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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Marcel Granet (1858-1940), ÉTUDES SOCIOLOGIQUES SUR LA CHINE. (1953)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Marcel Granet (1858-1940), ÉTUDES SOCIOLOGIQUES SUR LA CHINE. Paris: Les Presses universitaires de France, 1953, 301 pp. Collection: Bibliothèque de sociologie contemporaine. Préface de Louis Gernet. Introduction de R.-A. Stein. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac Saint-Jean, Québec.

[v]

ÉTUDES SOCIOLOGIQUES
SUR LA CHINE

Préface


La mort prématurée de Marcel Granet a été une grande perte pour les sciences humaines. L'action qu'il a exercée est considérable. Il continue à l'exercer par ses livres ; mais une part importante de son œuvre est faite de mémoires ou d'articles : il convenait que, dispersées ou introuvables, ces études fussent réunies. Qu'elles portent le plus souvent sur un objet particulier, sur tel fait institutionnel, c'est justement leur intérêt : elles sont représentatives de la « manière » de Granet, car c'est le concret qui le retenait tout d'abord ; et, comme elles touchent à des questions qui l'ont toujours préoccupé, elles permettent d'apercevoir, dans quelques parties essentielles, ce qu'a été sa contribution à la sociologie.

Pour qui se ferait encore de celle-ci une idée quelque peu scolastique, son cas serait une espèce de paradoxe. Simiand présentait un jour Granet comme un des sociologues les plus qualifiés : et Simiand savait ce qu'il disait. En fait, Granet ne s'est jamais occupé que de sinologie. On ne trouvera pas, dans ce qu'il a écrit, de considérations abstraites : ce sont toujours des réalités indigènes qu'il analyse. Très peu d'un vocabulaire qui pourrait passer pour spécifique : je crois qu'il l'évitait. Peu de comparatisme : il s'interdit même parfois la comparaison ; et lorsqu'il y recourt, assez discrètement, la matière lui en est généralement offerte par des sociétés en accointance avec celle qu'il étudie pour elle-même. Il y a chez lui comme un positivisme d'historien. Mais sans l'esprit scientifique, peut-on parler de recherche positive ? Sa recherche à lui porte sur des réalités humaines : sous peine de voir les institutions se réduire à des inventions inexplicables et les croyances se dissoudre en imaginations évanescentes, il les tient, les unes et les autres, pour choses sociales au sens qu'avait défini Durkheim. Deux fois il a tenu à le dire : il l'a dit avec celle aisance un peu cavalière qu'on lui voit quand le contre-sens l'agaçait [1]. Plus que personne il aurait répugné à traiter l'étude d'un milieu historique comme l'illustration d'une prétendue doctrine. Ce dont il se sent [vi] redevable à Durkheim, ce n'est pas de lui avoir transmis un dogme, c'est de lui avoir fourni un instrument d'analyse. L'instrument vaut par l'usage qui en est fait (peut-être aussi s'assouplit et s'affine grâce à lui) : « Depuis qu'il y a des sociologues, leur premier objet, quand ils travaillent, n'est-il pas de découvrir des faits ? » Granet aspirait à la joie de la découverte ; il est de ceux qui l'ont le plus éprouvée : le dogmatisme ne la connaît pas. Mais « l'ouvrier » avait le droit de « dire sa reconnaissance » quand il avait pu analyser les agencements féodaux qui sont à la base d'un type familial, ou quand il avait pu montrer dans les structures et les aménagements sociaux la raison d'être et le principe d'organisation d'une pensée morale, d'une imagination mythique, d'un système du monde.

Des faits : c'est-à-dire des formes définies de l' « humaine nature » ; et donc qui ont valeur scientifique. On ne les déduit pas, on ne les reconstitue pas par intuition immédiate, elles peuvent être singulières et scandaleuses : on les observe, et c'est dans un contexte qu'on les observe. Certes, Granet savait tout le prix d'une typologie qui, dans la science de l'homme, ressortit à une sociologie générale : les Catégories matrimoniales en témoignent assez, et déjà le souci qu'il a eu, dans la Civilisation, de situer la famille chinoise noble. Mais, encore une fois, il est sinologue, c'est à une humanité particulière – et d'ailleurs largement étendue dans le temps et l'espace – qu'il s'intéresse directement. Je me risquerais à dire que ce qui l'attirait plus que tout, c'était des comportements – à condition d'approfondir le sens du terme et d'y retrouver la notion, aussi familière à Granet qu'à Mauss, de l'homme total : et on la retrouvera justement ici, en clair ou en filigrane.

À ce qui aura été son objet capital, il est venu très vite. « Historien » d'origine, il aborde le monde chinois, au risque d'effarer ses maîtres, avec l'intention d'y étudier un exemplaire de féodalité. Rapports sociaux, rapports familiaux – règles du deuil en particulier, auxquelles il s'intéressa dès le début – c'est un complexe qui s'offre à lui, où tout de suite une mentalité particulière fait question. Une analyse fonctionnelle doit pouvoir en rendre compte. D'autre part, les éléments – conduites et symboles – supposent un ~arrière-plan millénaire, mais qui n'est peut-être pas imperméable. L'étude des coutumes matrimoniales, des chansons du Che King, de la mythologie ancienne marquent les moments successifs d'une conquête : ce qui apparaît, ce n'est pas « une poussière de faits incohérents et contradictoires » ; c'est, continue dans sa durée et explicable aux moments successifs de son histoire, une [vii] civilisation. On use des mots qu'on a : dans une tradition scolaire, la civilisation, c'est « les lettres et les arts », un peu la « religion » et, puisqu'il faut être à la mode, quelques faits d'histoire économique ; pour Granet, une civilisation est un tout. Il n'a pas considéré tous les aspects de celle-là : il le dit. Il a porté son attention, non pas alternativement mais en liaison étroite, d'une part sur les formes de la parenté et les modes d'alliance matrimoniale, et sur l'organisation sociale avec laquelle ils sont en rapport ; d'autre part sur les notions et les croyances qui sont, comme le disait Mauss, à qui Granet emprunte une de ses épigraphes, l' « expression » des sentiments sociaux et des structures (et n'en sont pas pour autant l'épiphénomène) : réalité « totale », à la fois individuelle et intelligible, que l'effort de Granet, et peut-être sa vocation maîtresse, a été de pénétrer et de formuler.

Il est facile de dire cela d'ensemble et après-coup : c'est parler abstraitement. Le travail de l'historien ou du sociologue – ce qui est la même chose, en l'espèce, – ne se fait pas tout seul : ses démarches, ses ruses légitimes, ses succès mérités, il faut les voir dans certains ouvrages – dans les Fêtes et chansons, dans les Danses et légendes. Il faut surtout reconnaître dans la façon dont Granet laisse se poser les problèmes, celle soumission à une donnée qu'on ne peut interroger que lorsqu'elle a d'abord témoigné : il est toujours parti des faits marquants, et qu'il a sentis significatifs. Les faits, on les trouve à différents plans : c'est pourquoi toutes les études « particulières » ont leur valeur.

Celles qui figurent dans le présent recueil ont à la fois une unité et une diversité qui seront également sensibles : diversité d'objets et unité d'inspiration (ne disons pas de méthode : c'est un mot qu'il n'aimait pas du tout). Il serait impertinent à moi de les présenter ; il n'est peut-être pas inopportun de marquer, sur quelques points, ce qui en fait l'intérêt durable.

Pour partie, elles ont pour matière des « institutions ». Ce terme-là aussi peul gêner. En un sens, tout est institution, tout ce qu'étudie, ou devrait étudier, l'historien. Si, d'autre part, on ne retient que certains aspects du moi, on y verra tantôt l'invention du législateur – et on ne manquera pas de poser la question traditionnelle des « rapports entre l'individu et la société » – tantôt une réalité objective par opposition aux « idées » – sur quoi on se demandera gravement si c'est des idées qu'elle procède ou si c'est l'inverse : les pseudo-problèmes doivent toujours quelque chose aux suggestions du langage.

On vient de rappeler l'importance qu'a eue, dans l'œuvre de [viii] Granet, l'étude des structures familiales et matrimoniales : le témoignage s'en trouvera ici, en particulier dans la Polygynie sororale. À travers une interprétation très serrée, mais très souple, et qui s'ajuste quand il le faut aux sinuosités d'une institution chinoise – qui respecte aussi les « faits négatifs » dont Granet tenait grand compte – on voit saillir plusieurs notions majeures. Une « institution » est essentiellement signifiante : elle vaut par sa fonction, et sa fonction se traduit par des sentiments, des représentations, des règles. L'idée que le mariage, dans sa nature profonde, est le type privilégié de la-prestation et de l' « échange » au sens primitif, si ce n'est pas Granet qui l'a aperçue le premier, c'est lui, peut-on dire, qui l'a accentuée plus que personne à l'époque où il débutait. Sa réussite est le plus sensible là où il ordonne cet ensemble subtil et complexe qu'est la réglementation du mariage en droit féodal. Comment il y retrouve non pas seulement un principe abstrait d'équilibre, mais sa traduction topique dans les termes d'une pensée indigène qui fait corps avec l'institution (valeur des nombres, notion du Bonheur d'une Maison... ) ; comment il y discerne, en composition l'un avec l'autre, le désir de stabilité et le besoin d'une liberté de jeu où le « faste matrimonial » est au service d'une volonté de puissance ; comment il a pu montrer dans les formes seigneuriales du mariage une adaptation proprement chinoise du mécanisme des prestations qui, ne pouvant plus être exhaustives, tendent du moins à hypothéquer l'avenir : on le verra dans les pages de la Polygynie qui sont parmi les plus denses, mais je dirai aussi les plus allègres, qu'il ait écrites.

Tendances ou conceptions, on ne les invente pas, elles sont singulières : l'observateur doit les découvrir ; mais découvrir du même coup comment elles fonctionnent à l'intention d'un être familial qui ne se comprend lui-même qu'intégré à une société – et une société assez multiple pour que les conduites matrimoniales s'y différencient suivant les niveaux. Unité de l'explication : convergence nécessaire, dans une espèce historiquement originale, de ce qu'on appelle les représentations collectives et des exigences sociales de l'institution. Toutefois, Granet ne juge pas l'analyse achevée. L'organisation matrimoniale qui a été reconstituée révèle des contradictions et des décalages : l'union avec un lot de sœurs en est la forme générale ; mais une forme qui a dû se compliquer et s'altérer dans le milieu qui l'utilise. « Puisque, sous l'influence du droit féodal, l'institution [de la polygynie] dévia de ses données premières, il y a lieu de croire qu'elle n'est point une institution proprement féodale, mais héritée d'un droit plus ancien » : c'est ici qu'intervient, mais seulement quand elle a été amorcée par l'observation de certaines [ix] particularités du deuil et de certaines interdictions entre les sexes, l'hypothèse d'un régime préhistorique de mariage collectif d'où pouvaient sortir, suivant les sociétés, les coutumes opposées et complémentaires de la polyandrie et de la polygynie. On voit assez l'ampleur de la perspective. Mais on remarquera le joint : c'est l'observation sociologique précise et sur pièces, qui a commandé de poser une vaste question d'histoire humaine. On remarquera aussi la signification générale du problème tel qu'il a été défini d'après l'analyse de l'institution féodale : pour emprunter le vocabulaire d'une des sciences humaines où ce problème peut devenir aigu, quel rapport y a-t-il entre le « synchronique » et le « diachronique » – entre l'étude d'un système donné et celle d'une succession historique – et dans quelle mesure la considération du premier peut-elle s'abstraire de la considération du second ?

Il y a un domaine, celui de la croyance et de l'imagination mythique, où c'est la tradition brute, la pure continuité dans le temps, qui paraîtrait facteur d'explication. Notion paresseuse, car elle dispense de chercher des raisons ; illusoire, car une tradition a ses tournants ; et nécessairement inadéquate puisque le jeu de la pensée est en rapport avec une activité rituelle. L'œuvre de Granet dans ce domaine est par excellence œuvre de sociologie. L'influence de son enseignement a été très marquée, et sur d'autres que des sinologues : je crois bien que, si certaines conceptions, certaines orientations sont devenues plus vu moins habituelles après lui, c'est grâce à lui pour une part. L' « instrument » dont il parlait, il a beaucoup contribué à en répandre l'usage.

Le Granet mythologue est avant tout dans les Danses et légendes : il y a largement déployé un don qui n'est certes pas commun – combien y a-t-il eu de vrais mythologues ? – une faculté d'interprétation que la « théorie sociologique » ne confère pas par elle seule, et, on peut bien le dire aussi, un art très subtil. Mais deux articles témoignent ici de sa contribution à l'élude des représentations religieuses. Le sujet de l'un, c'est la coutume du dépôt de l'enfant nouveau-né sur le sol. Les modalités en ont varié ; des significations successives lui ont été attribuées ; la légende en a tiré un de ses thèmes ; la réflexion morale et la pensée philosophique l'ont interprétée à leur façon. Mais aucune des conceptions qu'elle a suscitées n'est gratuite : toutes expriment, de certain point de vue, des « choses sociales » – telle série de symbolismes implique l'organisation féodale de la parenté – et si la vertu d'épreuve qui est essentielle au rite assure à la croyance une continuité créatrice, c'est qu'elle est en rapport avec une pensée d'intégration [x] sociale et avec les notions religieuses qui l'accompagnent aux différents moments. – Inversement en quelque sorte, le mémoire sur La vie et la mort a pour objet immédiat une croyance, et considère même d'abord la spéculation : la spéculation la plus savante procède de la croyance la plus primitive ; mais au cours du procès, c'est le système des pratiques sociales qui se retrouve.

Déjà apparaît ici, comme un objet singulièrement ardu et singulièrement attirant, cette étrange activité constructive de la pensée chinoise, obsédée par « le jeu des nombres et des entités cosmogoniques ». Les recherches qui aboutiront quinze ans plus tard à un ouvrage magistral ont commencé.

Mais une pensée n'est pas séparable d'un langage qui, justement parce qu'il en est l'expression obligée, la commande en quelque manière et l’oriente. Ce sont Quelques particularités de la langue et de la pensée chinoises que Granet a voulu définir, dès 1920, dans un article de la Revue philosophique. Cette étude est contemporaine des Fêtes et chansons et, pour une bonne part, utilise le même matériel : Granet insiste sur le caractère « provisoire » qu'il entend lui garder. Telle quelle, et bien qu'elle ait été reprise, mais d'ailleurs condensée, dans la Pensée chinoise, elle reste des plus suggestives. Pour le linguiste comme pour le sociologue – et c'est ici le lieu privilégié de leur association – la langue chinoise possède une haute vertu ; mais c'est une vertu de dépaysement : plus qu'aucune autre, elle excite, mais elle déconcerte. Les analyses de Granet permettraient justement de faire le point dans les termes de la linguistique moderne. Celle-ci reconnaît dans l'acte de langage une triple fonction : expression du sujet parlant, appel à l'auditeur, représentation d'un état de choses ; or, dans l'idée que nous nous faisons communément d'une langue, c'est la troisième fonction qui paraît non seulement prédominante, mais essentielle : le chinois offre le cas, vraiment aberrant pour une langue de civilisation, d'un état où la fonction d'appel est au premier plan, où le langage a pour fin, non pas tant de représenter une réalité objective que de suggérer des sentiments et des attitudes. Il ne s'agit pas seulement de constater ce pragmatisme, ni de relever les traits qui opposent le chinois au type intellectualisé des langues modernes ou même de l'indo-européen : il s'agit de définir, positivement, un système linguistique qui est rapport avec un mode de pensée, et un mode de pensée qui, par son expression linguistique elle-même, est solidaire d'une tradition sociale. La tentative d'interprétation sociologique va donc ici au plus profond : c'est dans l'exposé qu'il faut suivre la théorie des images vocales, celle de la convergence du monosyllabisme [xi] et de l'écriture comme facteur de stabilisation, celle du « rythme analogique », en affinité avec la conception des « modèles » que sont l'un pour l'autre la nature et l'humanité – forme qui s'impose tout ensemble à la représentation du monde, aux modes coutumiers du raisonnement, à la structure de la phrase.

Ici, Granet n'avait pas à défendre sa position : les linguistes, dont l'objet est manifestement psychologique, ont depuis longtemps l'idée que leur objet est essentiellement social. Mais une expérience aussi exotique suggère un relativisme qui pourrait bien être à double tranchant. Granet a admis que l'analyse sociologique était spécialement requise en pareil cas : il l'a appliquée à une matière que le précédent de Lévy-Bruhl l'invitait à considérer dans ses modalités typiques – mode de pensée où le « concret » et le « traditionnel » sont curieusement associés, mode de perception même, tel qu'il est impliqué dans un comportement linguistique.

Sociologie et psychologie, explication ou compréhension – on peut toujours jouer dans l'abstrait avec des antinomies : Granet étudiait des faits. Un fait majeur, un fait central dans cette réalisation humaine qu'est le Chinois, c'est l'Étiquette : on sait la place qui lui a été réservée dans la Pensée, et dans la partie même de la Pensée où est analysé le « système du monde », Le langage de la douleur en est une pièce maîtresse : il fait l'objet d'un article qui a paru, ce n'était pas sans intention, dans le Journal de psychologie. Langage, en effet, puisque le rituel du deuil est un système, subtilement ordonné, de signes conventionnels et obligatoires. Langage qui suppose la société, non seulement parce que le signe lui-même la suppose, mais parce que la société, comme organe de contrôle et avec cette participation qu'est celle d'un chœur, est successivement présente au drame des douleurs familiales dont elle déclenche les manifestations prédéterminées. C'est aussi un langage solidaire de toute une mentalité : la série de correspondances que la pensée chinoise établit entre l'homme et l'univers se retrouve dans un symbolisme continu que le zèle « grammatical » des ritualistes élève à la dignité d'une « métaphysique ». Implicitement ou d'intention, tout converge vers une pensée profondément enracinée, qui est celle de l'efficace du langage. Or, l'expression obligatoire du sentiment se trouve avoir ici deux effets concomitants et concordants : la société « rentre dans sa paix » comme disait Hertz ; par son assistance et par l'accomplissement correct du deuil dont son assistance est la condition, elle neutralise ces « ruptures d'équilibre en quoi se résout la continuité de la vie sociale » ; mais dans le même moment et par la même vertu des rites, l'impureté mortuaire qui est [xii] éliminée au profil de la famille et de la collectivité apparaît comme le principe psychologique de dépression et d'angoisse dont les membres individuels de la famille se libèrent par l'exécution des gestes et l'observance des attitudes. Un jeu réglé de manifestations théâtrales, dont le conformisme même garantit la sincérité, a la valeur attestée d'une « hygiène ». Il est frappant de voir apparaître dans un tel contexte et sous cette lumière l'idée classique de la « purgation des passions » (et – l'observation va assez loin – l'analyse de Granet retient justement de la conception chinoise cet élément psycho-physiologique que comporte pour sa part la fameuse théorie d'Aristote).

En se consacrant à l'élude d'une civilisation dont il a toujours accentué les originalités dans le moment même où il déployait le plus bel effort pour les comprendre, Granet savait bien ce qu'il faisait. Il mesurait toute la portée de cette étude. Et c'est en effet à la science de l'homme qu'il a largement contribué, dans le cadre même où nous sommes peut-être le plus mal à l'aise.

Nous acceptons facilement les aberrances dans l'humanité s'il est entendu que nous sommes les dépositaires de la norme : tant que ce sont les sauvages qui sont en cause, ils ne troublent pas la bonne conscience du civilisé. Mais voici la Chine, qui pose d'emblée un plus grave problème. Granet a eu l'occasion de s'en expliquer : pour donner tout leur éclairage aux présents Mélanges, il n'est pas mauvais de se référer à l'œuvre qui, pour être la plus ample, n'en était pas moins destinée au grand public, et spécialement à la Pensée chinoise qui en constitue la seconde partie. Lorsqu'il vient à définir l' « esprit des mœurs chinoises », le « système de conduites, de conceptions, de symboles » où il se traduit, c'est d'abord par des négations qu'il se sent obligé de les définir : à bien des égards, la pensée chinoise est justement ce que n'est pas la nôtre. Et pourtant, c'est bien à une civilisation que nous avons affaire ; qui plus est, à « la plus massive et la plus durable des civilisations connues ». Dira-t-on qu'elle doit se résorber et que la Chine, finalement, s'alignera sur ce que nous considérons comme le type nécessaire de l'humain ? Nous n'en savons rien : on verra, ici même, combien Granet était réservé là-dessus. La leçon de Mauss sur le caractère individuel des grandes civilisations, sur leur relativité, sur « l'arbitraire » dont sont marquées les options maîtresses, a été retenue et approfondie.

On ne biaise pas avec une expérience humaine. On ne peut éluder celle-là sous prétexte que son étrangeté la disqualifie, ni la dérober dans une idéologie complaisante. Est-il possible de l'intégrer, [xiii] c'est le problème sociologique tel que Granet l'a conçu dans son domaine : « En considérant comme des inventions étranges et singulières ces produits de la pensée humaine, j'aurais cru manquer à l'esprit de l'humanisme comme au principe de toute recherche positive. » La réponse est inspirée de Durkheim : si les choses tiennent, c'est qu'elles ont des raisons de tenir ; si une pensée aussi exorbitante d'aspect peut être rendue intelligible par la connaissance du social qui la sous-tend et qui a duré, c'est que les règles qui organisent cette pensée « répondent en quelque manière à la nature des choses ». Je ne suis pas absolument sûr que Granet entendît tout à fait comme Durkheim la « nature des choses. » Il y avait peut-être chez lui un positivisme plus entier et un relativisme plus accueillant. Du moins, ce que l'enseignement du maître lui fait surtout retenir comme garantie d'objectivité, c'est « l'efficience longuement éprouvée d’un système de discipline sociale ». Comme garantie de valeur, tout autant : il s'entend assez que le mot d'humanisme a bien besoin d'être élargi et rénové ; mais Granet y a tenu.

Louis GERNET,
Directeur d'études à l'École des Hautes Études.



[1] Danses et Légendes, p. 59 ; Pensée Chinoise, p. 29, n. 1.


Retour à l'auteur: Marcel Granet (1884-1940) Dernière mise à jour de cette page le vendredi 28 décembre 2012 13:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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