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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Georg Groddeck, Le Livre du Ça. (1923)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georg Groddeck, Le Livre du Ça. Traduit de l'Allemand par L. Jumel. Introduction de Roger Lewinter. Préface de Lawrence Durrell. Paris: Les Éditions Gallimard, 1979, 326 pp. Collection: Tel, no 3. Titre original: DAS BUCH VOM ES. Une réalisation de Claude Ovtcharenko, journaliste à la retraite dans le sud de la France.

INTRODUCTION

DE ROGER LEWINTER  

L’ART DE L’ENFANCE  

1

punaises

 

La voix de Groddeck avait éclaté dans la communauté analytique avec une sonorité intempestive : le Chercheur d’âme, publié en 1921, à l’image du Christ était scandaleux. Le héros, August Müller, transfiguré par la révélation en Thomas Weltlein, parcourait le monde, adulte, avec les yeux d’un enfant, mais tel que Freud l’avait redéfini : pervers polymorphe, pansexuel, voyant partout la petite bête, fatale aux convenances. 

L’âme, noble indéchiffrable, s’était en effet manifestée sous forme de la punaise, ignoble « inchiffré » qui sitôt refoulé, reparaissait ailleurs, par déplacement indéfini… Pour trouver cette âme-là, il fallait sonder les reins plutôt que les cœurs ; sa recherche était incongrue. 

Freud avait beaucoup aimé ce livre, moins sans doute pour son côté rabelaisien, superficiel, que pour son autre référence littéraire, profonde : Don Quichotte — en qui il reconnaissait volontiers son emblème —, chevalier des croisades vaines, apparemment, contre les préjugés, indestructibles parce qu’ils sont moulins à vent. 

Nombreux, cependant, étaient ceux qui considéraient l’ouvrage comme une intempérance d’esprit, peu indiquée par les temps rigoureux que connaissent alors la psychanalyse. Aussi Groddeck, pour trouver grâce, après avoir été un enfant terrible, voulut-il se montrer un petit garçon modèle : faire quelque chose pour le père. Et que faire alors de mieux que d’en devenir le propagandiste : exposer ses idées à un grand public. 

C’est là le projet initial des « lettres psychanalytiques à une amie », devenues le Livre du Ça par la proposition de Rank, qui avait déjà baptisé le Chercheur d’âme, au titre plus simple et cru : « le Tueur de punaises ». La forme adoptée de la correspondance n’est pas aussi fictive qu’on pourrait le croire : tenant Freud au courant de la composition, Groddeck lui envoya en effet les lettres par paquets, tout au long de l’année 1921, et ses réactions se trouvent souvent textuellement incorporées, comme réticences de l’amie… 

Ce cadeau cependant, comme tout, et par-dessus tout, était ambivalent, beaucoup plus que le Chercheur d’âme, écrit, en fait, indépendamment de Freud ; et cela explique la réserve croissante de celui-ci vis-à-vis du livre, néanmoins publié en 1923 dans l’Internationaler Psychoanalytischer Verlag. Son sentiment se découvre dans le choix des références : si, pour le Chercheur d’âme, il évoquait Cervantès, les « lettres » — celles, en particulier, qui interprètent la Genèse — le font songer à Stekel ; et l’auteur n’ignorait pas que cela voulait dire. La rétorsion de Freud ne se fit pas non plus attendre : comme Groddeck avait abusé de « son » ics dans le Livre du Ça, il abuse maintenant de « son » Ça dans le Moi et le Ça, où il détourne complètement le terme de son sens, l’introduisant dans ce qui lui était essentiellement étranger : un savoir, organisé et non plus organique. 

Dans, la correspondance entre Freud et Groddeck, l’ironie des allusions à cet échange de bon procédés entre le « moi » et le « ça » est aussi constante, allant s’accentuant. Mais Groddeck n’eut de cesse que Freud ne lui ait explicitement signifié son rejet, idéologique et non pas littéraire, comme l’indiquait déjà le changement de référence critique. Et dans sa lettre du 7 septembre 1927, Freud avoue donc et fonde son « antipathie » pour Patrick Troll : la « mythologie du Ça » efface toutes les « différences » — où s’articule précisément la science — et conduit à « une insatisfaisante monotonie ». C’étaient là, déjà, les termes de la première réponse de Freud à Groddeck ; personne n’a convaincu personne. 

2

la fugue du ça 

Le Livre du Ça, gage d’allégeance qui devait sceller l’insertion de Groddeck dans le mouvement analytique, signala ainsi les débuts de son éloignement. La rencontre entre Groddeck et Freud avait été une fausse rencontre, et comme telle, elle n’amena pas vraiment de rupture. Mais les malentendus, délibérément entretenus par Groddeck dès sa première contribution « scientifique » — Détermination psychique et traitement psychanalytique des affections organiques —, ne se sont alors pas non plus dissipés ; et le Livre du Ça, fin de l’équivoque, en marque aussi l’extrême. 

Groddeck, en effet, fut, et reste, principalement connu par ce livre qui prétend vulgariser la psychanalyse — posant la relation avec Freud — et dégager les fondements par une psychosomatique, ce qui propose le rapport à une recherche médicale spécifique. Le malentendu recouvre ainsi l’attitude de Groddeck vis-à-vis de la psychanalyse comme son lien avec la psychosomatique telle qu’elle devait se développer dans le « savoir médical ». 

Dans le Livre du Ça, Groddeck poursuit en fait, une fausse fugue à trois voix. Le sujet est la psychanalyse, et la première voix expose donne la réponse, modification du sujet présenté : articule les idées de Groddeck à ce sujet dans sa forme initiale, développe la représentation seconde, dont elle accentue la déviation : trace l’auto-analyse de Groddeck sans quitter, en apparence, le sujet ; les digressions ou divertissements, insérés entre les diverses expositions, concourant au déplacement, au point que l’on ne sait bientôt plus quoi, du sujet ou du contre-sujet, est l’imitation de l’autre. Jusqu’à la strette — les trois dernières lettres —, qui abandonne résolument le sujet prétendu, Freud, pour démontrer que c’est le contre-sujet, Groddeck, qui était l’unique thème de l’exposition, intimant ainsi une tout autre accentuation de la lecture. 

Groddeck, et c’est ce qui dut tant agacer à Vienne, se sert des idées de Freud pour développer les siennes propres, or les deux ne sont pas compatibles : elles ne se contredisent sur rien d’essentiel, mais divergent fondamentalement, par la pratique qu’elles s’assignent. Tout se passe comme si Groddeck voulait prendre Freud au piège de ses théories : l’entraîner à soi comme il va vers lui. Délibérément, didactiquement, il entretient l’équivoque tout au long du livre, laissant ses thèses informulées, mais reconstituables par le choix significatif qu’il opère dans l’édifice freudien, ordonné en sorte de projeter et d’éclairer une intuition autre. 

Tout s’articule, en fait, dans l’auto-analyse — histoire de maladie plutôt qu’histoire de vie —, composée en pointillé tout au long des lettres, qui complètent la confession publique commencée en 1917 dès la premier texte « freudien » de Groddeck ; démontrant, s’il en était besoin, que c’est exclusivement d’expérience personnelle que celui-ci parle, avec une franchise dont l’enfantine impudeur tranche avec la circonspection de mise, adulte, de la littérature auto-analytique contemporaine. Renonçant à la satire sociale de Thomas Weltlein, qui, par le désaveu qu’elle implique, peut facilement être pharisienne, Patrick Troll s’astreint ici à l’aveu du publicain, pour s’approcher de l’idéal, évangélique ou psychanalytique : Tu ne jugeras point… 

La différence et la relation entre le ça groddeckien des « lettres à une amie » et le ça freudien de la seconde topique, Freud les a pertinemment définies dans sa lettre du 18 juin 1925 à Groddeck, qui ne résume pas seulement leur différend personnel, mais aussi toute la différence de leur être au monde : « Dans votre ça, je ne reconnais naturellement pas mon ça civilisé, bourgeois, dépossédé de la mystique. Cependant, vous le savez, le mien se déduit du vôtre. » Une domestication, effectivement, devant laquelle se rebelle Groddeck, car c’est là que le bât blesse ; ainsi écrit-il, le 15 mai 1923 à sa femme : « Le Moi et le Ça est joli, mais pour moi, sans la moindre portée. Au fond, un écrit pour pouvoir s’emparer secrètement des emprunts faits chez Stekel et moi. Et son ça n’a qu’une valeur relative pour les névroses. Il ne franchit le pas dans l’organisme que secrètement, à l’aide d’une pulsion de mort ou de destruction prise à Stekel et à Spielrein. Le constructif de mon ça, il le laisse de côté, sans doute pour le faire entrer en fraude la prochaine fois… » La « civilisation » du ça, son embourgeoisement, entraîne effectivement le « malaise » : la transformation de la création, mystique sauvage, en maladie, contraction sociale. 

Comme le note Reich dans la Fonction de l’orgasme, dont Groddeck anticipe maintes intuitions — ainsi, sur l’inscription corporelle des refoulements (la « cuirasse musculaire ») ; la pathologie de la morale ; la fonction politique de la répression sexuelle, qui entraîne le transfert de l’enfant sur les parents et ainsi, par la suite, la dépendance idéologique de l’individu ; l’état social qui rend actuellement impossible un plein orgasme —, il s’agit, dans le Livre du Ça, de métaphysique, mais d’une métaphysique autrement incarnée que ne le croit Reich. Car ce n’est pas seulement dans la cuirasse musculaire que s’inscrivent, pour Groddeck, les refoulements : c’est le corps entier, par tous ses organes et dans toutes ses fonctions, qui parle ; et les maladies signalent les blessures d’Éros, défiguré, jusqu’à ce que mort s’ensuive, par refus culturel de ses éléments premiers.

3

l’apparente conversion

 

La formation de Groddeck, on le sait, était celle d’un généraliste, non d’un psychiatre. Elève de Schweninger, médecin « père » par excellence, qui était devenu célèbre en guérissant autoritairement Bismarck, il en conserva les méthodes, qu’il expose ici : massage, diète, prise au mot des symptômes, poussés à leur extrême pour en détourner, ou dégoûter, le malade ; non pas interprétation de la maladie mais, en quelque sorte, sa déduction par l’absurde démontré. 

Cette technique pourrait se définir comme une lutte avec le corps (du) malade, pris de l’extérieur par le massage, de l’intérieur par la diète ; et Freud ne vient là pas tant changer l’objet du combat que son mode : d’actif, il devient passif, plus exactement : provocatif. Le corps, par l’intermédiaire du malade-médecin, est aussi, désormais, incité à « associer » : jouer élémentairement. Groddeck, après Freud, prend an considération la psyché du malade — ce qu’il ne faisait pas, en apparence du moins, auparavant —, mais telle qu’elle s’exprime ou, plus précisément, s’excrète dans le corps ; étant proche, en ce sens de Pavlov autant que de Freud. 

Pour comprendre la position de Groddeck vis-à-vis de la psychologie et de son exacerbation, la « tentation analytique », il faut se rappeler la définition ou illustration qu’il donne constamment du ça-Dieu/Nature, laquelle paraît, à première vue, une lapalissade : le ça, comme il crée le nez ou les mains, crée aussi le cerveau et la pensée qui s’y joue ; il existe donc avant celle-ci, qu’il crée comme un de ses modes d’expression, non le seul. Schématiquement, on pourrait dire que le cerveau est le lieu de la pensée rationnelle, consciente, dans ses organes et leurs altérations, incarne la pensée, autrement profonde ou vitale, « biologique », du ça. 

Groddeck distingue avec insistance entre la pensée du moi, dont la psychologie explore et systématise les mécanismes, ses distorsions constituant les névroses auxquelles s’intéresse la psychanalyse mais qui, en tant que telles, ne l’intéressent pas ; et la pensée du ça, qui s’exprime en particulier dans les maladies organiques, instance élémentaires présentées au moi, et par là, à la société ; propositions diaboliques auxquelles s’attache Grodeck, car elles permettent, à partir du moi, l’approche du ça. Dans cette connaissance du ça, la psyché constitue effectivement un contre-sens, un écran — comme un — « souvenir-écran » —, et la maladie, comme relation nouvelle, est véritablement relais vers les profondeurs. 

Groddeck ne fait donc pas de « psychologie » dans le Livre du Ça, il n’en étend pas le domaine en esquissant une psychosomatique ; mais, tout au contraire, s’efforce de la réduire. La psychosomatique — si c’est là le terme dont il faut la désigner —, paradoxalement, lui permet de mettre encore plus entre parenthèse la psyché, d’ignorer le moi, compromis social(isé) tardif — comme il ne cesse de le rappeler —, et de rester constamment au niveau élémentaire, organique, à l’aide du concept clé de conversion, apport fondamental de la psychanalyse, le seul qu’il retienne et utilise en fait, comme nécessaire et suffisant, car il étudie les symptômes dans leur totalité, ou unité, psychophysique. 

Mais on comprend aussi, maintenant, la raison et la portée de l’attaque, formulée en 1913 dans Nasamacu — sur laquelle il revient ici, pour la renier et, par là même, la rappeler —, contre Freud et la psychanalyse, alors qu’il était précisément en train de s’en approprier la pratique. La psychanalyse, comme attention exclusivement prêtée au psychique abstrait, ainsi privilégié par rapport à l’organique élémentaire, excrétant ; comme volonté de résolution du symptôme apparemment corporel — l’hystérie — dans et par le langage interprétatif, rationalisant ; comme ré-inclusion dans le champ socialisé du moi, ainsi étendu, d’un corps rebelle — civilisation du ça où s’en accomplit la perversion —, allait effectivement à l’opposé de la direction empruntée par lui, essayer de toujours rester dans l’organique : ramener le mot à son corps, pour retrouver le verbe créateur du ça, qui est de chair.

4

le foyer de maladie

 

Si le Livre du Ça fournit à Freud le terme de sa seconde topique, Groddeck semble s’en tenir à la première, se référant à l’ics, assimilé à une certaine forme ou un certain mode du ça ; l’ics étant pour lui le refoulé — ce qui a été conscient et ne l’est plus ; et, dans une certaine mesure, l’ics est effectivement connaissable par analyse. Quant au moi il se confond pratiquement au surmoi, porte-parole de l’idéologie sociale. 

Dans la mesure où l’on peut parler d’une topique groddeckienne, elle serait donc bipolaire, consistant en deux termes : le tout vivant, le grand ça, unique, dont fait partie le ça individuel, circonscrit par dialectique avec le moi — somme du précs, du cs et du surmoi —, qui résume l’impression de la société, abstraction anonyme, sur le corps, collectivité concrète. 

Au ça, qui comprend l’ics — lequel, comme refoulé, est de l’idéologie redevenu organique, élémentarisé ou incorporé —, s’oppose, antagoniste, le moi doté des caractères du surmoi, au sens de la représentation de l’arbitraire moral, répressif par définition. Groddeck parle constamment de l’être abusif et abusé du moi : celui-ci, effectivement, est un leurre, se circonscrivant comme point focal, impuissant, car également et entièrement déterminé par ce qui n’est pas lui mais qu’il réfléchit comme ses deux totalités référentielles, l’idéologie de la société et la biologie du corps. A une présence naturelle, le ça, s’oppose une représentation artificielle, le surmoi ; et leur point de rencontre, le moi est ainsi, inéluctablement, un foyer de crise : de maladie. 

Le lieu du moi est la convergence critique du ça et du surmoi : ligne de collision particulière, de conflit individuel. Le moi est la convergence critique du ça et du surmoi : ligne de collision particulière, de conflit individuel. Le moi, par définition, est un état éruptif permanent, une « maladie de la matière » ou son compromis. La maladie, rencontre de sens, est un complexe psychophysique : la manifestation de la biologie, vit du ça, comme elle s’individualise par dialectique avec l’idéologie, système régulatif du surmoi. 

Information de la matière, corps chargé de sens, la maladie est intrinsèquement symbole : création duelle opérée par la confusion de deux domaines d’être distincts, respectivement abstrait et concret. Comme symbole, elle se laisse ainsi, effectivement, interpréter : plus, comme équation ou moment de la personne, elle demande à être comprise. C’est pourquoi Groddeck insiste tant sur la nécessité, vitale, d’interpréter la maladie, qui est le seul phénomène cosmique que l’être humain peut véritablement comprendre, car il est sa dimension spécifique ; et c’et pourquoi, s’il fait de la psychologie, abstraite, c’est toujours à propos de maladie, concrète. 

Cette compréhension ou interprétation de la maladie est ainsi tout autre chose qu’un simple exercice analytique, ou même psychosomatique. Elle est appréhension, circonscription, du mode humain d’être au monde ; réflexion philosophie conduisant à la seule liberté possible, non illusoire, qui consiste dans l’intuition du sens poursuivi par le ça — « ce par quoi l’on est vécu » —, ou pénétration du sens représenté par la création individuelle — inhérent à la vie de la personne —, qui constitue effectivement tout ce que l’être humain peut comprendre : soi. Par là seulement devient aussi possible une information thérapeutique, ou dialectique existentielle : progrès dans le sens de la vie, et non dans le contre-sens de la mort.

5

organisations sexuelles

 

L’être dialectique de la maladie — dont le répertoire, ou lexique, est à chaque fois découpé par la société, idéologie particulière —, sa topique effectivement duelle, dont le fond, le ça, est naturellement groddeckien et le sommet, le surmoi, nécessairement freudien, ordonne le choix qu’opère Groddeck dans Freud. 

Ce qui est « pertinent » dans l’idéologie du surmoi, c’est ce qui, déterminant des réactions dans la biologie du ça, est dialectiquement créateur des maladies, formes et modes actuels d’être humain. Ce sont ainsi les concepts les plus exemplaires de l’arbitraire moral, les points les plus « critiques » du système freudien — relatifs à l’état social à un moment donné de sa culture, en l’occurrence patriarcale — que Groddeck analyse ici, puisque provoquant par leur artifice même la plus vive réponse « naturelle ». 

Le rôle principal échoit, évidemment, au complexe d’Œdipe et à ce qui en dérive comme angoisse de castration et conscience de culpabilité ; et cela conduit à ce qui détermine tout : la sexualité enfantine comme perversion polymorphe ; Groddeck, s’attachant significativement aux deux premiers stades, oral, anal, ignorant ou négligeant la phase dernière, génitale, qui, en tant que régulation adulte, ou adultération monomorphe du polymorphisme enfantin, est artifice, pathogène, dont il prétend justement démontrer l’inanité élémentaire, ultime. En conséquence, Groddeck s’en tient résolument, didactiquement, aux deux modes de satisfaction sexuelle relevant de l’enfantin : l’auto-érotisme tel qu’il s’exerce dans l’onanisme, et le narcissisme dans son acmé objective, l’homosexualité, adoration de la représentation de soi ; le choix d’objet hétérosexuel étant implicitement posé non seulement comme secondaire mais aussi comme accessoire : leurre substitutif. 

Dans la mesure où il analyse et décrit la société, le monde où se meut et se forme le surmoi, Groddeck suit fidèlement Freud ; et cela explique la place accordée ici au complexe d’Œdipe, qui ne joue pas ce rôle fondamental dans ses autres écrits. Mais, en fait, par sa mise en scène du complexe d’Œdipe, référé à l’amour pour la mère plutôt qu’à l’hostilité au père, la situation apparaît duelle et non pas vraiment triangulaire. Et la relation avec la mère conduit à la dynamique fusionnelle qui anime toute sexualité, essentiellement étrangère, opposée même, à la fantastique paternelle, différenciatrice par son origine même, idéologique et non pas biologique. 

L’accent mis sur l’enfant en soi ou masqué en adulte — représentation imposée, d’autrui — conduit à la répartition ou distribution sexuelle selon Groddeck : l’enfant, être permanent, actuellement polymorphe ; l’homme et la femme, paraître temporaire, sexions monomorphes ou perverties. Et la sexualité infantile dégagée par Freud permet à Groddeck de circonscrire la dialectique sexuelle, qui s’organise à partir de la matrice et non pas du phallus, par rapport au dessein de féminité et non pas de masculinité, et où tout tend à l’enfant se résorbant en la mère ; le terme originel et ultime étant la dualité une : mère-enfant. 

La femme, pour Groddeck, se situe effectivement non par rapport à l’homme — elle n’est pas un homme « manqué » — mais par rapport à la mère — la femme névrotique, « aliénée » par l’idéologie sociale étant la femme stérile, un des leitmotive du livre —, et l’enfant n’est par conséquent, pas le représentant substitut du phallus — qui devient véritablement le signe de la frustration idéologique, d’une biologie pervertie : il est l’objectivation de la matrice, accomplissement essentiellement créateur. Inversant les termes, c’est l’homme qui se définirait comme femme « manquée » : donné par le souhait de grossesse et l’angoisse de stérilité plutôt que par l’angoisse de castration. Le phallocentrisme cède ici la place au matricentrisme. 

L’homme, ainsi que le développe Groddeck dans son interprétation du complexe « Wolf », est la velléité de son érection, qui, comme le découvre son accomplissement — l’éjaculation et la détumescence, réduction de l’homme adulte en enfant : débarrassé de son sexe excédant —, est désir manifesté d’être autre : d’accéder au mode humain créateur, la femme, dans son terme maternel. La sexualité, tant masculine que féminine, s’interprète dans l’aspiration de l’être enfant, homme ou femme, à l’être mère. 

Groddeck définit ainsi, explicitement, un désir de castration, parallèle à l’angoisse de castration et, en fait, plus profond — d’ordre biologique et non pas idéologique —, sans rien de négatif, masochiste ou expiatoire, mais absolument positif ; le père se découvrant comme la représentation incorporée de la castration négative, répressive, que l’homme tente de nier par éjaculation, expulsion de l’intolérable frustration, abolie instantanément par retour « confusionnel » à la mère-enfant, être d’omnipotente volupté. 

L’abandon de la virilité agressive, comme l’affichaient les lansquenets du Moyen Age, emblèmes de l’infantilisme adulte, l’impuissance revendiquée, reconnue, de l’être-flasque, ce vœu sans cesse exprimé comme idéal : redevenir un petit enfant ; tout va dans le sens d’un détachement du paraître différent — la différence étant idéologique — et d’un rattachement à l’être indifférent ou religion — lien restitué — de soi. Ce qui éclaire pleinement la parole évangélique sans cesse invoquée : et si l’on ne devient pas comme un petit enfant, on n’entrera point dans le royaume des cieux… 

Groddeck ignore ainsi délibérément l’élément dynamique, évolutif, de la théorie freudienne de la sexualité : la succession des organisations, ou la dernière, intégration des caractères antérieurs, est assomption, accomplissement idéal. Pour Groddeck, la régulation est manifestement une réglementation, un arbitraire idéologique. Dans la génitalité, ordre donné au polymorphisme élémentaire, s’articule effectivement, s’institue, le phallocentrisme, pour l’homme mais aussi pour la femme. Et c’est pourquoi la phase génitale constitue aussi un obstacle à la compréhension de la sexualité féminine, référée non pas à elle-même mais à l’homme — à son « manque », le phallus, non pas à son « avoir », la matrice —, et par là à la compréhension de la dialectique sexuelle même. 

L’homme, aliéné par sa représentation adulte — son érection, ou statut idéologique —, reste un manque, et son signe spécifique est l’œuvre d’artifice, substitutive : la morale. La femme, au contraire, par sa présence élémentaire, où se démasque le travestissement adulte, reste libre jeu de la perversité polymorphe ; et sa sexualité est autrement profonde, enfantine, que celle de l’homme, coïncidant avec l’être créateur, le ça, le temps de sa grossesse. 

Élaborer une théorie de la sexualité à partir de l’homme, errance biologique, est une erreur méthodologique conduisant nécessairement à une abstraction de la dialectique sexuelle ; ce qui l’articule étant alors le fantasme, ou projection de la biologie en idéologie, signe de l’écart : l’inadéquation entre présence et représentation. La dialectique sexuelle ne saurait se retracer dans l’évolution masculine, qui actualise l’aliénation adulte ; elle s’organise dans l’évolution cyclique : retour à l’élémentarité de l’enfance. 

Comme il apparaît à travers le Livre du Ça, seuls les deux premiers stades de l’organisation sexuelle sont pertinents pour Groddeck ; le dernier, qui préfigure la structuration adulte, étant précisément le compromis de la biologie par son assujettissement à la représentation, ou suggestion, sociale. La référence de la dialectique sexuelle à la femme permet, au contraire, de résorber le dernier stade dans les deux premiers, dont il devient à son tour un élément, où il se désintègre idéologiquement. Ainsi se reconstitue l’ordre de la vie, non pas progressive mais régressivement cyclique ; l’instant de sa perfection, ou plénitude, étant antérieur, passé et non pas à venir, donné à l’origine et non pas au terme : l’accomplissement est un état auquel il faut non pas accéder, mais revenir. 

Cela découvre toute la portée de l’affirmation constante de Groddeck : l’être humain a le choix, uniquement, entre devenir enfantin ou infantile. Il rejette ainsi la finalité de l’éducation — démontrée ou démontée, comme processus de perversion —, et par là même, toute thérapeutique analytique qui s’assignerait comme fin la réintégration ou adaptation de l’individu à son rôle socialement prescrit d’homme ou de femme, répétition monomorphe. 

La névrose constitue certes une stase, un demeurer de l’être à l’infantilisme, qui est représentation idéologique, aliénée, de l’enfance, et dans cette mesure, inadéquation pathogène, blocage négatif, comme toute maladie. Mais la thérapie devrait débloquer cette stase non par accomplissement, perfection de l’aliénation idéologique, mais par retour à la biologie : reconstitution d’un être enfantin, extatique et non plus statique. 

La psychosomatique devrait restituer à l’être la liberté qui consiste dans la pleine mise en jeu de ses potentialités : réconcilier l’adulte avec l’être enfant qui se signale par la maladie-névrose et, en dépit de tous les travestissements, dans la sexualité ; elle devrait circonscrire le corps d’amour perdu, pleinement érogène, que serait l’adulte s’il renonçait à son statut, paraître figé, inhibant, répétitif comme toute « perversion », biologie fantasmatique : socialisée ; pour revenir à la présence d’Éros comme enfant, libre jeu, création constante, mouvante, de soi. 

Les voies de cette actualité sont toujours là : données dans la survivance du mode enfantin, initial, de la sexualité, l’onanisme ; et c’est pourquoi Groddeck insiste tant sur ce point. Toutes les lettres du Livre du Ça le répètent, implicitement ou explicitement : l’onanisme est non pas une préparation puis un substitut mais la permanence de la sexualité, se déviant pour un temps dans la forme socialement prescrite de l’hétérosexualité génitale, qui n’est jamais qu’une masturbation à deux, comme sa perversion idéologique. 

C’est la première révolution « copernicienne » opérée par Groddeck à partir du système freudien. La seconde en résulte logiquement, également liée au primat permanent de l’enfance : l’affirmation du caractère naturel, fondamental, de l’homosexualité, qui ne devient hétérosexualité que sous la pression même contrainte sociale, qui la disjoint de son complément biologique, l’élémentaire maternel-féminin, et la fige ainsi en caricature de ce qu’elle nie, à quoi elle s’oppose : l’idéologie phallique. Et pour l’homosexualité, significativement, il se produit précisément la même chose que pour les éléments premiers de l’être — le sang, l’urine et l’excrément —, qui sont réglés, refoulés, étouffés : défigurés par le processus éducatif. 

Comme Groddeck le relève ailleurs, tout le processus social repose sur la transformation de ces éléments initialement écoutés, compris et naturellement considérés dans l’enfance, en éléments comme l’onanisme et l’homosexualité, qui leur sont liés et sont également taboués, deviennent ainsi la source et le principe de toutes les maladies-névroses, actualisations perverses, aliénées de l’être. Car il n’est pas possible de refouler les excrétions du ça : elles ne se déplacent qu’en expression.

6

les éléments de la trinité

 

Les trois éléments autour desquels s’organise le Livre du Ça — articulant aussi la confession de Groddeck — sont le sang, l’urine et l’excrément, qui se découvrent, originels et ultimes, dans toutes les interprétations ou associations, compagnon de l’être humain « du berceau à la tombe ». 

Le sang est l’attribut de la femme, signe de son organicisme créateur ; et la socialisation de la femme se manifeste par le refoulement de cet élément de son être : dans le tabou de la menstruation. E sang est « immonde » dans la mesure où il se soustrait à l’idéologie qui l’occulte, et la femme est « impure » quand elle est biologiquement elle-même : lors de « ses » règles. 

L’urine est l’attribut de l’homme. Expression de son organe spécifique, elle est inhérente au narcissisme masculin phalliquement affirmé dans l’homosexualité, comme à toute stase à l’enfance, qui est jeu avec les éléments naturellement érotisés : retour à l’expression, à la sensibilité excrémentielle. 

L’enfant, comme créature — l’accouchement étant un « soulagement » —, se confond à l’excrétion indifférente aux sexes : l’excrément, glaise pétrie dont le souffle de vie est le pet, selon le récit interprété de la Genèse ; et les théories enfantines sur la naissance anale le confirment : il s’assimile lui-même à l’étron, qu’il aime comme soi-même. 

Termes de la trinité existentielle, ces éléments sont ainsi, nécessairement, ceux de toute sexualité ; et le rapport de l’individu à ces trois éléments détermine son « caractère », leur mise en ordre constituant ce qu’on pourrait appeler l’équation existentielle de l’être. 

Ces trois éléments permettent de comprendre la sexualité dans sa dialectique homosexuelle-hétérosexuelle : la transformation idéologique de la biologie. L’enfant ainsi, dans la mesure où il est encore un corps élémentaire, non socialisé, s’intéresse également dans son jeu, sexuel, aux trois éléments, à l’excrément, au sang et à l’urine : à soi et à ses masques, l’homme et la femme. 

La femme, dans la mesure où son identité n’est pas liée à l’excrétion d’un organe mais à l’élément même de son corps, conserve une sexualité enfantine : mouvante. Mais l’homme, étant objet idéologique avant d’être sujet biologique — l’idéologie sociale étant principalement phallique —, ne peut actualiser sa présence biologique que dans la mesure où elle se conforme aux représentations idéologiques dominantes ; et la problématique homosexuelle, « élémentaire », est ainsi plus spécifiquement masculine. 

Les différentes formes d’homosexualité se caractérisent par un exclusivisme élémentaire d’une part, et une abstraction — représentation idéologique — de ce même élémentaire d’autre part ; découvrant ainsi, par exacerbation, la logique qui ordonne « normalement » la sexualité. Les homosexualités adultes sont la répétition négative des classifications arbitraires de la société : incorporations de l’homme et de la femme, artifices précisément démasqués par la contrefaçon de leurs signes distinctifs — idéologiques — et non pas communs — biologiques ; circonscrivant ainsi la perversion actuelle de la sexualité adulte. Représentation monomorphe imposée à la présence polymorphe, elle est contrainte idéologique et non plus libre mode naturel : dialectique élémentaire non pas duelle mais plurielle, se résumant dans la création de soi. 

La sexualité s’ordonne à partir du sang, dans l’urine et l’excrément : elle se joue dans la présence de la mère — non pas dans son « image », socialement déviée —, biologie qui donne lieu à l’indéfinie conversion de l’être-enfant, et se réfère à la représentation du père, idéologie qui détermine les fixations de l’être-adulte, se dramatisant dans les jeux de l’homosexualité tant féminine que masculine, arrêt imprimé à l’expression des besoins élémentaires. 

Le processus d’éducation, transformation de l’enfant en adulte — ou son projet —, consiste effectivement, comme Groddeck le déclare dans son texte sur la constipation en particulier, dans la régulation sociale des « besoins » élémentaires et le refoulement des perceptions, principalement olfactives, par lesquelles se signalent ces mêmes « besoins ». La civilisation, comme « civilité », est artifice : suppose la neutralisation des éléments constitutifs du monde — uniquement tolérés en représentations où s’inverse leur « inconvenante » matérialité —, la scotomisation du nez, organe de la perception des relations biologiques intimes, impératives. 

Mais ces éléments, masqués tant bien que mal dans la sexualité, qui, même déviée, comme biologie les suppose néanmoins, resurgissent dans la maladie, retour de la biologie septique dans l’idéologie aseptique ; irruption de l’organique élémentaire dans l’espace social idéalisé — sans odeur. 

La maladie est, dans et pour tous les sens, un retour à l’enfance ; un retour « sauvage », incontrôlé, à son primat corporel où le sang, l’urine et l’excrément retrouvent brusquement leur prépondérance perdue, leur signe brut, redevenant « symptomatiques » : expressifs des problèmes occultés par l’ordre social, l’état adulte suspendu, désintégré, momentanément dans le désordre élémentaire, où réside la fin de la maladie. Car l’adulte y recourt précisément parce qu’il n’en peut plus de cette négation ou socialisation des éléments : de cette distance artificiellement maintenue par rapport à son corps, qui est éternel enfant.

7

la dernière instance

 

Toute maladie s’ordonne en fonction des rapports de chaque individu aux éléments attributs des trois formes humaines ; mère-femme-sang, père-homme-urine, enfant-création-excrément ; symboliques des termes du triangle œdipien, et qui en permettent une interprétation nouvelle, « somatique » et non plus psychologique. 

Et c’est aussi pourquoi la maladie est, pour Groddeck, la « voie royale » dans l’appréhension de l’humain. Celle-ci, plus que la sexualité, est actuellement perversion polymorphe du corps : mise en jeu de toutes ses possibilités d’être ; et, contrairement à la sexualité, qui est naturellement enfantine mais s’est trouvée compromise, socialement aliénée, elle est restée domaine — le seul — laissé à la liberté de l’individu, où peut s’exercer « sauvagement » sa créativité. C’est, incidemment, pourquoi chaque individu est si fier de ses maladies : s’en vante comme d’exploits accomplis envers et contre tous, par-devers soi. 

La maladie, Groddeck le dit explicitement, est une création, comme une œuvre d’art, bien souvent la seule dont soit capable l’individu dans son aliénation ; d’où son caractère pathétique de dernière instance, lieu et cri, constitué à corps perdu, romantiquement : au prix de la vie. On retrouve là Thomas Mann, pour qui art et maladie, art et renoncement à la vie, se confondent également, comme fuite hors de la communauté humaine aliénante et aliénée, refuge de l’individualité retrouvée, inaltérée mais aussi inexorable. 

La maladie est effectivement la « montagne magique » de l’individu, mais où celui-ci trop souvent meurt, sans même avoir compris comment et pourquoi. Et le propos de la psychosomatique telle que l’entend Groddeck est que l’individu puisse non pas seulement y mourir « en paix » mais aussi y vivre, par la lucidité acquise qui ferait qu’il renoncerait à la maladie sitôt qu’elle deviendrait « inadéquate » : excessive ou « irrémédiable » ; pour s’actualiser en d’autres jeux, non plus de mort mais d’amour, car la lucidité, comme sagesse, est réconciliation avec le corps merveilleux — sexuel — de l’enfance. 

Cette réconciliation avec le corps sexuel consiste dans le retour à l’attitude enfantine vis-à-vis des excrétions, éléments de son être. Le salut, santé du corps et de l’âme, est « rédemption » : réaccession à l’innocence originelle, perdue, de l’organisme que la maladie actualise dans sa meurtrissure idéologique, par folle présomption d’érection adulte, vanité sociale. En réalité : et si l’on ne redevient comme un petit enfant, on n’entrera point dans le royaume des cieux… 

La lucidité psychosomatique cependant comme toute connaissance, recèle un danger. Le drame de la maladie, qui en constitue la stérilité destructrice, se joue dans son « asocialisé » ; mais celle-ci, qui fait que la maladie est à ce point incomprise, constitue aussi sa positivité de lieu dernier de la liberté individuelle. Cette asocialité, raison de son insistance, est aussi raison de sa persistance : sa raison d’être. Le malentendu l’entourant, résultat d’un bien entendu, est peut-être condition nécessaire. Si la maladie était comprise, elle risquerait de se trouver prise à son tour : aliénée, comme la sexualité. C’est le « pari » de la psychosomatique groddeckienne ; volonté de libération, par sa compréhension même, elle peut aussi s’inverser en aliénation ultime. 

Mais l’exigence thérapeutique est impérative : l’incompréhension qui protège la maladie la transforme en passion où l’individu se perd. Pour que sa liberté créatrice ne se fige pas en contrainte répétitive, elle doit être comprise ; comme elle le demande. Car la maladie est instance organique de « conversion ». Et c’est pourquoi l’exercice thérapeutique tel que l’entend Groddeck est essentiellement restauration d’une dialectique biologique déviée ou bloquée par idéologie : « verbalisation » de la chair ; le surmoi retrouvant ainsi la raison du ça. 

Aider la personne à comprendre sa maladie, pour Groddeck, c’est l’aider à accepter — sans tout aussitôt s’en punir — son être particulier au monde, son équation élémentaire, et lui redonner ainsi toute latitude dans le champ circonscrit par cette équation, combinée positivement et non plus seulement négativement. 

Dans le Livre du Ça, Groddeck n’aborde pas encore ses développements sur le « Stirb und Werde », sur la mort comme condition du devenir ; mais sa conception de la maladie comme forme de vie urgente, et de la mort comme acte délibéré, l’implique déjà. Poursuivant et achevant la révolution freudienne, qui nie de fait — démontrant leur arbitraire — les distinctions entre sain et pathologique psychiques, Groddeck nie toute distinction entre sain et pathologique organiques. Il supprime la dichotomie, précisément pathogène — idéologique — entre santé et maladie ; et s’il prend la maladie toujours au mot, c’est pour lui répliquer : poursuivre l’entretien de la vie dont la maladie signale une stase, momentanée mais qui, incomprise, peut devenir définitive : mortelle. 

Groddeck se propose moins de changer la maladie que l’attitude de l’être humain vis-à-vis de la maladie. Son dessein est de lui en montrer, à chaque fois, le caractère sensé, pour qu’il puisse l’intégrer et non pas, comme trop souvent, s’y désintégrer ; et par cette compréhension reconstituée, lui restituer sa pleine liberté : faire que la maladie — son être même — ne soit plus une perversion classique, adulte, mais à nouveau enfantine, véritablement, invention continue et non pas arrêtée. 

L’enfance ignore la délimitation artificielle entre la « montagne » et la « plaine », car elle sait transformer la platitude uniforme de l’une comme la tourmente disparate de l’autre par la grâce de son jeu, acte nietzschéen où s’abolissent, confondus, déserts et abîmes. Le surhomme dont parlait Nietzsche, Groddeck l’aperçoit dans l’enfant pythique que serait l’être humain s’il renonçait à sa pose adulte. Et la maladie est instance de retour à cette enfance, où l’être humain a le courage de vivre son corps, non pas seulement, comme maintenant, adulte, la force de mourir, par son absence, de raison. 

Roger Lewinter.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 14 mai 2008 18:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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