point de s’y fondre presque complètement, et en tout cas d’être éclipsées par lui. Nous avons donc dû appliquer aux Chinois les théories de l’éminent philosophe anglais Herbert Spencer, qui croit applicable à toutes les religions connues l’explication évhémériste, laquelle, il est vrai, a souvent été contredite, mais que nous ne croyons pas avoir été victorieusement réfutée.

Dans la description des fêtes et coutumes annuelles des Chinois d’Émoui, à laquelle une grande partie de cet ouvrage est consacrée, nous nous sommes avant tout proposé comme notre grand but de découvrir si possible l’origine des usages décrits et des notions qui s’y rattachent, et d’en expliquer la raison d’être. Dans ce but nous avons en premier lieu abondamment puisé aux sources chinoises, consultant tous les ouvrages qui font autorité et que nous possédions ou auxquels nous avons pu nous procurer l’accès, appuyant ainsi. comme d’une charpente solide les résultats de nos observations personnelles et directes. En second lieu, nous avons largement fait usage d’une clef que l’on trouvera capable de faire pénétrer bien des mystères apparents dans les usages de presque tous les peuples. Cette clef merveilleuse est le calendrier.

Partout le calendrier a joué un rôle normatif capital dans le règlement des cérémonies religieuses. On n’avait pas encore inventé les almanacs pour la facilité des prêtres et des dévots, que déjà c’était l’état du ciel qui déterminait le moment des fêtes et des cérémonies, surtout si l’objet du culte était, ou le ciel lui-même, ou quelqu’une de ses parties. Dans d’autres cas, il fallait, pour célébrer la fête, attendre une époque heureuse, ce qui ne pouvait être indiqué que par la position des étoiles. Bref, les occupations des hommes en général, et, en particulier, leurs fêtes et cérémonies, ont toujours été réglées par l’aspect de la nature aux différentes périodes du cycle annuel. Ainsi, chez les peuples occidentaux, les plus grandes fêtes et les sacrifices les plus importants coïncidaient avec les solstices et les équinoxes. Noël et Pâques peuvent servir d’exemple parmi bien d’autres. Il en a été et il en est encore de même chez les Chinois. La position des astres, ou, ce qui revient au même, les saisons et les différents aspects de la nature terrestre qu’elles ramènent périodiquement, ont donné naissance à un grand nombre de leurs jours de fête et d’offrande. C’est donc dans la position des astres, et tout particulièrement dans celle du soleil, que nous trouverons l’explication de mainte coutume et la solution de maint mystère, incompréhensible sans cette clef.

Nous avons enfin souvent dans le cours de notre ouvrage cherché à jeter du jour sur les mœurs et les coutumes dont nous nous occupions, en les comparant aux usages analogues qui existent ou ont existé dans d’autres parties du monde, sans en excepter notre Europe. Il ne faut cependant pas voir dans ces essais des études ethnographiques ; ce sont plutôt de simples notes, ramassées au courant de nos lectures, et placées ici dans l’unique but de rappeler que les analogies entre ce qui existe en Chine et ce qui peut s’observer ailleurs sont très réelles, et de prémunir ainsi contre les jugements précipités dont les Chinois pourraient être victimes. Ce n’est pas à nous, mais bien aux ethnographes de l’Occident à approfondir ces analogies, et à décider si les mœurs et les usages de la Chine dont il est traité dans cet ouvrage ont droit à une place dans le programme de l’ethnographie comparée.

Nous ne nous dissimulons en aucune façon qu’il pourra se faire plus d’une fois que l’on découvre des parties faibles dans l’argumentation au moyen de laquelle nous nous efforçons de remonter d’un usage à son origine et à sa raison d’être. Nous avons cependant à plaider des circonstances atténuantes. C’est sous le climat étouffant des côtes basses de Java et de Bornéo qu’ont été mis en oeuvre par nous les matériaux que nous avions recueillis en Chine ; nous avons dû ainsi travailler à plusieurs milliers de lieues de distance de l’Europe et de sa culture, ne disposant que des ouvrages chinois en nombre trop restreint que nous avions pu rassembler nous-même, sans avoir à notre portée de bibliothèque publique bien fournie d’ouvrages d’ethnographes occidentaux au courant de la science actuelle, forcé par conséquent de nous rabattre souvent sur des travaux vieillis. Il faut tenir compte aussi de l’impossibilité de tirer de la bouche des Chinois eux-mêmes rien de concluant sur l’origine et la vraie signification de leurs coutumes, puisque eux-mêmes sont parfaitement ignorants à ce sujet ; il n’y a donc d’autres ressources que de glaner les renseignements épars dans leurs livres et de les compléter par l’observation et la comparaison des usages. Ajoutons que les voies ne se trouvent jamais frayées d’avance pour un sujet du genre du nôtre. Quant à notre sujet spécial à nous, il n’y a que Doolittle qui nous ait précédé ; c’est dans les trois chapitres intitulés « Established annual Customs and Festivals » de l’utile ouvrage qui porte le titre de « Social Life of the Chinese ». Mais il est des plus superficiels, et de plus ce n’est pas des Chinois d’Émoui qu’il traite, mais de ceux du chef-lieu du Fouhkien, Fouh-Tcheoufou. Jamais il ne donne une explication plausible de ce qu’il avance ; jamais il ne remonte jusqu’à l’origine des coutumes traitées, et ce défaut vient évidemment de ce qu’il ne connaît pas la littérature chinoise, car sans s’être quelque peu familiarisé avec elle il est clair qu’il ne peut être question de se rendre compte rationnellement des coutumes. Voici comment un des collaborateurs de la « China Review » s’exprimait au sujet de l’ouvrage de Doolittle : « The volume contains many inaccuracies in details, and as all the social customs and religious ceremonies described in the book are explained on the basis of popular hearsay evidence, instead of tracing the phenomena of modern society and religion back to their fountain-head as described in the Li Ki and the historical records, there is about the whole work a noticeable lack of exactness and a want of historical comprehension ». Nous souscrivons sans hésiter à ce jugement, espérant en même temps n’en avoir pas mérité un semblable ; car nous avons fait notre possible pour remonter à l’origine des usages que nous avons décrits. Le lecteur jugera si nos efforts ont été couronnés de quelque succès. Ce n’est pas à dire que le travail de Doolittle soit sans ses grands mérites ; mais il est clair que nous ne pourrons que rarement y avoir recours. Nous tirerons moins de chose encore de l’ouvrage remarquable du Dr. Gray intitulé « China », dans le onzième chapitre duquel se trouve une notice, fort courte et plus superficielle encore que ce que donne Doolittle, sur quelques fêtes et coutumes annuelles des habitants de Canton.

Nous avertissons tout particulièrement le lecteur de ne point s’attendre à trouver dans cet ouvrage la description de toutes les fêtes indistinctement qui se célèbrent régulièrement d’année en année à Émoui. Les fêtes patronales de divinités adorées uniquement par certains groupes d’habitants — par exemple celles du patron des charpentiers, du patron des comédiens, du patron des médecins, du patron des bouchers, etc. etc. — ont été toutes passées sous silence, d’un côté, parce qu’il est très facile de les faire rentrer dans un autre sujet, de l’autre côté, parce que nous n’aurions pas pu les traiter sans augmenter énormément le volume de cet ouvrage ; probablement il aurait été doublé. On ne trouvera donc ici que les fêtes très générales, et celles auxquelles prennent part les membres de groupes très importants, fortement représentés dans la population, comme ceux des marchands, des agriculteurs, des lettrés, etc.

Il ne sera pas inutile, ces explications données, de dire ici quelque chose d’Émoui et de ses environs immédiats, puisque c’est des habitants de cette ville que parle notre ouvrage. 

Émoui est l’un des plus importants des ports ouverts en Chine au commerce étranger. On en écrit très souvent le nom, suivant l’orthographe anglaise, où l’a long a le son de l’e, « Amoy » ; mais il est clair que cette orthographe ne vaut rien pour les langues où l’a conserve le son de cette lettre en latin, par conséquent pour le français. Nous avons suivi la prononciation dans l’orthographe que nous avons adoptée. Peut-être eussions-nous mieux fait d’écrire « E-mûng », ce qui représente la prononciation des habitants de la ville et de l’île sur laquelle elle est située, plutôt que « Émoui », qui représente celle des habitants du continent à l’entour de l’île ; mais ce serait nous écarter plus que besoin est de l’orthographe généralement adoptée. Quelques cartes européennes donnent « Hia-mun », ce qui représente la prononciation de ce nom dans la langue mandarine.

La ville d’Émoui fait partie du district de Toung-Ngan dont le nom est prononcé Tâng-Oan par les habitants — et elle est située un peu au sud-est du chef-lieu, qui porte le même nom et se trouve en terre ferme. Ce district fait à son tour partie du département de Ts’uen-Tcheoufou, l’un des onze qui composent la province de Fouhkien.

L’île qui porte la ville d’Émoui, par 24°40’ de latitude nord et 118° de longitude est, environ, se trouve, en compagnie d’une multitude d’îlots, dans une baie formée, sur la côte méridionale du Fouhkien, par une belle rivière, appelée par les habitants Liôngk’e, « Rivière des Dragons ». Cette rivière se jette dans la baie par une embouchure si large, qu’elle mériterait le nom de bras de mer. Le tout forme un ancrage admirable, assez profond pour les plus grands navires, et à l’abri même des grandes tempêtes. On a dit parfois que la rade d’Émoui pourrait abriter en même temps les flottes marchandes du monde entier, et ce n’est pas une exagération aussi énorme qu’on pourrait peut-être le supposer.

Un si beau port, auquel aboutit une large rivière avec de nombreux affluents, c’est-à-dire d’excellentes routes naturelles pour communiquer avec l’intérieur du pays, a toujours été une place importante. Déjà au neuvième siècle on rencontrait les marchands d’Émoui, non seulement dans les principales villes maritimes de l’empire chinois, mais aussi dans l’Archipel des Indes orientales, dans l’Hindoustan et même en Perse, et les Européens ont commencé à faire le commerce à Émoui aussitôt que leurs vaisseaux sillonnèrent les eaux chinoises. Les Portugais, en grand nombre, y ont déjà fait leur apparition en 1544, et les Hollandais ont essayé d’y nouer des relations commerciales pour la première fois en 1622, semble-t-il. Dès lors il y a toujours eu des transactions passablement régulières ; toutefois Émoui n’a été définitivement ouvert au commerce étranger qu’en 1842, comme conséquence du traité de Nankin.

L’île qui porte la ville d’Émoui a le même nom. Elle a une circonférence d’environ quarante milles anglais. La ville a été construite sur la pointe sud-ouest, droit en face de l’embouchure de la Rivière des Dragons, dont elle est séparée par un îlot, écueil formé de roche et de sable et appelé Kó-Lōng-Soū, « Ile des Vagues tonnantes ». C’est sur cet îlot que les étrangers se sont établis, au nombre d’environ deux cents ; il y a en outre, dispersés parmi les collines, des villages indigènes pouvant contenir environ trois mille habitants. Le port intérieur, qui est très profond, se trouve entre la ville et l’îlot. C’est un abri sûr, même contre les terribles typhons qui visitent souvent cette partie des côtes ; il est fréquenté par une multitude de jonques et d’embarcations chinoises de tout genre, et de plus il n’y a presque pas de pavillon européen qui n’y flotte régulièrement toutes les années.

Les environs de la baie d’Émoui sont fort pittoresques, et les hauteurs sauvages qui enferment le golfe dans une ceinture de récifs altiers donnent au paysage un caractère d’imposante beauté. En revanche le sol est peu fertile. D’interminables rangées de collines granitiques ne présentent sur leurs pentes pour tout terroir que le sable provenant de la désagrégation de la roche, et quoique un travail opiniâtre et un fumage énergique aient créé sur ces coteaux des champs et des jardins, la terre est fort loin de produire de quoi nourrir ceux qu’elle porte. La population de la campagne afflue à cause de cela pour une bonne part dans la ville, pour y chercher dans la navigation, l’industrie et le commerce les ressources que l’agriculture ne lui accorde que d’une manière insuffisante.

Émoui est devenu une vraie fourmilière toute grouillante d’habitants. On estime à plus de trois cent mille âmes la population de l’île, dont les deux tiers appartiennent à la ville et à ses faubourgs, et dont le reste vit dans les nombreux villages et hameaux dispersés dans l’île. La pauvreté du sol n’a pas peu contribué à réveiller l’esprit d’entreprise des habitants. Ils ont de bonne heure essaimé, traversant même des mers lointaines ; des milliers d’entre eux sont allés à Formose, aux Moluques, dans les Straits-Settlements, à Java, même, dans les temps modernes, au Pérou, à Cuba, en Californie et en Australie, où ils trouvaient de vastes champs où déployer leur génie entreprenant et laborieux, et où ils pouvaient organiser des relations commerciales avec leur littoral si bien fait pour le négoce étranger. Il faut qu’une nation possède une grande énergie morale, doublée d’une remarquable puissance de résistance physique, pour que ses enfants puissent si aisément et en si grand nombre quitter l’admirable climat de leur patrie, pour se rendre sous les tropiques ou au delà de vastes océans, sous des climats dangereux, au milieu de peuples hostiles, chez lesquels ils ne trouvent ni congénères, ni dieux et autels semblables aux leurs. Quelque important que soit ce mouvement d’émigration, il ne se fait pas par grandes masses. Ce ne sont pas des colonnes de combattants, se nombrant par centaines et par milliers, qui les armes à la main vont conquérir la place qui leur manque chez eux ; ce sont des individus isolés, de petits groupes conduits par les plus courageux, qui s’en vont chercher fortune, se reposant sur leur propre activité, leurs propres talents et leur propre énergie pour. faire leur chemin. Ce phénomène ne trouve de parallèle qui l’égale en importance qu’à cette époque enfoncée dans la nuit du passé, où l’histoire ne saurait pénétrer et sur laquelle la philologie comparée peut seule verser quelques rayons de lumière, lorsque des motifs qui nous échappent firent émigrer vers l’Europe nos ancêtres aryens, alors vivant dans l’Asie centrale. Quelle que soit la cause qui les porta à abandonner leur patrie et à en chercher une nouvelle en s’avançant dans l’inconnu vers des contrées de plus en plus froides, cette cause a été très puissante, comme maintenant est puissante la force magique qui pousse leurs descendants, les Anglais, les Allemands, vers les solitudes et les mines d’or de l’autre côté du monde, et celle qui pousse les Chinois à se hasarder au loin parmi des hommes qui les détestent, au milieu de dangers et de difficultés de toutes sortes.

On aurait tort cependant de considérer Émoui comme la patrie proprement dite des nombreux Fouhkiennois qui sont allés s’établir outre-mer. Sans doute l’île fournit son fort contingent à l’émigration ; mais Émoui est simplement le port d’embarquement, la porte ouverte sur l’océan pour y verser l’excès de population du Midi du Fouhkien. Le courant principal du mouvement auquel Émoui sert ainsi d’embouchure est nourri par les campagnes qu’arrose la Rivière des Dragons et qui font partie du département de Tchang-Tcheoufou.

Ce que nous disions il y a un instant du caractère physique du littoral voisin d’Émoui, s’applique aussi tout particulièrement aux rives du cours inférieur du Liông-ke. Elles sont très peuplées, les villages y sont nombreux ; mais la qualité du sol y est plus que médiocre. Elle s’améliore toutefois à mesure que l’on s’avance vers l’intérieur des terres, si bien qu’au bout de deux jours de marche le voyageur se trouve au milieu d’un vrai paradis. Aussi le Fouhkien a-t-il la réputation d’être une des plus belles provinces de l’empire ; il y a peu de pays au monde aussi bien traités par la nature. Avec son climat tropical modéré, qui peut rivaliser avec celui du Midi de l’Europe, avec un sol d’une fécondité qui n’a peut-être pas sa pareille, cette province est admirable de productivité ; à elle seule, par exemple, elle exporte du thé pour une somme qui se chiffre par millions. Elle a, pour mettre l’intérieur en communication avec les côtes, de magnifiques rivières, et pour mettre la côte en communication avec les pays d’outre-mer, des ports naturels excellents. Elle a tout, et ceux qui l’ont visitée ne s’étonnent aucunement de ce que, lorsqu’ils l’eurent annexée au moyen-âge, les Chinois du Nord en changèrent le nom, qui était Min, et la baptisèrent Fouhkien, ce qui signifie « Colonie heureuse ».

Comme nous l’avons dit, le berceau de l’émigration d’outre-mer est le département de Tchang-Tcheoufou, dont le chef-lieu, qui a le même nom, est situé sur la rive nord du Liông-ke à environ trente-cinq milles anglais d’Emoui. Il y a une vingtaine d’années cette ville comptait encore, dit-on, six cent mille habitants ; mais elle a bien déchu depuis ; les T’aï-p’ings l’ont brûlée en grande partie en 1864 après un carnage horrible, sa population s’est trouvée réduite des deux tiers, et sa prospérité a disparu, peut-être pour bien longtemps. Maintenant encore le voyageur qui parcourt les beaux coteaux des environs, plonge par dessus les remparts un regard mélancolique sur les immenses ruines qui subsistent, là où autrefois vivait en paix une population industrieuse, et où fleurissaient la production et le commerce. La dévastation a surtout été épouvantable du côté de la ville par où les rebelles pénétrèrent ; les ruines s’y étendent sur une distance de plusieurs milles ; il n’y resta littéralement pas une pierre sur l’autre, et tout fut brûlé et rasé.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 20 juin 2007 19:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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