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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Les fêtes annuellement célébrées à Emoui (Amoy). Étude concernant la religion populaire des Chinois.
Première partie : Le Printemps, l’Été.
(1886)
Extrait 3:


Une édition électronique réalisée à partir du texte de l'ouvrage de Johann Jacob Maria de Groot, Les fêtes annuellement célébrées à Emoui (Amoy). Étude concernant la religion populaire des Chinois. Première partie : Le Printemps, l’Été. Traduit du Hollandais, avec le concours de l’auteur, par C. G. Chavannes. Première édition: Ernest Leroux, Paris, 1886, XXVI+400 pages, 15 illustrations de Félix Régamey. [Ministère de l'instruction publique, Annales du Musée Guimet. tome onzième.] Réimpression par Chinese Materials Center, San Francisco, 1977. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

EXTRAIT 3

La fête des tombeaux

… Après l’offrande domestique, les membres mâles de la famille se rendent aux tombeaux de leurs plus proches parents décédés, pour y témoigner à qui mieux mieux de leur affection pour eux. Les fils se rendent au tombeau de leur père, les frères à ceux de leurs frères, le mari à celui de son épouse. Chacun apporte quelques objets destinés à être offerts au défunt, petits gâteaux et tartes, viande et légumes, encens et papier ; cependant d’ordinaire on ne prend que les objets qui ont figuré dans la maison devant les tablettes. Les femmes les plus rapprochées du défunt par le sang font seules partie de la troupe, et cela encore seulement dans le cas où la tombe existe depuis moins d’un an et où par conséquent il n’y a pas encore eu de tch‘ing‑miâng depuis la mort du défunt, ou bien aussi lorsqu’il n’y a pas de membres mâles de la famille qui puissent s’acquitter des devoirs que prescrit la piété filiale. On voit donc de véritables foules déboucher des portes de la ville et se diriger vers les hauteurs ; mais ce n’est pas uniquement dans le but d’accomplir auprès des tombeaux les cérémonies du jour ; le désir de s’ébattre au bon air du printemps a sa grande part à cet exode général. En Hollande il se passe quelque chose de semblable à Pâques et surtout à la Pentecôte ; une multitude de gens se mettent en campagne de si grand matin que cette coutume a pris un nom populaire qui signifie « marcher sur la rosée ». Les Chinois d’Emoui donnent à leur exode printanier un nom analogue, táh‑tch‘ing, qui signifie « marcher sur la verdure ».

Emoui est entouré de hauteurs de tous les côtés, excepté vers la mer. C’est le jour du tch‘ing‑miâng une joyeuse promenade à entreprendre, car tout y est vie et animation. Partout on rencontre des troupes plus ou moins considérables de jeunes hommes dans la force de l’âge, suivis de serviteurs qui portent des paniers remplis de ce qu’il faut pour les offrandes. De vieilles femmes, avec leurs pieds déformés, chaussés de souliers qui ne sont parfois pas plus longs que le doigt, s’avancent en chancelant, appuyées sur un long bâton ou sur l’épaule d’un fils ou d’un petit‑fils, le long des sentiers pierreux des collines. Des jeunes filles en toilettes aux mille couleurs, le noir brillant de leur chevelure relevé par l’éclat de fleurs voyantes qu’elles y entremêlent, s’en donnent à cœur joie de rire et de faire des malices ; elles savent trop bien, les pauvrettes, que ce sera probablement la seule occasion qu’elles auront de toute l’année d’échanger pour un instant la lourde atmosphère des appartements intérieurs contre un air plus pur que celui qu’elles respirent parfois dans les étroites rues de la ville. On se rappelle involontairement ces vers du poète :

« Doucement tombe la pluie de feu en petites gouttelettes,
Nombreux sont les promeneurs qui foulent la verdure ».

Mais les échos de ces hauteurs n’ont pas seulement à répéter les accents de l’allégresse et de la gaieté ; voici des lamentations et des chants mortuaires qui frappent notre oreille ; c’est une pauvre veuve, au milieu des plats qu’elle a apportés pour son époux défunt, qui chante sur son tombeau sur des notes déchirantes, entourée de ses enfants, qui pendant ce temps goûtent aux mets à la dérobée. Mais ces plaintes aiguës ne troublent en rien la joie qui règne ailleurs. Personne n’y fait attention ; on considère ces bruyantes manifestations du deuil comme un devoir prescrit par la coutume bien plus que comme l’expression d’une douleur véritablement sentie. Mais les plaintes durent longtemps. Souvent celle qui s’acquitte de ce devoir ne quitte pas le tombeau du défunt depuis le grand matin jusque tard dans la soirée, et passe toute la journée à redemander son époux en l’appelant à haute voix par son nom.

Revenons à notre famille en chemin pour le tombeau. Dès qu’on est arrivé, on commence par débarrasser le tertre mortuaire de l’herbe et des saletés qui peuvent s’y trouver ; on le répare s’il est besoin, on repasse en rouge les lettres de l’inscription et enfin l’on enlève la mousse des pierres et des dalles de la tombe. Cela fait, on place des cierges et des bâtons d’encens allumés devant la pierre verticale qui porte l’inscription tumulaire, et l’on sème sur le tertre de petites feuilles de papier jaune ou blanc à découpures dentelées parallèles, pour servir de preuve que les descendants du défunt se sont acquittés de leur devoir et n’ont rien négligé des prescriptions relatives à la piété filiale. Ces papiers servent aussi de sauvegarde au tombeau ; s’il arrivait que les parents d’un mort négligeassent pendant plusieurs années de déblayer sa tombe et d’y répandre des morceaux de papier, il serait très possible que le propriétaire primitif du terrain s’en emparât de nouveau, ou que d’autres personnes ne se gênassent pas pour y établir un nouveau tombeau, ou même pour y bâtir. Il est clair que ces morceaux de papier, qui par parenthèse, donnent aux collines couvertes de tombeaux une apparence toute particulière, seraient bientôt enlevés par le vent ; pour prévenir cet accident, on dépose sur chaque feuille un peu de terre ou une petite pierre. Cela s’appelle teh‑tsoá, « déprimer le papier ».

Tous ces préliminaires achevés, on a rangé dans l’ordre voulu les objets qui ont été apportés pour l’offrande devant la pierre verticale sur laquelle se trouve l’épitaphe, et pour une part aussi devant le petit autel consacré au dieu de la contrée, qui se trouve sur presque chaque tombeau de quelque apparence. Nous avons, dans notre article sur le 2 du second mois, dit le nécessaire sur le compte des dieux tutélaires de chaque contrée, et n’avons donc pas à y revenir ici, sauf pour mentionner que les autels en question sont d’ordinaire formés chacun d’une pierre plate verticale, rarement haute de plus d’un ou deux pieds, placée contre une seconde pierre, qui est cubique, ou plate aussi, mais horizontale, et qui représente la table de l’autel. La pierre verticale porte l’un des nombreux titres du dieu du Sol, dont nous avons énuméré la plupart dans l’article qui vient d’être rappelé ; ceux que l’on voit le plus souvent sont « Impératrice‑Terre », « dieu du Bonheur » ou simplement « Bonheur ». Il est aisé de comprendre pourquoi le culte du Seigneur de la Terre joue un rôle dans les cérémonies qui se font sur les tombeaux, puisque ce dieu, en sa qualité de divinité tutélaire de la contrée, a nécessairement le patronage des tombeaux qui s’y trouvent, et qu’il est par conséquent tout naturel qu’on lui présente des offrandes afin de le porter à protéger l’être aimé que l’on a confié à son soin. On dépose donc une partie de l’offrande devant son autel, et on la lui présente avec toutes les marques de respect qui sont dues aux dieux, et en brûlant du papier d’or. Ce devoir accompli, la compagnie s’agenouille aussi devant le tombeau, ceux qui la composent touchent le sol avec leur tête et accomplissent tous les rites qui doivent s’observer chaque fois que l’on fait une offrande aux ancêtres. Ensuite l’on brûle quelques paquets de papier d’or et d’argent et l’on tire des pétards pour écarter les démons faméliques qui pourraient vouloir s’emparer des aliments destinés au mort, et finalement on emballe de nouveau les objets qui ont servi à l’offrande, on les remporte à la maison, et on les consomme en famille, souvent avec quelques convives invités pour la circonstance.

Il y a pourtant beaucoup de personnes qui ne sont point disposées à rentrer aussitôt que leur devoir est accompli sur le tombeau, et qui, au lieu de remporter l’offrande chez elles pour l’y manger, en font le menu d’un pique‑nique, qui se consomme dans les champs ou dans quelque temple voisin ; mais il va sans dire que ces pique‑niques sont un luxe que tout le monde ne peut pas se permettre. En tout cas il faut dire à l’honneur des Chinois que la gaieté qui règne dans ces fêtes champêtres n’a jamais pour conséquence que le spectateur assiste à des scènes d’ivresse ou de désordre. Sous ce rapport, la manière dont les Chinois « marchent sur la verdure » se distingue très avantageusement de celle dont en Hollande le peuple « marche sur la rosée ».

On ne se contente pas de faire des offrandes sur les collines et d’y déblayer les tombeaux, ce qui s’appelle « sacrifier et balayer », mais on a encore la coutume de restaurer les anciennes tombes, soit peu avant, soit peu après le tch‘ing‑miâng, soit ce jour‑là même. La période pendant laquelle doivent s’accomplir toutes les cérémonies dont les tombeaux sont l’objet, embrasse les dix jours qui précèdent et les dix jours qui suivent celui que l’almanac désigne pour la fête même, et, comme cet espace de temps compte toujours comme ne renfermant que des jours heureux, personne n’est embarrassé pour choisir le jour qui conviendra le mieux pour l’accomplissement des rites, quoique dans la règle les Chinois soient scrupuleux à ne rien entreprendre d’important sans consulter auparavant l’almanac ou le devin. Il y a même des gens qui considèrent comme heureux le mois tout entier dans lequel tombe le tch‘ing‑miâng, en y joignant encore les dix premiers jours du mois suivant ; mais cette facilité n’est reconnue valable que pour les personnes que quelque cas de force majeure, par exemple la maladie, met dans l’impossibilité de faire pendant la période proprement dite de la fête leur visite au tombeau.

Les tombeaux dégradés se réparent et se déblaient dans cet intervalle de temps ; on en exhume les ossements et on les dépose dans des urnes, si les parents jugent que la bière n’est plus en état de résister aux infiltrations et à la poussée de la terre. On commence par rassembler soigneusement ces restes et par les nettoyer, après quoi on les range dans un grand vase de terre cuite dans leur ordre naturel, en commençant par les os des pieds et en terminant par le crâne, que l’on enveloppe dans une feuille de papier sur laquelle on peint le nez, les yeux et la bouche. D’ordinaire on jette la queue et les cheveux. A Emoui les urnes se nomment kim‑tāng, « pots de métal », ce qui donnerait à penser qu’anciennement on y faisait usage de vases en métal, et non pas, comme maintenant, en terre cuite. On enterre ces urnes, tantôt isolées, tantôt par groupes, dans une nouvelle fosse, ou bien, en attendant que l’on ait trouvé un moment propice ou un emplacement heureux, on les dépose dans la montagne dans quelque caverne ou fente de rochers ou sous quelque pierre qui surplombe, et elles restent là au sec sans que personne y touche. On appelle l’enfouissement des urnes tsòng‑kim, « enterrer du métal ».

Le transfert des ossements dans des urnes a un double but. Premièrement, comme un vase de terre cuite est plus durable qu’un cercueil de bois, on n’a pendant longtemps plus à s’inquiéter des restes mortels d’un défunt, une fois qu’ils sont dans l’urne. Ensuite, on s’épargne ainsi les frais qu’il faudrait faire pour construire un nouveau tombeau, et on le fait sans néanmoins se rendre coupable de sacrilège, ce qui serait le cas si l’on jetait les ossements ou si on les enterrait dans une fosse commune. C’est là aux yeux des Chinois le plus grand crime que l’on puisse commettre contre un mort, et ils ne doutent pas que l’esprit du défunt n’en prît une vengeance exemplaire. Aussi est‑ce une œuvre méritoire que de rassembler dans une urne les ossements d’un tombeau que l’on voit négligé ou qui s’est effondré, et il arrive souvent que l’on se cotise pour accomplir en commun cette bonne œuvre sur une grande échelle. Lorsque l’on a construit le bâtiment du Club dans la petite île de Kó‑Lōng‑Soū, où est établie la colonie étrangère d’Emoui, on a eu à démolir plusieurs tombeaux, et l’on en a retiré beaucoup d’os ; les habitants firent alors une collecte au moyen de laquelle ils enterrèrent ailleurs ces ossements avec toutes les cérémonies voulues.

Quand on s’aperçoit qu’un tombeau menace ruine au point qu’il ne soit pas possible d’en renvoyer la restauration jusqu’à l’époque annuelle du déblaiement, on juge que nécessité n’a pas de loi, et l’on choisit sans plus tarder un jour heureux quelconque pour l’opération, toujours à l’aide de l’almanac ou du devin. Il faut pour que l’on s’y décide que le tch‘ing‑miâng soit encore assez éloigné ; si au contraire il n’y a plus longtemps à attendre, on se contente de fermer provisoirement tant bien que mal les brèches du tombeau avec des pierres et des tessons, et l’on pousse ainsi jusqu’au moment où l’on pourra reconstruire le monument sans se préoccuper ni d’almanac ni de devin.

Les anciens ouvrages chinois que nous avons consultés sont des plus maigres en renseignements directs ou indirects sur le degré d’antiquité qu’il faut attribuer à la fête des tombeaux. Nous avons trouvé uniquement dans les écrits du philosophe Kouan Tsz’, sous forme d’une exhortation qu’il adresse à son souverain, une phrase dans laquelle l’auteur nous semble faire allusion à l’usage de visiter au printemps les demeures des morts pour les tenir en ordre. Ainsi cet usage aurait existé à l’époque de Kouan Tsz’, c’est‑à‑dire au VIIe siècle avant J.-C. Voici la phrase en question : « Si, au printemps, on ne serre pas les ossements vermoulus et les colonnes vertébrales en décomposition, et si l’on n’abat et n’éloigne pas les arbres morts, la sécheresse de l’été atteindra sa dernière limite ». Nous tâcherons, dans le cinquième chapitre de cet ouvrage, au § 4, de déterminer la place que très probablement la fête des tombeaux doit occuper dans l’histoire de l’évolution des mœurs nationales des Chinois.

Quand le jour de la fête approche de sa fin et qu’à la vue du soleil qui s’abaisse vers l’horizon la foule joyeuse prend en hâte par les collines et par les champs la direction de la ville, les femmes et les enfants qui rentrent se mettent des épis fleuris dans les cheveux et cueillent des fleurs le long du chemin. « Deux années, dit un poète, je me suis trouvé dans la magnificence de la capitale à l’époque du manger froid. Partout où mes yeux reposaient il y avait des maisons sans nombre caressées par le vent du printemps. Les chevaux harnachés de métal et de soie hennissaient sur l’herbe de la plaine, et de belles femmes cueillaient des fleurs le long du chemin » [1]. On veut rapporter chez soi le printemps, la vie, la croissance, la jeunesse, ce qui remplit la Nature ; on espère avoir part ainsi à cette beauté et à cette sève de jeunesse. La Nature est née de nouveau ; les fleurs, la verdure, traduisent la fraîche activité qui circule en elle, et on transplante chez soi avec ses belles fleurs ce qui rend la Nature si splendide et si vivante. « Si l’on se met des épis dans les cheveux, on peut devenir gras et luisant », dit le peuple.



[1] « Trésor de toutes sortes de Choses, augmenté et revu », ch. V.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 20 juin 2007 19:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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