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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Les fêtes annuellement célébrées à Emoui (Amoy). Étude concernant la religion populaire des Chinois.
Première partie : Le Printemps, l’Été.
(1886)
Extrait 1:


Une édition électronique réalisée à partir du texte de l'ouvrage de Johann Jacob Maria de Groot, Les fêtes annuellement célébrées à Emoui (Amoy). Étude concernant la religion populaire des Chinois. Première partie : Le Printemps, l’Été. Traduit du Hollandais, avec le concours de l’auteur, par C. G. Chavannes. Première édition: Ernest Leroux, Paris, 1886, XXVI+400 pages, 15 illustrations de Félix Régamey. [Ministère de l'instruction publique, Annales du Musée Guimet. tome onzième.] Réimpression par Chinese Materials Center, San Francisco, 1977. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

EXTRAIT 1

La fête du nouvel an

Il est à propos, avant de décrire comment les Chinois célèbrent le pre­mier jour de l’année, d’indiquer comment ils le déterminent, et quelles divisions ils ont introduites dans le cours de l’année entière.

L’année chinoise se subdivise en mois ; chacun de ceux-ci commence un jour de nouvelle lune et a donc 29 ou 30 jours. Il y a douze mois dans l’année ordinaire, à laquelle il manque par conséquent quelques jours pour coïncider avec l’année solaire. Cela rend nécessaire au bout de quelque temps l’intercalation d’un mois supplémentaire, qui est alors annoncé par l’alma­nac. L’année commence à la première nouvelle lune qui suit la sortie du soleil du dernier des trois signes hivernaux, c’est-à-dire du Capricorne ; le jour de l’an tombe ainsi toujours entre le 21 janvier et le 19 février et ouvre la saison printanière, ce qui n’est pas le cas chez nous. La division du temps est, comme on le voit, très rationnelle chez les Chinois, puisqu’elle est fondée sur la marche des deux grands régulateurs de la Nature, le so­leil et la lune, ce qui n’est plus le cas pour notre calendrier.

Il est clair que la manière dont les Chinois divisent l’année leur permet de toujours faire tomber l’équinoxe du printemps dans le cours du second mois, le solstice d’été dans le cinquième, l’équinoxe d’automne dans le huitième et le solstice d’hiver dans le onzième. Ainsi ces quatre centres véritables du printemps, de l’été, de l’automne et de l’hiver, tombent en réalité dans les mois moyens des quatre saisons chinoises, de sorte que dans l’extrême Orient l’année civile se base absolument sur des règles astronomiques.

Nous passerons maintenant à la description du jour qui ouvre pour les Chinois la saison du printemps, et avec elle l’année.

Le jour de l’an est une très grande fête pour les Chinois. Il faut qu’un Chinois n’ait ni argent ni crédit, ou qu’il ait perdu le dernier vestige du sentiment des apparences, pour que le jour de l’an il se montre autrement qu’habillé de neuf ; de plus c’est pour un grand nombre d’entre eux la seule occasion où ils se lavent le corps entier, car pour le reste de l’année ils bornent en général leurs ablutions aux parties du corps qui sont toujours exposées. La crasse de l’année a été enlevée des meubles et des boiseries quelques jours déjà avant la fête ; la maison même a subi un nettoyage quelconque. C’est comme si, avec ses vieux habits et sa vieille poussière, la population tout entière voulait mettre de côté la vieille année, de sorte que la propreté, qui n’est pas d’ordinaire la vertu cardinale des Chinois d’Emoui, devient une condition indispensable de la digne célébration du jour de l’an.

Le peuple en Hollande et dans plus d’une contrée de l’Europe a encore maintenant l’habitude d’acheter des « habits de pâques » et de faire passer aux habitations et aux meubles une grande revue de propreté vers l’époque où le soleil doit franchir l’équateur pour se rapprocher de nous. C’est ce même moment qui servait chez nous à déterminer le commencement de l’année il y a quelques siècles seulement. Nos habitudes sont ainsi conformes à celles des Chinois ; on met des vêtements neufs et l’on nettoie la maison, pour se mettre en harmonie avec la nature qui commence à se parer, mais on ne va pas si loin que les anciens Mexicains, qui, à l’entrée d’une nouvelle année, détrui­saient leurs vieux meubles et les remplaçaient par des neufs.

Les préparatifs du jour de l’an commencent en Chine plusieurs jours à l’avance. Les marchands exposent tout ce qu’ils peuvent en vente dans les bouti­ques, car il leur faut de l’argent, une coutume excellente voulant que toutes les dettes s’acquittent avant que l’année soit close. On vend donc autant que possi­ble ; l’argent roule ainsi et en même temps on trouve souvent l’occasion d’acheter à fort bas prix des articles de valeur. Un autre motif qui pousse les mar­chands à garnir très abondamment leurs étalages pendant les derniers jours de l’année, c’est que les emplettes se font alors très nombreuses, parce que la coutume veut que l’on fasse beaucoup de présents ; les amis en font à leurs amis, les supérieurs à leurs employés, les parents à leurs enfants.

Il va sans dire que pendant toute cette saison d’emplettes les rues présen­tent un aspect très animé ; la gaieté en est rehaussée, non seulement par les étalages attrayants des boutiques, mais encore par les bandes neuves de pa­pier rouge, munies d’inscriptions variées, que l’on colle aux portes des maisons. D’ordinaire on en affiche deux par maison, une de chaque côté de la porte. On les appelle mûng-toùi 1 ou mûng-liên, et les inscriptions sont dans la règle rédigées sous forme antithétique et se rapportent soit à l’année qui com­mence, soit à la famille ou à la vocation de celui qui habite la maison. On commence déjà le 24 du dernier mois de l’année à renouveler ces bandes de papier. On peut les acheter toutes prêtes dans les boutiques ou bien les écrire soi-même, et il se vend de petits livres qui donnent des indications pour les composer. Toutefois elles font beaucoup l’objet d’un petit négoce spécial ; quelque pauvre lettré loue pour la saison une petite place dans la devanture d’une boutique au coin d’une rue, pour y vendre les papiers qu’il a écrits et se procurer de quoi avoir aussi sa fête. Souvent on colle un troisième papier au dessus de la porte ; l’inscription fait aussi allusion, soit au printemps qui s’ouvre, soit au métier de l’habitant de la maison. Ainsi un hôtelier ou un boutiquier choisira pour devise : « Puissent les hôtes venir en nuées » ; un boutiquier écrira : « Puissent les riches chalands ne cesser de descendre jusqu’ici », etc. Cependant l’inscription qui se voit le plus fréquemment sur les maisons de gens de toutes conditions et de tous rangs est celle-ci : « Puissent les cinq bénédic­tions descendre sur cette porte ». Ces cinq bénédictions sont une longue vie, la richesse, la paix et le repos, l’amour de la vertu, et une fin qui couronne la vie ; du moins c’est ainsi qu’elles sont énumérées dans le Chou-king, le plus ancien des cinq livres que l’on appelle les livres sacrés des Chinois. Si dans le cours de l’année il y a eu un décès dans la maison, on n’affiche pas de papier rouge, mais on en emploie du blanc, du jaune ou du bleu, suivant le rang et le sexe du défunt, car le rouge est partout en Chine symbolique du bonheur et de la joie, et on l’évite tou­jours quand on est en deuil. Ces papiers dont la nuance tranche ainsi sur la couleur uniforme qui orne la devanture des maisons deviennent, au milieu de la gaieté générale, comme un discret memento-mori adressé aux passants ; qu’ils se réjouissent, mais en même temps qu’ils donnent une pen­sée à plus d’un concitoyen, qui hier encore paraissait plein de santé, et qui maintenant déjà n’est plus sur la terre des vivants.

Mais, à Emoui, c’est le port avec ses jonques et ses barques innombra­bles, qui offre au nouvel-an le spectacle le plus bariolé. Les équipages ne se font pas faute de décorer leurs embarcations des indispensables devises sur bandes de papiers de couleur rouge ; on les colle partout, sur la coque, sur les mats, sur les rames ; on en fait flotter à la poupe ; on y joint de gran­des banderoles blanches fendues sur une grande partie de leur longueur, et une multitude de pavillons triangulaires ou carrés. Tout prend ainsi un grand air de fête. Toutefois, le matin du jour de l’an, la ville aquatique, autrement si vivante, est comme endormie sous sa parure ; l’animation en a momentanément disparu, de même que dans les rues, qui pendant quelques heures restent à peu près désertes. C’est que les Chinois, qui ne connaissent pas de jour hebdomadaire d’inaction, fêtent le premier jour de l’année en cessant toute espèce de travail, et en font le premier d’une série de jours consacrés exclusivement au délassement et au plaisir. Natu­rellement toutes les boutiques restent fermées, ce qui contribue à la tranquil­lité des rues ; mais, de même que chez nous, l’armée des mendiants se met en campagne au grand complet dès le point du jour, dans l’espé­rance de recueillir des aumônes extra-abondantes. Vers le milieu de la journée les voies publiques commencent à se peupler de plus en plus. On voit les gens, en habits de fête, se hâter la mine affairée ; c’est que chacun a toute une tournée de visites à faire, coutume qui, je crois, n’existe qu’en Hollande, si ce n’est que de ce pays elle s’est transplantée dans quelques contrées de l’Amérique. Ces courses amènent de nombreuses ren­contres entre amis et connaissances. Aussitôt on s’arrête et, joignant les mains devant la poitrine, on s’écrie kiong-hí, kiong-hí, ce qui, traduit librement, revient à « bien du bonheur et de la bénédiction ». La scène est animée, mais n’aurait rien de passionné si l’on pouvait purger les coins des rues de multitudes de koulies qui se livrent avec ardeur au jeu des dés, ou se glissent dans les maisons de jeu qui ont échappé à la vigilance des mandarins.

Offrande au Ciel et aux Seigneurs des trois Mondes.

Passons de la rue dans les maisons et voyons comment les Chinois y fêtent le nouvel-an. Non seulement la jeunesse dans la plupart des familles veille pour attendre, comme c’est l’usage chez nous, que l’ancienne année ait fait place à la nouvelle, mais encore elle ne se couche pas du tout. En effet, il faut de très bonne heure, souvent c’est même longtemps avant le lever du soleil, faire une offrande au dieu du Ciel, T‘in-Kong, divinité par laquelle les Chinois entendent le ciel matériel lui-même, ou bien l’esprit qui l’anime. Dans ce but on dispose sur une table, placée devant la porte de la grande salle de la maison, de l’encens, des cierges, des tasses de thé et de petites boîtes remplies de sucreries ; ces boîtes s’appellent tsièn-ap, ce qui signifie « boîtes d’introduction » ou « boîtes de recommandation ». Celui qui présente l’offrande, d’ordinaire le chef de la famille, s’avance, prend dans ses mains jointes un ou trois petits bâtons d’encens, incline légèrement son buste à plusieurs re­prises, puis dépose l’encens dans le cendrier. Cependant, lorsqu’il y a une seconde personne présente, la première lui remet parfois les bâtons d’encens pour les planter dans la cendre. Enfin celui qui accomplit le rite s’agenouille et touche au moins trois fois la terre de sa tête. Cette cérémonie accom­plie, on fait une offrande semblable, à laquelle les mêmes objets peuvent ser­vir, aux esprits du Ciel, de la Terre et de l’Eau, qui sont connus sous le nom de Sam-Kàï-Kong ou « Seigneurs des trois Mondes ». Les Chinois eux-mêmes sont peut-être les moins au clair sur ce qu’ils entendent par ces trois di­vinités. Quelques uns disent que ce sont, 1° l’esprit qui préside au ciel ou au firmament, le t‘ien-koan ; 2°, celui qui préside à la terre et à l’enfer, le te-koan ; et, 3° celui qui préside à l’atmosphère et à l’eau, le soui-koan. Souvent, mais à tort, on remplace le troisième par le djîn-koan, ou esprit qui préside au destin des hommes. Les jours de fête spé­cialement consacrés au culte de chacune de ces trois divinités (jours de nais­sance, sing-djít, comme les Chinois d’Emoui les appellent) tombent respec­tivement sur le 15 du premier, du septième et du dixième mois.

Les objets qui servent pour les offrandes au dieu du Ciel et aux Sei­gneurs des trois Mondes sont plus ou moins abondants et de qualité plus ou moins précieuse suivant la richesse et le degré de dévotion des adorateurs. On offre souvent, outre les objets déjà mentionnés, des fruits et des pâtisseries ; on orne de fleurs la table qui sert d’autel, et jamais on ne néglige d’y déposer un petit plat d’oranges. D’ordinaire on n’enlève la table que dans le cours du troisième jour, car les mêmes objets doivent être offerts aux mêmes divinités les deux jours après le nouvel-an. Ces deux fois cependant on supprime la génuflexion, et l’adorateur se contente d’accomplir le rite du tch‘ioùn-dzia, que nous avons décrit. La cérémonie se termine les trois fois en faisant partir des pétards, auxquels les étrangers en Chine donnent généralement le nom anglais de « crackers ». On les fait d’ordinaire partir devant la porte ouverte et cet acte s’appelle en chinois pàng p’ào.

Les « crackers » sont de petites cartouches en papier épais et solide, remplies de poudre. Anciennement on les faisait en bambou. Une petite mèche est in­troduite à l’extrémité, du reste fermée, de la cartouche ; elle communique le feu à la poudre, qui fait éclater le papier avec bruit. Ils sont donc con­struits sur le même principe que les pétards et les serpenteaux qui font la joie de nos gamins. Toujours on en fait une guirlande en attachant les mèches à une ficelle inflammable, dont on fixe souvent une des extrémités au bout d’un bâton. On allume l’extrémité inférieure de la guirlande, le feu se communique suc­cessivement à tous les pétards, qui partent les uns après les autres avec une grande rapidité ; cela fait comme une fusillade, dont le bruit remplit tout le quartier. Il ne s’accomplit guère de cérémonies religieuses sans qu’on les termine par ces feux d’artifice. Du reste, ils forment une partie indispensable des fêtes de toute espèce, et il arrive rarement qu’un Euro­péen se mette en voyage pour rentrer dans sa patrie sans que son person­nel fasse partir en son honneur une bruyante pétarade en guise d’adieux.

On a prétendu et on prétend encore que ces pétarades ont pour but d’ef­frayer les mauvais esprits qui errent par les rues et qui épient quelque oc­casion de se glisser dans les maisons. Une autre opinion veut qu’elles soient destinées à attirer l’attention des divinités sur les offrandes que l’on vient de leur présenter. Cependant dans les classes les plus cultivées de la so­ciété on n’y voit qu’une manifestation de joie. Chez nous aussi on tire le canon dans les réjouissances publiques ; on fait partir des feux d’artifice à l’occasion de noces et d’autres fêtes, et l’on peut sans crainte admettre que les « crackers » des Chinois ont, en général, aussi cette signification.

La pétarade est terrible dans les rues, surtout durant la nuit du jour de l’an. Chaque famille accomplit les cérémonies de l’offrande à l’heure qui lui convient, et comme il y en a beaucoup qui commencent déjà à minuit, tandis que d’autres attendent jusqu’au lever du soleil, il s’ensuit que plusieurs heures durant tous les bruits disparaissent au milieu de l’infernal concert des explosions. Les Européens qui habitent une ville chinoise doivent renoncer au sommeil pendait cette nuit-là. Et ce n’est pas fini. La pétarade continue plus ou moins nourrie pendant les jours suivants, où se font encore des offrandes, et il se brûle une si immense quantité de ces cartou­ches dans certaines villes que les paysans de la banlieue y viennent balayer les débris restés dans les rues afin de les employer comme engrais.

Offrande aux dieux domestiques.

De même que les anciens Romains avaient leurs Lares, les Chinois ont leurs dieux domestiques. Leurs images se trouvent d’ordinaire dans une armoire ouverte, placée en face de l’entrée principale de la maison. Devant l’armoire se trouvent à demeure un encensoir et deux chandeliers, tout prêts à recevoir les bâtonnets d’encens et les cierges que l’on pourrait vouloir offrir aux dieux. Plus loin nous décrirons chacun de ces dieux en particulier en traitant du jour consacré à son culte. Il suffira ici de savoir qu’à Emoui on en distingue dans la règle quatre, savoir :

I. Koan-Im-Pout-Tso, déesse de la Grâce.
II. Keh-Sing-Ông, le saint prince Keh.
III. Tho-Tī-Kong, dieu de la Terre et aussi de la Richesse.
IV. Tsao-Koun-Kong, le duc-prince de la Cuisine, dieu de la Cuisine.

Il n’y a pour ainsi dire pas de demeure à Emoui où l’on ne puisse être sûr de trouver au moins un de ces quatre dieux, outre les dieux spéciaux que l’occupant de la maison adore en raison de son rang ou de son genre d’occupation. Nous reviendrons plus loin sur les principaux de ces dieux spéciaux. Lorsque les quatre dieux domestiques dont nous avons donné les noms se trouvent réunis, la déesse de la Grâce occupe le fond du taberna­cle, et devant elle prend place Keh-Sìng-Ông avec le dieu de la Richesse et le prince de la Cuisine à sa droite et à sa gauche. L’image de la déesse de la Grâce est d’ordinaire un peu plus grande que celles des trois autres divinités.

On doit le jour de l’an faire une offrande commune à tous ces dieux domestiques, afin d’obtenir leur bénédiction pour l’année qui commence. Une table‑autel se place devant le tabernacle et l’on y dépose à peu près les mêmes objets que pour l’offrande au dieu du Ciel, seulement la quantité en est généralement moindre. Chaque membre de la famille à son tour, en commençant par le plus âgé, doit offrir de l’encens, s’agenouiller et toucher plusieurs fois le sol avec sa tête. Dans quelques familles on brûle des mor­ceaux de bois de santal et l’on ajoute des fleurs et des oranges à l’offrande. De même que la table où se trouve devant la porte principale l’étalage en l’honneur du dieu du Ciel et des Sam‑Kàï‑Kong, celle qui a été dressée devant le tabernacle des dieux domestiques n’est pas desservie avant le troi­sième jour, l’offrande devant se répéter chacun des deux matins qui sui­vent le jour de l’an. Il n’est point nécessaire cependant, pour la seconde et la troisième offrande, de frapper le sol de la tête ; il suffit d’incliner à plusieurs reprises le haut du corps en tenant dans ses mains jointes des bâtons d’encens, que l’on plante ensuite dans l’encensoir (tch‘ioùn-dzia). On doit renouveler le second et le troisième jour le thé qui se trouve sur la table des offrandes. Les riches dressent souvent trois tables différentes, une pour le Ciel, une pour les Seigneurs des trois Mondes, et une pour les dieux domestiques ; mais les pauvres ont ordinairement à se contenter d’une seule. Régulièrement après chaque offrande on fait partir des pétards.

Indiquons brièvement ici quelles offrandes périodiques se font collective­ment en l’honneur des dieux domestiques, en outre des grandes offrandes spéciales qui se font à chacun d’entre eux au jour qui lui est consacré, et dont nous parlerons plus loin. Le matin du premier et du quinze de cha­que mois, on place devant leur autel trois tasses de thé avec des cierges et de l’encens allumés ; le soir du même jour on brûle encore des cierges et de l’encens. Les bâtons d’encens se plantent dans le cendrier après avoir été présentés aux dieux par la cérémonie du tch‘ioùn-dzia déjà décrite. On ne s’agenouille pas et on ne frappe pas le sol de la tête.

En outre, tous les soirs sans exception, on allume des cierges et de l’en­cens devant tous les dieux, mais on n’offre point de thé et il n’y a pas de cérémonie le matin, comme le premier et le quinzième jour du mois.

Compliments aux parents.

Suivant une règle dont on ne s’écarte pas, les enfants ne vont pas souhaiter la bonne année à leurs parents avant que l’on ait rendu hommage aux dieux ; car les dieux sont plus grands que les parents et doivent prendre le pas sur eux. Mais quand l’offrande en l’honneur des dieux domestiques est achevée, les parents s’asseient, pour recevoir les compliments de leurs enfants, à côté de l’autel où sont placées les idoles et les tablettes ancestra­les, qui sont décrites ci-dessus dans le présent chapitre. Les fils s’avancent ; l’aîné le premier, et tour à tour ils s’agenouillent et se mettent en devoir de frapper le sol de leur tête ; mais les parents ne leur permettent jamais d’aller jusqu’au bout et leur commandent de se lever avant qu’ils aient fini, — ­ce que l’étiquette chinoise veut que l’on fasse toujours à l’égard de celui qui se prosterne. En saluant leurs parents les enfants disent d’ordinaire : Ho si-toa lâng tûng hè‑siou « je souhaite une longue vie aux grandes gens (parents) ». Quand tous les fils se sont ainsi acquittés de leur devoir, les filles s’avancent à leur tour, et pendant ce temps les cadets présentent avec le même cérémonial leurs hommages à leurs aînés, qui, de même que les parents, les empêchent d’achever. Les deux époux sont égaux en rang et ne se font point de com­pliments l’un à l’autre ; s’il y a une concubine ou une esclave, elle leur doit son hommage à tous deux. Après que la cérémonie des compliments est achevée, on commence les préparatifs pour les honneurs que l’on rendra aux tablet­tes ancestrales ; pendant ce temps une partie de la famille se disperse pour aller faire des visites aux parents, aux amis et aux connaissances. En Chine comme en Hollande, on fait grand usage de cartes de visites, que l’on en­voie à ceux que l’on ne peut pas visiter en personne.

Celui qui reçoit des visites, dit kiong‑hí à ses visiteurs et leur offre en même temps des sucreries de diverses espèces, rangées dans des soucou­pes sur un grand plateau. Naturellement l’indispensable thé et la pipe à tabac ne font pas défaut. Il est de très bon ton de ne pas manger les sucre­ries offertes, mais que l’on se contente de soulever un ou deux bonbons et de les replacer dans une autre soucoupe que celle où on les a pris, et pen­dant ce temps de formuler un vœu de bonheur en faveur de la personne qui reçoit. Par exemple, si c’est un marchand, on lui dit : « J’espère que vous gagnerez beaucoup d’argent et deviendrez riche » ; si c’est un lettré, on lui dit : « Je vous souhaite de monter en rang », et ainsi des autres, chaque fois suivant le cas. Pour qui connaît les Chinois, il va sans dire que la présentation des sucreries est de la part du maître de la maison l’ex­pression silencieuse du vœu que, dans le cours de l’année, ses visiteurs puissent jouir de la douceur de la vie et que les amertumes leur en soient épargnées. Il convient de mettre une ou deux oranges, par manière de réciprocité de leurs vœux de bonheur, dans les mains des enfants qui viennent faire un compliment de bonne année. Si l’on négligeait de le faire, tout garçon grandelet, victime de cet oubli, se considérerait comme malhonnêtement traité, et offensé dans sa dignité.

Offrande aux ancêtres.

Enfin une dernière offrande se fait, soit avant, soit après les compliments aux parents, en l’honneur des ancêtres défunts, représentés dans la demeure de la famille par ce qu’on appelle leurs tablettes, planchettes sur lesquelles sont inscrits leurs noms et qualités. Toutefois, avant de décrire cette céré­monie, il nous faut donner quelques détails sur le culte des ancêtres chez les Chinois ; car ce culte a jeté de si profondes racines dans l’esprit du peuple que l’on peut dire qu’il fait partie de l’âme de la nation et qu’il constitue le fond même de son sentiment religieux.

… On ne connaît pas l’origine de ces tablettes ancestrales sîn‑tsou ou bók‑tsou qui servent à représenter visiblement les âmes des défunts que l’on honore. Quel­ques anciennes traditions et certaines cérémonies qui se sont perpétuées jusqu’à maintenant donnent lieu de supposer que dans une antiquité très reculée elles n’auraient pas été autre chose que des images ; quoi qu’il en soit, la forme qu’on leur donne n’a plus rien qui rappelle l’apparence humaine. Elles sont composées d’un pied en bois supportant une planchette verticale où sont in­scrits ou gravés le nom du défunt, celui de la dynastie sous laquelle il est décédé, et ceux des personnes qui ont érigé la tablette. A Emoui, les ta­blettes ancestrales ont rarement moins de vingt, ou plus de quarante centi­mètres de haut ; la largeur est environ le tiers de la hauteur. La façon en peut naturellement varier beaucoup suivant le degré d’opulence, le rang, la classe sociale de la famille. Quelques unes sont artistement travaillées et ornées de dorures et de sculptures ; d’autres sont en bois tout ordinaire, sans peintures ni ornements. Les emblèmes qui s’y trouvent le plus fréquemment sont, sur la face antérieure, un soleil au milieu de nuages, placé en haut, des dra­gons, placés à droite et à gauche, et une licorne sur le pied.

La tablette est refendue parallèlement aux deux faces. Les surfaces de contact des deux moitiés ne sont pas peintes ; toutefois celle de la moitié de derrière porte les noms et titres, ainsi que l’indication de l’âge et des dates de la naissance et de la mort du défunt, enfin celle de l’emplacement où se trouve sa tombe. Chaque tablette forme ainsi comme une page de la généalogie de la famille.

Quoique d’ordinaire chaque tablette ne représente qu’une seule personne, il n’est pas rare que le père et la mère s’y trouvent réunis. Seul le fils aîné a le droit d’ériger la tablette d’un défunt et de la garder chez lui. Il hérite de toutes les tablettes que son père possédait, et, à son tour, il les laisse après sa mort à son fils aîné, ou, s’il n’a point de fils, à son fils adoptif. Le fils adoptif ne fait jamais défaut, car, si un chef de famille vient à mourir sans laisser d’héritier, ses plus proches parents adopteront toujours à son intention un garçon du même nom de famille et de parenté aussi rapprochée que possible avec le défunt, afin que le culte des ancêtres ne subisse point d’interruption.

Il faut donc, lorsque les cadets d’une famille veulent présenter leurs hom­mages à leurs ancêtres, qu’ils se rendent pour cela dans la demeure de leur frère aîné. Il arrive très fréquemment néanmoins, par exemple lorsqu’un cadet va s’établir dans quelque autre localité, qu’il emporte avec lui un grand tableau sur lequel il a réuni tous les noms inscrits sur les tablettes dont son frère a la garde, afin de continuer au loin devant ce symbole le culte des ancêtres. Ce tableau porte le nom de ké‑sîn‑pâi « planche des âmes de la famille », ou de sîn‑tsou‑pâï « planche des tablettes des âmes ». De même, quand le nombre des tablettes conservées dans une maison devient encombrant, on en extrait souvent les inscriptions sur un de ces grands tableaux, puis on enterre ou l’on brûle les tablettes originales.

Il n’est pas toujours facile de décider si un Chinois considère les tablet­tes de ses ancêtres comme servant de demeure à l’une des trois âmes des défunts — les Chinois attribuent trois âmes à chaque être humain — ; ou bien si elles ne sont à ses yeux qu’un souvenir visible de ceux que la mort lui a enlevés. Ce qui est certain, c’est que les Chinois ont la plus grande vénération pour leurs tablettes ancestrales et qu’ils ne les manient qu’avec respect ; de plus, certaines cérémonies qui s’accomplissent lorsqu’un décès a eu lieu ont évidemment pour but d’inviter l’âme du défunt à venir habiter la tablette. Pour la majorité du peuple c’est sans doute l’explication ani­miste qui est la vraie ; la tablette renferme une des trois âmes.

La place ordinaire des tablettes est à droite des dieux domestiques, dans l’armoire dont nous avons parlé : Cependant il n’est pas rare qu’un tabernacle séparé soit affecté aux tablettes. On offre à celles‑ci, le premier et le quinze de chaque mois, le matin et le soir, de l’encens et des cier­ges, de la même manière que cela se fait pour les dieux domestiques. Il y a encore une multitude d’autres jours, fixés d’après les dates de la naissance et du décès des défunts, qui sont consacrés au culte des tablet­tes. Mais il est clair que ces jours-là ne sont pas des fêtes du calendrier général, et par conséquent ils ne rentrent pas dans le cadre du présent ouvrage.

Il va presque sans dire que l’on n’oublie pas les ancêtres quand on fait les com­pliments du jour de l’an. On place en effet devant les tablettes une offrande composée à peu près comme celle des dieux, puis tous les membres de la famille, en commençant par l’aîné, doivent s’agenouiller devant la table et toucher la terre avec leur tête. Naturellement on allume aussi de l’encens. Dans le courant de l’après‑midi a lieu une grande offrande de comestibles. Ceux des membres de la famille qui ne sont pas sortis pour faire des visites de nouvel‑an exposent devant les tablettes le repas destiné à la famille ; ils arrangent autour de la table autant de paires de bâ­tons à manger qu’il y a de tablettes, et ils accompagnent le tout d’une grande tarte au riz fermenté, appelée hoat‑ké. Cela fait, les personnes présentes font l’une après l’autre l’offrande ordinaire d’encens, et, agenouil­lées, touchent trois fois le sol de leur tête. Ensuite on place sept tasses sur la table‑autel et on les remplit de vin en s’y reprenant à trois fois — cette offrande s’appelle sam‑hièn‑tsiou, ou « triple libation de vin » ; on allume du papier, et au moment où il est sur le point de se résoudre en cendre, l’aîné des membres de la famille qui sont présents prend la tasse du milieu, et, après l’avoir agitée en rond, la vide dans le pot à feu, ou sur le sol à l’entour. Cette libation s’appelle koàn‑tōï ou tiēn‑tsioú ou, en language plus poli, koàn‑tien. On replace alors la tasse sur la table, on la remplit de nouveau, on tire des pétards, et enfin on enlève les mets et on les sert aux membres de la famille et aux convives invités pour la fête.

Quant aux sucreries qui ont été offertes aux tablettes, elles restent trois jours en place, parce que le second et le troisième jour après le nouvel‑an on les présente de nouveau aux ancêtres, avec accompagnement de révé­rences faites en tenant de l’encens. Quant à la grande offrande du dîner, elle ne se répète que le second jour, et même beaucoup de familles ne la répètent pas du tout. Quand la cérémonie s’accomplit, c’est tout à fait dans la même forme que la veille ; seulement ce sont de nouveaux mets, puisqu’on les mange après l’offrande. 

Avant d’en finir avec le jour de l’an, nous mentionnerons certaines cou­tumes, qui, sans rentrer dans la catégorie des offrandes, n’en sont pas­ moins trop caractéristiques pour que nous les passions sous silence. Ainsi, la veille du jour de l’an, on fait une tourte au riz de forme conique, sur­montée d’une orange dans laquelle est plantée une fleur. On y enfonce tout autour des fruits de toutes sortes, dattes sèches, œils de dragons et autres — il y en a souvent plus d’une douzaine d’espèces — et on colle des­sus des morceaux de papier rouge, sur lesquels sont écrits des caractères tels que printemps, bonheur, soit séparés, soit enlacés. Cette tourte porte le nom de kè-nîn-pung ou « riz qui passe (de) la (vieille) an­née (dans la nouvelle) ». On la place sur la table des dieux domestiques et des tablettes, et on l’y laisse jusqu’au cinquième jour ; alors on la mange en famille.

On expose aussi devant l’autel un grand gâteau de même forme que la tourte, et orné d’une manière analogue. Chaque chambre en reçoit un plus petit, et dans la cuisine on en place un à côté du foyer, spécialement en l’honneur du dieu de la Cuisine. Ces gâteaux s’appellent kè-nîn-ké ou « gâteaux qui, passent (de) la (vieille) année (dans la nouvelle ». On les mange aussi le cinquième jour — si les rats n’ont pas pris les devants.

Enfin on prépare aussi un plat composé de trois sortes de légumes cuits à l’eau, et on place au‑dessus une orange dans laquelle une fleur a été plantée. Dans presque toutes les familles sans exception, on fait usage pour cela du koah‑ts‘àï, qui est fort bon marché ; la racine en est blanche et comestible, et la feuille palmée. On emploie toute la plante, racines et feuil­les. Les deux autres légumes employés d’ordinaire sont le pe‑lîng‑ts‘àï, es­pèce d’épinard qui se rapproche du Convolvulus reptans, et le péh‑ts‘àï, espèce de chou blanc. De même que la tourte et le gâteau, ce plat de légumes se prépare la veille de l’an et se garde jusqu’au cinquième jour de la nouvelle année. Partout dans les rues on entend des marchands am­bulants les offrir verds au cri de tûng-nîn-ts‘àï, « légumes pour toute l’an­née ». En plat, ils portent le nom de kè-nîn-ts‘àï ou « légumes qui pas­sent (de) la (vieille) année (dans la nouvelle) ».

Les trois mets que nous venons de décrire ne sont pas des offrandes, mais des emblèmes, qui signifient que l’on a épargné quelque chose dans l’année écoulée pour la nouvelle, qu’il y a donc eu abondance, et que l’on espère transporter cette abondance d’une année à l’autre (kè-nîn). On se présage ainsi à soi-même de la nourriture pour tout le cours de l’année qui s’ouvre, et c’est de là que vient le nom de tûng-nîn-ts‘àï, « légumes pour toute l’année » : C’est dans cette signification symbolique qu’il faut aussi chercher le motif pour lequel on emploie la plante de koah entière, c’est‑à-­dire racines, tiges et feuilles, et l’on dépose jusqu’au cinquième jour derrière chaque porte de la maison une ou deux tiges vertes de canne à sucre ; avec les racines et les feuilles de la canne. Cette canne à sucre sert en même temps de symbole de la douceur de la vie, et de signe de l’espérance que l’on nourrit, que l’amertume sera épargnée à la famille durant toute l’année ; toutefois on n’y rattache aucune idée de culte ou d’offrande présen­tée à quelque être supérieur. Les fleurs que l’on plante dans les oran­ges de la tourte, du gâteau et du plat de légumes, et que l’on dépose sur les tables‑autels, ont aussi leur signification. Elles symbolisent le printemps, qui commence et qui va répandre sur toute la nature ses vives couleurs et ses suaves parfums ; elles portent pour cela le nom de « fleurs de printemps », tch‘oun‑hoï ou tch‘oun‑a-hoï. Comme toutefois le mot de tch‘oun, printemps, signifie aussi « reste » ou « abondance » dans la langue d’Emoui, le nom de ces fleurs peut aussi se traduire par « fleurs d’abon­dance », et elles‑mêmes prennent ainsi une signification emblématique sem­blable à celle de la tourte, du gâteau et des légumes. Enfin les oranges sont allégoriques comme le reste. Elles portent le nom de kiet‑a. Or le mot de kiet, écrit autrement, signifie « félicité », et les oranges devien­nent par un jeu de mots tout indiqué l’emblème visible du bonheur. Si on analyse le caractère qui se lit kiet dans le sens d’oranger, on verra qu’on peut fort bien le traduire par « arbre du bonheur ». En outre il faut remarquer que l’orange est un fruit tout rond et que la peau en reste plus souvent intacte que ce n’est le cas pour d’autres. fruits. Nouvelle rai­son pour en faire un emblème, celui de la perfection. Enfin l’orange se recommande aux Chinois par sa couleur rouge vif, puisque cette couleur est pour eux celle du bonheur et de la joie. On comprend ainsi fort bien pourquoi l’on donne des oranges aux enfants qui viennent faire leur compli­ment du jour de l’an.

Il est très rare que l’on pratique le jour de l’an un jeûne spécial à cause de la fête ; mais il y a des femmes qui ont la coutume de jeûner régulièrement le premier de chaque mois, et qui pour ce motif s’abstien­nent en partie de nourriture le premier jour de l’année. Toutefois il existe une superstition en vertu de laquelle on ne doit pas manger ce jour­-là de riz cuit avec beaucoup d’eau, parce que, dit‑on, si on ne s’en ab­stient pas, on aura de la pluie toutes les fois qu’on sortira. Quand on trouve de la pluie en sortant dans la rue, on est presque sûr d’entendre quelque gamin moqueur crier, sur vos talons : sin-tsiang lí tsiah am, « vous avez mangé du riz à l’eau au nouvel-an ! »



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 27 juin 2007 8:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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