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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Les fêtes annuellement célébrées à Emoui (Amoy). Étude concernant la religion populaire des Chinois.
Première partie : Le Printemps, l’Été.
(1886)
Extrait 4:


Une édition électronique réalisée à partir du texte de l'ouvrage de Johann Jacob Maria de Groot, Les fêtes annuellement célébrées à Emoui (Amoy). Étude concernant la religion populaire des Chinois. Première partie : Le Printemps, l’Été. Traduit du Hollandais, avec le concours de l’auteur, par C. G. Chavannes. Première édition: Ernest Leroux, Paris, 1886, XXVI+400 pages, 15 illustrations de Félix Régamey. [Ministère de l'instruction publique, Annales du Musée Guimet. tome onzième.] Réimpression par Chinese Materials Center, San Francisco, 1977. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

EXTRAIT 4

Les exorcistes. L’échelle de couteaux. Les mediums.

Il ne sera toutefois pas superflu d’ajouter quelques détails au sujet des exorcistes que nous avons vus y jouer un si grand rôle.

Ces gens rentrent dans la même classe de personnages que les garçons aux pieds nus, que l’on peut considérer comme leurs auxiliaires ; de même que ces derniers, ils sont censés être des incarnations de la milice céleste et même d’êtres positivement divins. Il semble que si, dans certaines circonstances, comme dans la procession que nous avons décrite, ils se soumettent à toutes sortes de tortures volontaires, c’est pour démontrer la puissance du dieu qui habite en eux et qui les met en état de supporter ces souffrances. Ainsi que nous l’avons vu, ils se plantent des couteaux en travers des joues, se percent les bras avec des poinçons et se frappent par dessus les épaules le dos, qui est nu, avec des sabres ou avec des boules de bois armées de clous. Il est vrai que les garçons aux pieds nus se donnent beaucoup de mouvement comme pour parer en quelque mesure les coups au moyen de drapeaux noirs assujettis au bout d’un bâton, mais cela n’empêche pas les exorcistes de se faire de sérieuses blessures ; en même temps ils font des mouvements comme pour refuser la protection qu’on leur offre. Naturellement ces sanglants spectacles ne sont pas sans faire quelque impression sur la foule. L’effet est cependant moins profond qu’on ne pourrait le supposer. Ces exhibitions sont trop fréquentes, le peuple s’y habitue et finit par y assister avec plus d’indifférence que de terreur ou d’horreur.

La plupart des exorcistes font métier de prendre part aux fêtes célébrées en l’honneur des dieux, et les administrateurs des temples les payent largement. Le tarif ordinaire est un demi-dollar pour chaque couteau qu’ils se plantent dans quelque partie du corps ; les autres tortures qu’ils s’infligent se payent en proportion. On prétend même que les temples riches ont des exorcistes à demeure à leur solde. Le peuple est convaincu que le dieu qui habite en eux guérit avec une rapidité miraculeuse les blessures qu’ils se font. Mais cela n’empêche pas qu’il les méprise, et tout inspirés qu’il les croit, il les range parmi les gens de rien. On les appelle d’ordinaire ki-tông, « garçons‑devins », parce qu’ils jouent le rôle de voyants dans certaines circonstances, par exemple auprès des malades. Quelquefois on les appelle simplement tâng‑tsí, « garçons ».

Il n’est pas facile de dire pourquoi les tortures volontaires semblent faire partie intégrante du métier des garçons‑devins ou exorcistes. On sait, il est vrai, que dans l’antiquité les prêtres d’autres peuples se mutilaient eux‑mêmes dans les cérémonies religieuses ; mais cela ne jette guère de jour sur cette question. Dans les mystères de Bacchus, le dieu solaire à cornes de taureau, les prêtres, de même qu’en Chine les exorcistes de la procession du Grand Dieu‑Patron de la Production, tenaient des serpents qu’ils laissaient se tordre au‑dessus de leur tête ; et en Phrygie les prêtres célébraient leurs fêtes avec leur chevelure flottante, et tenant des épées avec lesquelles ils se pratiquaient des entailles dans le corps. Les prêtres d’Isis, les prêtres Syriens, ceux de l’ancienne Grèce, avaient des coutumes semblables, sans parler des prêtres de Baal de la Bible, qui se faisaient des incisions avec des épées et des fers de lance, pour émouvoir leur dieu, « selon leur coutume », est‑il dit expressément. On rapporte la même chose au sujet des prêtres mexicains. Mais si l’on peut supposer que ces prêtres de divers peuples ont voulu par leurs souffrances volontairement endurées s’attirer la pitié et la faveur de leurs dieux, il n’est guère admissible, quand on considère le caractère de la religion populaire dans la Chine méridionale, que jamais idées semblables y aient présidé aux pratiques dont nous parlons. L’esprit religieux est trop matérialiste pour cela ; le peuple met trop exclusivement le bonheur dans le bien‑être pour s’occuper beaucoup de macérations ou de mutilations ; il n’est guère ascétique. Il semble donc qu’il faut voir dans les exorcistes des individus exploités par les prêtres, afin de faire croire à la populace imbécile que des êtres surnaturels prennent la forme humaine pour escorter visiblement le cortège du dieu qu’ils fêtent. Cela rehausse le prestige religieux de la procession ; on y voit de ses yeux des dieux incarnés, que l’on pourra consulter dans mainte difficulté, lorsque la sagesse des hommes se trouvera insuffisante. Nous ferons voir par exemple tout à l’heure comment les Chinois, parfois par trop pratiques, ont recours au pouvoir des exorcistes pour se tirer d’affaire en cas de maladie désespérée. Nous dirons ensuite un mot des inspirées du sexe féminin, qui parfois jouent le rôle de somnambules ou de mediums.

Il faudrait ainsi admettre que toutes ces incisions et ces supplices volontaires ont pour but de faire croire à la multitude qu’une divinité a véritablement élu domicile dans le corps de l’exorciste, de sorte que celui-ci ne sent pas la douleur et est à l’abri de toute conséquence funeste des blessures qu’il p.288 s’est faites. Maint martyr chrétien s’est de même montré comme insensible à la douleur physique ; c’est que le délire religieux est fort puissant. Les exorcistes chinois vont pourtant plus loin que les martyrs chrétiens ; ils prétendent que leurs blessures se guérissent avec une rapidité merveilleuse. Pour cela, ils les couvrent d’un amulette en papier, où se trouve une écriture mystérieuse, et boivent en guise de médecine de l’eau ou quelque autre liquide auquel on a mélangé de la cendre de ces amulettes. Il est à supposer qu’ils ne dédaignent pas en même temps de faire usage d’onguents et d’emplâtres plus efficaces.

Nous n’avons toutefois pas encore indiqué le principal motif des pratiques sanglantes des exorcistes. Il se trouve dans le but principal de leur métier, but auquel nous avons déjà plus d’une fois fait allusion en passant, et qui a déterminé le choix du nom d’exorcistes que nous employons pour désigner ces gens. Ils ont surtout à purger les rues et les places publiques de la présence des esprits et démons malfaisants. Comme on le verra plus en détail dans notre article sur le cinquième jour du cinquième mois (§ 1, II), et plus tard encore dans différentes parties de cet ouvrage, les Chinois se croient continuellement environnés d’une multitude d’êtres invisibles, dont la plupart sont hostiles à l’homme et causent toutes les maladies, les malheurs et les accidents funestes. Ces esprits cependant ne peuvent soutenir la vue épouvantable des exorcistes animés d’une divinité qui se présentent à eux sanglants, échevelés, frappant à tort et à travers avec leurs sabres et leurs boules à pointes. A cet aspect ils prennent tumultueusement la fuite, la localité est débarrassée de la peste de leur présence, et la paix et la tranquillité leur succèdent.

Cette explication sera confirmée par la description que nous allons donner de la manière dont à Emoui le peuple cherche à se rendre pratiquement utiles les exorcistes, ou plutôt les divinités que l’on croit incarnées en eux, lorsque quelqu’un est gravement malade, c’est‑à‑dire, pour exprimer la chose à la chinoise, quand un mauvais esprit est entré dans son corps. Souvent on rencontre dans les rues un groupe de quatre exorcistes portant une litière où est placée une idole. Parfois ils s’arrêtent soudain et restent immobiles, comme cloués au sol ; puis ils agitent le palanquin d’avant en arrière et vice‑versa par un mouvement de la partie supérieure de leur corps, mais sans avancer d’un pas ; puis tout à coup ils partent au trot, aussi vite que leurs jambes s’y prêtent. Ces allures bizarres viennent, à ce que l’on prétend, de ce qu’ils ne sont pas maîtres de leurs mouvements, le dieu qu’ils portent et les divinités qu’ils ont eux‑mêmes dans le corps les poussant à leur fantaisie. Il est curieux souvent de les voir se précipiter vers la mer, comme poussés par une force irrésistible, et entrer dans l’eau à plusieurs reprises jusqu’à la hauteur de la poitrine. Quand ils sont revenus sur la rive, on les voit de temps en temps tomber sur leurs genoux, comme si le dieu était tout à coup devenu trop lourd pour eux et qu’ils ne pussent plus avancer en le portant. Enfin ils s’arrêtent devant une boutique d’apothicaire, font toutes sortes de mouvements indicatifs de l’hésitation et finissent par entrer, après avoir assez longtemps prolongé cette comédie.

C’est une manière de chercher des remèdes pour un malade. Il arrive continuellement en Chine, lorsque les médecins ne savent plus que faire pour quelqu’un qui est gravement malade, qu’un ami ou un parent de ce dernier court au temple, expose à la divinité qui s’y trouve la nature désespérée du cas, et lui offre des cierges et de l’encens afin de la disposer à se laisser emporter. Quelquefois, sous la direction d’un prêtre taoïque, on récite des incantations et des prières, et l’on brûle en même temps de l’argent en papier, dans le but de faire passer l’âme du dieu dans une petite image qui se trouve dans une litière exposée exprès en face de lui. Cela s’appelle koan‑lién, ce qui revient à « disposer l’esprit à se rendre dans la litière ». Lorsque cela a continué quelque temps, on laisse tomber les blocs divinatoires. Si la réponse se trouve négative, le suppliant allume encore des cierges et de l’encens ; on recommence les conjurations et laisse de nouveau tomber les blocs, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’on ait un oui, qui montre que le dieu a cédé. Aussitôt quatre hommes, dont quelques‑uns, si ce n’est tous, passent pour exorcistes, prennent la litière sur leurs épaules et portent le dieu auprès du patient, afin qu’il puisse constater personnellement son état. Il ne faut pas croire cependant que le respect que l’on porte au dieu soit assez grand pour que l’on se donne la peine de lui procurer des porteurs décemment vêtus. Il n’en est rien ; les premiers venus sont bons, quelque sales qu’ils soient. Si la famille du patient a l’intention, outre le dieu, de consulter un exorciste sur la nature de la maladie et sur les remèdes à employer, on emporte en quittant le temple un couteau à courte lame et à manche représentant une tête d’aspect farouche, dont l’exorciste se percera les joues près du lit du malade, afin de décider à parler la divinité qui s’est emparée de lui pour quelque temps, à moins que ce ne soit pour effrayer, et ainsi chasser, le mauvais esprit qui cause la maladie. On emporte aussi parfois un sabre, dont l’exorciste pourra se frapper le dos s’il le croit utile : Arrivé près du malade, l’exorciste se livre donc à peu près aux mêmes exercices frénétiques que nous lui avons vu pratiquer dans la procession ; il se perce les joues, se fait des en tailles au dos ; au cours de sa démence il marmotte toutes sortes d’indications touchant la maladie et les remèdes à employer. On préfère cependant consulter le dieu lui-même. Dans ce but, on fait reposer sur une table où l’on a mis une couche de sable, de cendre ou de son, l’extrémité d’une des barres de bois qui servent à porter la litière ; celle‑ci reste sur les épaules des porteurs, et le dieu leur imprime des mouvements tels que les saccades font dessiner sur la table le nom de la maladie en caractères mystérieux. On en conclut quels remèdes il faut employer. Souvent aussi le dieu écrit le nom des remèdes. Mais si ce n’est pas le cas, ou si l’on ne parvient pas à déchiffrer les caractères formés sur la table, les porteurs retournent dans la rue, pour se faire conduire par le dieu à la boutique d’un apothicaire ou à quelque autre maison où ils pourront se procurer des remèdes. Le dieu les trompe rarement, ce qui vient de ce que presque partout en Chine on a sous la main quelque espèce de remèdes domestiques, quand ce ne serait que du thé ou du sucre, et jamais on ne refuse d’en céder quand c’est un dieu qui en demande.

Quand on va ainsi à la recherche de remèdes en s’abandonnant à l’inspiration d’un dieu, les porteurs sont toujours accompagnés d’un de ceux qui ont pris l’initiative dans l’affaire. Il met pour cette occasion son chapeau de cérémonie. Devant marche un joueur de gong accompagné du porteur d’un drapeau noir, sur lequel se trouve l’image d’un tigre ou quelque symbole mystérieux pour effrayer les mauvais esprits et les écarter de la route que l’on suit. Souvent on place dans la litière, devant le dieu, des bâtons d’encens allumés, et l’on fiche derrière lui, dans le dossier de son siège, cinq petits drapeaux de cinq couleurs, bleu, rouge, blanc, noir et jaune. La marche est fermée par un individu qui porte un panier pour les remèdes.

Nous avons dit que les porteurs n’entrent pas tout droit dans la boutique de l’apothicaire, mais font toutes sortes de mouvements comme s’ils hésitaient. Enfin, pas à pas, ils entrent, poussés par le dieu. Le maître de la boutique leur demande ce qu’ils veulent. Ils ne répondent rien, ce qui signifie qu’ils ne le savent pas eux‑mêmes, que c’est le dieu qui les a amenés, et que c’est au dieu qu’il faut demander ce qu’on désire. Alors le parent ou l’ami du malade s’avance, et dit les symptômes et, s’il se peut, le nom de la maladie. L’apothicaire prend les remèdes usités dans le cas qu’on a décrit, les pose sur le comptoir et suit alors avec attention les mouvements des porteurs. S’il a trouvé ce qu’il faut, la litière avance ; si ce n’est pas cela, elle recule, et il cherche autre chose jusqu’à ce que le dieu accepte. Enfin l’apothicaire demande si ce qu’il a donné suffit et la réponse se donne par les mêmes mouvements en avant ou en arrière, et le résultat est souvent que l’on emporte plus d’une douzaine de médicaments. Heureusement pour le patient ces drogues sont pour la plupart inoffensives. Quant à l’apothicaire, il se dit que si l’un des remèdes administrés ne fait point de bien, peut-être dans le nombre quelque autre sera efficace, et il empoche le prix de ses denrées. Il va sans dire qu’on est assez poli pour reporter ensuite le dieu dans son temple, afin que son âme puisse, sans se fatiguer, passer de nouveau dans l’image qu’elle occupait primitivement. Si le malade en revient, le dieu reçoit une riche offrande de cierges, de papier d’or et d’encens, et son prestige reste entier. Si le malade meurt, on ne l’en accuse que rarement.

Il existe une autre méthode d’agir en cas de maladies désespérées. On n’invite point de dieu à se faire porter auprès du patient et dans une boutique d’apothicaire, mais on se contente d’une couple d’exorcistes. Ceux‑ci se sont soumis au préalable aux cérémonies nécessaires pour être possédé par une divinité ; ils ont donc passé quelques jours dans la retraite en observant un jeûne sévère, et chacun d’entre eux a prié à plusieurs reprises l’âme de quelque idole réputée très puissante de venir habiter son corps ; ces prières sont accompagnées des incantations voulues. Ceci s’appelle à Emoui tch‘iáng-poút, « inviter le dieu », et koan‑ki ou koan‑tâng, « ramener l’esprit à entrer dans le devin ou dans l’exorciste ». Fort souvent en même temps on brûle de petits papiers jaunes, appelés k‘aï‑gán‑tsoá, « papiers pour ouvrir les yeux », sur lesquels sont représentés des chevaux et des chars, et qui doivent servir à faciliter le voyage des divinités que les exorcistes attendent dans leurs corps. Ces pratiques se continuent jusqu’à ce que les exorcistes tombent en convulsions et se mettent à gesticuler avec violence, ce qu’on considère comme une preuve absolue que les dieux, « sont venus sur les devins » tsioūng‑tâng ou tsioūng‑ki, ou qu’ils « se sont emparés d’eux » liáh‑tâng, ou qu’ils « sont descendus vers eux » kàng‑ki, ou, enfin, qu’ils « se sont incorporés en eux » hoū‑ki.

Quand ces possédés ont été introduits auprès du malade, chacun d’entre eux saisit fortement une des extrémités d’une branche de pêcher ou de saule, pliée par le milieu de façon à former un coude marqué. Alors, comme si une force supérieure et l’influence de la branche les y contraignaient, ils commencent à courir en tout sens, de ça, de là, du haut en bas de la maison, jusque dans la rue, mais finissent toujours par revenir vers le malade, auprès duquel pendant ce temps on a préparé une table sur laquelle on a étendu une couche de sable fin, de cendre, de farine ou de son. Chacun retient son souffle pour ne pas troubler ce qui va se faire. Les possédés, toujours les mains crispées à leur branche, en font porter le coude sur la table ; il y trace des caractères et les assistants se pressent autour pour mieux voir. Un initié les déchiffre, et l’on en déduit des renseignements sur la maladie et sur les remèdes qu’elle requiert. Cette méthode de faire parler l’oracle s’appelle k‘an‑ki tch‘out‑dzī, « produire des caractères en tenant la baguette divinatoire ».

Le poinçon ou pinceau magique employé de cette manière s’appelle ki-pit, « pinceau divinatoire ». Il est d’ordinaire en bois de pêcher ou de saule, et cela pour une raison fort simple à saisir. Ces deux arbres symbolisent une longue vie aux yeux des Chinois, et sont ainsi tout désignés pour servir de moyens magiques à employer auprès du lit de mourants que l’on aimerait conserver à la vie. Mais il y a plus que cela. Comme on le verra dans notre description du cinquième jour du cinquième mois (§ 1, II) et dans celle du dernier jour de l’an, le saule aussi bien que le pêcher inspire une grande terreur aux mauvais esprits, et leur bois est donc ce qu’il y a de plus efficace pour chasser du corps des mourants les démons malfaisants qui veulent les tuer. Il ne faut en effet pas oublier qu’en Chine on attribue la plupart des maladies, et surtout celles qui se montrent opiniâtres, à l’influence d’êtres surnaturels et méchants, contre lesquels on ne saurait lutter qu’au moyen d’amulettes, d’incantations et de recettes magiques.

Dans le cas que nous venons de décrire il n’est point indispensable que deux possédés en même temps tiennent le pinceau magique. Le premier venu peut tenir une des extrémités, car le dieu qui réside dans le possédé est si puissant que le non-initié qui voudrait influencer les caractères tracés par la branche n’y parviendrait en aucune façon.

Hâtons‑nous de dire, pour que l’on ne prenne pas une trop mauvaise opinion des Chinois, que ce n’est que le petit peuple qui a recours à des méthodes aussi absurdes de médication, et encore n’est‑ce que lorsque les malades sont possédés de mauvais esprits qui résistent à tous les traitements, à moins que les remèdes n’aient été indiqués par un dieu dont le pouvoir est supérieur au leur. Il suffit du reste qu’un Chinois possède quelque culture pour qu’il n’ait plus que du dédain pour les exorcistes, auxquels il n’accordera pas même de place dans quelqu’un des quatre ordres sociaux, qui sont ceux des lettrés, des agriculteurs, des artisans et des marchands. Leur métier est ainsi ravalé à la catégorie des métiers infimes et méprisables, comme sont ceux des prostituées, des mendiants, des avocats, des bourreaux, des tortureurs attachés aux tribunaux et autres gens de rien.

L’intervention des exorcistes dans les maladies n’est pas restreinte aux Chinois. On retrouve des pratiques analogues chez les habitants de Ceylan et chez les Papous. « The Singhalese », dit Spence Hardy, « have a great dread of their power (du pouvoir des Yakas, ou démons), and in times of distress the Yakadura or devil‑dancer is almost invariably called upon to overcome their malignity by his chaunts and charms ; but these practices received no sanction from Gotama »…. « Les Australiens ont foi à l’influence des songes, aux charmes et aux sortilèges ; et ils leur attribuent les malheurs qui les frappent, les maladies dont ils sont affligés. Ils emploient, soit pour se garantir de leurs effets, soit pour les tourner contre leurs ennemis, le ministère des kerredei, des kinedou, et des malgaradock, espèce de sorciers qui remplissent parmi eux l’office de prêtres et de médecins ».

L’explication que nous avons donnée des tortures volontaires des exorcistes, d’après laquelle ces gens se proposent d’effrayer les mauvais esprits, ne jette pas de lumière sur certaines cérémonies bizarres que l’on peut souvent voir s’accomplir par eux devant les temples des dieux le jour de leur fête, et que nous mentionnerons ici pour être complet. Nous avons en vue « l’ascension de l’échelle de couteaux », tsioūng to‑t‘oui, et « le passage du pont de couteaux », to‑kiô. Il nous semble que la raison d’être doit s’en chercher dans ce que nous avons indiqué comme un des motifs des tortures volontaires, c’est-à-dire dans le désir des exorcistes de bien persuader au peuple qu’ils servent de résidence à une divinité.

 

L’échelle de couteaux, qui atteint quelquefois jusqu’à six mètres de hauteur, est formée de deux montants de bambou, réunis, en guise d’échelons, par des couteaux ou des sabres disposés le tranchant en haut. Souvent on a eu soin de coller sur chaque lame un amulette en papier, soi-disant parce qu’il renferme une vertu préservatrice, probablement en réalité pour empêcher les spectateurs de voir que le tranchant est émoussé. Les possédés qui ont à monter cette échelle doivent auparavant, comme dans toutes les occasions importantes où ils figurent, se soumettre à un jeûne de quelque durée. Dans ce but, ils se retirent dans une maisonnette destinée spécialement à cette préparation, et ils y restent deux ou trois jours sans rien prendre d’autre que du thé ou de l’eau, passant leur temps à marmotter leurs invocations et leurs formules. Ils n’en sortent que le jour de la fête, quand le moment est venu où, presque épuisés par le manque de nourriture, ils doivent monter l’échelle. Chacun naturellement, peut‑être sans les excepter eux‑mêmes, croit qu’un dieu est entré en eux. Souvent couverts d’amulettes de papier sur tout le corps, ils montent l’échelle d’un côté, excités par les tambours et les gongs, jettent au peuple des morceaux de papier couverts de caractères et de signes mystérieux, et redescendent par l’autre côté. Ceux des spectateurs qui réussissent à s’emparer d’un des morceaux de papier jetés par ces gens s’estiment fort heureux, parce qu’ils y attribuent un grand pouvoir pour écarter les mauvais esprits, et, avec eux, les maladies et les malheurs.

Le pont de couteaux n’est au fond qu’une échelle de couteaux horizontale. Il est rare à Emoui qu’on l’exhibe. Les deux cérémonies, celle du pont et celle de l’échelle, n’ont du reste presque jamais lieu dans une même fête.

 

Puisque nous en sommes aux inspirés, nous dirons aussi un mot d’une espèce de spirites femmes que l’on trouve partout dans les provinces méridionales, et que le sexe faible a l’habitude de consulter surtout sur le sort de parents défunts. On croit que ces femmes ont le pouvoir de faire sortir leur âme de leur corps pour aller dans l’autre monde s’entretenir avec les morts. On peut donc les appeler les medium femmes du spiritisme chinois, et elles ont peut‑être existé dans l’extrême Orient fort longtemps avant que la religion des esprits frappeurs fît son apparition en pleine civilisation occidentale au dix-neuvième siècle, se donnât pour une science, et attirât par sa nouveauté l’attention générale.

Les femmes qui servent d’intermédiaires entre les vivants et les morts portent généralement à Emoui le nom de ang‑î, « tantes aux poupées », qui leur vient d’un marmouset en bois qu’elles portent quelquefois avec elles dans l’exercice de leurs fonctions (voyez plus bas). Elles sont très nombreuses dans le Midi de l’empire et y jouent un rôle semblable à celui de la nécromancienne d’Endor, qui évoqua pour Saül l’âme de Samuel et lui demanda de pronostiquer le sort du royaume d’Israël ; peut‑être aussi pourrait‑on les rapprocher des femmes romaines qu’Horace nous décrit dans sa huitième satire, et qui se servaient également de poupées dans leurs évocations des noms. On les consulte à Emoui surtout quand une famille est inquiète du sort d’un mort qui lui appartient. Par exemple, on désire savoir si dans l’autre monde il n’a pas besoin d’argent ou d’habits, afin, si c’est le cas, de les lui procurer en brûlant du papier qui représente ce qu’il lui faut ; ou bien on veut s’assurer que le tombeau du défunt a été construit entièrement à sa satisfaction, et qu’il ne souhaite pas qu’on le modifie ou qu’on le déplace. Enfin on consulte souvent une ang‑î quand il s’agit d’une affaire de famille où l’on croit que le parent défunt continue à prendre un vif intérêt et qui pourrait porter malheur, tout aussi bien que du bonheur, aux descendants.

Dès que le medium est là, on place sur l’autel des dieux domestiques des sucreries, des gâteaux et une tasse à thé remplie de riz cru. L’un des membres de la famille prend entre ses mains jointes de l’encens allumé, incline plusieurs fois le haut du corps, puis plante les bâtons d’encens dans le riz. Après ces préliminaires, le medium se met à l’œuvre. Il faut premièrement s’assurer qu’aucun homme n’est présent et ne peut même épier ce qui se fait. Ensuite il faut enlever soigneusement de l’appartement tous les classiques qui, pourraient s’y trouver, surtout la « Grande Doctrine » de Confucius, ouvrage qui semble être tout particulièrement le cauchemar des ang‑î. Enfin, toutes ces précautions prises, la nécromancienne s’assied vers la table. Elle marmotte d’une manière inintelligible, d’une voix sépulcrale, quelques formules magiques afin que son âme puisse se transporter dans le royaume des ténèbres, pour y entrer en relations avec le défunt ; bientôt ses yeux se ferment et elle entre en convulsions, pendant que la sueur perle sur son front. C’est le moment pour les femmes qui l’entourent de lui poser leurs questions. Elle reste encore quelque temps comme inanimée, puis elle se redresse soudain, comme si son âme, après sa visite au pays des morts, était revenue avec la rapidité de l’éclair prendre possession de son corps. Elle tremble et se trémousse sur son siège, fait des grimaces convulsives, tambourine nerveusement la table avec un petit bâton qu’elle tient à la main, et pousse des sons aigus et inintelligibles. On écoute avec la plus grande attention pour recueillir ce qui semble offrir un sens, et si l’on en conclut qu’elle s’est réellement entretenue avec le défunt, on multiplie les questions ; en même temps l’assistance fond souvent en larmes au souvenir du mort, qui revient pour ainsi dire soudain au milieu des siens. Cette émotion vient fort à propos pour le medium, car il est aisé d’imaginer que toutes ces femmes poussent maintes exclamations dont leur rusée nécromancienne fait son profit pour en tirer des indications pour ses réponses. Le medium fait comme Eraste quand il persuade à Monsieur de Pourceaugnac qu’il connaît tous ses parents et aboutissants.

Quand, au milieu des questions qui pleuvent, le medium ne sait plus que répondre ou qu’il craint de se tromper, il se lève tout à coup, même au milieu d’une phrase qu’on lui adresse. Elle donne à croire que l’âme avec laquelle elle a causé dans son extase l’a soudain quittée, et prend l’apparence de quelqu’un qui revient à soi et ne sait pas où il se trouve. Mais elle ne tarde pas à montrer qu’elle sait ce qu’elle fait ; elle joue son vrai rôle ; c’est‑à‑dire qu’elle tend la main et réclame son salaire sur un ton impérieux ; en même temps l’enfant qui d’ordinaire l’accompagne (surtout si elle est aveugle, cas très fréquent) ne manque pas de prendre à la dérobée le riz qui pendant tout ce temps est resté sur la table de l’offrande.

Il arrive très fréquemment que les femmes présentes interrogent successivement la somnambule sur le compte de différents morts ; mais alors il faut, pour chaque mort, renouveler l’encens et le riz de l’autel, ce qui augmente les émoluments du medium. Dès qu’il est tombé dans son sommeil apparent, une femme s’approche tout doucement et lui plante dans les cheveux une aiguille à laquelle un long fil est enfilé, ce qui, dit‑on, a pour but de rendre le temps de la communication du medium avec le mort long, comme est le fil, dont on étend l’extrémité sur le sol. Quand la somnambule se réveille on enlève, toujours secrètement, l’aiguille de ses cheveux.

Pour « chercher les âmes » tch‘ē‑sîn, ou « introduire les morts » k‘an-bông, comme les Chinois d’Emoui appellent ces pratiques, certains mediums font usage d’une petite image de bois, à laquelle nous avons déjà fait allusion pour expliquer le nom de « tantes aux poupées » donné à ces femmes en général. La poupée renferme l’âme d’un enfant. Voici comment. La sorcière a eu soin d’enterrer secrètement, dit‑on, une branche de saule ou de pêcher sous le seuil d’une maison habitée par une femme enceinte, de sorte que la future mère passe et repasse au‑dessus sans le savoir. Quand l’enfant est né, la sorcière reprend son morceau de bois et y sculpte un petit garçon ou une petite fille, suivant le sexe du nouveau né. Elle attend que l’enfant commence à parler, et se glissant alors dans un temple où se préparent des cérémonies en l’honneur des idoles qui s’y trouvent, elle cache son marmouset dans l’autel, de sorte qu’il y soit pendant que les prêtres y prononceront leurs formules. Il n’est point nécessaire que ceux‑ci aient connaissance de la présence de l’image ; le résultat n’en est pas moins que l’âme de l’enfant le quitte pour entrer dans la poupée — le pourquoi n’en est pas clair. Armé du marmouset ainsi préparé, le medium se rend chez les personnes qui le font appeler pour consulter un mort. Pour répondre, cette femme cache le marmouset sous ses habits à la hauteur de l’estomac, prétendant qu’elle va en envoyer l’âme dans l’autre monde pour y chercher les renseignements que l’on réclame. C’est à elle directement que l’on adresse les questions, mais cela n’empêche pas que l’on attribue les réponses au marmouset, ce qui nous porte à croire que le tout n’est qu’une mise en scène de ventriloquie. Il est assez curieux de constater que les devins et les évocateurs des anciens Israélites semblent avoir eu recours à des supercheries analogues ; en effet ils attribuaient aux spectres une voix caverneuse, et il est bien connu qu’ils avaient des nécromanciens. Il faut donc bien que ceux‑ci leur aient fait entendre la voix des morts qu’ils évoquaient.

L’emploi du bois de saule ou de pêcher se rapporte sans doute au fait, déjà connu de nos lecteurs, que ces arbres sont des symboles de la vitalité ; on a pu croire que leur bois était pour cela plus propre que d’autre à recevoir l’âme du petit enfant. Tous les soirs il faut mettre le marmouset dehors pour qu’il passe la nuit à la rosée. Sans cela, dit‑on, il se sècherait et perdrait son pouvoir.

Les Chinois d’Emoui croient généralement — ce qui prouve qu’ils n’ont pas les somnambules en bien haute estime — que celles qui ont préparé un marmouset comme nous venons de le dire seront punies du Ciel, pour le meurtre qu’elles ont ainsi commis sur un petit enfant, de ces trois châtiments‑ci, la stérilité, la pauvreté et une mort prématurée. Et, ce qui prouve encore qu’ils n’ont que du dédain pour les supercheries des nécromanciennes, c’est qu’ils ont toujours à la bouche l’expression teh k‘an‑bông, « tu t’occupes à évoquer les morts », quand ils accusent une femme de mentir effrontément.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 20 juin 2007 19:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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